L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)

par Gaëlle Crenn

 

— Gaëlle Crenn est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication et membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine. Ses travaux de recherche portent sur les processus de patrimonialisation et les transformations muséales contemporaines. Elle travaille notamment sur les représentations de l’autre dans les musées d’anthropologie en Europe et dans le Pacifique, sur la muséologie collaborative, sur les représentations des histoires violentes au musée et sur les dispositifs scénographiques d’immersion. Elle a récemment dirigé un dossier consacré à l’émotion dans les expositions (avec Jean-Christophe Vilatte) pour Culture et Musée (n° 36, 2020), revue dont elle est devenue en 2021 directrice adjointe. —

 

Les expositions itinérantes ont la particularité d’être à la fois les mêmes et autres au cours de leurs pérégrinations dans différents lieux d’accueil. Selon les libertés prises par l’institution d’accueil – musées ou autre lieu d’exposition –, la présentation matérielle et le discours d’interprétation peuvent varier, transformant ainsi la forme et le sens suggéré de l’exposition. C’est finalement par un ensemble de réplications et de déplacements, entre fidélité et écarts au cours de ses occurrences successives que se trame le sens d’une exposition itinérante. L’itinérance peut dès lors se concevoir comme une médiation de l’exposition.

Considérant l’exposition comme média, Jean Davallon souligne que « dans une exposition, la signification est essentiellement dépendante de la mise en espace et en scène en tant qu’agencement des choses en vue d’en permettre l’accès[1] ». Dès lors, nous sommes amenés à nous demander quels changements l’itinérance produit sur la façon de mettre en scène le contenu de l’exposition pour en organiser l’accès. Œuvre dialogique, l’exposition prend sens à travers son adaptation aux espaces d’accueil et aux stratégies d’interprétations locales qui sont déployées, puis dans l’expérience des visiteurs. L’itinérance est aussi révélatrice de la position du musée, de la conception qu’il se forme de son propre rôle. L’analyse des variations entre l’exposition et ses (faux) « doubles » révèle des modifications dans les relations entre publics et « monde exposé[2] » que le musée « inscrit » dans son dispositif muséographique[3]. Elle met de plus au jour les catégories et typologies (des objets et des disciplines) auxquelles souscrivent les musées hôtes, et la conception même que les concepteurs se font du rôle du musée. C’est cette hypothèse que nous mettons à l’épreuve avec le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt présentée au musée d’Ethnographie de Genève (MEG) en 2016 puis à Montréal, au musée d’Histoire et d’Archéologie de Pointe-à-Callière (MPAC) en 2017[4].

L’itinérance de l’exposition comme médiation

L’exposition est présentée par le MEG comme une expérience immersive, proposant un discours à la fois engagé (délivrant un message de sensibilisation à la protection de la forêt et de ses habitants) et artistique (la communication insiste sur la présence d’œuvres d’art contemporain). Ce script idéal (au sens d’un parcours imaginé pour un visiteur idéal) semble en mesure de mettre à distance l’image idéalisée et nostalgique que (sup)porte l’Amazonie, et d’embrasser un discours décolonial, mettant en lumière les capacités d’initiative (agency) des habitants autochtones. Son concepteur, Boris Wastiau, directeur du MEG, a d’ailleurs engagé son musée dans une « stratégie de décolonisation[5] ». L’exposition s’inscrit dans un courant critique de l’anthropologie muséale, courant qui s’est développé depuis les années 1970.

Notre démarche consiste, à travers l’analyse du parcours, du choix des objets et de la scénographie dans ces deux lieux d’exposition, à éclairer ce qui se joue dans la (re-)médiation de cette exposition à travers son itinérance. Comme l’a analysé le chercheur Jean Davallon, l’exposition fait œuvre de médiation, en mettant en contact des contenus et des publics[6]. Le sens de l’exposition toutefois n’est pas contenu uniquement dans le texte mais aussi dans le paratexte : dans la matérialité. L’exposition est une œuvre ouverte, dont le sens est créé par la disposition physique des expôts dans un espace tridimensionnel pensé pour être traversé par les corps sensibles des visiteurs (idéaux), et par les expériences qu’y vivent les visiteurs (réels[7]). D’où une nécessaire attention à la finesse des dis-positions d’objets : relations, hiérarchies, stratégies de représentations, tactiques d’ostension[8]. Nous déployons, pour explorer l’exposition, une démarche comparative en trois temps. Nous observons en premier lieu le parcours, objet d’un consensus entre concepteurs[9], accompagné d’un ensemble de dispositifs de médiation, qui orientent l’attention des visiteurs de façon plus ou moins directive et explicite. Nous portons attention ensuite à la mise en scène des photographies, des films et des œuvres d’art, expôts importants de cette exposition multimédiatique. Nous explorons, enfin, la scénographie. Selon la chercheuse Cécilia Hurley-Griener, le terme de dispositif en scénographie doit se comprendre dans le sens double de ce qui « discipline » le regard et le comportement du visiteur, et de ce qui met un objet « sous les yeux[10] » (et, ajoutons-nous, aussi aux oreilles, en bouche, sous la main, etc.) de ce visiteur d’une façon optimale. Ces façons de donner à voir (et inversement de cacher) ont un caractère plus ou moins explicite et sont de ce fait plus ou moins aisément accessibles pour les visiteurs.

Dans cet article, nous verrons ainsi comment à travers les deux occurrences de l’exposition se construisent des narrations[11] différentes sur l’Amazonie, sur l’anthropologie et sur le musée lui-même. En outre, la mise en regard de l’exposition et de son « double » mettra en relief des différences dans la conception même de la médiation – plutôt transmissive ou plutôt active –, conceptions elles-mêmes révélatrices des positions institutionnelles distinctes des musées hôtes.

Le MEG et le MPAC sont des institutions récemment rénovées, qui toutes deux conçoivent des expositions réflexives et critiques. Elles s’inscrivent néanmoins dans des contextes historiques et des traditions muséologiques différents. Si la Suisse a entamé une relecture de son passé colonial, c’est, comme d’autres pays européens, à propos de populations distantes géographiquement, et, pour le cas helvétique, à propos de territoires n’ayant pas fait l’objet d’une domination coloniale directe. C’est donc principalement en relation à l’histoire des expéditions de collecte réalisées par des anthropologues affiliés au musée ou d’autres collectionneurs (diplomates, religieux, marchands, etc.) que le regard du musée sur les objets extra-européens est soumis à une réflexion critique. Bien différent est le contexte québécois, dans lequel s’est développée progressivement un dialogue, parfois malaisé, sur les relations entre les musées et les communautés autochtones présentes sur le territoire.

À partir d’une critique de la représentation des Autochtones au musée, critique venue des Autochtones eux-mêmes comme du monde académique, se sont développées à l’échelle de l’Amérique du Nord de nouvelles pratiques plus collaboratives entre musées et communautés sources[12]. C’est en dialoguant avec les représentants des Premières Nations que les professionnels des musées ont entamé une transformation de leurs pratiques[13]. Le réexamen des questions centrales touchant à la représentation des communautés par le musée, à l’accès aux collections, et aux rapports à la culture matérielle propre aux Autochtones a conduit à diversifier les façons de choisir, de manipuler, de conserver et de mettre en scène – ou à l’inverse de ne pas exposer – les patrimoines autochtones[14]. Par ailleurs, les communautés autochtones, contestant la légitimité même du musée à conserver leur patrimoine, ont développé de modèles alternatifs d’institutions, indépendantes et communautaires, de sauvegarde, de présentation et de transmissions de leur patrimoine[15].

Au Canada, ces réflexions ont conduit à un profond renouvellement des pratiques[16], récemment renforcé par les conclusions de la Commission Vérité et Réconciliation Canada (2015), qui a mis les musées au premier rang des institutions impliquées dans le travail de réconciliation des communautés autochtones et non-autochtones au sein de la nation[17]. C’est également selon ces principes collaboratifs qu’a été menée au Québec l’ambitieuse refonte de l’exposition semi-permanente C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit au XXIe siècle au musée de la Civilisation[18]. Ces transformations ont en retour influencé les reformulations des discours anthropologiques qui se développaient dans les musées européens de façon générale[19], et en Suisse en particulier[20]. C’est donc au regard des courants de l’anthropologie muséale dans lesquels s’inscrivent les deux musées que nous analyserons en quoi l’exposition révèle des discours différents sur l’Amazonie, sur les peuples amérindiens qui l’habitent, et enfin sur le rôle du musée lui-même.

Exposer l’Amazonie : parcours d’ensemble et médiations

L’Amazonie est un sujet de fascination et sa mise en exposition pose de nombreux défis[21]. Marquées par la richesse et la complexité de son environnement, ses représentations sont nourries par les palimpsestes de récits d’anthropologues, d’explorateurs et de romanciers. Dans le même temps, elle reste largement méconnue, impénétrable, tout en étant déjà menacée de disparition[22]. Le MEG prend en 2016 l’initiative de lui consacrer une grande exposition temporaire à partir de ses riches collections[23], pour présenter :

« un témoignage sur l’histoire et le devenir des peuples autochtones qui, depuis l’arrivée des premiers colons sur leurs terres, survivent aux fronts pionniers, aux maladies exogènes, aux programmes de “pacification”, de sédentarisation et autres évangélisations dont ils ont fait l’objet[24] ».

Après Genève (20 mai 2016 – 8 janvier 2017), l’exposition est présentée au musée de Pointe-à-Callière, cité d’archéologie et d’histoire de Montréal (20 avril – 22 octobre 2017). Au cœur de l’exposition, sont présentés :

« des parures, des armes, des instruments de musique et des objets usuels illustrent les arts les plus raffinés d’une quinzaine de populations, parmi lesquelles les Wayana, les Yanomami, les Kayapó et les Shuar. Expression de la symbiose avec le monde de la forêt et des esprits, ces témoins de la culture matérielle permettent d’aborder la pratique du chamanisme, commune à toutes les populations du bassin amazonien[25] ».

Le parcours est complété par une introduction sur « l’histoire précolombienne de l’Amazonie, des origines à la conquête, ainsi qu’à celle des collections qui lui font écho, jusqu’à l’époque actuelle », et se conclut avec « des témoignages des populations amazoniennes permet[tant] d’aborder les questions de leur sauvegarde et de la disparition de la forêt[26] ». L’exposition présente également des photographies (issues du fonds du musée, d’ethnologues-photographes, ou encore un reportage du photographe genevois Aurélien Fontanet), des films contemporains (dont Amazonian shorts, huit courts-métrages de l’anthropologue suisse Daniel Schweizer), ainsi que des installations artistiques immersives réalisées spécialement pour l’exposition. Cinq thèmes sont abordés. L’histoire de l’Amazonie est tout d’abord présentée, à l’aide d’ « objets remarquables issus d’une trentaine d’ethnies de neuf pays du bassin amazonien[27] ». Sont ensuite déclinés quatre aspects centraux des cultures amazoniennes : l’animisme, « manière particulière de situer l’humain ou l’individu dans l’univers et d’en poser la raison d’être » ; le chamanisme, « qui peut être décrit comme la capacité de certains individus à “passer” les frontières d’un monde à un autre dans des circonstances particulières » ; le perspectivisme, « concept anthropologique utilisé pour rendre compte, dans un contexte animiste, de l’aptitude et de l’habileté des individus à se projeter dans la situation d’autrui et à imaginer son point de vue » ; et enfin la mythologie, « ensemble théoriquement infini d’histoires et de variations de ces histoires, transmises oralement[28] ».

La première des altérations que rencontre l’exposition itinérante est bien sûr celle qui résulte de son adaptation à l’espace d’accueil du musée hôte. Installée dans l’espace souterrain dévolu aux expositions temporaires, l’exposition se déploie à Genève dans une black box, selon un parcours chrono-thématique : partant de cinq siècles de découvertes et de conquêtes, il se conclut sur un état des lieux des conditions de vie des peuples d’Amazonie et sur leurs revendications, exprimées notamment par leurs chamanes. À Montréal, l’exposition est installée sur deux étages, que sépare un vestibule lumineux. La répartition sur deux niveaux est exploitée pour recomposer le parcours et instaurer une différence d’approche muséographique entre les deux parties : dans la première partie, sont exposés les éléments contextuels qui permettent d’appréhender la pratique anthropologique au cours de l’histoire de l’Amazonie, et d’introduire le chamanisme. La seconde est réservée à la présentation de la culture matérielle des quinze peuples amazoniens. Si l’on retrouve, comme à Genève, une ambiance sombre de forêt et de sous-bois, l’approche muséographique est cependant bien différente, puisqu’à un procédé général d’immersion succède un dispositif clivé, où se remarque une nette dichotomie entre « résonance » (« resonance ») et « émerveillement » (« wonder »), pour reprendre les catégories de Stephen Greenblatt : entre ce qui, d’une part, met en relation avec de multiples mondes, acteurs ou réseaux (premier niveau), et ce qui, d’autre part, arrête, exalte l’attention et l’unicité (second niveau[29]).

Le parcours à Montréal débute avec des images projetées sur une large table centrale évoquant le tracé sinueux d’un fleuve, au long duquel est retracée l’histoire des explorations et de la pratique anthropologique : en suivant ce « fleuve », on retraverse ainsi métaphoriquement les âges de la discipline (Fig. 1).

Fig. 1 : La descente du fleuve, section 1, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC

La présentation contextualise et historicise des pratiques scientifiques et muséales, des premières découvertes archéologiques jusqu’au présent. Elle plonge ainsi dans un temps plus lointain que les conquêtes de l’Occident, et s’intéresse à « la dimension immatérielle des objets matériels[30] ». Elle rend compte de la disponibilité des objets à de multiples usages, et établit, selon un « nouvel historicisme[31] », des liens entre usages anciens et contemporains. Les visiteurs rencontrent en descendant le « fleuve » de nombreux films et photographies de différentes époques présentant des portraits d’anthropologues et d’habitants. La présence des peuples autochtones y est affirmée à travers de nombreux portraits récents et en couleur, alors que ceux-ci n’apparaissent à Genève que dans l’ultime section du parcours. On y observe la mise en retrait des grandes figures d’explorateurs et d’ethnologues, qui étaient très présents en revanche dans le parcours à Genève. Du fait de l’histoire de la collection constituée à travers des expéditions successives, la présence des portraits des collecteurs, qu’il s’agisse de riches amateurs mécènes ou d’anthropologues, renforçait à Genève la légitimité du musée sur son territoire. À Montréal, à l’inverse, où sont favorisées des photographies contemporaines des sujets amazoniens, c’est une vision de l’anthropologique plus globale et plus axée sur la période contemporaine qui se dessine. La réorganisation du parcours s’accompagne ainsi de plusieurs déplacements disciplinaires : de l’ethnologie (située) vers l’archéologie et l’anthropologie (globales), de la géographie à l’histoire.

Comme nous l’avons noté, l’exposition à Genève est dans son ensemble immersive. D’après la présentation du dossier de presse :

« les scénographes [Bernard Delacoste et Marcel Croubalian[32]] ont structuré l’espace d’exposition en quatre volumes bien distincts : une large allée sinueuse évoquant les méandres d’un affluent de l’Amazone ; une haute canopée au travers de laquelle percent les rayons d’un soleil qui se déplace d’heure en heure ; une zone de forêt dense évoquée par des textiles ajourés ; et finalement, en fin de parcours, une structure évoquant la forme d’une maison traditionnelle circulaire yanomami, dite xabono[33] ».

L’idée est de plonger d’emblée le visiteur « au cœur de la forêt amazonienne, [d’offrir] une expérience unique et multi-sensorielle[34] », voire une transe. Comme l’indiquent les panneaux[35], l’exposition s’inspire des travaux de l’anthropologue Philippe Descola[36], et vise à faire ressentir aux visiteurs les continuités qui transcendent la dichotomie cartésienne homme-nature sur laquelle la modernité occidentale s’est bâtie : continuité ou ambivalence entre homme et animal, voire animal et végétal ; continuité ou contiguïté autorisant des passages entre monde matériel et monde spirituel.

Fig. 2 : Gisela Motta et Leandro Lima, Xapiri, 2013. Vue de l’installation présente en fin du parcours, MEG. Photo G.Crenn, ©MEG.

Dans cette section, l’œuvre des artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima Amoahiki : les arbres du chant chamanique yanomami, installation d’images projetées sur une toile faite de multiples couches de tissu, évoque la texture de la forêt et la présence des esprits chamaniques[37]. À la toute fin du parcours, leur installation Xapiri (Fig. 2) se compose de plusieurs panneaux verticaux sur lesquels sont projetés des vidéos, entre lesquels se glissent les visiteurs, et d’un accompagnement sonore. Un cartel en détaille le principe :

« Xapiri : rendre compte de l’expérience chamanique.

Xapiri (2013) est un film présenté comme documentaire expérimental par ses auteurs. Il s’agit aussi d’une œuvre clairement artistique. Sa direction a été partagée entre les artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima, les spécialistes en communication Laymert Garcia dos Santos et Stella Senra, ainsi que l’anthropologue Bruce Albert, qui a dédié sa carrière aux Yanomami. Le scénario est issu de leur collaboration avec le chamane yanomami Davi Kopenawa. Le défi de ce film était improbable : rendre compte de l’expérience chamanique, en elle-même indicible, en images pour un public qui n’en a aucune expérience » (Cartel).

Un effort important a été consacré à la dimension sonore de l’exposition, une série de seize contes sonores conçue par une équipe de chercheurs et chercheuses spécialistes des sons du bassin amazonien se déployant dans tout l’espace. Ils forment un environnement sonore subtil dans lequel les visiteurs sont immergés. Évoquant la relation que la musique permet d’établir entre les humains, les animaux et les esprits, ces contes devaient, selon la muséologue du MEG Madeleine Leclair, inonder la forêt de sons « comme un “Pierre et le Loup” amazonien[38] ». Ces créations sonore et multimédia au statut hybride – document, archive, installation, œuvre – sont d’un genre similaire aux installations intégrées dans la nouvelle exposition permanente du musée en 2014[39]. Il n’est pas certain cependant que les visiteurs en perçoivent pleinement le sens. En effet, les concepteurs à Genève ont fait le choix de ne pas leur proposer d’explications détaillées, privilégiant, en cohérence avec la logique immersive, une découverte pourrait-on dire « im-médiate » (sans médiation) des dispositifs. D’après Madeleine Leclair, les retours sur l’exposition révèlent cependant que beaucoup de visiteurs n’ont pas remarqué les contes sonores. Trop abstraits, ceux-ci auraient plutôt dilué l’intention de l’exposition. Le son (émis du haut) est venu de plus se surajouter, mais sans leur correspondre, aux objets (présentés, eux, à hauteur d’homme), introduisant ainsi une nouvelle dissonance cognitive et aggravant la confusion.

Ces œuvres immersives possèdent pourtant des cartels détaillés, à l’exemple de celui de l’installation finale (voir ci-dessus[40]), mais on observe que ceux-ci restent descriptifs et ne portent pas de signe d’adresse à l’attention des visiteurs[41]. À l’inverse, à Montréal, tous les panneaux indiquent systématiquement de façon très explicite, et même injonctive, les usages inscrits dans le dispositif : on trouvera par exemple accompagné d’un pictogramme de casque audio : « ÉCOUTEZ le chant du bâton de pluie et REGARDEZ deux extraits de “Fraternelle Amazonie” », ou encore « RESSENTEZ… ». Par rapport à Genève, toute la médiation textuelle est ainsi repensée et renforcée, pour composer un système de guidage explicite de l’usage des dispositifs. Le musée s’appuie en cela sur les principes classiques de l’interprétation développées par le chercheur canadien Freeman Tilden, souvent mobilisés au MPAC : le visiteur a besoin que l’on dirige son attention sur ce que l’environnement (ici, l’évocation du fleuve et d’une dense forêt) recèle de curieux, d’intéressant, pour stimuler sa curiosité[42].

L’approche muséographique et le guidage des visiteurs se distinguent ainsi nettement dans les deux occurrences, entre immersion à Genève et interprétation à Montréal, même si la dimension immersive subsiste à Montréal – dans la première partie, par les jeux de lumière qui inondent le décor et les toiles brunes évoquant les troncs de sous-bois ; dans la seconde partie, par une scénographie engageante (voir infra). On observe de même entre les deux lieux des différences, voire des inversions, dans la manière de mobiliser les photographies et les films.

L’anthropologue Christopher Morton souligne que « l’anthropologie est une pratique hautement visuelle[43] ». La discipline entretient avec la photographie « une relation intellectuellement ambivalente », du fait de la fascination des anthropologues pour « le mixte puissant du médium, entre véracité optique et […] mutisme du sens[44] ». Aussi la photographie entretient-elle avec l’anthropologie « des interconnexions historiques et méthodologiques[45] » dont il importe d’éclairer la trace dans les expositions. À Genève, la part belle est faite aux photographies prises par des ethnologues historiquement liés au musée. Elles sont exposées comme des œuvres d’art, par des tirages soignés, de grande taille, espacés les uns des autres. Sont ainsi mis à l’honneur à la fois l’engagement des ethnologues et les qualités artistiques de leurs œuvres, l’exposition se faisant galerie d’exposition et mémorial honorant leur mémoire. La légitimité institutionnelle du musée s’en trouve par-là renforcée. À Montréal, l’attention portée aux œuvres filmiques et photographiques tend à s’effacer devant celle portée à leurs sujets. Les photographies sont présentées comme des documents, éventuellement sous la forme de fac-similés et de reproductions. Des nombreux albums de la baronne russe Nadine de Meyendorff, exploratrice et mécène du MEG, il ne subsiste à Montréal qu’une photographie. À Genève, de grands portraits en noir et blanc d’Amérindiens de l’ethnologue et militant genevois René Fuerst (Fig. 3) étaient disposés près d’une vidéo du « fleuve » ; ils ne sont repris à Montréal qu’en vignettes de taille plus modeste (Fig. 4).

Fig. 3 : René Fuerst, « Haérè, fille du Grand chef », photographie prise au Brésil, Etat du Parà, Rio Cateté, 1963-1969. MEG. Photo G. Crenn, ©MEG.
Fig. 4 : René Fuerst, Portrait d’Haérè repris en vignette, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Une exception cependant : les tirages de la célèbre photographe brésilienne (née en Suisse) Claudia Andujar sur les Yanomami restent dans les deux cas mises en valeur en tant qu’œuvres esthétiques saisissantes, aptes à faire ressentir aux visiteurs les effets d’une transe chamanique. Dans l’ombre d’une évocation de sous-bois à Genève, rapprochés à Montréal d’un rare film documentaire montrant un chamane au travail[46], les grands formats argentiques restent des œuvres, plus que des artefacts[47]. Selon le muséologue Nuno Porto, « il n’existe pas d’espace d’exposition “neutre[48]” ». Le dispositif dans son ensemble peut ici être appréhendé comme une installation (comme en art contemporain) dans laquelle « le contenu et la forme se [mêlent] l’un à l’autre, cadrant ainsi l’expérience de visite[49] ». Il permet de communiquer aux visiteurs une expression esthétique des modifications des effets de conscience et de la spiritualité de toute expérience chamanique[50].

Plus précisément, la disposition générale des photographies et des films contemporains dans le parcours modifie l’importance accordée à la place actuelle et la capacité d’initiative (agency) des communautés autochtones. À Genève, dans la première section du parcours, la mise en regard d’un film (récent, en couleur) de descente d’un fleuve et de grands portraits d’autochtones (en noir en blanc) tend à magnifier les individus, mais entretient aussi un rapport distancié et esthétisant avec eux, d’autant plus que ces clichés peuvent être rapprochés, par le choix du noir et blanc, des clichés anthropologiques plus anciens qui introduisent la section historique[51]. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est uniquement à la fin du parcours que l’on découvre des photographies et des portraits filmés en couleur, montrant les autochtones dans leur environnement contemporain. Cette organisation peut faire courir le risque de renforcer la vision des autochtones – que l’anthropologie muséale a souvent produite[52] – comme peuples lointains à la fois dans l’espace et dans le temps, dont la culture s’est figée dans le passé, tout en activant la nostalgie pour un âge d’or et une innocence perdue. À Montréal, des photographies et des films récents (et en couleur) montrant des autochtones sont mêlés à ceux des anthropologues, contribuant à mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec leurs sujets d’étude en les rassemblant au sein d’un même tableau : ils sont ensemble « ici » (here) et pas seulement vus de « là-bas » (there), pour reprendre la formule de l’anthropologue Clifford Geertz[53] à propos de l’écriture de l’ethnographie. Ce dispositif, qui atteste la contemporanéité des savants avec leurs sujets d’observation, est renforcé par des films dans lesquels des autochtones miment, à l’aide de menus objets (telle une manivelle de bambou), les ethnologues qui les filment[54] (Fig. 5). Ce dispositif engendre un puissant effet de miroir qui incite à réfléchir sur la nature du travail anthropologique, sur la place qu’y occupent les uns et les autres.

Fig. 5 : Jeune homme « imitant le tournage d’un film » (sous-titre), extrait du film de Felix Speiser, « Yopi chez les Indiens du Brésil », 1924, MEG. Capture d’écran, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

À Genève, on découvre dès la section introductive des effets personnels d’anthropologues mis sous vitrine, afin de proposer une réflexion, au double sens du terme, sur l’anthropologie : le visiteur se voit en reflet, comme dans un miroir, et est amené à questionner les relations que la pratique de l’anthropologie induit entre l’observateur/collectionneur et les sujets de son observation. À Montréal, cette dimension réflexive est plus accentuée encore du fait de la présence des films d’anthropologues mimés par leurs sujets d’observation. Ce dispositif génère un questionnement sur les rapports – plus ou moins inégaux, plus ou moins critiques – entre scientifiques et communautés sources, réflexion centrale dans la muséologie collaborative nord-américaine. Plutôt que pour mettre à l’honneur les anthropologues collecteurs historiquement attachés au musée, les images sont employées pour valoriser l’anthropologie comme pratique, si ce n’est égalitaire, du moins collaborative. Est aussi soulignée par ces films la générosité des peuples qui acceptent de dévoiler leur culture, y compris dans ses aspects rituels les plus sacrés/secrets[55]. À Montréal, l’engagement des anthropologues envers et aux côtés des communautés qu’ils étudient est également mis en avant, ainsi que leur amour sincère de l’Amazonie et de ses habitants, car, comme le rappelle l’anthropologue australien Howard Morphy, les anthropologues furent souvent, au début de la pratique, les « premiers défenseurs de la cause[56] » des Autochtones. Enfin, à Montréal, la présence par l’image et la voix des leaders de communautés dans les vidéos au début du parcours met d’emblée en évidence leurs rôles dans des structures politiques qui articulent l’action locale à une dimension globale (les événements internationaux, l’ONU). Sont ainsi accentuées l’actualité de leurs revendications et leur résilience. Au-delà d’une rencontre avec les peuples d’Amazonie, l’exposition propose ainsi par son parcours et son approche muséographique une histoire de la discipline anthropologique dans ses rapports avec le musée. Elle permet d’en considérer les présupposés, la dimension critique et réflexive, tantôt sous une forme plutôt linéaire à Genève, où le fil chronologique s’arrête sur des grandes figures locales, tantôt sous une forme plus critique et distanciée à Montréal.

Fig. 6 : Aurélien Fontanet, Portrait, 2016 et vitrine présentant les tongs Hawaiana du sujet. Fin du parcours, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Le choix des dispositifs qui clôturent les parcours s’inscrivent également dans ces perspectives. À Genève, les visiteurs quittent l’exposition en traversant une œuvre immersive, que le magazine du musée présente comme « un ovni expérimental […] à cheval entre travail de terrain et traitement post-tournage des images et des sons, appliquant des outils technologiques modernes à la captation d’un rituel naturel[57] ». L’œuvre est évocatrice finalement d’une Amazonie insaisissable, magique et intemporelle. À Montréal, les concepteurs font quant à eux le choix de reprendre en fin de parcours un portrait en couleur du jeune Kayapó Xikrin[58] (Fig. 6). La photographie, projetée sur le mur[59], montre le jeune garçon trônant sur un fauteuil de plastique, chaussé de tongs de plastiques vertes (des Hawaïana que l’on retrouve dans une petite vitrine devant la photo), tandis que l’on distingue à l’arrière-plan, pendue au montant d’une habitation, une parure de plumes très élaborée. La photo est accompagnée d’un texte invitant à penser à la valeur de la rencontre, au futur de ces peuples ainsi qu’au nôtre. L’installation synthétise un regard proche et incarné des peuples autochtones, évitant toute folklorisation, tournant résolument le regard vers le futur, proposant, finalement, un sens autre à ce que serait l’ « Amazonie ».

Scénographie, conception du patrimoine et engagement du musée

Concernant la scénographie, les choix opérés dans les deux lieux pour présenter la culture matérielle des quinze peuples amazoniens révèlent des façons distinctes d’établir un rapport entre le visiteur et l’objet, qui sont liées à des conceptions différentes d’envisager le rôle social du musée.

De façon paradoxale, l’exposition au MEG associe à une approche immersive d’ensemble une scénographie plutôt esthétisante pour les objets culturels exposés (parures, armes, objets de la vie quotidienne, objets rituels, etc.). Présentés sous des vitrines, dans la troisième section, ils sont groupés par usage et soigneusement éclairés pour en détailler les qualités formelles (Fig. 7). Selon le magazine du musée, « c’est donc un chemin chaotique mais chatoyant qu’emprunte le visiteur au cours de sa découverte initiatique[60] ».

Fig. 7 : Masque olok-apo porté par les jeunes hommes lors du rite de passage à l’âge adulte, Brésil, État du Parà, Haut Rio Paru. Vitrine et décor de l’exposition, MEG. Photo G. Crenn, ©MEG.

À l’inverse, à Montréal, une conception d’ensemble plus distanciée s’accompagne d’une scénographie favorisant la proximité et l’engagement des visiteurs avec les objets, majoritairement rassemblés au second niveau de l’exposition. C’est là qu’a été placée la structure conique formée de lattes de bois ajourées évoquant la maison de réunion des villages amazoniens. Dans l’exposition de Genève, cette structure abritait, à la fin du parcours, des photographies et des données socio-économiques contemporaines. Elle introduisait une rupture totale avec la déambulation forestière précédente. D’ailleurs, la structure bloquait quasiment le visiteur dans sa progression, l’obligeant à un détour pour y pénétrer. À Montréal, la « maison » fait aussi obstacle au visiteur, mais elle reste traversable et visitable, au profit d’un engagement tout autre avec les objets qu’elle abrite, une « exceptionnelle collection de masques mehinako, utilisés pour la cérémonie de l’Atuxuà[61] ». À la différence des premières parures exposées, dans une pénombre qui exhaussait la délicatesse et la sophistication de leurs couleurs et de leurs formes, ces figures ne sont pas en plumes et sont de facture et de style variable. La structure qui les protège marque leur caractère secret et sacré, tout en permettant aux visiteurs de les voir de près, en face-à-face : ils vivent une rencontre. La structure abritant de plus une petite vitrine dans sa partie centrale, les visiteurs doivent la traverser en longeant les côtés. Ils peuvent ainsi s’approcher et observer en détail sur les deux côtés, ces figures frappantes, souvent anthropomorphes. La « maison » forme à la fois un espace de réclusion (de mise à l’écart et de protection), de passage, et de transition (entre les règnes des humains et celui des esprits). Dans ces conditions, la relation directe avec ces figures étranges fait ressentir leur nature spirituelle, leur pouvoir sacré. Par cette présentation des objets aptes à favoriser leur découverte et à faire ressentir leur statut et leur charge, la scénographie montréalaise témoigne de l’empreinte dans le contexte québécois des approches autochtones de la muséologie, développées au cours des dernières décennies par les collaborations entre musées et communautés sources.

La dernière section de l’exposition rassemble à Montréal d’autres masques cérémoniels dans une scénographie qui permet, là aussi, de faire ressentir aux visiteurs la charge spirituelle dont ils sont dotés, leur « part immatérielle[62] ». Il s’agit de masques de paille de grande taille[63]. Ils sont disposés sur une estrade, ce qui en accentue la puissance expressive, et sont présentés dans une position oblique rappelant leur allure lorsqu’ils sont portés par des danseurs. Ils sont accompagnés de films projetés directement derrière eux sur le mur, films qui en re-contextualisent les conditions d’usage rituel (Fig. 8).

Fig. 8 : Grands masques cérémoniels mehinako portés lors de l’Atuxuá et films, dernière section, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Cette disposition tente de faire comprendre les conditions d’usage et la fonction sociale des masques, le film apportant des éléments de contexte (les cérémonies) et « donnant vie » aux figures immobiles. À Genève, ces masques spectaculaires étaient présentés verticalement derrière des vitrines, en conclusion – et point d’orgue – du parcours. Les vitrines permettaient d’exhausser leur valeur esthétique, en les mettant simultanément à distance (derrière la paroi protectrice de verre) et en lumière (offerts à la vue, révélant leurs qualités formelles dans cet écrin), selon la scénographie occidentale classique. Au MPAC, dans les sections finales du parcours, les concepteurs font le choix de pointer l’attention des visiteurs sur le caractère problématique de la présence de ces masques cérémoniels au musée. Les cartels rappellent que l’usage habituel est d’abandonner ou de détruire les masques après les cérémonies, ajoutant que certains mêmes ne sont pas censés être vus par les femmes. Leur présence pourrait donc, d’une part, être considérée comme un manque de respect à l’égard des communautés, et entraîner, d’autre part, un contresens en termes d’interprétation : dans la mesure où ils ont été pensés, non pour être conservés, mais précisément pour être consommés, voire consumés, de façon performative, dans les cérémonies, ils ne devraient pas être conservés, ni a fortiori exposés dans les musées[64]. Leur exposition ne saurait en aucun cas rendre compte avec justesse du sens de ce patrimoine, ni rendre justice à leur fonction sociale dans les communautés d’origine. Sauf à penser, comme l’avance ici le musée, que « la conservation à une si grande distance de leur lieu de production et d’usage est considérée comme une forme de destruction[65] ». Avec cette formulation, jusqu’alors inédite (à notre connaissance) dans le monde muséal, le MPAC suggère une articulation nouvelle entre la culture matérielle et ses conditions de patrimonialisation, une articulation qui lui permet fort opportunément de justifier la conservation et l’exposition des artefacts en son sein. S’inspirant des apports de la muséologie collaborative pratiquée avec les communautés sources au Canada, le musée prend le parti d’affronter l’épineuse question de la légitimité à conserver des objets rituels conçus initialement pour être détruits[66] ; à défaut de réellement la discuter, il l’énonce à l’intention des visiteurs et prend position. Une question essentielle au monde muséal actuel est ainsi révélée et offerte à la réflexion du public.

Par les choix scénographiques privilégiés, les catégories disciplinaires (art / anthropologie) et la relation des visiteurs aux contenus exposés sont, d’un lieu à l’autre, déplacées et reconfigurées. Les concepteurs s’engagent à Montréal plus explicitement sur la voix de la réflexivité muséale, en privilégiant « un design d’exposition qui implique les visiteurs et présente des mises en scène évocatrices qui rendent l’autorité du musée moins opaque[67] ». En pointant les apories de la présence des masques, ils ré-ouvrent le questionnement, déjà exploré notamment par l’anthropologue Franz Boas, sur une possible dérive objectiviste dont est porteuse en elle-même l’exposition muséale et sur la capacité du musée à rendre compte d’une culture par la seule exposition de ses artefacts[68]. En introduisant, par des touches qui restent encore légères, un dialogue entre les manières de la muséologie occidentale et de la muséologie autochtone de penser la présence de l’objet au musée, et en introduisant par-là une réflexion sur la légitimité de la présence des objets autochtones au musée, le musée de Montréal s’ « autochtonise[69] » : il fait place aux voix autochtones et restaure un équilibre entre les représentations des diverses communautés en présence.

L’analyse de l’exposition en itinérance éclaire la façon dont celle-ci fait médiation, et ce à différents niveaux. À un premier niveau, les choix de parcours, d’objets (nous avons pris en compte en particulier les photographies, les films ainsi que les installations artistiques immersives) et de scénographie conduisent à dessiner des perspectives distinctes sur l’Amazonie, la façon de considérer ses peuples autochtones, et l’histoire de l’anthropologie. À un second niveau, en fonction des dispositifs de médiation textuelle et du rapport au contenu exposé proposé à l’intérieur de chaque exposition, se révèlent des positions institutionnelles différentes concernant le rôle même du musée : à une approche plus descriptive, constative, déployée à Genève, par laquelle il s’agit de montrer les artefacts des sociétés lointaines et de rendre compte du rôle du musée, répond à Montréal une mise en perspective plus réflexive et critique sur la façon dont l’anthropologie a construit ses objets au fil de son histoire, et sur la façon dont le musée aujourd’hui les expose.

C’est en définitive la conception même de la médiation qui trouve, dans la tension entre ses options, une place élargie. Dans le monde muséal existe une tendance à restreindre la médiation à une dimension purement instrumentale. Il est possible à l’inverse de la considérer de façon plus large comme le moyen d’interpeller le public, afin que celui-ci adopte lui-même une posture réflexive, et de positionner le musée comme acteur de transformation sociale. Il s’agirait ce faisant de re-politiser la médiation[70], en tant que moyen de rendre plus compréhensible pour les visiteurs les processus de représentation de l’Autre à l’œuvre au musée.

L’exposition à Montréal bouscule la médiation muséale transmissive classique : elle procure un engagement physique et esthétique plus convaincant à l’égard des pratiques chamaniques et des objets sacrés ; elle active un dialogue entre les visiteurs et les peuples d’Amazonie, leurs contemporains ; elle questionne, enfin, les pratiques de l’anthropologie muséale (place de l’anthropologue, conservation de la culture matérielle). Le MPAC paraît s’investir plus fortement comme médiateur d’un engagement envers les peuples autochtones eux-mêmes ; il se fait la caisse de résonance de leurs revendications, là où le MEG reste plutôt dans la monstration, même si le récit est attentif à historiciser les objets et l’histoire du musée (première partie) et à mettre en scène l’autonomie et la capacité d’initiative des peuples (dernière partie). À Montréal, la scénographie engageante favorise un script postcolonial dans lequel l’agency des sujets trouve place. Aussi le visiteur peut-il ressentir, à son terme, que « la question “et maintenant ?” est posée non seulement au public général mais d’abord et avant tout aux musées eux-mêmes [et] que, dans cette histoire, il s’agit des gens plus que des objets[71] ».

Finalement, à travers ces parcours d’exposition, le musée de Genève s’affirme plutôt comme une institution patrimoniale qui a permis, grâce à des anthropologues engagés, de préserver des collections précieuses, tandis qu’à Montréal le musée est plutôt une institution engagée, donnant voix aux peuples autochtones victimes d’abus et de déni, en témoignant de la richesse de leur culture aujourd’hui. L’itinérance d’une exposition est une médiation, par où le musée hôte non seulement suggère de nouvelles lectures des contenus, mais aussi énonce son positionnement institutionnel, affirme la conception qu’il se fait de sa mission. En circulant, l’exposition et ses « doubles » – qui n’en sont jamais d’exactes décalques – initient alors une conversation sur le sens de l’œuvre, ainsi ouverte, qu’elle constitue. Aussi, par leur circulation, les expositions temporaires forment-elles à chaque occurrence une « zone de contact[72] » où se négocient et s’influencent réciproquement diverses traditions muséographiques locales et des manières de montrer l’Autre. Nul doute qu’un examen de l’exposition dans sa présentation au Château de Nantes en 2019[73] aura révélé de nouvelles significations proposées aux visiteuses et visiteurs, résonnant avec les courants muséologiques et l’historiographie de l’anthropologie en France.

 

Notes

[1] Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n° 9, 2003, p. 25-28, citation p. 26.

[2] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.

[3] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.

[4] Voir la présentation sur les sites des musées : MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/expo25.php (consulté en janvier 2021) ; MPAC, en ligne : https://pacmusee.qc.ca/fr/expositions/detail/amazonie-le-chamane-et-la-pensee-de-la-foret/ (consulté en janvier 2021). Nous avons visité les expositions en visite libre le 7 septembre 2016 à Genève et le 8 août 2017 à Montréal.

[5] Voir MEG, Plan Stratégique « Décoloniser le musée » (2020-2024), en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ps_20_24.php (consulté en janvier 2021) ; Frammery C., « Boris Wastiau, le conservateur qui veut tout changer », Le Temps, 14 janvier 2020, en ligne : https://www.letemps.ch/culture/boris-wastiau-conservateur-veut-changer (consulté en janvier 2021).

[6] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.

[7] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.

[8] Pavese F., « L’opération scénographique : le façonnage des objets en musealia », Mariaux P.-A. (dir.), L’objet de la muséologie, Neuchâtel, Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005, p. 102-118.

[9] Le Marec J., « Le parcours : drôle de temps pour une rencontre », La Lettre de l’OCIM, n° 155, 2014, p. 5-15.

[10] Hurley-Griener C., « Jalons pour une histoire du dispositif », Culture et musée, n° 16, 2010, p. 207-218.

[11] Chaumier S., « Les écritures de l’exposition », Hermès, vol. 61, n° 3, 2011, p. 45-51.

[12] Peers L., Brown A. K. (dir.), Museums and Source Communities, New York, Routledge, 2003 ; Sebastiani S., « Questions aux musées d’anthropologie : une introduction », Passés futurs, n° 6, 2019, p. 1-19, en ligne : https://www.politika.io/fr/numero-revue-pf/vitrines-lhumanite (consulté en janvier 2021) ; Lonetree A., Decolonizing Museums: Representing Native America in National and Tribal Museums, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2012.

[13] Onciul B., Museums, Heritage and Indigenous Voice. Decolonizing Engagement, New York, Routledge, 2015 ; Ames, M., « Are Changing Representation of First Peoples in Canadian Museums and Galleries Challenging the Curatorial Prerogative? » West R. (dir.), The Changing Presentation of the American Indian: Museums and Native Cultures, Washington, National Museum of the American Indian ; University of Washington Press, 2004, p. 73-162.

[14] Denzin N., Lincoln Y., Smith L. (dir.), Handbook of Critical & Indigenous Methodologies, Thousand Oaks, Sage Publications, 2008.

[15] Child B., « Creation of the Tribal Museum », Sleeper-Smith S. (dir.), Contesting Knowledge. Museums and Indigenous Perspectives, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009, p. 251-256.

[16] Dubuc É., Turgeon L., « Musées d’ethnologie : nouveaux défis, nouveaux terrains », Ethnologies, vol. 24, n° 2, 2002, p. 5-18 ; McMaster G., « Our (Inter) Related History », Jessup L., Baggs S. (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 3-8 ; Bibaud J., « Muséologie et Autochtones du Québec et du Canada. De la crise à la “décolonisation tranquille” », Cahiers du MIMMOC, 2015, n° 5, en ligne : http://journals.openedition.org/mimmoc/2169 (consulté en janvier 2021).

[17] CVRC (Commission de vérité et réconciliation du Canada), 2015 : Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. Sommaire du rapport final. McGill-Queen’s University Press, Montréal, en ligne : https://www.mqup.ca/honorer-la-v–rit—-r–concilier-pour-l—avenir-products-9780773546707.php (consulté en janvier 2021).

[18] Desmarais L., Jérôme L., « Voix autochtones au musée de la Civilisation de Québec : les défis de la muséologie collaborative », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 48, n° 1-2, 2018, p. 121–131, en ligne : https://doi.org/10.7202/1053709ar (consulté en janvier 2021) ; Jérôme L., Kaine E., « Représentations de soi et décolonisation dans les musées : quelles voix pour les objets de l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle (Québec) ? », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, n° 3, 2014, p. 231-252. Jérôme L., « Peuples autochtones et musées : 25 ans de relations au musée de la Civilisation », Robitaille M.-P. (dir.), Voyage au cœur des collections des Premiers Peuples, Québec, Septentrion et Musée de la Civilisation, 2014, p. 111-123.

[19] Van Geert F., Du musée ethnographique au musée multiculturel. Chronique d’une transformation globale, Paris, La Documentation Française, 2020 ; Thomas D. (dir.), Museums in Postcolonial Europe, Londres ; New York, Routledge, 2010.

[20] Je me permets de renvoyer à un précédent article : Crenn G., « Reformulating the museum discourse in critical ethnology exhibitions. Limits and ambiguities in the reform at the Museum der Kulturen, Basel and the musée d’Ethnographie de Neuchâtel », ICOFOM Study Series: The Predatory Museum, 45, 2017, p. 37-46, en ligne : https://journals.openedition.org/iss/299 (consulté en janvier 2021).

[21] La Fondation Cartier a par exemple consacré deux expositions à l’Amazonie : Yanomami, l’esprit de la forêt (14 mai – 12 octobre 2003) ; La lutte Yanomami (30 janvier – 10 mai 2020).

[22] Voir par exemple Rêves d’Amazonie, cat. exp., Daoulas, Abbaye de Daoulas, 2005.

[23] Le fonds amazonien du musée compte 5000 pièces. Selon le dossier de presse, « l’exposition présente près de 500 objets, photographies et films se déployant sur 1000 m2, autant de témoignages des cultures amérindiennes telles qu’elles ont été observées du 18e au 21e siècle ». MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).

[24] Ibid.

[25] Château des ducs de Bretagne à Nantes « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », en ligne : https://www.chateaunantes.fr/expositions/amazonie/ (consulté en janvier 2021).

[26] Ibid.

[27] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt. Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).

[28] Ibid.

[29] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D., (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-56, citation p. 54.

[30] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en janvier 2021).

[31] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-46, citation p. 54 : « New historicism ». Sur la question de l’historicité en anthropologie, voir par exemple Turnbull P., « Autralian Museums, Aboriginal Skeletal Remains, and the Imagining of Human Evolutionary History, c. 1860-1914 », Museums and Society, vol. 1, n° 13, 2015, p. 72-87.

[32] Les architectes Bernard Delacoste et Marcel Croubalian (MCBD Architectes) de Genève.

[33] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne :  http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en mars 2020).

[34] Ibid.

[35] Section 2 : Panneau « Le chamanisme ».

[36] Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[37] Gisela Motta et Leandro Lima vivent et travaillent à São Paulo. C’est à la suite de la visite du village yanomami de Watoriki, dans l’État de Roraima, qu’ils produisent cette œuvre retraçant leur expérience.

[38] Madeleine Leclair, MEG. Communication au Séminaire « Réécrire le passé colonial : enjeux contemporains des collections de musée », organisé par Felicity Bodenstein et Benoît de L’Estoile, Séance 5 : Muséographies de l’immatériel, École Normale Supérieure, Paris, 13 septembre 2017.

[39] On pense en particulier à l’installation vidéo d’Ange Leccia, dans l’espace d’introduction du parcours permanent, qui berce les visiteurs d’images de ressac marin, et à la chambre sonore, où ils peuvent s’immerger dans un bain d’images et de son en marge du parcours de visite. Voir le site du MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ (consulté en janvier 2021). Voir aussi Magnol J., « Au MEG, Ange Leccia célèbre la mer partagée par toutes les civilisations », Genève active, 11 mai 2015, en ligne : https://www.geneveactive.ch/article/au-meg-ange-leccia-celebre-la-mer-partagee-par-toutes-les-civilisations/ (consulté en janvier 2021).

[40] Il existait d’ailleurs également un cartel assez détaillé introduisant les contes, mais, comme le reconnaît M. Leclair, il était mal placé et peu visible.

[41] Ces textes sont d’ailleurs les mêmes que ceux du dossier de presse, au point qu’on peut se demander s’ils n’en seraient pas directement issus. Cette identité entre textes de communication (dossier de presse) et textes de médiation dans l’exposition (cartel) pose question sur la conception qu’a le musée de la nature du travail de médiation muséale.

[42] Tilden F., Interpreting Our Heritage: Principles and Practices for Visitor Services in Parks, Museums, and Historic Places, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1957.

[43] Morton C., « Photography, Anthropology of », H. Callan (dir.), The International Encyclopedia of Anthropology, Chapel Hill, John Wiley & Sons, 2018.

[44] Ibid.

[45] Ibid.

[46] La générosité de la communauté qui a permis de réaliser et transmettre ce film est d’ailleurs explicitement soulignée à Montréal.

[47] On doit à l’anthropologue américain James Clifford ce partage entre œuvre et artefact dans les musées d’anthropologie. Clifford J., Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, ENSB-A, 1996. 

[48] « There is no such thing as a neutral […] exhibition space », Porto N., « From Exhibiting to Installing Ethnography: Experiment at the Museum of the University of Coimbra, Portugal, 1999-2005 », Basu P., Macdonald S. (dir.), Exhibition Experiments, Oxford, Blackwell, 2007, p. 175-196, citation p. 176.

[49] « Content and form [melt] with one another, thus framing the visiting experience », ibid., p. 187.

[50] En 2012, l’exposition Les maîtres du désordre au musée du Quai Branly, (commissaire Jean de Loisy), proposait de même des installations et des mises en scène pour faire ressentir aux visiteurs les puissances des expériences chamaniques, voir : http://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/les-maitres-du-desordre-34617/. Voir Zabunyan E., « Les maîtres du désordre », Critique d’art, 2012, en ligne : http://journals.openedition.org/critiquedart/6239 (consulté en janvier 2021).

[51] Même si à l’entrée de l’exposition le public trouve d’abord des portraits en couleurs de chamanes.

[52] Fabian J., Time and the Other: How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983 ; Bensa A., La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Paris, Anacharsis, 2006.

[53] Geertz C., Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.

[54] « Imitation de tournage », film, extrait de Yopi : Chez les Indiens du Brésil, tourné par l’anthropologue Felix Speiser, 1924, MEG (cartel).

[55] Notamment un rare film de transe chamanique. Sur les objets secrets/sacrés, voir Jordanova L., « Objects of Knowledge: A Historical Perspective on Museums », Vergo P. (éd.), The New Museology, Londres, Reaktion Books, 1989, p. 22-40.

[56] Morphy H., « The Displaced Local. Multiple Agency in the Building of Museum’s Ethnographic Collections », Message K., Witcomb A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T. 1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 365-387, citation p. 371 : « The most supportive of the Aboriginal cause ».

[57] Cereghetti S., Arpin L., « Dédicace aux esprits de la forêt », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 16-17, citation p. 17.

[58] Brésil, État de Parà Cateté, photo Aurélien Fontanet, 2016. Copyright Aurélien Fontanet (cartel).

[59] La photographie d’environ 2 m de large couvre tout un pan du mur de la salle.

[60] Rostain S., Delpuech A., « L’appel de la forêt. Ou quand Genève se tropicalise », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 5-7, citation p. 6.

[61] « Une cérémonie visant à s’attirer les bonnes grâces des esprits et à favoriser le retour de l’âme volée, qui a lieu tous les cinq à sept ans », selon le cartel.

[62] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en mars 2020).

[63] Ces masques, qui sont de catégorie « mâle et femelle », dépassent la taille humaine.

[64] C’est la position que soutient par exemple l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini. Voir Jeudy-Ballini M., « Muséographier l’émotion esthétique ? Réflexions à propos d’un exemple océanien », THEMA. La revue des musées de la civilisation, n° 2, 2015, p. 45-54.

[65] Cartel des masques.

[66] Cette question a pris une importance renouvelée à la suite de la parution en novembre 2018 du Rapport Sarr-Savoy commandé par le président de la République française : « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (http://restitutionreport2018.com/). Voir par exemple le débat : König V., et alii, « Les collections muséales d’art “non-occidental” : constitution et restitution aujourd’hui », Perspective, 1, 2018, p. 37-70, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/7833 (consulté en janvier 2021).

[67] « Exhibition designs that engage visitors by presenting evocative displays that render the museum’s authority less opaque ». Butler S. R., « Reflexive Museology. Lost and Found », Message K., Witcomb, A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T.1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 159-182, citation p. 159.

[68] Kalinowski I., « Franz Boas. Le musée d’Histoire naturelle de New York et la galerie de Dresde », Revue germanique internationale, n° 21, 2015, p. 113-132, citation p. 131.

[69] Phillips R. B., Museum Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2011.

[70] Casemajor N., Dubé M., Lafortune J.-M., Lamoureux È. (dir.), Expériences critiques de la médiation culturelle, Québec, Presses de l’université Laval, 2017.

[71] « “What now ? In the end, this question is posed not only to the general public, but, first and foremost, to museums themselves [and] the visitor leaves the exhibition with a feeling that, in this story, it is more about people than it is about objects ». Formule de Manuela Françozo à propos d’une autre exposition sur l’Amazonie qui s’inscrit dans une veine critique similaire : Françozo M., « What Now? The Insurrection of Things in the Amazon, Museum der Kulturen, Basel, Switzerland », Curator, vol. 56, n° 4, 2013, p. 451-459, citation p. 458.

[72] Voir Clifford J., Routes. Travel and translation in the late twentieth century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

[73] Château des ducs de Bretagne à Nantes, « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », 2019, en ligne :  http://www.chateaunantes.fr/fr/evenement/amazonie (consulté en janvier 2021).

 

Pour citer cet article : Gaëlle Crenn, "L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/crenn-itinerance-mediation/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

À propos de l’exposition Picasso, donner à voir (Musée Fabre, Montpellier, 2018)

Entretien avec Stanislas Colodiet, par Hélène Trespeuch

Montpellier, le 11 avril 2018

 

Stanislas Colodiet est Conservateur du Patrimoine, Responsable du département milieu XIXe siècle à l’art contemporain et du Service Multimédia au Musée Fabre à Montpellier. Il est co-commissaire de l’exposition Picasso, donner à voir aux côtés de Michel Hilaire, directeur du Musée Fabre. —

 

Une impulsion

Hélène Trespeuch : L’exposition Picasso, donner à voir sera inaugurée au musée Fabre à Montpellier au mois de juin 2018. Elle fait partie des nombreuses manifestations liées au programme « Picasso-Méditerranée, 2017-2019 » qui émane du musée national Picasso à Paris. Depuis quand le musée Fabre travaille-t-il sur ce projet ?

Stanislas Colodiet : Depuis 2015, et plus exactement depuis septembre 2015. Il y a eu un acte fondateur : Laurent Le Bon, qui est le directeur du musée Picasso, a réuni autour d’une table tous les directeurs d’établissements à Nice. Évidemment, symboliquement, il fallait être au bord de la Méditerranée, en raison de la thématique « Picasso – Méditerranée ». La réunion a commencé par la projection d’une carte de la Méditerranée sur laquelle Laurent Le Bon avait marqué des lieux liés à la biographie de Picasso (des lieux de passage)[1]. Il y eut ensuite un tour de table offrant à chacun l’occasion d’exprimer ses envies.

H.T. : Quel a été le rôle exact du musée national Picasso à Paris dans l’élaboration du projet d’exposition du musée Fabre ? Finance-t-il en partie l’exposition ?

S.C. : Le budget de l’exposition est partagé entre la métropole et des mécènes – Picasso attire le mécénat.

Le musée Picasso est prêteur auprès de l’ensemble des musées participant à « Picasso-Méditerranée, 2017-2019 ». En outre, il propose une contribution singulière qui me semble vraiment intéressante : une contribution scientifique. La manifestation mobilise considérablement les équipes du musée Picasso. En raison de cette mise à disposition des équipes scientifiques, le musée a ouvert ses portes pour que les institutions participantes viennent travailler sur leurs fonds d’archives quelques mois. Ce travail vient ainsi nourrir les projets d’expositions et, en même temps, permet au musée Picasso d’améliorer la connaissance de ses fonds inépuisables ! À titre d’exemple, les musées de Marseille ont étudié le fonds de cartes postales du musée Picasso pour l’exposition Picasso : voyages imaginaires (centre de la Vieille Charité et Mucem – musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, 16 février-24 juin 2018) ; en ce qui concerne le musée Fabre, nous avons participé à des recherches visant à établir une chronologie du travail de l’artiste mise à jour.

H.T. : Concernant le prêt d’œuvres, toutes les œuvres de Picasso, donner à voir viennent-elles exclusivement du musée Picasso ? Cela faisait-il partie des contraintes pour l’élaboration de cette exposition ?

S.C. : Non, au contraire, nous nous appuyons sur un réseau international de prêteurs. Il y a beaucoup d’expositions clés en main sur Picasso qui circulent, donc il fallait se démarquer.

Un des éléments qui a été décisif dans le fait que le musée Picasso nous a soutenus et fait confiance, c’est que nous bénéficions d’un réseau très étoffé. Nous faisons partie des musées de région qui ont des interlocuteurs importants à l’étranger, notamment grâce aux coproductions d’expositions. Par exemple, on a un prêt de la National Gallery de Washington, avec laquelle on a travaillé sur l’exposition Bazille ; il y a un prêt du Metropolitan Museum de New York avec lequel on avait organisé l’exposition Courbet. On a des prêts de collections privées qui avaient déjà prêté des œuvres à l’occasion de l’exposition Bacon-Nauman. Donc, à chaque fois, on réactive notre réseau. Ce sont des relations de confiance qui se tissent. Il y a aussi le réseau FRAME, un réseau franco-américain, qui réunit les grands musées de région français (Grenoble, Lyon, Nantes, etc.) et les grands musées de région américains. On fait souvent appel à ce réseau-là. Enfin, puisqu’on s’est engagés sur une exposition monographique, on a sollicité tous les autres musées Picasso : nous avons obtenu des prêts des musées de Barcelone et d’Antibes.

H.T. : Et quel est votre statut exact pour cette exposition ?

S.C. : Je suis co-commissaire avec Michel Hilaire. Nous avons également travaillé avec deux personnes :

– Cécile Godefroy qui est chercheuse spécialiste de Picasso, entre autres de ses sculptures – elle a été commissaire associée de Picasso : sculptures (au musée national Picasso à Paris en 2016). Elle a eu avec le musée Fabre un contrat de conseil scientifique. Nous avions besoin d’échanger avec quelqu’un qui connaisse le monde Picasso (à la fois l’actualité de la recherche et les écueils concernant la bibliographie, ainsi que la géographie des prêteurs).

– Nous avons également travaillé avec Sarah Imatte, qui est élève-conservatrice, lauréate du concours, qui a fait six mois de stage au musée Fabre.

H.T. : Est-ce vous qui avez choisi cette thématique large qui donne à voir Picasso autour de quatorze moments-clés ?

S.C. : Oui, le musée Fabre souhaitait jouer un rôle important dans cette manifestation.

L’enjeu de ce projet a été de savoir ce qu’on allait proposer sur Picasso. En effet, il y a tant d’expositions concomitantes. À partir du moment où l’on a décidé de faire une monographie, on savait qu’on était sur un terrain balisé, qu’il n’y avait pas forcément de découvertes supplémentaires à faire. Mais on a fini par trouver un terrain de recherche, assez tardivement, qui tombait très bien.

H.T. : Comment se positionne-t-on en tant que jeune conservateur face au mythe Picasso ? Est-ce une exposition qui paralyse, qui stimule… les deux à la fois ?

S.C. : Ce qui est rassurant, c’est qu’il y a toujours la même formule : face à une montagne, il suffit de commencer à travailler. Quand on commence à travailler, les choses se font petit à petit. En outre, comme le projet a été lancé en septembre 2015 pour l’été 2018, cela fait presque trois ans de travail, ce qui est assez confortable.

Nous avons eu la chance de pouvoir nous appuyer sur le réseau « Picasso-Méditerranée », qui a permis plusieurs choses : tout d’abord, de se réunir plusieurs fois dans des musées Picasso, à Paris et Barcelone, donc d’avoir une certaine familiarité avec les œuvres pour ne pas réfléchir de manière complètement abstraite ; ensuite, « Picasso-Méditerranée » a mis en place, à côté des comités de pilotage, des séminaires – d’ailleurs nous accueillons le prochain séminaire à Montpellier, le lendemain du vernissage – qui nous ont offert l’opportunité formidable d’écouter une vingtaine de communications par jour sur Picasso – les menus sont très denses – sur des questions très pointues. Cela permet une sorte de bachotage haut de gamme, mais surtout de percevoir les enjeux de la recherche autour de Picasso.

Un parti pris

H.T. : Pour cette exposition Picasso, vous avez fait le choix d’éviter la formule « Picasso et… ». Quelle était votre ambition en faisant le choix de la monographie ? Présenter la diversité de la production artistique de Picasso à un large public, en prenant le risque de résumer de manière trop réductrice la complexité de son œuvre ? Vous êtes ici face à un sujet qui n’est pas très spécifique, mais plutôt large.

S.C. : Il s’agit d’une exposition grand écart : c’est une exposition généraliste avec un parti pris. Nous souhaitons nous adresser au grand public.

Pourquoi ? Parce que Picasso n’est pas dans les collections du musée Fabre, à l’exception de la Suite Vollard (ensemble de 100 gravures datant des années 1930) et d’un ensemble plus conséquent d’estampes légué par Frédéric Sabatier d’Espeyran, qui n’est jamais montré pour des raisons de conservation des arts graphiques ; et parce que Picasso n’a jamais été exposé à Montpellier, à l’exception d’une exposition en 1992 : Picasso linograveur[2]. Donc le public de Montpellier attend cette exposition depuis longtemps et, dans ce cas-là, il ne semble pas nécessaire de présenter un dossier, il vaut mieux présenter la globalité du parcours de l’artiste.

Ensuite, pourquoi un parti pris ? Parce qu’intellectuellement, c’est plus satisfaisant. Il fallait trouver un propos qui nous guide dans le choix des œuvres et dans le discours. Ce grand écart est finalement celui de toute grande exposition : en tant que service public, on se doit de s’adresser à un public large, et en même temps, on sait très bien que l’on s’adresse aussi tout particulièrement à nos pairs : nos collègues conservateurs, chercheurs, qui vont avoir un point de vue critique, qui vont juger cette exposition. En outre, cette exposition, comme toutes les expositions, est là également pour favoriser la compréhension de l’artiste et de son œuvre.

Notre parti pris porte sur le choix de quatorze dates-clés dans l’œuvre de Picasso qui structurent l’exposition. Je répète souvent – mais c’est important – que ce projet s’est construit en partant de deux paradoxes.

Le premier est lié au fait qu’on pense souvent à Picasso comme l’artiste de la métamorphose, l’artiste pluriel ; pourtant, il est présenté la plupart du temps à travers une seule facette – comme en témoignent les titres canoniques que l’on retrouve aujourd’hui dans les expositions « Picasso et… ». Nous avions envie de voir plus large et autrement. Le sel de Picasso, c’est la pluralité. Si l’on montre une seule facette, on passe à côté d’une donnée essentielle. Et puisqu’on veut faire une exposition monographique pour que le grand public comprenne quelque chose de cet artiste, au contraire, il faut choisir la question de la diversité. C’est une contrainte qu’on a essayé de respecter avec Michel Hilaire, même s’il y a eu quelques écarts : ne pas avoir deux œuvres traitées dans le même style, n’avoir que des œuvres hétérogènes.

Le second paradoxe tient à ce constat : ce qui est intéressant chez Picasso c’est donc la métamorphose, pourtant son œuvre est divisé en périodes qui sont présentées comme homogènes. Ainsi, on a l’impression que Picasso change du tout au tout entre une période et une autre. Il s’agissait de reconnaître que c’est une construction d’historien qui permet de rationaliser et d’apporter de la lisibilité à son œuvre. Certes, c’est important : il faut donner des clés de lecture, surtout pour un artiste qui a travaillé plus de 80 ans et qui a produit environ 70 000 œuvres. Nous avons choisi de traiter l’avant et l’après en même temps dans chacune des sections : une période finissante et les nouvelles inventions et expérimentations. On peut penser à la métaphore du livre : on prend la dernière page d’un chapitre et la première du suivant et c’est dans le blanc entre les deux pages, dans ce non-dit, que se trouve le plus passionnant.

Cette diversité stylistique propre à Picasso n’est-elle tout simplement pas liée au fait que Picasso n’abandonne pas ce qu’il avait découvert plus tôt et qu’au milieu des années 1940, par exemple, il peut décider de refaire un dessin à la manière des années 1920 ? Tout cela appelle beaucoup de questions, comme celle du pastiche, déjà traitée par Yve-Alain Bois. Dans les textes canoniques très importants qui ont nourri ce projet d’exposition, il y a un texte d’Yve-Alain Bois sur « Picasso le trickster[3] » dans lequel il se concentre sur la figure d’Arlequin, notamment dans la période entre les ballets russes et le surréalisme. Il montre comment Arlequin est finalement une allégorie, une personnification de Picasso, car il est lui-même changeant selon ses humeurs et car son manteau est fait d’un ensemble de pièces hétéroclites cousues ensemble. Dans l’exposition, il y avait cette volonté de retrouver le manteau d’arlequin, avec un emblème qui est l’œuvre Études de Picasso de 1920. Et là où il y a une intelligence incroyable de notre scénographe (Joris Lipsch et Floriane Pic, The cloud collective), c’est qu’il a reproduit ce tableau à côté de sa note d’intention et du plan. C’est cohérent.

Parmi les références en histoire de l’art qui ont pu nourrir cette réflexion et ce projet, il y a la lecture passionnante des actes d’un colloque sur la question de la rupture[4]. Ce ne sont que des exemples de rupture très précis dont sont tirées des conclusions générales. Il y a notamment un texte de Daniel Arasse sur l’invention de la perspective, dans lequel il dit des choses formidables, comme toujours[5] ! C’est aussi un guide de déontologie : savoir où on met le pied, être capable d’assumer ses partis pris. Il définit ainsi la rupture :

« […] un historien faisant appel à la notion de rupture fait violence à la continuité objective de l’histoire, à la pure succession, au flux des formes. Certains ne manquent pas dès lors de trouver arbitraires les ruptures qu’il propose d’identifier, et invoquent le péché de surinterprétation[6]. »

Il ne s’agit pas tant finalement pour nous de remettre en cause les ruptures chez Picasso, mais de les étudier. En revanche, ce qu’il ajoute et qui est très important, je le cite :

« C’est oublier cependant que, comme le soulignait Erwin Panofsky, citant Heidegger, toute interprétation est violence et toute histoire est une interprétation, une construction interprétative. Or, dans ce contexte, l’avantage (si l’on peut dire) d’une “histoire des ruptures” est qu’elle oblige l’historien à penser. Comme le remarque Jacqueline Lichtenstein, le concept même de rupture relève de l’interprétation, de la construction ; il est un instrument, l’outil d’une pensée historique[7]. »

Je suis ravi d’avoir lu ça car, en effet, c’est une mode aujourd’hui que de refuser la linéarité, mais en même temps c’est intéressant d’avoir des sages comme Daniel Arasse qui disent « oui, mais c’est un outil à penser ». Ces réflexions ne seront pas citées explicitement dans l’exposition ni même le catalogue, mais elles ont été importantes dans notre travail.

Il y a une autre chose qui ne sera écrite et citée nulle part, sur le temps et l’espace : c’est un article génial sur les cartes médiévales qui explique que, dans ces cartes, il peut y avoir tout à la fois des espaces géographiques et des espaces temporels[8].

Une méthodologie

H.T. : Comment ces quatorze dates-clés se sont-elles imposées à vous ?

S.C. : Lorsqu’on a choisi de travailler sur des dates-clés, on s’est dit avec Michel Hilaire qu’il était essentiel d’avoir une chronologie dans le catalogue qui soit justement en lien avec ces dates. Puisqu’on étudie vraiment des périodes de transition dans l’œuvre de Picasso, il faut pouvoir, à un moment, appuyer le discours sur des faits. C’était le point de départ : cette chronologie autour de quatorze dates. En fait, c’est un peu plus parce que, parfois, on est à cheval sur deux années. Évidemment les changements observés n’interviennent pas au 1er janvier. Au contraire, ces périodes de transition sont souvent des périodes de création intense. On s’est rendu compte qu’autour du 25 décembre il y a souvent beaucoup de choses qui se passent.

Cette chronologie a été préparée avec Sarah Imatte, tous les deux. La méthodologie retenue a été de faire une chronologie sourcée, c’est-à-dire de reprendre des informations qui ne sont pas issues d’archives dans un premier temps, qui sont issues d’ouvrages édités sur Picasso, mais de privilégier des ouvrages qui reproduisent des archives pour être au plus près de l’information. Par exemple, il y a un catalogue qui a été très important pour nous : l’édition sélective des archives de Picasso[9]. Il y a également toutes les correspondances qui ont été éditées : Picasso-Stein[10], Picasso-Jacob[11], Picasso-Apollinaire[12]. Il y a évidemment la somme de Marie-Laure Bernadac, les Propos sur l’art de Picasso[13].

Ensuite, on a complété par les grandes monographies sur Picasso qui font autorité : celles de Pierre Daix, Roland Penrose, John Stuart Richardson, etc. L’idée a été de lister tous les éléments de chronologie qu’on trouvait et de sourcer. Cette chronologie ne sera pas publiée sourcée, car le catalogue reste grand public, mais on sait ainsi quelles sont nos sources. Notre idée était d’avoir au moins deux sources différentes pour valider une information. Picasso a vécu 92 ans et il y a tellement d’ouvrages sur lui que lorsqu’il y a une coquille, elle est reprise partout.

Ensuite, le catalogue propose des chapeaux qui font 15 000 signes pour chacune des dates, qui sont donc ouverts par la chronologie. Chaque auteur de ces chapeaux – Philippe Dagen, Florence Hudowicz qui est conservatrice au musée Fabre, Sarah Imatte, Coline Zellal qui est conservatrice au musée Picasso et moi-même – a reçu notre travail préliminaire et chaque auteur ensuite était responsable, en fonction du temps dont il disposait, d’aller consulter des fonds d’archives pour compléter cette chronologie. De mon côté, évidemment, je suis allé aux archives du musée Picasso, et aux archives du musée d’Orsay pour consulter les archives Vollard où il y avait des choses intéressantes.

Une scénographie

H.T. : La présentation de l’exposition – telle qu’elle figure actuellement sur le site du musée Fabre – fait mention d’une « scénographie ouverte[14] ». Il me semble qu’il est assez rare de voir évoquée la scénographie dans la présentation d’une exposition. Comment celle-ci est-elle liée à votre projet d’exposition ?

S.C. : Vaste question ! Au départ, il y a une intuition : faire la galerie du temps de Picasso. Comme toute exposition, celle-ci s’est construite dans des discussions avec des spécialistes de Picasso. Celle liée à la scénographie a eu lieu avec Françoise Guichon, qui était conservatrice au CIRVA (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques situé à Marseille), puis directrice du département de design du Centre Pompidou. C’est une personne formidable et extrêmement rigoureuse du point de vue intellectuel. Elle a l’art de mettre les pieds dans le plat et d’appuyer là où ça fait mal ! Elle m’a tout de suite dit : « Vous ne pouvez pas construire votre exposition autour d’une scénographie, ça n’a aucun sens. La scénographie sert un propos. Quel est votre propos ? » Évidemment, elle s’arrête là et c’est merveilleux.

À partir de là, j’avais l’idée d’un morphing : je pensais qu’on aurait pu voir dans l’espace le mouvement de la création, les passages d’une œuvre à l’autre, d’un style à l’autre. Je commençais à comprendre quel était le sujet, là où l’on est justement dans le parti pris, et non dans le grand public. L’essai que je prépare pour le catalogue commence sur ces questions-là : la question du style et la question du temps sont étroitement liées dans l’œuvre de Picasso. C’est bien ce lien entre style et temps qui permet en fait d’organiser tout cela.

Il y a eu également une autre discussion très importante avec Émilie Bouvard, qui est conservatrice au musée Picasso et qui coordonne « Picasso-Méditerranée ». Je lui avais présenté notre projet et c’est elle qui m’a dit à un moment : « C’est intéressant cette volonté de visualiser des passages, mais il faut être plus radical dans votre choix ».

Et le troisième élément important sur cette question du style et du temps est lié à cette citation de Robert Desnos sur Picasso, de 1943 :

« Cet univers de Picasso, il est avant toute chose vie. Jamais l’espèce humaine ne poussa contre la mort cri plus triomphal et plus sonore. C’est un univers en perpétuelle expansion et contradiction sur lequel nos idées changent et se complètent au fur et à mesure qu’il se complète lui-même et qu’il se révèle à nous sous un aspect nouveau. »

J’ai parlé de ce texte à Marie-Laure Bernadac et elle m’a dit : « Tu as raison, c’est une bonne piste que de lire les poètes sur Picasso, car les poètes ont souvent des intuitions très justes. » C’est une méthode – la poésie pour preuve – qui peut paraître un peu étrange, d’autant qu’autour de Picasso les poètes ont un statut un peu ambigu : ils sont témoins et commentateurs. Il n’en demeure pas moins qu’Éluard, Desnos, Char et Paz ont été des piliers de cette réflexion-là.

Outre ces éléments qui concernent l’intuition d’une « galerie du temps », il y a une autre manière de justifier cet espace ouvert qui part toujours de faits historiques : l’entretien de Picasso avec Marius de Zayas en 1923 dans lequel il dit qu’il n’y a ni évolution ni progrès dans son art. Et à partir de là, les dates charnières présentées les unes après les autres semblaient un peu contradictoires avec ce que Picasso avait dit. Et l’idée de pouvoir ouvrir l’espace d’exposition, c’était justement permettre des covisibilités entre toutes les périodes et de comprendre comment le temps est beaucoup plus circulaire, sans tourner en rond (métaphore de l’escargot).

Cette volonté de créer des passerelles entre ces périodes m’a amené à conceptualiser l’idée de mutation additive, qui était juste une suggestion pour creuser l’idée de la métamorphose chez Picasso. Lorsqu’on s’intéresse au style et au temps, la métamorphose c’est ça : le passage dans le temps d’une forme vers l’autre. Dans la mutation additive, il y a l’idée que le moment zéro n’est pas effacé par le moment 1. Il est contenu, mais transformé et toujours présent.

On est là dans du très pointu, mais pour revenir au grand public, je pense que ces covisibilités permettent une stimulation, et donc certainement une éducation du regard. Cela permet de comprendre finalement des liens et ça permet de montrer deux directions complètement contradictoires chez Picasso, mais c’est ça qui est intéressant. J’imagine déjà les commentaires : « c’est vraiment différent, c’est incroyable tous ces styles à la fois ! » C’est le côté feu d’artifice : la confrontation à des œuvres qui sont toutes différentes. C’est la première réaction, mais je pense que des personnes plus attentives pourront se dire : « mais cette œuvre qu’il a faite 50 ans après celle-ci est étrangement proche, pour certaines raisons ».

La dernière raison, du point de vue du grand public, tient au fait que le noyau dur des œuvres prêtées au musée Fabre vient du musée Picasso de Paris, dont la collection est constituée des Picasso de Picasso, c’est-à-dire les œuvres qu’il a gardées toute sa vie. Et Pierre Daix l’indique bien dans sa monographie : les œuvres qui ont constitué cette donation sont justement des jalons. Il les a gardées toute sa vie parce qu’il avait compris qu’elles jouaient un rôle particulier au sein de son œuvre et qu’il avait besoin de les garder auprès de lui pour continuer à avancer, à progresser. Ces œuvres qui s’inscrivent bien dans la pensée de la rupture sont habituellement présentées à l’Hôtel Salé, un hôtel particulier qui, forcément, divise et fragmente l’œuvre de Picasso. Notre ambition est de montrer ces œuvres de manière complètement différente. Même le grand public qui peut connaître cette collection aura l’occasion de la voir dans un contexte complètement très différent.

Ce contexte peut en outre se justifier du point de vue de l’histoire. En 1932, à l’occasion de la rétrospective Picasso chez Georges Petit, puis en Suisse, dont Picasso est le commissaire, celui-ci mélange les périodes. Il nous dit quelque chose en tant que commissaire. S’ajoutent à cet élément toutes les photos de la villa « La Californie » à Cannes où l’on voit que Picasso vivait au milieu de ses œuvres, toutes périodes confondues. Il y a l’idée de retrouver, en tant que commissaire, le même contexte qui est le contexte de sa production, de son environnement de travail.

H.T. : Le site du musée indique que les œuvres de l’artiste seront accompagnées de documents d’archives et de dessins préparatoires. Comment est envisagée la présentation de ces éléments visuels qui nécessitent de la part du spectateur une attention autre que celle portée aux tableaux ?

S.C. : C’est un énorme problème en termes de conservation : normalement, les dessins doivent être présentés en-dessous de 50-60 lux. Et comme ceux-ci sont exposés dans le même espace que les tableaux, cet accrochage relèvera de la marqueterie lumineuse ! On ne voulait pas de cabinet d’art graphique. Il y a toujours un aller-retour dans l’exposition entre des moments creusés en profondeur et le côté « big picture » où l’on regarde l’ensemble de l’œuvre. Lorsqu’on est dans le détail, ce qui est intéressant c’est de montrer des dessins préparatoires pour des œuvres qui sont présentées. On a quelques paires, voire des triptyques qui fonctionnent bien. On souhaitait les montrer ensemble. Il y aura donc des vitrines, par exemple, permettant d’avoir les dessins à plat qui boivent ainsi un peu moins la lumière.

Cette question renvoie à la commande passée au scénographe, qui a changé, mais cette idée demeure : pour chaque section, chaque date-clé, un module associe sur une cimaise deux œuvres importantes, traitées dans des styles tout à fait différents, mais pourtant réalisées la même année. C’est le côté très démonstratif de l’exposition. Un aspect plus documentaire y est associé : ces deux œuvres sont présentées aux côtés d’œuvres plus mineures (des petites peintures, des esquisses, des dessins, des gravures…) permettant de restituer le contexte de création des deux principales.

H.T. : Cette scénographie ouverte a une justification scientifique, mais est-elle liée également à des contraintes de gestion de flux des visiteurs ?

S.C. : Non, c’est d’ailleurs plus un problème qu’autre chose. On est obligés d’avoir des trottoirs à chaque fois pour mettre à distance les spectateurs face aux œuvres, mais évidemment on accroche des deux côtés, il va donc falloir être extrêmement vigilants pour que personne ne tombe…

Du point de vue du service du public, les équipes du musée ont vraiment compris l’enjeu et très tôt ont organisé des réunions pour anticiper cela, car quand c’est quelque chose de nouveau, c’est donc plus de travail et c’est une source d’inquiétudes. J’ai conseillé de prendre contact avec l’équipe du Louvre-Lens qui gère au quotidien une structure comme celle-là et qui a des réponses.

Le choix du scénographe a été extrêmement important. Nous avons reçu peu de candidatures parce que la contrainte était forte, notre cahier des charges était dense. Il y en a eu trois et nous sommes très contents parce que parmi les trois une était excellente. Il y en avait une autre qui était sous forme de spirale, qui était comme percée par un axe horizontal et vertical qui permettait de l’ouvrir. J’avais peur qu’on retrouve dans cette spirale le côté chemin de croix, que les visiteurs se suivent les uns après les autres. En outre, cela ne permettait pas des perspectives tout à fait satisfaisantes. Cela nous obligeait à aligner justement les dessins et les archives sur le même plan que les œuvres, donc ce n’était pas très intéressant.

H.T. : Dernière question qui dépasse quelque peu le cas Picasso : est-il possible pour une exposition d’accrocher des tableaux sans les cadres qui y sont habituellement associés ?

S.C. : C’est possible, mais pas pour Picasso. Pour François Rouan, quelques prêteurs ont accepté de retirer les cadres, parce qu’il y avait beaucoup d’œuvres qui venaient de collections privées. Mais pour Picasso, les enjeux en termes d’assurances sont tels que c’est impossible.

Cela fait partie des questions que l’on a anticipées très tôt et que l’on va tenter d’appliquer aux autres expositions : lorsqu’on a envoyé la demande de prêt, on a demandé, dans la mesure du possible, à ce que le prêteur nous envoie une photo du cadre. Comme Picasso traverse le xxe siècle, on trouve tous les types de cadres : des cadres très ornés, des cadres de marchands… Sur la dernière période, il n’y a presque plus de cadre, mais comme c’est Picasso, ces œuvres sont dans des caisses américaines. Certaines choses ont été rénovées. Cette procédure nous permet d’éviter les mauvaises surprises.

 

Notes

[1] Une carte de ce type est mise en ligne sur le site de la manifestation « Picasso-Méditerranée », https://picasso-mediterranee.org/index.html#fr/map/.

[2] Picasso Linograveur, cat. exp., Montpellier, Musée Fabre, 1992.

[3] Bois Y.-A., « Picasso le trickster », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 106, hiver 2008-2009, p. 4-31.

[4] Galard J. (dir.), Ruptures : de la discontinuité dans la vie artistique, actes du colloque (Paris, Musée du Louvre, 26-27 mai 2000), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002.

[5] Arasse D., « Perspective régulière : rupture historique ? », Galard J. (dir.), Ruptures : de la discontinuité dans la vie artistique, actes du colloque (Paris, Musée du Louvre, 26-27 mai 2000), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002, p. 58-71.

[6] Ibid., p. 67.

[7] Ibid.

[8] Scafi A., « À la recherche du paradis perdu : les mappemondes du xiiie siècle », Galard J. (dir.), Ruptures : de la discontinuité dans la vie artistique, actes du colloque (Paris, Musée du Louvre, 26-27 mai 2000), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2002, p. 17-57.

[9] Les archives de Picasso : « on est ce que l’on garde ! », cat. exp., Paris, Musée Picasso, 2003-2004.

[10] Picasso P., Stein G., Correspondance, Madeline L. (éd.), Paris, Gallimard, 2005.

[11] Max Jacob et Picasso, cat. exp., Quimper, Musée des Beaux-Arts ; Paris, Musée Picasso, 1994.

[12] Picasso P., Apollinaire G., Correspondance, Caizergues P., Seckel H. (éd.), Paris, Gallimard ; RMN, 1992.

[13] Picasso P., Propos sur l’art, Bernadac M.-L., Androula M. (éd.), Paris, Gallimard, 1998.

[14] Le site du musée Fabre a été modifié depuis. La présentation de l’exposition est plus complète (http://museefabre.montpellier3m.fr/EXPOSITIONS/PICASSO_-_DONNER_A_VOIR). Le texte initial auquel il est fait référence se retrouve néanmoins sur le site suivant : http://herault.news/picasso-donner-a-voir-musee-fabre/.

Pour citer cet article : Stanislas Colodiet, "À propos de l’exposition Picasso, donner à voir (Musée Fabre, Montpellier, 2018)", exPosition, 25 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/colodiet-trespeuch-picasso-musee-fabre-montpellier-2018/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)

par Marie Vicet

 

Marie Vicet est docteure en histoire de l’art contemporain. Ses recherches de doctorat portent sur les liens existant entre les artistes contemporains et le clip vidéo musical depuis le début des années 1980. En juin 2013, elle a co-organisé avec Fleur Chevalier et Mickaël Pierson les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » qui se sont tenues à l’INHA. En 2016, elle fut également ingénieure d’études pour le programme « Les Immatériaux : retour sur une exposition pionnière (1985) » que dirigea Thierry Dufrêne au sein du Labex Arts H2H. La publication de sa thèse est actuellement en préparation. —

 

Dès le début des années 1980, par la multiplication des programmes musicaux, mais aussi par l’apparition des premières chaînes musicales, MTV[1] en tête, le clip vidéo apparut comme un nouveau format audiovisuel en pleine expansion[2]. Outil promotionnel voulant gagner en légitimité artistique dès ses premières années, le clip se tourna vers le cinéma (si le cinéma fut dès le début une référence pour les réalisateurs de clips, les grands noms de la pop – et en premier lieu Michael Jackson – firent également très vite appel à des réalisateurs de films reconnus pour signer leurs clips), mais intéressa également rapidement les artistes plasticiens. En effet, ces derniers, attirés par cette nouvelle forme de création, furent nombreux à réaliser un ou plusieurs clips musicaux dès le début des années 1980, en marge de leur carrière artistique[3].

Si la critique cinéma s’intéressa très rapidement au clip, Serge Daney désignant même en 1987 un clip de Mondino comme le « plus joli film de l’année[4] », l’institution muséale lui consacra, quant à elle, différentes expositions en France mais aussi aux États-Unis dès le milieu des années 1980. Cet intérêt rapide des institutions pour le clip pose différentes questions, compte tenu de la nature de ce dernier. En effet, le clip, outil promotionnel conçu pour la télévision, n’a pas, a priori, sa place au musée. Pourtant en 1985, celui-ci fait son apparition dans deux expositions en France, Les Immatériaux (1985) et Paysage du clip (1985), ce qui marqua l’entrée du clip au musée, mais également le début d’une certaine reconnaissance par le monde artistique. Il sera ainsi question dans cet article de s’interroger sur les conséquences du déplacement du clip au musée par l’étude des deux expositions précédemment citées, mais également dans le cadre de l’exposition Playback qui, 20 ans plus tard, revenait sur l’influence du clip dans la création artistique. Ces trois expositions majeures concernant l’admission du clip au musée nous permettront ainsi de dessiner les rapports complexes que l’institution muséale entretient avec cette forme télévisuelle depuis les années 1980, de sa reconnaissance à une remise en question de son exposition muséale. Il sera également question de s’interroger plus largement sur l’évolution possible de la forme clip au musée.

Le clip : un objet d’étude ?

Si l’exposition collective Les Ateliers 84[5] avait déjà présenté une sélection de clips vidéo[6] l’année précédente, l’exposition Les Immatériaux[7] organisée du 28 mars au 15 juillet 1985 au Centre Georges Pompidou intégra le clip vidéo de manière inédite. Conçue sous le commissariat général de Jean-François Lyotard et le commissariat de Thierry Chaput pour le Centre de Création Industrielle autour de la question de la « postmodernité[8] », l’exposition se voulait une réflexion sur l’époque autour des questions d’immatérialité qui devenaient de plus en plus présentes avec le développement des nouvelles technologies[9]. Le clip vidéo, par sa nouveauté, mais aussi parce qu’il fut très vite considéré comme un symbole de cette « postmodernité », en raison de l’hétérogénéité et de la multiplicité qu’il renfermait et de son « esthétique de la miette, du fragment[10] », avait, à juste titre, toute sa place dans l’exposition.

Remettant en question la présentation traditionnelle des expositions, Les Immatériaux était conçue comme un projet de recherche dans lequel le visiteur circulait sans parcours prédéfini parmi les différentes sections organisées selon cinq entrées possibles et simplement séparées par des trames suspendues[11]. Par conséquent, il n’était pas question de présenter un simple programme de clips vidéo, mais d’interroger le format, de le décrypter et d’en faire son étude. Toute une section, celle nommée « Le corps chanté », était dévolue au clip sous forme d’une bande vidéo intitulée Clips à la loupe. Celle-ci avait été réalisée par Jean-Paul Fargier[12], critique de cinéma et enseignant au département de Cinéma de l’Université Paris VIII Vincennes, et par Christophe Bargues, déjà responsable de la sélection de clips diffusée lors de l’exposition Les Ateliers 84 quelques mois plus tôt à l’ARC.

La bande vidéo en question avait été conçue comme une étude visuelle qui mettait « en évidence la syntaxe, les effets d’écriture particuliers aux vidéo-clips[13] » autour du corps de l’interprète. Présenté sur trois grands moniteurs vidéo accrochés à environ 1m50 du sol et placés dans trois angles de la section de l’exposition[14], le montage répertoriait sur une durée de 33 minutes les différents effets visuels présents dans 60 clips, aussi bien français, anglais ou américains. Les deux réalisateurs souhaitaient, à travers cette bande, développer une histoire et une analyse du format nouveau qu’était encore le clip vidéo.

Si Clips à la loupe ne fut peut-être pas l’élément le plus notable de cette exposition-concept majeure, elle occupe une place importante dans la légitimation du clip du côté du monde de l’art et de l’institution muséale en France. Contrairement aux expositions qui présentèrent des clips à la même période – notamment Les Ateliers 84 déjà cités, Paysage du Clip quelques mois plus tard, ou encore, la même année, l’exposition Music Video: the Industry and Its Fringes au Museum of Modern Art de New York (MoMA) – et qui fonctionnaient essentiellement par programmes de clips, l’exposition Les Immatériaux fut la première et la seule à proposer une véritable analyse plastique du clip vidéo grâce à sa bande Clips à la loupe. Reprenant le modèle de l’analyse de film, Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues proposaient un décryptage de l’écriture du clip en s’intéressant au corps des chanteurs des premières années de la décennie 1980, notamment dans ses différentes apparitions, disparitions ou dédoublements. Pour Jean-Paul Fargier, un clip était destiné à renforcer l’image de marque du chanteur et de sa chanson, et était constitué par conséquent d’images marquantes : « des images facilement repérables, rapidement identifiables, instantanément décodables, donc hyper-codées, hyper-connues, hyper-définies[15]. »

Dans la bande vidéo Clips à la loupe, les différents clips sont disséqués, coupés en très courtes séquences de quelques secondes pour illustrer à chaque fois une manifestation du corps du chanteur selon les différents effets répertoriés, en prenant comme technique celle du zapping déjà utilisée dans de nombreux clips[16]. Le montage est constitué de deux parties intitulées pour la première « Une aventure du corps » et pour la seconde « Péripéties de l’image », d’une dizaine de minutes chacune. Chaque thématique est introduite par un carton, puis illustrée par plusieurs extraits (entre un et cinq) provenant de la soixantaine de clips sélectionnés. Différents extraits d’un même clip vidéo ont pu être utilisés pour illustrer différentes thématiques de la vidéo. Les réalisateurs voulaient ainsi mettre au jour les figures de style récurrentes dans les différents vidéo-clips commerciaux que l’on pouvait voir à la télévision au début des années 1980 et les techniques utilisées en masse dans ces productions. Le but était en premier lieu pédagogique : montrer au visiteur de l’exposition que le clip était un genre audiovisuel nouveau, qui avait sa propre écriture et possédait un même vocabulaire plastique.

Objet de la première partie du montage, le corps du chanteur dans les clips du début des années 1980 était à l’image du format lui-même : hétérogène, multiple et fragmenté, mais également de celle de l’exposition. De même que Clips à la loupe était composé de bribes de clips, Les Immatériaux étaient constitués d’une multitude de sections mêlant diverses disciplines allant de l’art à la science, en passant par les nouvelles technologies et la philosophie, entre autres sujets traités. Le spectateur allait d’un site à un autre sans transition, dans un parcours libre, grâce à une scénographie uniquement constituée de trames métalliques suspendues plus ou moins opaques. Le format clip répondait bien à cette scénographie, avec ses effets vidéo s’enchaînant. La présence de la bande se plaçait également dans une démarche d’ouvrir le musée à de nouvelles formes d’exposition. Le spectateur pouvait en regarder un extrait en parcourant l’exposition ou s’arrêter pour la visionner en entier.

La question du corps est toujours présente dans la deuxième partie de la bande, mais celle-ci titrée « Une péripétie de l’image » décrypte plus particulièrement les effets utilisés de manière récurrente dans les clips vidéo de cette époque. Si Clips à la loupe concourait à la reconnaissance du clip comme une nouvelle forme artistique en proposant une analyse qui montrait la spécificité de la forme, la dernière partie de la bande parachevait ce travail en dévoilant les noms des réalisateurs des clips employés. En effet, le montage se conclut par un générique listant la totalité des clips utilisés, les uns après les autres, avec pour chacun le titre de la chanson, le nom du chanteur, celui de la maison de disque et, plus inédit, le nom du réalisateur de la vidéo inscrits sur l’image. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui, les réalisateurs de clip sont restés très souvent inconnus du grand public – et d’autant plus à l’époque –, leur nom n’étant pas indiqué lors de la diffusion du clip à la télévision. Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, en les citant un à un, les sortaient ainsi de leur anonymat. Ils leur rendaient leur statut d’auteurs voire d’artistes. Et pour aller plus loin, reconnaître les réalisateurs comme auteurs de leur clip permettait également d’admettre le clip comme une œuvre ou un objet autonome, et non plus comme une simple forme promotionnelle.

Si la fragmentation des différents clips peut poser problème, en détruisant notamment leur unité intrinsèque, Clips à la loupe reste un matériel didactique, qui, en l’occurrence, propose des clés aux visiteurs pour décoder un nouveau format télévisuel. Ainsi, au sein même d’une exposition manifeste, qui entendait, entre autres, réfléchir sur les façons de regarder et d’écouter les différents registres d’images, le clip vidéo tenait une place de choix, observé « à la loupe », au même titre que d’autres matériaux issus de différents domaines de recherche comme les sciences dures ou les sciences de la communication. La présence du vidéo-clip dans cette exposition marquait de surcroît l’intérêt grandissant de cet objet culturel aux yeux de l’institution muséale ; un intérêt confirmé lors de l’exposition Paysage du clip quelques mois plus tard.

Vers une reconnaissance du clip comme forme artistique ?

Contrairement à l’exposition Les Immatériaux dans laquelle le clip n’avait occupé qu’une section parmi plus de soixante autres au sein d’une thématique plus large, Paysage du clip[17] organisée la même année, du 2 octobre au 11 novembre 1985, également au Centre Pompidou, fut la première exposition française entièrement consacrée au clip vidéo. Organisée par Christophe Bargues, déjà coréalisateur de la bande Clips à la loupe, et coordonnée par le service des manifestations du Centre, l’exposition avait pour objectif, d’après son communiqué de presse, de rendre compte de la créativité, de l’expérimentation et de la grande diversité des productions de clips vidéo depuis les sept dernières années :

« Sur les écrans du grand foyer seront projetées des images diversifiées tant par leurs formes d’expression que par les techniques utilisées et les budgets.

Leurs auteurs ont exploré à partir de la musique rock, l’espace où se rencontrent la danse, la mode, la photographie, le cinéma, la bande dessinée…

Cette expression actuelle, issue du rock et de la télévision, connaît une grande popularité qui a permis au clip de devenir un champ d’expérimentation privilégié pour les créateurs.

Le vidéo-clip s’est imposé comme une des formes de spectacle des années 80. C’est dans cet esprit que Christophe Bargues, responsable de la manifestation Paysage du clip, a collaboré avec Rock America pour cette première rétrospective consacrée au clip[18]. »

Ainsi, il ne s’agissait plus de réaliser une étude des différentes figures visuelles du clip, mais de concevoir une rétrospective entière de la jeune forme télévisuelle qu’était encore le clip vidéo. L’exposition voulait ainsi célébrer ce nouveau mode d’expression, mélangeant son et image avec créativité. En consacrant toute une exposition au clip, Paysage du clip, précédée le mois d’avant de l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes[19] au MoMA de New York, confirmait la reconnaissance du clip par l’institution muséale comme une des formes artistiques les plus novatrices du moment. Par ce biais, le clip acquérait un statut artistique. Ces deux expositions préfiguraient également l’entrée du clip dans les collections des deux musées[20], ce qui achevait le processus de consécration du clip par le monde muséal.

Dans Paysage du clip, les clips choisis étaient diffusés non plus par fragments, mais en intégralité. Tous avaient été privilégiés pour leur importance plastique et historique, et non plus simplement pour les effets visuels qu’ils contenaient. L’entrée étant libre, les visiteurs du Centre avaient tout le loisir de venir découvrir une riche sélection de plus de 300 clips présentée au sous-sol, sur huit moniteurs, ainsi que sur un grand écran dans le foyer, au centre duquel avait été installée une structure pyramidale permettant de s’asseoir. Cette sélection représentait, au total, quinze heures de vidéos retraçant les sept dernières années de production, à laquelle s’ajoutait cinq heures de clips totalement inédits. C’est la société américaine Rockamerica[21], partenaire de l’exposition, qui avait fourni dix heures de clips, libres de droits et prêts à être diffusés, provenant de sa vidéothèque qui comptait des milliers de clips réalisés principalement entre 1975 et 1985. Les autres clips, présentés en avant-première pendant l’exposition, avaient été prêtés gracieusement par différentes maisons de disques contactées[22].

La totalité des clips vidéo était répartie en 22 programmes[23], contenant chacun entre dix et quinze clips. Selon un ordre qui changeait chaque jour, les programmes de clips s’enchaînaient, reprenant ainsi le flux de clips d’une chaîne musicale. Il était donc possible de voir dans une même journée sept ou huit des 22 programmes. Il fallait néanmoins plusieurs jours pour voir la totalité des 300 clips de l’exposition. Excepté les quatre derniers programmes consacrés exclusivement à un collectif ou à un seul réalisateur, les autres programmes présentaient des clips de musiciens américains, anglais, mais aussi français, de différents styles musicaux, sans classement chronologique ni distinction géographique[24]. Ces choix permettaient de donner un aperçu de la diversité de la production de clips de réalisateurs venant aussi bien des États-Unis, d’Europe que d’Australie depuis la fin des années 1970.

Si l’objectif de Paysage du clip était de proposer un véritable panorama de la forme clip depuis ses débuts, l’exposition n’incarnait pas simplement la version muséale d’une chaîne musicale dont elle reprenait les codes et les modes de programmation. Elle se voulait également une étude du format et de son industrie. En guise de catalogue, un supplément du journal Libération avait été édité pour l’exposition qui contenait de nombreux articles de journalistes ou spécialistes du clip retraçant son histoire et qui interrogeaient ses liens avec la musique. Ils consacraient en particulier des focus sur la production de certains pays ou certains réalisateurs, faisant ainsi écho aux quatre programmes monographiques sur un réalisateur ou un collectif de réalisateurs de clips[25]. Au-delà de la vue d’ensemble ainsi offerte sur le travail d’un créateur, ces programmes affirmaient le statut d’auteur de ces réalisateurs de clips, à l’image des articles et interviews qui leur étaient consacrés dans le supplément de Libération[26]. Cette reconnaissance participait indubitablement à la légitimation du clip comme forme artistique. Suivant cette logique, étaient indiqués les noms de tous les réalisateurs, au même titre que celui des musiciens pour lesquels le clip avait été conçu[27]. Cette identification et cette légitimation des réalisateurs se plaçaient à l’opposé des pratiques de diffusion télévisuelle des clips. En effet, il fallut attendre 1992 pour que MTV commence à mentionner le nom d’un réalisateur de clip diffusé à l’antenne, s’ajoutant alors au nom de l’interprète et au titre de la chanson, parfois même à la maison de disque[28]. Cette reconnaissance tardive du réalisateur de clip à la télévision s’explique par le fait que ce format est à l’origine un produit dérivé de la musique, un outil promotionnel au service du titre musical qui ne devait avoir d’autre fin que de vendre le disque du chanteur. Initialement, il n’était pas considéré comme un objet artistique à part entière. Seuls les réalisateurs avec des productions originales accédaient à la notoriété[29]. Pour cela, il fallait que les titres des clips deviennent « des tubes et les artistes musicaux des stars[30] ». La consécration des réalisateurs comme auteurs par l’institution muséale reposait donc sur la reconnaissance du clip comme objet artistique autonome en raison de ses qualités plastiques.

Malgré une scénographie assez sommaire (assises, télévisions et bandes vidéo situées dans le sous-sol d’un musée), cette exposition participa à cette reconnaissance, tels que les spécialistes de l’image et du son, mais aussi les téléspectateurs, chez eux, l’avaient précocement perçu. Dans ce sens, elle s’inscrivait dans un courant global. En effet, cet intérêt pour le clip perdura pendant toute la fin des années 1980 avec d’autres expositions sur le sujet en Europe et aux États-Unis. L’exposition The Arts for Television du Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1987 par exemple, consacrée aux travaux d’artistes à la télévision, présenta de nombreux clips vidéo réalisés par des plasticiens dans les années 1980 dans la section « Music », parmi d’autres bandes vidéo[31]. Les deux expositions Art of Music Video et Art of Music Video: Ten Years After organisées par Michael Nash, responsable du département « Media Arts » au Long Beach Museum of Art, en août 1989 et en août 1991[32] achevèrent d’intégrer le clip dans une filiation artistique plus ancienne et plus large allant des films de Bruce Conner, aux vidéos de Nam June Paik, et des premiers films musicaux d’Oskar Fischinger aux ancêtres du clip tels que le Soundie et le Scopitone.

De la reconnaissance muséale à la reprise artistique

Vingt ans plus tard, le projet de l’exposition Playback, organisée par la commissaire Anne Dressen, du 20 octobre 2007 au 6 janvier 2008, dans les espaces de l’ARC[33] au musée d’Art moderne de la ville de Paris, pouvait être vu comme la suite logique, voire l’aboutissement des différentes expositions de clip ayant eu lieu dans les années 1980-90 et de l’entrée du format dans différentes collections de musées. L’exposition avait en effet pour sujet le clip vidéo, or, contrairement aux deux expositions étudiées précédemment, le corpus choisi n’était plus constitué de clips commerciaux, mais exclusivement de clips réalisés par des artistes plasticiens et de vidéos artistiques s’inspirant du format. L’exposition se voulait ainsi une exploration « des incursions de plasticiens dans le champ sonore à travers l’image[34]. » Il était question, selon le communiqué de presse, de rendre compte d’une pratique artistique courante, mais peu présentée et donc assez mal connue du grand public :

« Que ce soit d’authentiques clips réalisés par des artistes pour une maison de disque, ou des vidéos d’artistes empruntant librement le format du clip, il s’agit d’une pratique artistique répandue, parfois officieuse, et toujours sous exposée. Playback dévoilera ainsi une cinquantaine d’œuvres d’artistes internationaux émergents et confirmés, réalisées entre le début des années 1980 et aujourd’hui[35]. »

Le projet de l’exposition n’était plus de faire entrer le clip vidéo au musée, puisque la légitimation du format avait déjà été entérinée par différentes expositions dans les années 1980. Il s’agissait plutôt d’asseoir la légitimité artistique du clip en mettant l’accent sur la reprise de ses codes par des artistes dont la production était peu connue, voire ignorée du grand public. Playback se différenciait ainsi des précédentes expositions. Si le sujet était la reprise du format clip et de ses codes par les artistes, les modèles commerciaux dont avaient pu s’inspirer ces artistes étaient totalement absents de l’exposition. Playback marquait une rupture avec les expositions précédentes en se concentrant sur des versions d’artistes. L’exposition remettait ainsi en question la dimension artistique de la majeure partie de la production de clips affirmée par les expositions antérieures, réinstaurant par-là même une hiérarchie entre réalisations d’artistes et réalisations commerciales.

Une scénographie à contre sens ?

Pourtant, à la différence du choix des vidéos exclusivement constitué de réalisations d’artistes, la scénographie de Playback se distinguait des scénographies muséales neutres plus habituelles pour présenter de manière assez paradoxale les vidéos choisies dans différents lieux courants de consommation de clips à travers des reconstitutions. Pour cela, le directeur artistique, Jean-Michel Bertin, spécialisé dans la publicité et le clip vidéo, avait conçu quatre univers distincts pour accueillir et diffuser les quelques 70 clips et vidéos d’artistes dans les espaces de l’ARC. Les vidéos étaient regroupées et classées en cinq programmes, chacun explorant une thématique générale. La volonté d’une telle démarche était de replacer le clip comme « objet de consommation quotidien[36] », avec la présentation de différents programmes de vidéos de façon à « simuler un programme télé en flux continu[37] ». Un tel choix scénographique nous apparaît entrer en contradiction avec le choix des vidéos présentées : quel est l’objectif d’introduire et de recréer au musée des lieux de consommation du clip vidéo pour des clips non commerciaux, ou affirmant leur caractère artistique et qui, de ce fait, n’ont en aucun cas été créés pour être vus dans ce contexte ? Au contraire, une scénographie de ce type aurait mieux convenu à la présentation de clips commerciaux.

Avec un titre reprenant le vocabulaire de l’industrie musicale, « Best of/Danse », le premier programme proposait de découvrir, dans un espace transformé en simulacre de salle de sport, quinze vidéos qui, toutes à leur façon, s’inspiraient de clips vidéo chorégraphiés et dans lesquels la danse tenait une place centrale. Les visiteurs de l’exposition les découvraient sur les écrans de cinq tapis de course mis à leur disposition et dont ils pouvaient se servir, mais également sur des écrans plats présents dans l’espace. Au fond de cette salle, un mur d’écrans, comparable à ceux disposés dans certains lieux publics, diffusait la deuxième sélection de vidéos nommée « Best of/Posture », qui regroupait quatorze vidéos musicales choisies, au contraire de la première section, pour leur côté statique. Y étaient présentées des « poses frontales pour captiver le spectateur[38] » ou des « mouvements factices comme dans le dessin animé[39] ». Dans la salle suivante, une cabine privative permettait au visiteur de voir différentes vidéos d’artistes jouant sur le principe du karaoké. La présence d’un micro permettait ainsi aux visiteurs de chanter sur les pastiches artistiques de vidéos de karaoké – pour certains décalés par rapport au modèle original. Pour la section « Bootleg/Covers & Alike », un salon équipé d’un home cinéma avec vidéo-projection, et comprenant plusieurs canapés, avait été recréé et proposait différentes vidéos dans l’esprit des vidéos amateur qui commençaient à fleurir sur Internet au milieu des années 2000, notamment sur les sites de partage de vidéos[40]. Si ces différentes vidéos étaient réalisées, souvent par des adolescents et avec le peu de moyens à leur disposition (à l’aide d’un caméscope ou parfois même grâce à la webcam de leur ordinateur personnel, à l’intérieur de leur foyer et très souvent dans leur chambre), leur diffusion se faisait ensuite sur Internet. Tout comme ces vidéos, les vidéos d’artistes de la section, réalisées elles aussi avec une technologie souvent sommaire, n’avaient pas pour ambition d’être diffusées sur un dispositif audiovisuel tel qu’un home cinéma comme c’était le cas dans l’exposition. La haute qualité de l’équipement pouvait au demeurant rendre davantage visible la faible qualité technique des réalisations artistiques.

Le principe de cette compilation était de présenter aux visiteurs des vidéos d’artistes fonctionnant sur le principe de la reprise ou de la citation de clips plus ou moins revendiquées. Si certains clips vidéo, dont s’étaient inspirés les artistes pour réaliser leurs vidéos, avaient en effet pu bénéficier d’une débauche de moyens similaire à ceux employés dans l’industrie du cinéma, leurs équivalents artistiques se distinguaient, au contraire, par leur simplicité. A contrario du clip Thriller[41] (1983) de Michael Jackson, conçu comme un court-métrage à gros budget (qui n’aurait d’ailleurs pas détonné sur l’équipement home cinéma), la version revisitée qu’en proposait Kati Rule avec I’m a Lover, not a Dancer (2002) n’avait pas, dans l’exposition, le même rendu sur un tel dispositif. En effet, dans cette courte vidéo l’artiste avait remplacé les décors de cinéma par celui de son garage et les costumes du clip par une simple veste de survêtement pour reprendre de manière approximative un des numéros de danse du clip. Cependant, la présence d’un ordinateur dans la salle permettant d’accéder à la page MySpace de l’exposition rappelait l’importance du clip vidéo en tant que modèle, notamment dans la pratique amateur, telle qu’on la trouve sur les plateformes de partage de vidéos. La sélection de vidéos dans la même salle réaffirmait, quant à elle, l’antériorité du phénomène dans la pratique artistique.

La dernière salle de l’exposition à laquelle le visiteur accédait par deux portes vitrées proposait un semblant de magasin d’électroménager présentant un mur entier de téléviseurs diffusant en boucle les mêmes clips musicaux de la sélection « Seen on TV ». En effet, cette dernière partie, comme son nom l’indiquait, présentait un ensemble de clips, tous réalisés par des artistes plasticiens dans un contexte de production commerciale, pour une diffusion télévisuelle et répondant à une commande. Si toute l’exposition s’intéressait au rapport des artistes au clip vidéo commercial dans leur pratique, cette dernière partie était pourtant la seule à proposer de réels clips vidéo et par conséquent voués à être diffusés à la télévision sur différentes chaînes musicales que le visiteur aurait pu voir et connaître. Cette sélection posait la question de la signature dans un contexte industriel, où les auteurs des vidéos sont la grande majorité du temps inconnus du public, alors qu’il peut s’agir d’artistes très largement reconnus dans le monde de l’art, comme en attestent les clips sélectionnés, réalisés entre autres par Andy Warhol ou encore Damien Hirst[42]. Cette dernière partie de l’exposition rappelait également une des différences fondamentales concernant le statut de l’auteur aussi bien dans l’industrie du clip que dans l’institution artistique. Alors que le musée s’emploie à identifier et nommer les auteurs des œuvres qu’il expose, ces mêmes auteurs peinent souvent à obtenir la visibilité qu’ils méritent quand leurs clips sont diffusés à la télévision.

Une telle mise en exposition pouvait être comprise comme une volonté ludique de présenter ces productions artistiques, en replaçant le visiteur dans des lieux de la vie quotidienne. Julien Péquignot, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication, dans un article critique qu’il consacra à l’exposition interrogeait ce parti pris sous l’angle de la démocratisation de l’art :

« Le but affiché était de proposer des ponts entre des univers a priori hétérogènes voire antinomiques. D’abord, bien sûr, entre le clip – objet avant tout commercial – et l’art contemporain. Mais aussi entre la télévision, le Web 2.0 (l’exposition était sponsorisée par MTV et en partenariat avec Myspace) et le musée, entre la création et le divertissement ou encore entre des pratiques de consommation grand public. Autrement dit, des problématiques usuellement réservées à une élite et d’autres typiques de la culture de masse.

Un double contre-pied était ainsi pris par cette exposition, d’une part avec le choix de clips réalisés par des artistes contemporains au lieu de clips issus du circuit habituel de production, d’autre part avec le principe d’importer au musée une forme – le clip – et des lieux et pratiques de la vie de tous les jours – salle de sport, magasin, Internet, salon privé, etc. Cette double contradiction ne pouvait que raviver les débats et les polémiques sur des questions telles qu’art et commerce, culture et industrie, pratique d’élite et consommation de masse et inviter à (re-)penser les notions de démocratisation de l’art[43] […]. »

Si cet auteur posait la question de la démocratisation de l’art au début de son article, il la relativisait en conclusion, allant jusqu’à la rejeter complètement :

« Le destinataire de l’exposition n’est en aucun cas le grand public, celui qui regarde les clips et ne va pas dans les musées. Pour ce faire il aurait fallu que ces clips d’artistes soient effectivement visibles chez Darty ou au Club Med Gym ou que les écrans disposés dans l’exposition soient reliés en direct aux chaînes musicales diffusées à la télévision. En d’autres termes, nous ne sommes ni face à une tentative de démocratisation de l’art contemporain ni face à une entreprise de légitimation d’une pratique populaire[44]. »

Et c’est cet entre-deux qui a bien posé problème et qui a pu desservir les productions exposées. Les amateurs de clips ne sont, en effet, pas forcément ceux qui se déplacent au musée et vice-versa. Ainsi, la présentation des différentes vidéos et clips d’artistes dans une scénographie recréant différents lieux de consommation du clip vidéo n’aidait pas à comprendre ce qui était donné à voir au public, mais pouvait au contraire le perturber davantage, compte tenu du décalage existant entre le contenu de l’exposition et son mode de présentation. La mise en espace pouvait certes occasionner un côté ludique à l’exposition qui plaisait au public[45], mais c’était également prendre le risque de tendre vers la spectacularisation. Qu’ont retenu les visiteurs à la sortie de l’exposition, excepté la possibilité qu’ils ont eu de faire du tapis de course dans les espaces du musée ? Alors que le musée peut être un lieu de réflexions et de partage d’expériences, l’exposition ne proposait aucune étude de fond sur le format clip. C’est également une des remarques qu’adressait la critique d’art Claire Moulène à l’encontre de l’exposition dans l’article qu’elle lui consacra dans Les Inrockuptibles[46]. Elle s’interrogeait notamment sur la pertinence du déplacement du clip au musée. Pour elle, « cette délocalisation du clip aurait nécessité une vraie réflexion sur la définition même de cet objet hybride[47] » qui n’est pas présente dans l’exposition. Interroger son rôle au sein de l’industrie culturelle et sur les formes esthétiques qu’il suscite aurait été également nécessaire. Il aurait été de surcroît intéressant de confronter les vidéos d’artistes présentées aux modèles commerciaux dont celles-ci s’inspiraient, montrant ainsi de quelle manière un format télévisuel avait pu influencer certains artistes plasticiens dans leurs pratiques et de quelle façon cette perméabilité s’était traduite dans leurs productions[48]. Le sujet de l’exposition portait sur la relecture du clip et de ses codes par les artistes, encore fallait-il connaître les modèles rejoués. Replacer au sein de la production plastique des artistes les commandes que l’industrie musicale leur avait passées aurait pu également mettre en évidence les liens existants entre les artistes et la culture populaire de manière plus générale.

De plus, peu d’outils de médiation étaient à la disposition du public pour l’aider dans sa compréhension des œuvres, excepté le livret remis à chaque visiteur comportant un court texte de présentation et la liste des vidéos diffusées, ainsi que les textes de présentation des différentes sections déjà présents dans les salles. Pour les visiteurs qui souhaitaient davantage d’explications, des visites guidées étaient organisées une fois par jour, mais uniquement le week-end. Un catalogue de 168 pages[49] accompagnait également l’exposition et comprenait divers textes portant tous sur le clip vidéo, mais n’avaient pas véritablement de liens avec les vidéos présentées dans l’exposition, à l’exception du texte de la commissaire[50]. Le sujet de l’exposition ne manquait pas d’intérêt, étant donné le caractère inédit des œuvres rassemblées et du sujet abordé. Mais en présentant des vidéos qui, pour la majorité, n’étaient pas destinées à la diffusion télévisuelle dans un contexte recréant, de manière paradoxale, les conditions de consommation du clip, l’exposition brouillait davantage les pistes qu’elle ne les éclairait[51].

En proposant une exposition sur l’influence du clip vidéo dans la création d’artistes contemporains mais sans exposer les modèles commerciaux auxquels se référaient ces artistes, Playback illustrait l’ambivalence dont fait désormais preuve l’institution muséale face au clip. Si dans les années 1980, celui-ci avait été célébré comme un nouveau format de création mêlant images en mouvement et musique populaire à travers différentes expositions, mais également par son entrée dans différentes collections de musées, son exposition se fait désormais de plus en plus rare. Sa disparition du musée provient sans doute de sa nature commerciale et télévisuelle. La question de la place du clip au musée continue d’ailleurs à se poser, notamment autour de récentes collaborations réalisées entre artistes plasticiens et chanteurs populaires. C’est ainsi qu’en juillet 2015 certains journalistes ont pu remettre en question la légitimité de la présence de la dernière vidéo[52] de Steve McQueen pour Kanye West dans les collections permanentes du Los Angeles County Museum of Art (LACMA)[53], preuve de la méfiance à voir l’objet clip entrer au musée. Pourtant si la vidéo All Day/I Feel like that réalisée par McQueen soulignait par sa présentation au LACMA les liens toujours plus prégnants entre l’industrie musicale, les artistes et le musée, celle-ci n’est pas à proprement parler un clip. La vidéo montre le chanteur interpréter deux titres dans un long plan-séquence à l’intérieur d’un ancien entrepôt naval de la banlieue londonienne. Si la vidéo prend la forme d’un clip en filmant West chantant à l’écran, elle ne fut pas réalisée dans un but promotionnel et n’était pas destinée à la diffusion télévisuelle mais, précisément, à être exposée sous forme d’installation vidéo dans un musée. Cet exemple, parmi d’autres, montre que désormais les réalisateurs choisissent de dépasser la simple forme clip pour voir leurs collaborations avec des musiciens populaires être exposées au musée. Ce phénomène témoigne de la grande hybridité de certaines collaborations artistico-musicales actuelles. Mais cela révèle surtout le fait que le clip est dorénavant tenu, pour entrer au musée, de se muer en objet artistique et se départir de ses atours promotionnels. Et il est ainsi probable qu’à l’avenir les collaborations entre plasticiens et musiciens autour d’une chanson prennent plusieurs formes, selon que la finalité soit promotionnelle ou artistique.

Notes

[1] Lancée le premier août 1981, MTV (Music Television) fut la première chaîne qui diffusa 24h/24h des clips vidéo aux États-Unis, avant d’être exportée dans d’autres pays à travers le monde.

[2] Si la forme clip et sa diffusion télévisuelle existaient bien avant la création de chaînes musicales, c’est avec leur arrivée que le clip fut institutionnalisé comme un genre télévisuel.

[3] Avec le développement de l’industrie du clip, de nombreux artistes plasticiens s’essayèrent à la réalisation de clips commerciaux, depuis les premières réalisations de The Residents et des travaux de Bruce Conner aux plus récentes collaborations de l’artiste Andrew Thomas Huang avec la chanteuse Björk. On peut également citer les réalisations de clips de Laurie Anderson, John Sanborn, Robert Longo, Pierre et Gilles ou encore de Tony Oursler parmi bien d’autres.

[4] Daney S., « Mondino, l’as de la hanche », Libération, 30 octobre 1987 ; Daney S., Le salaire du zappeur, Paris, P.O.L, 1993, p. 136-140.

[5] L’exposition eut lieu du 21 mars au 29 avril 1984 à l’ARC/musée d’Art moderne de la ville de Paris. À ce jour, nous ne disposons pas d’informations sur la mise en exposition des clips. Une étude de cette exposition reste à entreprendre. Voir Ateliers 84, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1984, non paginé.

[6] Préparée par Christophe Bargues.

[7] L’exposition occupait tout le plateau du cinquième étage du Centre Pompidou.

[8] Concept théorisé par le philosophe dès 1979. Voir Lyotard J.-F., La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

[9] Voir le dossier de presse de l’exposition : https://www.centrepompidou.fr/media/document/de/0d/de0d76bbe203394435216a975bea8618/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[10] Archives du Centre Pompidou (AGP), exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 17.

[11] Pour plus de détails, voir Déotte J.-L., « Les Immatériaux de Lyotard (1985) : un programme figural », Appareil, 10, 2012, en ligne : http://appareil.revues.org/797 (consulté en juin 2017).

[12] Jean-Paul Fargier donnait à l’époque un cours consacré au clip vidéo à l’Université Paris VIII et écrivit également plusieurs articles sur le sujet dans la revue Les Cahiers du Cinéma.

[13] AGP, exposition Les Immatériaux, Box 94033/236 : « Projet et Devis pour un montage vidéo sur les clips vidéo », de Jean-Paul Fargier et Christophe Bargues, non daté.

[14] Voir à ce sujet Wunderlich A., Der Philosoph im Museum. Die Ausstellung « Les Immatériaux » von Jean François Lyotard, Bielefeld, Transcript Verlag, 2008, p. 132. Information confirmée par Christophe Bargues lors d’une discussion avec l’auteur le 09 mars 2015.

[15] Fargier J.-P., « Mesures du clip », non daté, p. 7.

[16] Voir ibid., p. 17.

[17] L’exposition eut lieu pendant six semaines, tous les jours de 14h à 21h, dans le grand foyer au sous-sol du Centre Georges Pompidou.

[18] AGP, exposition Paysage du clip,  Box 2014025/005 : extrait du communiqué de presse de l’exposition, 1985.

[19] L’exposition organisée par le département du film du musée eut lieu du 6 septembre au 14 octobre 1985. Elle présentait un ensemble 35 clips vidéo datant de la fin des années 1970 et du début des années 1980, mais aussi des vidéos musicales plus anciennes ou des vidéos d’artistes s’inspirant de la forme clip.

[20] Le MoMA et le Centre Georges Pompidou furent les premiers musées d’art contemporain à faire entrer dans leurs collections des clips vidéo musicaux. Le MoMA acquit son premier clip en 1982, celui de « O Superman » de Laurie Anderson suivi de nombreux autres après l’exposition Music Video: The Industry and Its Fringes. Le Centre Pompidou fit entrer dans sa collection ses premiers clips en 1987, avec « Road to Nowhere » et « Once in a Lifetime » réalisés par David Byrne pour le groupe Talking Heads.

[21] Fondée en 1980 par Ed Steinberg, la société Rockamerica fut pionnière dans le domaine du vidéo-clip aux États-Unis. Elle proposa le premier service d’abonnement et de distribution de clips vidéo à la destination des disc-jockeys new-yorkais.

[22] Il s’agit des maisons de disque CBS Records, Phonogram, Virgin, RCA, WEA, Polydor, Pathé Marconi, Vogue, Chrysalis, Barclay, Ariola, ou encore Tamla Motown.

[23] Les programmes 11 à 18 avaient été sélectionnés par Rockamerica.

[24] On y retrouvait des clips vidéo pour Mick Jagger, Michael Jackson, David Bowie, The Cars, The Kinks, ZZ Top, Eurythmics, Culture Club, Cyndi Lauper, Police, Téléphone, Duran Duran, Thomas Dolby, Laurie Anderson, et bien d’autres.

[25] Les différents réalisateurs à qui avait été consacré un programme étaient le duo Godley and Creme, le Cucumber Studio, formé par Rocky Morton et Annabel Jankel, spécialisé dans le clip vidéo d’animation, le réalisateur polonais Zbigniew Rybczyński, ainsi que Christopher Robin Collins.

[26] Voir notamment les interviews de Christopher Robin Collins, Julian Temple, Dee Trattman, Vivien Munt, Godley and Creme, Lexi Godfrey et Steve Barron dans Bargues C., Bedfert P., Séguret O., Paysage du clip, supplément au n° 1354 de Libération, 1985, p. 12-13.

[27] Voir également ibid., p. 8-9.

[28] Voir Jullier L., et Péquignot J., Le clip : histoire et esthétique, Paris, A. Colin, 2013, p. 73.

[29] Voir ibid.

[30] Ibid.

[31] Voir The Arts for Television, cat. exp., Los Angeles, Museum of Contemporary Art ; Amsterdam, Stedelijk Museum, 1987.

[32] Voir Art of Music Video, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1989 ; Art of Music Video: Ten Years After, cat. exp., Long Beach, Long Beach Museum of Art, 1991.

[33] L’exposition occupait la moitié des espaces de l’ARC, l’autre moitié était dévolue à l’exposition monographique de l’artiste Mathieu Mercier intitulée Sans titres 1993-2007.

[34] Voir le communiqué de presse de l’exposition : http://www.paris-art.com/playback/ (consulté en juin 2017).

[35] Ibid.

[36] Selon les mots utilisés dans le trailer de l’exposition: http://www.dailymotion.com/video/x3lkck_playback-au-musee-d-art-moderne_news (consulté en avril 2015).

[37] Se référer également au trailer présentant l’exposition.

[38] Voir le dépliant de présentation de l’exposition distribué aux visiteurs.

[39] Ibid.

[40] Le site web d’hébergement de vidéos YouTube fut créé en février 2005 aux États-Unis (la première vidéo fut mise en ligne le 23 avril 2005). Grâce à ce site, des utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. Son équivalent français, Dailymotion, fut créé la même année, en mars 2005. Depuis d’autres sites de partage de vidéos fonctionnant sur le même principe ont vu le jour.

[41] Le clip fut réalisé en 1983 par John Landis avec un budget de production de 500 000 dollars qui fit de lui le clip le plus coûteux jamais réalisé à l’époque.

[42] Les clips « Hello Again ! » co-réalisé par Andy Warhol et Don Munroe pour le groupe The Cars en 1984 et « Country House » réalisé par Damien Hirst pour Blur en 1995 étaient diffusés parmi d’autres productions d’artistes plasticiens dans cette section.

[43] Péquignot J., « Le clip au musée : démocratisation de l’art ou légitimation d’une pratique populaire ? », Marges, no 15, 2012, p. 11.

[44] Ibid., p. 26.

[45] Voir par exemple les commentaires des visiteurs interviewés dans le trailer de l’exposition déjà cité.

[46] Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[47] Ibid.

[48] L’exposition Video hits: art [and] music video organisée par Kathryn Weir et Nicholas Chambers à la Queensland Art Gallery de Brisbane en 2004 mélangeait par exemple clips commerciaux, clips réalisés par des artistes et vidéos d’artistes inspirées de la forme clip. Voir Video Hits: Art and Music Video, cat. exp., South Brisbane, Queensland Art Gallery, 2004.

[49] Playback, cat. exp., Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2007.

[50] Voir Dressen A., « Eyes Wide Tuned », ibid., p. 9-14.

[51] Voir Moulène C., « Le clip au musée », Les Inrockuptibles, no 623, 6 novembre 2007, p. 32.

[52] La vidéo fut présentée du 25 au 28 juillet 2015 au Los Angeles County Museum of Art sous la forme d’installation dans les collections permanentes. Voir la page du musée : http://www.lacma.org/art/exhibition/mcqueen-west (consultée en juillet 2016).

[53] Voir Walch M.-L., Le nouveau clip de Kanye West a-t-il sa place dans un musée ?, 24 juillet 2015, en ligne : http://www.lexpress.fr/culture/musique/le-nouveau-clip-de-kanye-west-a-t-il-sa-place-dans-un-musee_1701068.html (consulté en août 2016) ; Billault J., Kanye West et Steve McQueen au Lacma : promotion ou œuvre d’art ?, 27 juillet 2015, en ligne : http://www.exponaute.com/magazine/2015/07/27/kanye-west-et-steve-mcqueen-au-lacma-promotion-ou-oeuvre-dart/ (consulté août 2016).

Pour citer cet article : Marie Vicet, "Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)", exPosition, 2 octobre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/vicet-clip-video-musee-expositions-france/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries

par Félicie Faizand de Maupeou

 

Félicie Faizand de Maupeou est ingénieur de recherche au Labex Les Passés dans le présent (Paris Nanterre). Spécialiste de l’histoire des expositions et de l’impressionnisme, elle explore l’histoire de l’art au prisme des humanités numériques. —

 

« […] l’Impressionnisme […] fit souvent du bord un arbitre entre ce qui est dans le tableau et ce qui est hors du tableau. Mais cette tendance se combinait avec un mouvement infiniment plus important, l’amorce de la poussée décisive qui finirait par transformer la notion même de tableau, la manière dont on l’accrochait et, en fin de compte, l’espace de la galerie : le mythe de la planéité qui devient le stratège du combat de la peinture pour l’auto-définition. Le déploiement d’un espace littéral et dépourvu de profondeur dont les formes qu’il contenait ne relevaient que de l’artifice (par opposition aux formes “réelles” que revendiquait le vieil espace illusionniste) vint exercer une pression supplémentaire sur le cadre. Ici le grand inventeur est, bien entendu, Claude Monet[1]. »

Dans ces quelques lignes, tirées de l’ouvrage Inside a white cube, Brian O’Doherty désigne Claude Monet (1840-1926), le père de l’impressionnisme, comme un acteur clé de l’histoire de la peinture et des expositions. Et s’ils ne sont pas explicitement cités, les Nymphéas de l’Orangerie des Tuileries constituent la référence évidente de ce passage d’une toile qui cherche à recréer un espace illusionniste à une surface auto-référente. En concevant la mise en exposition de ses œuvres comme un tout unifié clos sur lui-même, le peintre bouscule autant les codes traditionnels de la peinture que ceux de l’exposition.

Après avoir beaucoup voyagé, après s’être exercé le regard sur de multiples motifs, après avoir exploré les alentours de sa maison de Giverny dans laquelle il s’installe en 1883, Monet resserre son regard sur son environnement proche. À partir de la fin des années 1890, il se consacre presque exclusivement à la représentation de son étang qu’il a lui-même aménagé pour en faire un motif pictural. Ce choix n’est pas fortuit. Il rappelle au contraire l’attrait de Monet pour la nature – ici synthétisée dans un jardin –, son goût pour les fleurs – incarné par les nénuphars – et sa fascination pour la représentation des reflets démultipliés – ici par la surface miroitante de l’eau. Monet plonge toujours plus en profondeur dans son motif. Aux formats carrés de la série des Bassins des Nymphéas (1899-1900), qui donnent à voir de manière clairement reconnaissable le jardin d’eau, succède celle des Paysages d’eau (approximativement 1903-1908), dans lesquels les bords de l’étang disparaissent au profit des seuls thèmes des nénuphars et des reflets du ciel. Il délaisse toute idée d’espace illusionniste qui ouvrirait vers un au-delà fictif de la toile au profit d’un fragment qu’il explore selon un double mouvement d’élargissement du motif et de la toile. Monet fond ses nénuphars dans l’ensemble d’une représentation qui a abandonné tout repère physique. Par l’abandon du cadrage et de la perspective traditionnels, Monet remet en cause la construction d’un espace illusionniste, décor d’un récit ordonné et cohérent. Les Nymphéas ne sont donc plus vraiment des motifs reconnaissables mais des taches de couleurs, des signes picturaux qui organisent ses toiles ; grands panneaux qui, à l’Orangerie, se succèdent les uns aux autres dans un continuum apparemment sans bord, ni limite.

Réalisés sur toile avec des châssis indépendants, les Nymphéas sont conçus comme des tableaux. Malgré leurs dimensions imposantes[2] et leurs qualités plastiques qui tendent à faire oublier le cadre, ils sont délimités par la surface de la toile. Ils n’ont par ailleurs pas été créés pour une destination précise. En même temps, l’idée d’employer ces œuvres à la décoration d’un lieu apparaît très tôt. Leur installation à l’Orangerie, selon une mise en exposition bien particulière pensée par le peintre, et le fait que les toiles soient rendues solidaires du lieu par le marouflage des toiles sur les murs les rapproche plutôt de la peinture murale. Néanmoins, les Nymphéas ne sont pas un programme décoratif, puisque le bâtiment qui les abrite n’a, à l’origine, pas d’autre fonction que celle d’exposer ces immenses toiles. Ils ne sont pas pour autant une œuvre in situ puisque les toiles n’ont pas été créées à l’origine pour ce lieu. Mais le spectateur n’est pas non plus en présence de rangées de tableaux superposés sur toute la surface du mur, ni d’une sélection d’œuvres à visée didactique[3]. Ni tout à fait tableau, ni peinture murale ou décor, cette succession de négation montre la difficulté qu’il y a à qualifier une œuvre qui résiste aux définitions.

C’est le caractère singulier de cette œuvre que cet article entend mettre en lumière, en montrant comment Monet, aussi bien dans l’esthétique qu’il déploie sur ses toiles que dans la scénographie qu’il conçoit, s’inscrit dans la continuité de sa carrière et pioche dans plusieurs modèles de son temps, dont il s’écarte néanmoins pour créer un ensemble qui renouvelle le lien entre l’œuvre, l’espace et le spectateur.

Histoire de la donation et du dispositif scénographique des Nymphéas

Dès qu’il passe aux très grands formats, Monet prend conscience de l’inflexion esthétique de son projet et de ses implications sur la mise en exposition des toiles. Si la destinée finale de cette œuvre apparaît assez tardivement, l’idée générale de son dispositif germe à l’inverse très tôt dans l’esprit du peintre. Dès 1898 il imagine « [u]ne pièce circulaire dont la cimaise, en dessous de la plinthe d’appui [soit à mi-hauteur de taille humaine], serait entièrement occupée par un environnement d’eau[4] ». Monet pense d’abord à un salon[5], mais la difficulté évidente d’insérer ces toiles immenses dans un espace traditionnel[6] le pousse à abandonner ces différents projets et, pendant de nombreuses années, il travaille à ces œuvres sans en connaître ni la finalité, ni la destination. Il trouve enfin dans l’armistice de la Première Guerre mondiale le dénouement attendu. Le peintre, déjà âgé, n’a pas pu participer aux combats. Mais il souhaite s’associer à la victoire par un don de plusieurs panneaux des Nymphéas à la France. L’histoire de cette donation est tortueuse et met bien des années à aboutir puisque le projet, formulé auprès de Clemenceau dès le 12 novembre 1918[7], ne se concrétisera que huit ans plus tard, après le décès de l’artiste[8]. Un des enjeux de ce long processus est le choix d’un lieu adapté à cette œuvre aux dimensions exceptionnelles et à l’esthétique novatrice.

Afin justement de s’y adapter au mieux, il est d’abord décidé de faire édifier un bâtiment spécialement dédié[9]. Un projet de pavillon dans la cour d’honneur de l’hôtel Biron, tout nouveau musée Rodin, est lancé. Sur les indications de Monet, l’architecte Louis Bonnier propose un édifice assez simple aménagé autour d’une salle circulaire éclairée par le toit autour de laquelle se répartissent quatre compositions [Fig. 1]. Cependant les exigences de Monet ne s’accordent pas avec les contraintes budgétaires et ce premier dessein est finalement abandonné au profit d’un bâtiment existant, que l’État s’engage à aménager selon la volonté de l’artiste. Le choix s’arrête sur l’Orangerie des Tuileries. Vraisemblablement selon les plans soumis par Bonnier, le nouvel architecte du projet, Camille Lefevre, propose une scénographie qui, après quelques modifications demandées par le peintre, est adoptée. Les travaux sont lancés en 1921 et s’achèvent quatre ans plus tard. Mais le peintre ne verra jamais son œuvre sur place car, refusant de se séparer de ses toiles, ce n’est qu’après sa mort qu’elles sont finalement marouflées dans les salles.

Fig. 1 : Projet d’un bâtiment dans la cour de l’hôtel Biron
Plan de la salle des Nymphéas avec la disposition des panneaux
Paris, Archives nationales F21 6028, gallica.bnf.fr

Installées dans la partie est du bâtiment, elles forment deux ellipses consécutives éclairées par une verrière dont la lumière est tamisée par un velum en tissu. Ces deux salles sont précédées d’un vestibule ovale, largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. Les toiles, directement marouflées sur les murs, sont uniquement encadrées d’une simple baguette en bois doré. Cette scénographie, voulue et dirigée par le peintre, est inscrite dans l’acte de donation qui stipule qu’aucune autre œuvre (peinture ou sculpture) ne peut être ajoutée, qu’aucune modification de l’aménagement des panneaux n’est autorisée et que les toiles ne doivent pas être vernies et encore moins vendues. Si les conditions de cette donation ne sont pas respectées, celle-ci peut être révoquée[10]. Cela ne sera jamais le cas, même lorsque, dans les années 1970, l’arrivée de la collection Walter-Guillaume entraîne d’importants travaux qui bouleversent ce dispositif original[11]. Cette inscription juridique du dispositif scénographique dans l’acte de donation démontre bien sa valeur aux yeux du peintre. La scénographie fait partie intégrante de l’œuvre qui ne saurait être vue dans d’autres conditions.

Le choix de l’Orangerie. Du dialogue entre le lieu et les œuvres

Les Nymphéas n’ont donc pas été conçus à l’origine pour l’Orangerie, mais Monet a accepté cette affectation en raison des multiples liens qui existent entre son œuvre et ce bâtiment. Et pendant les cinq années qui s’écoulent entre le choix de l’Orangerie[12] et l’installation des panneaux, le peintre n’a eu de cesse de reprendre ses toiles et d’ajuster le dispositif général afin de souligner ces liens. Il existe un double mouvement d’adaptation des œuvres au lieu, par le travail du peintre sur les toiles, et du lieu aux œuvres, par la mise en point du dispositif scénographique[13]. La mise en exposition des Nymphéas fonde donc finalement leur singularité sur le dialogue entre les panneaux et leur environnement plus large.

L’environnement immédiat de l’Orangerie correspond aux thèmes récurrents déployés dans l’œuvre de Monet : la nature, dont le jardin des Tuileries est le « modèle réduit[14] », et la Seine, paysage d’eau tant aimé et qu’il a si souvent représenté. Si les salles elles-mêmes sont aveugles, ce lien se construit visuellement dans le vestibule largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. L’édifice est d’ailleurs construit le long de la rive du fleuve qui dessine l’axe historique de Paris. L’entrée à l’est permet de suivre la trajectoire du soleil dans la progression au sein du bâtiment. L’ordre des toiles semble reprendre ce cheminement solaire. Le peintre ne s’est pas expliqué à ce propos mais on sait qu’il y a longuement travaillé. Les huit panneaux de l’Orangerie sont en fait constitués de 22 toiles qu’il faut assembler. Pour cela, Monet fait réaliser un système de châssis mobiles qui lui permet de déplacer les toiles [Fig. 2]. C’est finalement Clemenceau qui, dans une description très poétique de son parcours, éclaire le public sur ces « étapes du drame que se joue le monde à lui-même[15] ». D’après lui, l’installation fait pénétrer le public dans un spectacle naturel qui, reproduisant l’ordre cosmique, progresse entre ombre et lumière, du matin jusqu’au soir. La lumière naturelle zénithale, qui évolue tout au long de la journée, souligne ce cheminement et tend à recréer les conditions de regard du peintre devant son jardin d’eau. La fluidité du motif aquatique est quant à elle accentuée par la courbure des murs et le mouvement du spectateur, qui peut circuler librement grâce au dédoublement des passages entre les deux salles. Finalement, comme en témoigne le critique Raymond Régamey en 1927, « [i]l y a une harmonie aussi certaine que mystérieuse, assurément voulue, entre le caractère de cette peinture et la douceur des courbes ovales. La sobriété de la mouluration concourt à la paix et à la continuité d’effet de l’ensemble[16] ».

Fig. 2 : Claude Monet, peintre, dans son atelier, 1926, photographie de presse, Agence de presse Meurisse / 0030.
gallica.bnf.fr

Les Nymphéas ou l’aboutissement d’un questionnement artistique

La volonté de créer un ensemble cohérent s’inscrit dans la continuité de différentes recherches menées par Monet tout au long de sa carrière. Décor, scénographie et série : ces préoccupations se retrouvent dans la grande œuvre finale de l’artiste.

Du décoratif chez Monet

Si la veine décorative des impressionnistes n’est aujourd’hui pas toujours bien reconnue[17], elle est à l’époque bien attestée. Monet qualifie ainsi lui-même ses Nymphéas de « Grandes Décorations ». À plusieurs reprises, Pissarro met également en avant ce qu’il considère comme une qualité de la peinture de son camarade. En 1883, il écrit à Karl Huysmans pour s’étonner qu’il n’ait pas été frappé par « cette vision si étonnante, cet exécutant phénoménal, ce sentiment décoratif si grand et si rare dès 1870[18] ». La même année, à l’occasion de l’exposition qui se déroule chez son principal marchand Paul Durand-Ruel, Gustave Geffroy qualifie Monet de « maître-décorateur[19] ». Et dans les années 1920, le critique François Thiébault-Sisson fait de l’agrandissement du motif original des Nymphéas un des moteurs de l’évolution décorative des toiles : « Claude Monet avait élargi le motif initial avec une noblesse, une ampleur et un sens instructif du décor dont on ne l’aurait jamais soupçonné[20] ».

Au-delà des caractéristiques plastiques associées au décoratif que Monet développe dans les Nymphéas – élargissement du motif et remise en cause du cadrage et de la composition traditionnels –, il importe de noter que celui-ci s’est aussi essayé à la réalisation de véritables décors, qui ont joué un rôle important dans la maturation du projet des Nymphéas. À la quatrième exposition impressionniste en 1879, Monet présente un tableau sous le titre Les Dindons, décoration non terminée. Cette œuvre fait partie d’un ensemble de quatre toiles destinées à la salle à manger de son mécène Ernest Hoschédé dans son château de Montgeron[21]. Chacune[22] représente une partie différente du parc de la propriété et les activités qui s’y déroulent. Avec ce projet, Monet s’essaie à la conception d’un ensemble de toiles cohérent pour un lieu défini. Quelques années plus tard, c’est pour Durand-Ruel que le peintre s’attelle à la réalisation d’un projet décoratif sous la forme de panneaux pour les portes de son salon[23]. Ces peintures représentent toutes des natures mortes sur fond uni, ce qui devait donner à l’ensemble une grande homogénéité, caractéristique qui se retrouve dans les grandes décorations des Nymphéas. Cette attention portée à l’harmonie entre l’œuvre et son lieu d’exposition reflète l’importance qu’il accorde aux questions d’accrochage et dont les essais tout au long de sa carrière constituent autant de jalons dans l’élaboration de son projet des Nymphéas. À l’évocation des expérimentations scénographiques de Monet, les premières images qui apparaissent immanquablement sont celles de la fameuse salle à manger de sa maison de Giverny, dont le jaune très soutenu des murs fait ressortir les aplats de couleurs des estampes japonaises[24] de sa collection, et celles de sa cuisine dont le bleu répond à celui des faïences qui l’ornent.

Si on peut encore aujourd’hui admirer cet aménagement, on ne conserve à l’inverse malheureusement aucun témoignage iconographique des accrochages des très nombreuses expositions qui ponctuent la carrière de l’artiste. Il faut donc croiser les sources textuelles, en particulier la correspondance et les articles de presse, pour se faire une idée de ces expériences dans lesquelles la scénographie des Nymphéas puise ses racines.

Mises en exposition et recherches scénographiques

Aussi novateur soit-il dans le domaine scénographique, Monet ancre ses recherches dans un contexte propice. À l’époque, les conditions d’accrochage des œuvres d’art, en particulier au Salon des Beaux-arts, font l’objet de critiques toujours plus nombreuses de la part des commentateurs et des artistes[25]. Plusieurs sociétés, dont le Cercle de l’Union artistique[26] ou les Aquarellistes, organisent leurs propres expositions dans lesquelles leurs membres cherchent à créer des scénographies plus intimistes, en divisant les espaces d’exposition, en limitant le nombre de toiles à deux ou trois rangées, en travaillant sur l’éclairage et en réunissant les œuvres d’un même artiste[27]. Les impressionnistes, qui expérimentent eux-aussi ces nouvelles formes d’accrochage dans leurs expositions de groupe, s’inscrivent pleinement dans ce courant. Grâce au succès qu’il rencontre à partir des années 1880, Monet peut multiplier les expositions personnelles[28], type de manifestation qui lui offre une maîtrise encore plus grande des conditions de monstration de ses œuvres. Le peintre sélectionne avec soin les toiles qu’il présente et préside la plupart du temps à leur installation. En 1889 par exemple, lors de son exposition conjointe avec Rodin, Monet se désespère de l’attitude du sculpteur qui, venu installer ses œuvres après qu’il a lui-même accroché ses peintures, contredit tout le sens de la présentation qu’il avait imaginée[29]. Cet impératif se révèle toujours plus décisif au fur et à mesure que la série s’impose dans sa pratique.

L’esthétique sérielle et ses implications scénographiques

Dans un premier temps, l’idée de multiplier les toiles représentant un même motif selon un point de vue et un cadrage similaires constitue la réponse empirique du peintre au problème esthétique de saisir l’« enveloppement des formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression plastique de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit[30] ». Mais très vite, le principe de la série se formalise dans la pratique de Monet qui conçoit ces ensembles de toiles comme un tout cohérent. Envisagées comme tel dès leur conception, ces séries prennent tout leur sens si elles sont vues ensemble. C’est en les observant rassemblées que le spectateur peut comprendre la cohérence de la démarche créatrice de l’artiste et en les comparant que la singularité de chaque œuvre lui apparaît. Monet prend très tôt conscience des répercussions scénographiques de ce procédé et, avant même que la série ne soit réellement formalisée dans sa pratique, il cherche à réunir ses séquences de peinture. Il présente à Paris six versions de la Gare Saint-Lazare à la troisième exposition du groupe impressionniste en 1877, dix toiles rapportées de Belle-Île à la sixième Exposition internationale de peintures chez Georges Petit en 1887 et dix Marines d’Antibes l’année suivante chez Théo van Gogh[31]. Puis le procédé se systématise avec les séries des années 1890 qui font toutes l’objet d’une exposition dédiée chez Durand-Ruel : les Meules en 1891, les Peupliers l’année suivante et les Cathédrales en 1895. À chaque fois l’accrochage sur une rangée ou dans des espaces séparés par série en fait ressortir la cohérence.

Loin d’échapper à cette logique, les Nymphéas renforcent ce mouvement puisqu’en Durand-Ruel sous 1909 Monet en présente 48 variations dans une exposition organisée chez son marchand le titre « Nymphéas, série de paysages d’eau ». Les toiles sont classées en cinq sous-ensembles. Insatisfait de son travail, Monet a plusieurs fois repoussé la date de la manifestation. Il s’en explique auprès de son marchand Durand-Ruel, dans une lettre datée d’avril 1907, année où elle devait avoir lieu : « […] ce serait du reste très mauvais de montrer si peu que ce soit de cette nouvelle série, tout l’effet n’en pouvant être produit que par une exposition d’ensemble. En plus de cela j’ai besoin d’avoir sous les yeux les choses faites, pour les comparer à celles que je vais faire[32] ». Monet exprime ici l’imbrication des enjeux de création et de monstration qui sous-tendent une série. Créées les unes avec les autres et les unes par rapport aux autres§, les œuvres doivent pouvoir être examinées et comparées de la même manière. Si les qualités esthétiques d’une toile permettent de l’isoler, le sens de la démarche artistique du peintre lui se perd.

Cette recherche d’homogénéité par l’accrochage est cependant toujours confrontée au problème de la dispersion des œuvres après la fermeture de l’exposition. Les toiles, qui sont à nouveau engagées dans les logiques du marché, sont directement vendues à des collectionneurs ou placées chez des marchands avant de trouver un acquéreur. Monet a largement profité de ces logiques du marché et de l’attrait commercial des séries. Cependant, avec l’âge et le succès, il commence à déplorer cet éparpillement et exprime le désir de conserver l’unité de ses séries. Alors que ses Cathédrales sont réclamées pour être exposées de par le monde, il s’oppose aux mécanismes du marché de l’art, refuse de les prêter et cherche à en préserver l’unité de sa série en la proposant dans son intégralité à Durand-Ruel[33]. L’échec de cette entreprise et l’incapacité pour les expositions temporaires de préserver l’unité et la cohérence de sa démarche l’incite à imaginer un dispositif qui garantirait son intégrité de manière pérenne. Il conçoit ainsi la grande décoration des Nymphéas qui représente tout à la fois l’aboutissement de ses expositions de séries et une rupture complète avec la stratégie d’exposition qu’il a construit tout au long de sa carrière.

De possibles modèles pour la mise en exposition des Nymphéas

C’est en se fondant sur ces expériences menées tout au long de sa carrière, mais également en s’inspirant, de manière aussi bien concrète que diffuse, des créations de son époque, que Monet imagine l’installation des Nymphéas. Pour un observateur contemporain, le dispositif général des salles de l’Orangerie n’est pas sans rappeler celui des panoramas[34] [Fig. 3]. Ce rapprochement est confirmé par le duc de Trévise qui témoigne que Monet « avait rêvé d’une vaste rotonde où ses toiles se logeraient à la façon d’un panorama[35] ». Le premier projet de l’hôtel Biron en reprend effectivement plusieurs caractéristiques comme la circularité, l’éclairage zénithal et l’immersion du spectateur au centre d’une toile apparemment sans fin. S’il n’en reprend pas la forme, le vestibule qui précède les deux salles joue le même rôle de transition entre le monde extérieur et l’intérieur du dispositif que le couloir, généralement assez long et plongé dans l’obscurité, qui mène à la salle centrale d’un panorama. Assez évidente sur le plan formel, la comparaison ne peut être étendue à l’esthétique des panneaux et à la démarche artistique sous-jacente. Alors que les toiles des panoramas représentent la réalité de la manière la plus fidèle possible afin de plonger le public dans un spectacle sensationnel, Monet invite le spectateur à la contemplation d’un motif, dont il a cherché à saisir l’essence dans les jeux de lumière et de reflets.

Fig. 3 : Charles Garnier, Nouveau panorama des Champs-Élysées. Coupe transversale.
Tiré de Charles Garnier, Panorama Marigny. Ensembles, 1881.
gallica.bnf.fr

À l’inverse, ce n’est pas l’agencement formel des décors intérieurs japonais que Monet a repris, mais l’idée d’entourer le visiteur dans un spectacle évocateur de la nature. Si le rôle de l’art japonais dans l’évolution esthétique de la série des Nymphéas[36] est assez bien connu, celui des objets d’art dans l’élaboration de leur scénographie l’est moins. Un rapprochement est parfois opéré avec les paravents, mais les byōbu ou les fusama – sortes d’écrans qui servent à séparer les pièces[37] – ont sans doute joué un rôle plus décisif. Les premiers s’apparentent vraiment à des paravents mais ils sont beaucoup plus grands. Conçus malgré tout pour être transportables, ils sont importés assez tôt en Occident. Les fusama sont au contraire intégrés à l’architecture. De dimensions encore plus importantes, ils enveloppent véritablement le spectateur, qui est alors obligé d’entrer en mouvement pour pouvoir appréhender l’ensemble de la peinture. Arrivés plus tardivement en Occident, les exemples se multiplient à partir de l’Exposition universelle de Paris de 1900. Il n’est pas attesté que Monet ait visité cette manifestation. Il a néanmoins certainement pris connaissance des œuvres exposées, à travers les journaux et les différentes publications qui relayent largement l’événement. Un exemplaire de l’Histoire de l’art du Japon[38], écrit à cette occasion par son ami Tadamasa Hayashi, le principal commissaire de la section japonaise, est toujours conservé dans sa bibliothèque de Giverny[39]. Cet ouvrage, très richement illustré, permet d’établir des rapprochntseme inédits entre les décors japonais et la mise en exposition des Nymphéas. Les Fleurs et oiseaux de la planche X, aves LIX motc seifs insérés dans un vaste environnement naturel sans bord ni cadre, a pu donner à Monet l’idée de ses panneaux sans fin [Fig. 4]. Les makimonos[40], rouleaux d’écriture et de peinture de la bible bouddhique, représentés en partie déroulés sur la planche XXXV, procurent cette même illusion d’un dessin qui se déploie à l’infini [Fig. 5]. S’il est difficile d’établir clairement le lien génétique entre ces reproductions et la création des Nymphéas, il ne paraît pas hasardeux d’avancer qu’elles ont certainement nourri l’imaginaire du peintre. C’est d’autant plus probable que Monet possédait d’autres ouvrages illustrés d’œuvres similaires, comme les deux catalogues des ventes de la collection Hayashi[41] qui se sont déroulées en janvier et février 1902.

Fig. 4 : Fleurs et oiseaux.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XLIX.
gallica.bnf.fr
Fig. 5 : Deux makimonos en partie déroulés.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XXXV
gallica.bnf.fr

Une « œuvre unique en son genre » dédiée au public

Le dispositif imaginé par Monet pour ses Nymphéas représente à la fois l’aboutissement de sa carrière et une création totalement inédite qui met en scène le dialogue entre l’œuvre et le lieu. Une troisième entité est également intégrée très tôt à ce dialogue dans la conception du projet : le regard du public. Tout au long de sa carrière, Monet a pris en compte cette dimension, ce dont témoigne par exemple un échange qui l’oppose à Degas, en 1895 lors de la préparation d’une exposition posthume consacrée à leur camarade Berthe Morisot : « Est-ce que, dit Degas, je m’occupe du public ? Il n’y voit rien ! C’est pour moi, c’est pour nous que nous faisons cette exposition : vous ne voulez pas apprendre au public à voir ? » « Eh bien si, répond Monet, nous voulons essayer. Si nous faisions cette exposition uniquement pour nous, ce ne serait pas la peine d’accrocher tous ces tableaux. Nous pourrions les regarder simplement par terre[42] ». S’il est difficile de savoir quel crédit accorder à cette anecdote livrée par l’écrivain Pierre Assouline sans référence, elle paraît tout à fait plausible tant Monet a toujours pris soin d’intégrer le public dans ses expositions. C’est pour lui faire comprendre sa démarche, son intention artistique, qu’il conçoit lui-même ses accrochages.

Ainsi la quête artistique de Monet, vieillard obstiné qui s’acharne à saisir les reflets à la surface de son bassin d’eau, n’est pas aussi personnelle qu’elle y paraît. Elle tient en réalité toujours compte du regard du futur spectateur. D’un point de vue technique, cela se matérialise par l’attention portée aux déformations visuelles induites par le dispositif en courbe. Il s’agit d’ajuster ces déformations afin d’obtenir une juste vision du motif quel que soit le positionnement du spectateur. Il s’agit également de ramener de la verticalité dans ce long bandeau horizontal de peinture, ce que l’artiste a pris le soin de faire en disposant des peupliers sur trois[43] des huit compositions. En soulignant par la mise en exposition les paradoxes qui traversent son œuvre – ciel-eau, surface-profondeur-reflet, transparence-opacité, intérieur-extérieur, mouvement infini-fermeture –, le peintre a créé un lieu « unique en son genre[44] ». L’enjeu pour l’artiste est de faire progressivement naître l’œuvre dans l’œil du spectateur, de lui faire éprouver l’acte de perception et les mécanismes de la vision. Et c’est par le mouvement que le public s’imprègne progressivement de ce spectacle dont il ne s’agit plus tant de reconnaître tous les détails que d’éprouver les mêmes sensations que le peintre devant son jardin d’eau. À la dimension spatiale s’ajoute donc celle du temps, éprouvée par le spectateur par la déambulation et par la lumière naturelle changeante. Son expérience est démultipliée à l’infini, aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Seul le lien qui unit l’œuvre, son environnement, sa mise en exposition et le spectateur peut définir ce lieu, que le conservateur du patrimoine Pierre Georgel, l’initiateur de la grande restauration de l’Orangerie menée dans les années 2000, qualifie de « sanctuaire laïc[45] ». Cette interprétation de l’Orangerie comme un lieu de retraite se justifie par la volonté de Monet d’offrir à l’homme oppressé par la vie moderne et urbaine un havre de paix où se ressourcer en se réappropriant ce lien à la nature. Le peintre s’en explique dès 1909 dans un entretien avec le critique d’art Roger Marx : « […] il [le dispositif des Nymphéas] aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, […] cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri[46] ». Malgré leur dispositif fermé sur lui-même et une esthétique du fragment pris pour lui-même, les Nymphéas font écho au rôle de fenêtre ouverte sur l’extérieur qui a toujours été dévolu à la peinture de paysage. Mais, par un changement d’échelle spectaculaire, cette peinture sort du cercle de l’intimité pour entrer dans la sphère publique.

Toutes ces caractéristiques – immersion du spectateur dans le continuum de l’œuvre, création d’un espace singulier uniquement dédié à l’expérience esthétique, harmonie et simplicité du dispositif architectural, homogénéité de l’espace et création d’une atmosphère originale – permettent, à la suite de Julian Zugazagoitia, de qualifier les Nymphéas de l’Orangerie d’œuvre d’art totale. Dans son texte Archéologie d’une notion, persistance d’une passion[47], l’auteur affirme ainsi que l’appellation wagnerienne peut être étendue à d’autres champs et surtout d’autres périodes, en se fondant non pas sur les questions formelles mais sur l’attitude que porte et génère l’œuvre. Or, avec les Nymphéas, Monet ne s’est pas contenté de plaquer des peintures sur un mur, il a créé un espace complet et entier, au sein duquel le spectateur peut se déplacer et renouveler ainsi sans cesse son expérience. Affirmant le lien fondamental entre l’œuvre et sa mise en exposition et le rôle essentiel que l’artiste joue dans sa construction, Monet doit donc être considéré comme un acteur clé de l’histoire de l’exposition et celle de l’artiste scénographe de son œuvre.

 

Notes

[1] O’Doherty B., White cube : l’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976), p. 42.

[2] Tous les panneaux ont des dimensions différentes. À l’Orangerie, ils forment des compositions qui mesurent entre 6 et 12 m de long pour une hauteur constante de 2 m.

[3] Larousse P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1874, t. 11, p. 716, col. 4 : « lieu d’études littéraires, scientifiques ou artistiques ; grande collection d’objets d’art ou de science ».

[4] Guillemot M., « Claude Monet », La revue illustrée, 15 mars 1898, [n. p.].

[5] Claude Monet cité dans Marx R., « Les Nymphéas de M. Claude Monet », Gazette des beaux-arts, juin 1909, p. 529 : « Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des Nymphéas : transportés le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité ». Voir aussi, Gimpel R., Journal d’un collectionneur, Paris, Calmann-Lévy, 1963, p. 154 : quelques années plus tard, Monet confie à René Gimpel, « Le docteur Gosset en voudrait plusieurs pour une propriété qu’il construit à la campagne. Je lui ai dit que je lui laisserais que s’il les place en pleine lumière ».

[6] Ibid., p. 68-69 : lors d’une de ses visites à Giverny, le marchand d’art René Gimpel note : « […] au point de vue décoratif ces toiles sont difficiles à placer [,] elles manquent de hauteur [et] l’endroit idéal serait à terre ».

[7] Claude Monet, Lettre W2287 à Clemenceau, Giverny, 12 novembre 1918 : « Cher et grand ami, je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs, que je veux signer du jour de la victoire, et viens vous demander de les offrir à l’État par votre intermédiaire. C’est peu de chose, mais c’est la seule manière que j’ai de prendre part à la victoire. Je désire que ces deux panneaux soient placés au musée des arts décoratifs et serais heureux qu’ils soient choisis par vous ». La plupart des lettres de Monet ont été publiées par Daniel Wildenstein dans le catalogue raisonné consacré à l’artiste : Claude Monet : catalogue raisonné, Paris ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1974, vol. 5. Elles font l’objet d’un référencement particulier sous la forme : Lettre Wxxx.

[8] Pour suivre toutes les étapes de cette donation depuis le vœu formulé à Clemenceau jusqu’à l’installation des toiles, voir Faizand de Maupeou F., « Du peintre à l’architecte. La mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », In Situ, revue des patrimoines, n° 32, 2017, en ligne : http://insitu.revues.org/14862 (consulté en août 2017).

[9] Léon P., Du Palais-Royal au Palais Bourbon, Paris, A. Michel, 1947, p. 195 : à propos de cette première tentative, Paul Léon affirme, dans ses mémoires, que « Le contenant devait être construit pour le contenu ».

[10] Archives des musées nationaux, P-8 1922 Claude Monet ; acte notarié de donation des Nymphéas à l’État, 12 avril 1922. Le paragraphe Condition résolutoire et révocatoire précise que « Dans le cas d’inexécution, dûment constaté, de toutes les conditions ci-dessus ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement ».

[11] Un étage est ajouté au-dessus des salles des Nymphéas qui ne sont donc plus éclairées par la lumière naturelle. Et pour y accéder un escalier est créé à l’endroit du vestibule qui est ainsi détruit.

[12] Lettre W2458, à Clemenceau. Giverny, 31 octobre 1921 : « Il est bien entendu, d’abord, que je refuse la salle du Jeu de Paume qui m’était offerte, et cela d’une façon formelle. Mais j’accepte la salle de l’Orangerie si, toutefois, l’administration des Beaux-Arts s’engage à y faire les travaux que je juge indispensables ».

[13] Lors d’un précédent projet décoratif, Monet a déjà travaillé l’adaptation de ses œuvres à un lieu. En 1884, Berthe Morisot lui commande une œuvre pour son appartement. À sa demande, Monet reprend sa toile Villas à Bordighera [1884, Santa Barbara, Museum of Art (W856)] dont il adapte le format pour correspondre à l’emplacement prévu.

[14] Georgel P., Le musée de l’Orangerie, Paris, Gallimard ; Réunion des musées nationaux, 2006, p. 3.

[15] Clemenceau G., Claude Monet, les Nymphéas, Paris, Terrain Vague, 1990 (1928), p. XII.

[16] Régamey R., « Les Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », Beaux-arts : Revue d’information artistique, 1er juin 1927, p. 167-169.

[17] La bibliographie anglophone comme française témoigne d’intérêt uniquement récent de l’historiographie pour la question du décor chez les impressionnistes. Voir notamment Herbert R., Nature’s Workshop: Renoir’s Writings on the Decorative Arts, New Haven, Yale University Press, 2000 ou Kisiel M., « La peinture impressionniste et la décoration (1870-1895) », Sociétés & représentations, 2015/1, n° 39, p. 257-288.

[18] « Lettre de Pissarro à Huysmans, Osny près Pontoise, 15 mai 1883 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Saint-Ouen-l’Aumône, Éd. du Valhermeil, 2003 (1980), p. 208.

[19] Geffroy G., « Claude Monet », La Justice, 15 mars 1883, p. 1-2.

[20] Thiébault-Sisson F., « Un nouveau musée parisien. Les Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie des Tuileries », La revue de l’art ancien et moderne, juin 1927, p. 49. Cette remarque fait suite à une première intuition exprimée dès 1920 : Thiébault-Sisson F., « Un don de M. Claude Monet à l’État », Le Temps, 14 octobre 1920, p. 2 : « On sait qu’il a occupé tout son temps, depuis 1914, à reprendre, en les élargissant et en les adaptant à une destination purement décorative, les motifs de sa série des Nymphéas ».

[21] La faillite de l’homme d’affaire met fin à la commande et bloque l’installation des toiles. La chasse et Les dindons qui avaient été livrés réapparaissent lors de la vente Duret en 1894. D’après Wildenstein, on ignore si Hoschédé a jamais été en possession de L’étang à Montgeron et de Coin de jardin. Le premier passe chez Vollard quelques années plus tard avant de partir pour la Russie en passant par la collection d’Ivan Morozov. Le second suit à peu près ce même parcours sauf qu’il passe par Durand-Ruel. Wildenstein D., Monet : catalogue raisonné, Cologne, Taschen ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1996 (1974), vol. 2, p. 343‑355.

[22] Il s’agit de L’étang à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W420)], Coin de jardin à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W418)], Les dindons [1876, Paris, musée d’Orsay (W416)] et La chasse [Paris, coll. part. (W433)].

[23] Wildenstein D., 1996, vol. 2, p. 343-355. Monet réalise ce décor entre 1882 et 1883. Les œuvres sont répertoriées dans le catalogue raisonné de l’artiste sous les numéros 919 à 960. Elles sont actuellement conservées en collection privée.

[24] Monet possédait une collection comptant 231 estampes datant essentiellement du XVIIIe et du XIXe siècle. Elles représentent un large éventail de sujets et certaines sont signées Hokusaï ou Hiroshige. Elles sont toujours accrochées comme elles l’étaient à l’époque où le peintre a vécu à Giverny. Pour plus de détails sur cette collection, voir Les estampes japonaises de Claude Monet, cat. exp., Paris, musée Marmottan Monet, 2007 ; Aitken G., Delafond M., La collection d’estampes japonaises de Claude Monet à Giverny, Paris, Bibliothèque des arts, 1983.

[25] Ces critiques sont nombreuses et émanent de toutes les tendances artistiques comme en témoignent par exemple : Delécluze É.-J., Louis David, son école et son temps, Paris, Macula, 1983 (1855), p. 324-325 : « C’est depuis cette institution surtout que les Salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère de bazar où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres, pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands » ; Burty P., « Exposition de la société anonyme des artistes » La République française, 2 avril 1874, p. 2 : « Ils pensent enfin – et nous pensons comme eux – que les expositions officielles modernes sont, par le nombre et la disposition forcée des œuvres, la négation du jugement et du plaisir ». Les impressionnistes se sont aussi plaints à plusieurs reprises de ces mauvaises conditions d’accrochages comme Pissarro qui écrit à l’administration des Beaux-arts en 1869. « Lettre n° 7, Louveciennes, le 3 mai 1869 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Paris, Presses universitaires de France, 1980, p. 62 ; Degas publie également une tribune à ce sujet dans Paris-Journal, 12 avril 1870, p. 2.

[26] Cette société est plus connue sous le nom Mirlitons. Les expérimentations scénographiques de cette société sont développées par Ward M., « Impressionist Installations and Privates Exhibitions », Art Bulletin, vol. 73, 1991, p. 599‑622.

[27] Pour une étude approfondie des expositions de la société des Aquarellistes, on se réfèrera avec profit à Dugnat G., La société d’aquarellistes français (1879-1896). Catalogues illustrés des expositions et index, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2002.

[28] Pour une étude approfondie de la manière dont Monet s’est servi de ces expositions personnelles tout au long de sa carrière pour promouvoir ses œuvres d’un point de vue économique, social et artistique, voir Faizand de Maupeou F., Claude Monet et l’exposition. Une stratégie d’exposition à l’avènement du marché de l’art, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, à paraître (2017).

[29] Lettre W996 À Georges Petit, Paris, 21 juin 1889 : « Je suis venu ce matin à la galerie où j’ai pu constater ce que j’appréhendais, que mon panneau du fond, le meilleur de mon exposition, est absolument perdu, depuis le placement du groupe de Rodin. Le mal est fait… c’est désolant pour moi… Si Rodin avait compris qu’exposant tous deux nous devions nous entendre pour le placement… S’il avait compté avec moi et fait un peu de cas de mes œuvres, il eût été bien facile d’arriver à un bel arrangement sans nous nuire… Bref, je suis sorti de la galerie complètement navré, résolu à me désintéresser de mon exposition et à n’y pas paraître. J’ai eu du mal à me contenir hier en voyant l’étrange conduite de Rodin ».

[30] Cette explication est empruntée au critique et ami du peintre Octave Mirbeau. Voir Mirbeau O., Des artistes. Première série : 1885-1896 : peintres et sculpteurs, Delacroix, Claude Monet, Paul Gauguin, J.F. Raffaelli, Camille Pissarro, Auguste Rodin, etc., Paris, E. Flammarion, vers 1922, p. 148.

[31] L’exposition se déroule dans la succursale de la maison Goupil dont Théo van Gogh a la charge et qui se situe au 19 boulevard Montmartre à Paris.

[32] Lettre W1832 à P. Durand-Ruel, Giverny, 27 avril 1907.

[33] Lettre W1240 à P. Durand-Ruel, Giverny, 2 mai 1894 : « Si aucun marchand n’en prend, je n’ai plus la crainte de voir s’éparpiller ces toiles, et j’ajournerai à plus tard mon exposition pour rester à travailler paisiblement ». La transaction ne se fera finalement pas à cause notamment du prix très élevé que le peintre en demande. Les toiles sont donc finalement vendues progressivement à différents marchands et collectionneurs.

[34] Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, version informatisée : « Tableau peint en trompe-l’œil sur une toile circulaire de grande dimension, qui donne aux spectateurs l’illusion d’embrasser du regard un vaste horizon ; par méton., le bâtiment, en forme de rotonde, abritant cette toile », http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/generic/cherche.exe?15;s=1470682155 (consulté en août 2017).

[35] Mortier É. (duc de Trévise), « Le pèlerinage de Giverny », La revue de l’art ancien et moderne, janvier-février 1927, p. 52.

[36] Pour des études plus détaillées sur l’inspiration japonaise dans l’esthétique de Monet, on consultera avec profit Le Japonisme, cat. exp., Paris, galeries nationales du Grand Palais, 17 mai-15 août 1988 ; Tokyo, musée d’Art occidental, 25 septembre-11 décembre 1988 ; Monet and Japan, cat. exp., Canberra, National Gallery of Australia ; Perth, Art Gallery of Western Australia, 2001 ; Guth C., Volk A., Yamanashi E., Japan and Paris: Impressionism, Postimpressionism and the Modern Era, Honolulu, Honolulu Academy of Arts, 2004.

[37] Pour une étude de la diffusion de ces objets japonais, voir : Mabuchi A., « Monet and Japanese Screen Painting », Monet and Japan, 2001, p. 186-194.

[38] Fukuchi M., Histoire de l’art du Japon, à l’Exposition universelle de Paris (1900), Paris, M. de Brunoff, 1900.

[39] Pour connaître l’ensemble des ouvrages de la bibliothèque de l’artiste qui est toujours conservée à Giverny, on consultera Le Men S., Maingon C., Faizand de Maupeou F. (éd.), La bibliothèque de Monet, Paris, Citadelles & Mazenod, 2013.

[40] En français on trouve aussi l’orthographe makemono qui signifie littéralement « chose qu’on enroule ».

[41] Objet d’art du Japon et de la Chine. Vente à Paris, Galerie Durand-Ruel du 27 janvier au 1er février 1902, [s.n.], [s.l.], 1902. On peut notamment y voir un paravent de l’artiste Sesson Shûkei qui représente un paysage naturel avec des montagnes et un village surplombant une étendue d’eau (p. 279) et des représentations d’intérieurs japonais décorés de grands panneaux décoratifs (p. 80, 84, 96, 124).

[42] Assouline P., Grâces lui soient rendues : Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, Paris, Plon, 2002, p. 286-297.

[43] Il s’agit de Les deux saules, Le matin clair aux saules, Le matin aux saules.

[44] Melot M., Milner M., Ory P., Rebérioux M., Recht R., Wormser A., « Orangerie, le mur de la discorde », Le Monde, 15 janvier 2004, daté du 16 janvier. Cet article est paru à l’occasion de la polémique occasionnée par la découverte du mur d’enceinte de Charles IX sous l’Orangerie.

[45] Georgel P., Les Nymphéas, Paris, Hazan, 1999, p. 25.

[46] Marx R., juin 1909, p. 529.

[47] Zugazagoitia J., « Archéologie d’une notion, persistance d’une passion », Galard J., Zugazagoitia J. (éd.), L’œuvre d’art totale, Paris, Gallimard ; Musée du Louvre, 2003, p. 67-92.

Pour citer cet article : Félicie Faizand de Maupeou, "Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/de-maupeou-exposition-nympheas-monet-orangerie/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)

 par Tiphaine Larroque

 

Tiphaine Larroque est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheuse associée à l’ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) et à l’ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques) de l’Université de Strasbourg. Elle enseigne à la faculté des arts de cette même Université. Elle a dirigé la publication des actes d’une journée d’étude, « Voyages d’artistes à l’époque contemporaine : continuités et ruptures », à paraître aux éditions PUS. Ses travaux de thèse intitulés « Le voyage dans l’art des images en mouvement de 1965 à nos jours » sont en cours de publication dans la série « Ars » de la collection « Esthétiques » chez L’Harmattan  —

 

Si les images en mouvement exposées engagent une réception spécifique de la part des spectateurs – ne serait-ce que par la durée nécessaire à leur appréhension, même partielle –, les enjeux de leur exposition et les caractéristiques de leur perception varient selon plusieurs données, telles que le lieu investi, le type de l’exposition ou la nature des œuvres. Ainsi, les images en mouvement peuvent être sans lien prédéterminé avec leur environnement ou in situ ; elles peuvent être des monobandes narratives possédant un début et une fin, des séquences d’images sans véritable commencement, à regarder en boucle, ou encore des installations multimédias adaptables, adaptées ou transposées dans un contexte autre que celui d’origine. Les visées de l’exposition constituent un autre paramètre déterminant. Une exposition monographique, par exemple, peut être rétrospective, thématique ou à thèse. Dans ces deux derniers cas, la présentation exhaustive ou représentative de la production d’un artiste laisse place à l’affirmation d’un parti pris, à la démonstration d’un propos, voire à l’affirmation d’un discours.

Cet article examine un cas particulier : celui de l’exposition monographique et thématique de l’œuvre du vidéaste français Robert Cahen. Intitulée Entrevoir, elle s’est tenue au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) du 15 mars au 11 mai 2014. Elle a été conçue en étroite collaboration par la commissaire d’exposition Héloïse Conésa[1], le scénographe Thierry Maury[2] et l’artiste. L’idée phare était de créer un parcours qui favorise une réception attentive aux différentes modalités d’apparition des images et qui mette en évidence la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible, d’ores et déjà explorée dans les œuvres de Robert Cahen. Compositeur de formation, ce dernier a participé de 1970 à 1972 au Groupe de Recherche Musicale (GRM)[3] fondé en 1958 par Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète. Entre 1972 et 1976, il a été chercheur et responsable du laboratoire de vidéos expérimentales du département de recherche de l’ORTF (office de Radiodiffusion – Télévision française). En pionnier, il a expérimenté les nouvelles possibilités visuelles et sonores offertes par la technique vidéographique, notamment avec le spectron et le truqueur universel[4]. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, il met en espace ses images en mouvement. Si l’exposition Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au Frac-Alsace en 1997, présentait exclusivement ses installations vidéo, Entrevoir a regroupé, pour sa part, des installations et des monobandes. Aussi, il est intéressant d’examiner comment ces deux types d’œuvres audiovisuelles ont été conciliés, comment les concepteurs de l’exposition ont concrétisé leur projet sans dénaturer l’unicité et la pertinence de chacune des œuvres présentées. Après avoir précisé les visées de l’exposition, les singularités du parcours discursif et leur rôle dans la réalisation de ces intentions seront observés. Puis, la présentation de quelques contraintes circonstancielles et techniques relatives à l’installation des œuvres audiovisuelles dans l’espace concret des salles permettra de considérer d’autres moyens mis en place pour souligner, voire pour activer la dialectique entre le visible et l’invisible, ainsi que l’intersubjectivité entre les créations et les spectateurs.

Un parcours discursif

Entrevoir : l’espace spatial et temporel « entre » les spectateurs et les images en mouvement

L’exposition thématique Entrevoir est présentée comme suit dans le dossier d’appel à mécénat : « Le thème retenu est celui de “l’entrevoir” qui cristallise le concept de passage, au cœur de la démarche de l’artiste. “L’entrevoir” explore l’image même, son espace, son mouvement, sa construction entre superpositions et partitions, et interroge également le regard du spectateur pris dans un entre-deux de la vision. En s’intéressant à la fugacité de la vision, à un entre-deux de l’image, dans la dialectique de l’apparition-disparition, Robert Cahen invite le spectateur à se positionner dans un entrevoir[5] ». Elle entendait donc mettre l’accent sur les relations entre les œuvres et les spectateurs qui pourraient être qualifiées de dialectiques, à l’instar des jeux d’apparition et de disparition présents dans un grand nombre d’œuvres de l’artiste. Recouvrant plusieurs sens, le titre Entrevoir, choisi par Héloïse Conésa, affirme cette intention. Il renvoie au fait de se voir partiellement l’un l’autre. Dans cette perspective, l’idée était de mettre en place les œuvres pour qu’une relation intersubjective[6] s’instaure avec les spectateurs. Il s’agissait alors de concevoir un parcours qui encourage les visiteurs à entrer dans une conscience prégnante de soi, d’être face à des images qui paraissent, en retour, les regarder. Autrement dit, la réception devait s’opérer au-delà de la simple attention au contenu des images, au-delà de l’absorption de la conscience dans le mouvement des images pour exister dans l’espace spatial et temporel entre les images et les spectateurs. De plus, cet intervalle était envisagé, non pas comme une séparation entre deux extrémités, mais comme un milieu qui les incorpore. Le psychanalyste Joseph Attié le formule dans le catalogue de l’exposition : « “Entre” n’est donc pas à entendre comme un espace intermédiaire, entre deux limites – il ne s’agit pas de voir entre[7] ». Par ailleurs, l’idée de « voir à demi », contenue dans la signification du mot « entrevoir », laisse supposer la volonté de souligner, dans l’exposition, le thème du voilement et dévoilement qu’affectionne Robert Cahen. Et, selon ce sens de « voir en partie, confusément », les spectateurs devaient être incités à compléter ce qu’ils voyaient, à présager ce qu’ils auraient pu voir et ce, d’autant plus qu’« entrevoir » suggère aussi le fait de se faire une idée encore imprécise de quelque chose. Au sens figuré, le mot désigne encore l’acte de prévoir, de deviner, de pressentir. Cette dernière signification s’accorde particulièrement bien aux thèmes abordés par l’artiste à travers ses œuvres : l’éphémère, la naissance et la mort, la présence et l’absence, le visible et l’invisible, le voyage, les rencontres, l’étrangeté de l’altérité et sa reconnaissance. Le parcours discursif a-t-il joué un rôle dans la réalisation de ces ambitions tant conceptuelles que phénoménologiques ?

Deux scénographies : du parcours orienté à la circulation discursive

Les deux projets de scénographie conçus pour l’exposition Entrevoir donnent une opportunité singulière d’examiner l’adéquation entre les visées de l’exposition et son résultat. Le premier (Fig. 1), non réalisé, aurait dû prendre place sur une surface de 650 m² située au premier étage du MAMCS. Le second (Fig. 2) a été concrétisé au rez-de-chaussée dans l’espace d’environ 700 m2 consacré aux expositions phares. La scénographie non réalisée proposait un parcours plus conventionnel que la seconde, dans la mesure où les œuvres devaient être séparées les unes des autres selon le principe « d’un espace pour une seule œuvre ». Ce mode d’exposition met à l’honneur les œuvres pour elles-mêmes grâce à leur isolement qui peut prendre la forme d’une black box au sein de laquelle une neutralisation de l’espace environnant s’opère à l’aide du noir. Héloïse Conésa relève les qualités de la luminosité et des sons que permettent ces espaces[8] qui s’apparentent aux salles de projection cinématographique. Si ce principe « d’un espace pour une seule œuvre » a l’avantage d’entretenir la contemplation, la concentration et l’inattention aux données physiques autres que les images – c’est-à-dire l’oubli, par les spectateurs, de leur corps au profit d’une projection mentale dans les images –, il est a priori moins favorable à la prise de conscience d’être soi-même, physiquement et mentalement, face à des images. Dans le contexte de la scénographie non réalisée, il aurait obligé les visiteurs à entrer successivement dans les pièces plus ou moins fermées contenant une seule œuvre puis à en sortir par la même porte. Une exception cependant doit être notée. L’un des espaces qui devait accueillir deux œuvres silencieuses aurait fonctionné comme un « espace-zone de circulation » car les spectateurs auraient dû nécessairement le traverser pour poursuivre leur visite. Ainsi le parcours aurait été prédéfini et unique.

Fig.1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition « Entrevoir. Robert Cahen », 2013. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition Entrevoir, 2013, ©  Pixea Studio-Thierry Maury
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014 © Pixea Studio-Thierry Maury

Différemment, la seconde scénographie a proposé un parcours discursif qui offrait, pour un temps, la possibilité d’emprunter plusieurs chemins au sein d’un espace ouvert plus complexe que les « espaces-zones de circulation ». Les visiteurs entraient dans une pièce scindée en deux dans laquelle ils pouvaient tout d’abord visionner les deux seules vidéos historiques, datant de 1980[9], présentées dans l’exposition. Puis, ils faisaient l’expérience d’une luminosité et d’une raréfaction des images par le biais de l’installation Traverses (2002)[10](Fig. 3). Ces deux premiers moments peuvent être envisagés comme une entrée en contact avec l’univers esthétique de Robert Cahen. Le parcours se prolongeait en empruntant un passage étroit et sombre (Fig. 4) au cours duquel il était possible de bifurquer dans une grande salle aux murs noirs qui accueillait l’installation Entrevoir (2014)[11] produite par le MAMCS. Les visiteurs passaient ainsi d’une atmosphère éclairée par la lumière blanche de Traverses à un environnement très sombre. Arrivés au bout du couloir, ils étaient libres de déambuler au sein d’un espace ouvert (Fig. 5 à 7) qui rassemblait cinq œuvres[12] et donnait accès à cinq pièces plus ou moins fermées[13]. Ils étaient ainsi invités à faire des digressions dans leur parcours qui était auparavant orienté ; ils pouvaient se déplacer selon leur inclinaison personnelle. Le choix d’indiquer uniquement les titres et les fiches techniques des œuvres sur les cartels, en écartant les analyses assertives, a contribué à ne pas cloisonner les interprétations.

Fig.3 : Traverses (2002), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig.3 : Traverses (2002), exposition   « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.
Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.

 

Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige "Mémoriale" (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.

 

Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.

 

Ce moment de relative autonomie dans le parcours, et donc dans l’appréhension des œuvres, accentuait les effets des installations dont le fonctionnement repose sur la mobilité du public. Ainsi, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011)[14], accessible depuis l’espace ouvert, occupait une salle à deux ouvertures qui se distingue des « espaces-zones de circulation » puisque l’entrée et la sortie n’étaient pas imposées (Fig. 5). En effet, pour des raisons de cohérence, les visiteurs devaient pouvoir aborder l’œuvre par l’avant ou par l’arrière, car le recto et le verso de l’écran en bois de 2,20m sur 1,60m présentent respectivement Pierre Boulez de face et de dos. Malgré la projection simultanée effectivement réalisée, les images du chef d’orchestre, vu en pied en train de diriger l’Ensemble InterContemporain[15], sont données à voir alternativement. Ce dispositif met en jeu le visible et le non visible, non pas au moyen d’un travail sur les images, mais en engageant les déplacements des visiteurs. Les deux séquences d’images synchrones se cachent réciproquement, disparaissent et apparaissent en fonction de l’emplacement des spectateurs, chacune révélant une apparence que l’autre recouvre. En sortant de cette pièce sombre, les visiteurs pouvaient éventuellement être interpellés par une salle plus vaste et plus claire. Au regard de ces passages entre des espaces étroits et d’autres larges, entre le noir et les divers degrés de pénombres, Héloïse Conésa explique que la circulation de l’exposition avait « quelque chose d’une caverne de Platon[16] ». Ce rapprochement insiste sur l’ambiguïté des images et de leur perception. En effet, l’allégorie de la caverne de Platon institue la nature illusionniste des images et, par là même, leur pouvoir de persuasion et de séduction. Succédant à la prise de contact avec l’esthétique de Robert Cahen puis à la flânerie dans l’espace ouvert et les pièces adjacentes, le troisième et dernier moment du parcours redevenait dirigé, mais de façon plus lâche qu’au début de la visite. Les spectateurs pouvaient marcher sur le cercle de gravier blanc de l’installation Suaire (1997)[17] et, avant d’emprunter la sortie, ils se retrouvaient face à Tombe (avec les objets) (1997)[18] (Fig. 8). Ainsi, la circulation au sein de l’exposition se caractérisait par une symétrie rythmique.

Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

L’Agora : pour un espace et un temps organisés par les spectateurs

La singularité de l’exposition Entrevoir repose en grande partie sur l’espace ouvert au sein duquel plusieurs œuvres d’images en mouvement étaient agencées. Celles-ci étaient donc visibles simultanément et soumises à plusieurs points de vue, à des chevauchements visuels. Les visiteurs pouvaient composer des espaces perceptifs puisque, selon l’endroit où ils se trouvaient, certaines œuvres étaient visibles, d’autres partiellement aperçues ou totalement soustraites à la vue. Cette liberté de composer des associations visuelles avec des œuvres a-t-elle été compatible avec l’intégrité de chacune d’elles ? Ce parti d’accrochage a-t-il favorisé le mode de réception souhaité ? Robert Cahen suppose que les juxtapositions d’œuvres dans un même champ de vision, voire les légères interférences sonores, sont plus facilement acceptées lorsqu’il s’agit de créations d’un seul artiste, et plus encore si celles-ci relèvent d’une même thématique[19]. Mise en application dans l’exposition Entrevoir, l’idée selon laquelle les impressions s’additionnent dans la compréhension de l’œuvre globale de l’artiste expliquerait pourquoi l’exposition « Vidéo topiques », qui s’est tenue au MAMCS d’octobre 2002 à février 2003, comportait un morcellement plus important des salles. Dans le cadre de cette exposition collective, dont l’ambition était de dresser un panorama des grands thèmes traités dans l’art vidéo depuis ses débuts[20], l’installation Traverses de Robert Cahen était présentée dans une salle à part. Différemment, l’espace ouvert de l’exposition Entrevoir est une zone de confluences tant des œuvres que des regards des spectateurs. Par analogies fonctionnelle et visuelle, il fut surnommé « l’Agora » par Héloïse Conésa et Robert Cahen. En effet, le rassemblement d’œuvres et la pluralité des chemins qu’il offrait pouvait évoquer l’Agora, ce lieu de rencontre, tant sociale que topographique, qui constituait le centre politique, économique et religieux des cités grecques antiques. De façon analogue à cet agent du fonctionnement démocratique, l’espace ouvert de l’exposition confortait les échanges entre les spectateurs ainsi qu’entre chacun d’eux et les œuvres. Dès l’entrée, L’Entre (2014)[21] étayait la comparaison : les images animées des visages et des silhouettes d’individus filmés dans la foule sur des places publiques de par le monde donnaient le sentiment de l’agitation et des échanges de regards vécus dans ces lieux urbains. De plus, l’impression d’ouverture de l’espace dans sa hauteur était renforcée par les murs qui ne s’élevaient pas jusqu’au plafond, par la verticalité des bandes traversant les images de L’Entre et par celle du défilement ascendant du paysage de La barre jaune (2014)[22]. Les spectateurs devaient avoir la sensation d’un environnement aéré et non pas clos, comme cela est le cas des black boxes.

Ainsi, l’Agora se distinguait des présentations fondées sur le principe « d’un espace pour une seule œuvre » qui caractérisait le projet de scénographie non réalisé et qui est fréquemment utilisé dans les expositions de créations audiovisuelles. En revanche, elle trouvait une affinité avec les agencements d’œuvres d’autres médiums qui sont ordinairement présentées dans des salles communes. Ce rapprochement est probant au regard de la sélection des créations et de la scénographie. Ni environnementales, ni immersives, les cinq œuvres exposées dans l’Agora ont été conçues pour être visionnées en boucle. En l’absence de récit linéaire, elles pouvaient être appréhendées en tant que « tableaux mouvants », comme le laisse supposer le souhait de Robert Cahen de placer des bancs à des endroits stratégiques pour inviter les visiteurs à prendre le temps de regarder, à instaurer une relation personnelle avec les œuvres. Ce type d’appréhension des images en mouvement soulignait l’aspect pictural que revêtent bien souvent les images manipulées par l’artiste. Sur le plan de la scénographie, l’Agora permettait, à l’instar des accrochages traditionnels d’œuvres d’autres médiums, d’effectuer des associations, tant formelles que thématiques, au moyen de la proximité visuelle des créations. Néanmoins, cette comparaison doit être modérée parce que les propriétés immatérielles des images en mouvement, qui les distinguent des médiums aux matérialités déterminées, étaient mises en évidence à l’aide d’une diversité des supports de projection qui visait à susciter un étonnement élémentaire dû à la « magie de l’apparition des images dans l’espace[23] ». Conjointement, la réflexion sur les supports de projection a constitué un moyen de répondre à l’une des intentions de l’exposition : celle d’encourager les spectateurs à être attentifs aux modes d’apparition des images, à la qualité de leur regard et au caractère agissant de leur subjectivité dans l’appréhension des œuvres.

Dématérialisations et matérialisations des images en mouvement

Des contraintes circonstancielles et techniques

L’Agora a soulevé singulièrement la question du respect des propriétés de chacune des œuvres considérées indépendamment. Si le problème des interférences sonores a été résolu à l’aide de petits haut-parleurs placés au sol[24], cette solution n’est pas applicable à toutes les œuvres et en toutes circonstances. De la sorte, la bande-son de Sanaa, passage en noir (2007)[25] a dû être diminuée car l’œuvre était projetée dans une black box mal insonorisée, alors même que la puissance du son contribue à son expérience optimale. En effet, le contraste entre l’extrait de l’oratorio La Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach et les images de femmes voilées se ressent physiquement lorsque les voix s’élèvent. Au regard de ce type de difficultés propres aux images en mouvement, il est possible de se demander si les contraintes ont joué un rôle dans le choix des œuvres et comment les caractéristiques des différentes créations ont été conciliées avec la topographie de l’espace d’exposition, comment elles ont participé à la qualification du parcours de la visite. Sur ces points encore, l’examen comparatif des deux scénographies est éclairant. La modification de la sélection d’œuvres, qui a eu lieu entre le premier et le second projet, témoigne de l’influence décisive des particularités de l’espace à disposition sur le devenir de l’exposition. Le projet non réalisé devait contenir quatorze œuvres alors que l’exposition définitive en a présenté seize, en grande majorité, récentes[26]. L’espace du rez-de-chaussée du MAMCS a influé sur la décision de ne pas montrer PianoChopin (2010)[27]. Dans la première scénographie (Fig. 1), l’installation devait être placée dans une pièce située à l’opposé de l’œuvre Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » car la réussite des effets escomptés pour ces deux créations dépend tout particulièrement du volume et de la qualité sonore. Dans le cas de PianoChopin, les images des mains de pianistes projetées au sol dirigent les touches d’un piano suspendu à l’envers grâce à un système numérique de pilotage des vérins[28]. Il convient donc que cette relation de subordination reste perceptible par les spectateurs. Dans Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », le public est placé au cœur de la performance musicale à l’aide de six haut-parleurs qui restituent les qualités sonores du lieu de tournage. Si, dans le projet non réalisé conçu pour le premier étage, plus de 14m auraient tenu à distance[29] les deux installations, les emplacements des portes et des murs imposés de l’espace du rez-de-chaussée ne permettaient plus d’assurer une insonorisation et un espacement suffisants. Outre le son et le financement de l’exposition[30], des règles de sécurité ont constitué des difficultés. Par exemple, le cercle de graviers de l’installation Suaire a dû être réduit pour que le public puisse sortir de la salle sans marcher dessus (Fig. 8). Toutefois, cette restriction a été profitable pour la perception de l’œuvre dans son espace environnant : la dimension plus modeste du parterre de cailloux a permis de ne pas engoncer l’œuvre dans un espace trop étroit pour elle. Pour donner un autre exemple, si le noir complet n’est pas autorisé dans les salles d’exposition, Robert Cahen a su tirer profit de ces exigences législatives en exploitant la propriété lumineuse des images en mouvement. La lumière blanche de Traverses a concouru à l’atmosphère éthérée et relativement claire qui contrastait avec l’étroit couloir sombre lui succédant (Fig. 3 et 4). Commentant la conception d’exposition d’images en mouvement, Robert Cahen explique que les enjeux sont de trouver des astuces pour contourner les obstacles, d’attribuer la place la plus adaptée pour chaque œuvre et d’imaginer une circulation agréable.

Expérimenter la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible durant la visite

Si la circulation doit être agréable, elle doit aussi être pertinente par rapport aux visées de l’exposition. Comment les visiteurs ont-ils été encouragés à expérimenter consciemment leur regard face aux images, à l’envisager comme un événement subjectif et personnel qui survient dans la durée de la visite ? La dématérialisation des images tend à placer les représentations dans le même espace que celui des spectateurs et favorise ainsi la prise de conscience d’exister face ou autour d’elles. Les images de La traversée du rail (2014)[31], par exemple, apparaissaient sur un écran translucide suspendu de biais par rapport à un mur de l’Agora (Fig. 7). Dépourvues de cadre, elles surgissaient dans l’espace à la manière d’un hologramme plat. Autrement, les deux écrans panoramiques d’Entrevoir, isolés dans une pièce sombre, étaient séparés l’un de l’autre par un espace de mur noir d’environ un huitième des dimensions des images. Les paysages horizontaux de forêt et de champs, enregistrées par deux caméras placées sur une steadicam[32], étaient projetés chacun sur un écran et sollicitaient alors un effort de perception des spectateurs qui tendaient spontanément à combler le vide entre les deux parties du panorama, à le recomposer mentalement[33]. Cependant, le hiatus entre les surfaces de projection acquérait une existence lumineuse prégnante qui manifestait l’ambiguïté entre l’absence et la présence, entre l’invisible et le visible. Dans le cas de Traverses, l’environnement de la projection renforçait la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible déjà manifeste dans l’œuvre. Dès l’entrée de l’exposition, dans l’« espace-zone de circulation », le spectateur faisait face à une image lumineuse blanche verticale de 4m sur 3m qui émanait d’une cloison de couleur claire disposée à quelque distance du mur du fond tel un « monolithe[34] » (Fig. 3). D’une part, la fonction de passage de la pièce faisait écho au contenu de l’œuvre consistant en une matière blanche mouvante, voilant et dévoilant les silhouettes d’anonymes qui la traversent lentement. D’autre part, si les visiteurs ne prenaient pas le temps de regarder et parcouraient la salle précisément à un moment où les individus, dans l’image, sont happés par la matière vaporeuse, ils pouvaient ne pas s’apercevoir que ce grand rectangle blanc était une œuvre. Et pourtant, sa luminosité était un indice de la présence d’une image pour les spectateurs attentifs. Ainsi, la projection de Traverses sur un mur clair dans un « espace-zone de circulation » impliquait véritablement les visiteurs dans le processus de perception des images.

Dans cette optique, l’usage de plusieurs dispositifs de projection stimulait la perception des spectateurs. Outre la variété des échelles et des formats, certaines images en mouvement faisaient corps avec la cloison grâce à des projections à même le mur (L’Entre, La barre jaune). Apparaissant sur un carton beige, d’autres images assimilaient une texture et une couleur qui leur sont extérieures (Portraits, 2014[35]) (Fig. 6). Des projections synchrones au recto et au verso d’un écran ou celle sur plexiglas dédoublaient les images (Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », La traversée du rail). D’autres sur des tissus plus ou moins tendus conféraient un frémissement aux visages (Françoise endormie, 2014[36] et Suaire). D’autres encore sur une feuille suspendue détachée du mur et sur un plexiglas donnaient l’impression que les images flottaient dans l’espace (Françoise, 2013[37] et La traversée du rail). Des diffusions sur des petits moniteurs placés au fond de caissons instauraient une relation d’intimité avec des scènes de Chine (Sept visions fugitives, 1995-97[38]). Si ces dispositifs mettaient en évidence une dialectique entre la matérialisation et la dématérialisation des images et entre le perceptible et l’imperceptible, ils installaient aussi des résonances formelles et thématiques entre les œuvres durant la visite.

Dans l’Agora par exemple, les images numériques de L’Entre, grandes de 2m sur 3m, sont traversées par des bandes passantes qui découvrent et couvrent constamment les visages et les scènes de rue. En cela, elles font écho aux effets de trames, obtenus avec le truqueur universel et le spectron, de la vidéo historique L’Entr’aperçu (1980)[39] qui était diffusée au début de l’exposition sur un moniteur afin de restituer le mode originel d’apparition des images, leur nature vidéographique. Pour Robert Cahen, il était évident qu’il fallait évoquer l’époque de cette œuvre en la replaçant dans son contexte technique et « dans son temps[40] », bien que l’exposition Entrevoir ne fût pas une rétrospective. La présence de cette vidéo s’explique, non pas tant parce qu’elle rappelle que Robert Cahen a été un pionnier de l’art vidéo, mais plutôt parce qu’un dialogue s’installait entre L’Entre datant de 2004 et la vidéo L’Entr’aperçu de 1980 dont le titre témoigne en outre de la permanence du thème de l’entrevoir dans l’œuvre de l’artiste. Dans la durée de la visite, les images numériques de L’Entre projetées à même le mur interpellaient ainsi la technique vidéographique. Elles résonnaient aussi avec les nombreuses œuvres impliquant des visages et notamment avec les images de Portraits projetées sur des cartons beiges à gros grains (Fig. 6). Ce support a été une trouvaille[41] : lorsque les techniciens ont apporté un carton pour prendre les mesures de la surface de calque à découper, l’artiste a décidé de l’utiliser car il confère aux images une texture et une couleur sépia évoquant les photographies anciennes et il leur donne donc une existence matérielle plus importante. Portraits, consistant en trois courtes séquences ralenties consacrées à un visage[42], visait en outre à installer des « dialogues silencieux[43] » entre les personnes filmées et les spectateurs.

L’intersubjectivité entre les spectateurs et les œuvres

D’une façon générale, les œuvres sans commencement défini, comme cela est le cas de Portraits, se prêtent bien à la mise en espace[44] car elles appellent une interprétation plus libre que celles possédant une narration linéaire. Avec ce type d’œuvres, Robert Cahen souhaite que les spectateurs entrent dans une contemplation, dans un échange avec les images. Si cette attitude est visiblement favorisée par la présence de nombreux bancs, il est possible de se demander dans quelle mesure les dispositifs artistiques eux-mêmes contribuent à l’instauration de relations entre la plastique et les modulations des images d’une part, et le regard des visiteurs d’autre part. Exposées dans des petits espaces accessibles depuis l’Agora, les installations Françoise et Françoise endormie se répondaient et instauraient, toutes deux, une relation d’égalité entre le visage filmé de la sœur de l’artiste et chaque spectateur au moyen de projections placées ni trop haut ni trop bas par rapport au niveau du regard. Christian Bernard, directeur du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) de Genève, qualifie cette situation d’exposition d’« horizontalité démocratique[45] ». De plus, dans Françoise, le visage, vu en plan serré, dévoile ses infimes expressions auxquelles il est difficile d’attribuer des sentiments déterminés. Une conscience d’être face à une individualité filmée peut émerger. Celle-ci affirme l’opacité de son intériorité et stimule le pressentiment de la différence et de la ressemblance, toutes deux fondamentales chez les êtres humains. Néanmoins, le visiteur qui s’attarde devant l’image peut adopter une attitude réflexive et être fasciné ou intrigué par le visage dont les expressions deviennent aptes à recueillir les sentiments d’autrui. Projeté sur une feuille transparente d’1,26m suspendue et détachée du mur[46], le visage de Françoise, plus grand que nature, apparaît librement dans l’espace et impose les échanges de regards virtuels. Dans ces conditions, le spectateur peut commodément prendre la mesure de sa situation physique face à l’image, de la qualité de son regard. Il peut aussi avoir le sentiment que ce grand visage, dont les moindres tressaillements deviennent visibles, lui retourne son regard. Dans le cas de Françoise endormie, l’animation illusoire du visage de Françoise allongée dans son cercueil est produite par les mouvements de la caméra de Robert Cahen lors du filmage. Elle est accentuée par la projection[47] sur un rideau. Les vibrations fluides de l’image du visage peuvent s’apparenter à un souffle de vie et ce, d’autant plus que le corps filmé à l’horizontale est redressé grâce à la projection à la verticale. La hauteur du banc, sur lequel les spectateurs pouvaient uniquement s’appuyer, les plaçait au même niveau que l’image et en situation de dialogue avec le visage dont les yeux sont pourtant définitivement clos. Héloïse Conésa compare la pièce dans laquelle a été installée l’œuvre à « une petite chapelle laïque[48] », qui a certes permis l’instauration d’une proximité avec les images, mais qui a pu provoquer un malaise chez certains spectateurs[49]. Par ailleurs, de la même manière que L’Entre résonnait avec L’Entr’aperçu dans le parcours de l’exposition, Françoise endormie faisait écho à Suaire également composée d’une projection d’un visage, celui d’une jeune fille, sur un voile. La relation d’intimité avec les images s’opère différemment dans l’installation Sept visions fugitives dont les images sont diffusées sur des petits moniteurs disposés au fond de caissons en lattes de bois montés sur pieds. Cette œuvre a d’abord été conçue sous la forme d’une monobande. Dans ce cas, les sept poèmes visuels et sonores sont visibles successivement. Leur mise en espace[50] permet aux spectateurs de les découvrir indépendamment et individuellement, ainsi que de circuler de l’un à l’autre. Certains caissons placés plus bas amènent les visiteurs à s’incliner légèrement et à éprouver leur corps pour faire l’expérience des images. Placée dans le hall avant l’entrée payante du musée, l’installation donnait le ton de l’exposition en s’offrant aux visiteurs comme un préambule ou un épilogue[51].

L’exposition Entrevoir s’est ainsi centrée sur les modalités d’apparition des images en mouvement dans l’optique de souligner certaines caractéristiques plastiques et poétiques de l’œuvre de Robert Cahen, à savoir l’exploration des possibilités expressives du perceptible et de l’imperceptible, ainsi que des qualités relationnelles entre les images et leurs spectateurs. Les effets de matérialisation et de dématérialisation des images, notamment obtenus au moyen d’une diversité de supports de projection, ont renforcé l’ambiguïté entre le visible et l’invisible d’ores et déjà contenue dans les créations de l’artiste. L’aménagement d’un parcours discursif visait, pour sa part, à orienter la réception conformément au thème de l’entrevoir. Toutefois, la disposition des spectateurs encouragée par la configuration de la scénographie devait être une posture consentie, dans la mesure où l’exposition n’affirmait pas un discours et n’imposait pas une circulation univoque au profit d’évocations thématiques et d’une relative autonomie des visiteurs dans leurs déplacements.

 

Notes 

[1] Héloïse Conésa a été conservatrice en charge de la photographie au MAMCS, avant de prendre la fonction de conservatrice en chef du département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale de France en 2014.

[2] Producteur et réalisateur, Thierry Maury a fondé Pixea Studio, en 2011, une entreprise indépendante de production et de création audiovisuelles.

[3] Le GRM fait partie de l’office de Radiodiffusion – Télévision française (ORTF) jusqu’en 1975, date à laquelle l’artiste a intégré l’institut national de l’Audiovisuel (INA).

[4] Le spectron et le truqueur universel sont des appareils de manipulation des images vidéographiques. Le premier a été mis au point par Richard Monkhouse entre 1972 et 1974, le second par Francis Coupigny en 1968.

[5] Archives de Robert Cahen : Dossier d’appel à mécénat, 2014.

[6] La relation que les concepteurs de l’exposition souhaitaient instaurer entre les œuvres et les spectateurs est qualifiée d’intersubjective dans la mesure où chaque partie – les spectateurs et les œuvres – devait affirmer, dans cette relation, leurs subjectivités.

[7] Attié J., « Note sur “l’entre” (entrevoir) », Robert Cahen. Entrevoir, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2014, p. 128.

[8] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[9] Robert Cahen, Artmatic, 1980 ; L’Entr’aperçu, 1980.

[10] Robert Cahen, Traverses, 2002, vidéo, 30 min, couleur, muet ; effets spéciaux : Patrick Zanoli ; avec le soutien de : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains, CICV – Pierre Schaeffer, Montbéliard-Belfort, ZKM Karlsruhe, Drac-Alsace. Acquise par le MAMCS en 2003.

[11] Robert Cahen, Entrevoir, 2014, installation vidéo, double projection panoramique, 18 min (en boucle), couleur, sonore ; steadicam : Bruno Soupart ; montage : Thierry Maury ; conception sonore : Francisco Ruiz de Infante (courts extraits sonores des Fraises sauvages d’Ingmar Bergman) ; production : Boulevard des Productions – Pixea Studio.

[12] Robert Cahen, La barre jaune, 2014 ; L’Entre, 2014 ; La traversée du rail, 2014 ; Portraits, 2014 et Temps contre temps, 2014.

[13] Les quatre pièces contenaient chacune une œuvre : Sanaa, passage en noir, 2007 ; Françoise, 2013 ; Françoise endormie, 2014 ; Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011. Le documentaire Pierre Boulez, l’art de diriger, 2011, était visible dans le cinquième espace. Il s’agit d’un entretien avec Pierre Boulez réalisé par Robert Cahen, en avril 2011.

[14] Robert Cahen, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011, installation vidéo, 7 min (en boucle), couleur, sonore ; double projection sur surface ; interprétation de Mémoriale (1985) : l’Ensemble InterContemporain ; chef opérateur : Guillaume Brault ; ingénieur du son : Frédéric Prin ; production : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains. L’installation a été réalisée en 2011 par Robert Cahen lorsqu’il était professeur associé au sein de cet établissement.

[15] Créé par Pierre Boulez en 1976, il est composé de 31 musiciens solistes. L’orchestre interprète Mémoriale (1985), une composition pour flûte et huit instruments (deux cors, trois violons, deux altos, un violoncelle). Cette composition est dédiée au flûtiste décédé, Lawrence Beauregard, de l’Ensemble InterContemporain.

[16] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[17] Robert Cahen, Suaire, 1997, installation vidéo sur tissu blanc suspendu, cercle de cailloux blancs au sol ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Christian Cuilleron.

[18] Robert Cahen, Tombe (avec les objets), 1997, projection vidéo verticale, 23 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; effet spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[19] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[20] Vidéo topiques. Tours et retours de l’art vidéo, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2002.

[21] Robert Cahen, L’Entre, 2014, projection vidéo, 12 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[22] Robert Cahen, La barre jaune, 2014, projection vidéo, 6 min (en boucle), couleur, sonore ; images : Rob Rombout ; montage : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[23] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[24] Les bandes-sons de La traversée du rail (2014), de Portraits (2014) et Temps contre temps (2014) étaient audibles uniquement lorsque les spectateurs se tenaient près des œuvres concernées. Les deux autres œuvres, La barre jaune (2014) et L’Entre (2014) sont silencieuses.

[25] Robert Cahen, Sanaa, passage en noir, 2007, projection vidéo, 7 min 07 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; montage, effets vidéo : Thierry Maury ; extrait de La Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach ; production : Boulevard des productions.

[26] PianoChopin (2010) et une série de dix séquences d’images manipulées, devant être diffusée sur des petits écrans plats, ont été remplacées par Françoise (2013), Temps contre temps (2014), La barre jaune (2014) et La traversée du rail (2014). Douze œuvres ont été créées dans les années 2000 dont six en 2014. Les exceptions sont notamment 2 œuvres datant de 1980 (Artmatic et L’Entr’aperçu).

[27] Robert Cahen, PianoChopin, 2010, installation, vidéo : Robert Cahen ; production : Pixea Studio ; piano préparé : Jacek Kozłowski ; logiciel : Paweł Janicki.

[28] Le son de PianoChopin (2010) combine la musique de Chopin en vidéo et les claquements secs des touches du piano lorsqu’elles s’enfoncent.

[29] Les 14m auraient été occupés par l’œuvre silencieuse Françoise endormie (2014) et une cage d’ascenseur.

[30] Les expositions d’images en mouvement ont des besoins techniques particulièrement onéreux. Robert Cahen a dû faire des concessions à cause des obstacles financiers et techniques. Pour l’installation Entrevoir (2014), le double panorama devait initialement être projeté sur des toiles tendues de façon à obtenir une forme concave. Cette idée a été déclinée au profit d’une mise en place d’écrans panoramiques.

[31] Robert Cahen, La traversée du rail, 2014, projection vidéo sur plexiglas suspendu, 7 min 30 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[32] La steadicam est un appareillage qui permet d’obtenir des travellings aux mouvements fluides, notamment grâce à un système de harnais et un support de caméra mécanique.

[33] Les orientations des deux caméras ont été réglées afin de ne pas avoir de lacune et de pouvoir ainsi restituer le panorama complet.

[34] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[35] Robert Cahen, Portraits, 2014, projection sur carton, 5 minutes (en boucle), noir et blanc, muet ; image : Robert Cahen ; effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[36] Robert Cahen, Françoise endormie, 2014, projection verticale sur tissu transparent en rideau, 5 min, couleur, muet ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[37] Robert Cahen, Françoise, 2013, installation vidéo, feuille transparente suspendue, 6 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen.

[38] Robert Cahen, Sept visions fugitives, 1995-97, installation vidéo, 7 x 5 min, couleur, sonore ; sept caissons en bois, sept téléviseurs, sept lecteurs DVD ; images : Robert Cahen ; conception sonore : Michel Chion.

[39] Robert Cahen, L’Entr’aperçu, 1980, vidéo, 9 min, couleur, sonore ; effets spéciaux : Stéphane Huter ; montage : Robert Cahen ; musique, bande sonore : Robert Cahen ; production : INA, Groupe Recherche Images (Serge Com).

[40] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[41] Faite quelques jours seulement avant le vernissage, cette trouvaille est maintenant pleinement intégrée à l’œuvre.

[42] Le visage du compositeur Bernard Parmegiani en France et ceux de deux anonymes au Japon (Nakamaro Matsumura) et au Yemen (Hussein Sabra).

[43] Dossier de presse de l’exposition  Entrevoir , 2014, p. 4, en ligne : http://www.musees.strasbourg.eu/uploads/documents/presse/Cahen/DP_F_CahenRELU.pdf (consulté en février 2015).

[44] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014 : Robert Cahen explique que, dans l’exposition Entrevoir, seule l’œuvre Sanaa, passage en noir (2007) est conçue comme un « film », dans le sens où elle doit être vue du début à la fin.

[45] Bernard C., « Le musée exposé », art press2 : « Les expositions à l’ère de leur reproductibilité », n° 36, février-mars-avril 2015, p. 67.

[46] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015 : Françoise (2013) est une variante de l’œuvre Françoise en mémoire conservée au MAMCS depuis 2007, année de sa création. Dans la version présentée dans l’exposition Entrevoir renommée Françoise, les mots défilant au sol, inclus dans Françoise en mémoire, n’ont pas été projetés dans le but de recentrer l’œuvre sur le portrait et de faire écho à l’installation Françoise endormie (2014) visible dans l’exposition.

[47] À noter qu’un projecteur vidéo à focale courte avec un miroir a été utilisé car celui-ci devait être situé proche de la surface de projection, ici, un rideau.

[48] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[49] Ibid., impression de spectateur rapportée par Héloïse Conésa.

[50] La version sous la forme d’installation a été conçue à l’occasion de l’exposition monographique, intitulée Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au FRAC Alsace à Sélestat du 23 novembre 1997 au 26 avril 1998.

[51] Dans le projet de scénographie non réalisé, l’installation Sept visions fugitives (1995-97) devait occuper une situation similaire à savoir dans le couloir ouvert sur l’espace du musée appelé « la rue ».

Pour citer cet article : Tiphaine Larroque, "Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)", exPosition, 18 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/larroque-exposition-entrevoir-robert-cahen-musee-art-moderne-et-contemporain-strasbourg-2014/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)

par Armelle Fémelat

 

— Armelle Fémelat est docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au centre d’Études supérieures de la Renaissance (CESR-Université François-Rabelais de Tours). Spécialiste du portrait équestre, elle a contribué au catalogue de l’exposition Le printemps de la Renaissance avec un article sur Donatello, inventeur du monument équestre public moderne. Elle poursuit ses recherches sur la problématique de la représentation animale, en particulier sur la question du portrait animal à l’époque moderne. —

 

L’ambition de l’exposition Le Printemps de la Renaissance, présentée au Louvre en 2013, était de taille : montrer « comment les sculpteurs florentins ont inventé la Renaissance », ce qui constitue un défi par rapport à l’imaginaire collectif « qui place plutôt la Renaissance du côté de la peinture » à en croire Marc Bormand, conservateur en chef du département des Sculptures du musée du Louvre[1]. Ce dernier fit le choix de le relever avec Beatrice Paolozzi Strozzi, directrice du museo nazionale del Bargello de Florence, co-commissaire de cette exposition qui se déclina au Palazzo Strozzi de Florence (La Primavera del Rinascimento. La scultura e le arti a Firenze 1400-1460, 23 mars – 18 août 2013), puis au Louvre (Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence, 26 septembre 2013 – 6 janvier 2014). Si le catalogue d’œuvres était identique et le projet scientifique commun, ces deux expositions n’en eurent pas moins une esthétique propre, reflet des personnalités, des goûts et des conceptions des professionnels qui les pensèrent et réalisèrent. En particulier, chacune se distinguait par sa muséographie, fruit de la spécificité des lieux – le piano nobile du Palazzo Strozzi et le hall Napoléon du Louvre – et du travail des équipes dirigées par Beatrice Paolozzi Strozzi et l’architecte Luigi Cupellini[2] à Florence, par Marc Bormand et le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri[3] à Paris, offrant in fine des perceptions parfois assez différentes – et complémentaires – des œuvres.

À projet exceptionnel, muséographie exceptionnelle : en effet, l’exposition parisienne, qui sera l’unique objet de cet article, a su s’appuyer sur une scénographie, sobre et efficace, ainsi que sur un parcours, rythmé et séquencé, le tout servant à la fois le propos scientifique et l’expérience de visite du spectateur (Fig.1).

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Des chefs-d’œuvre rarement venus en France

La première grande qualité de cette exposition fut de donner à voir au public parisien quantité de chefs-d’œuvre rarement, voire jamais, venus en France. Parmi les plus remarquables figurent les bas-reliefs en bronze de Brunelleschi et Ghiberti du concours de 1401 pour la porte du baptistère de la cathédrale de Florence, la Maquette de la coupole de Brunelleschi (ca. 1420-1440), le Saint Matthieu de Ghiberti (1419-1422) et le Saint Louis de Toulouse de Donatello (1422-1425), les bas-reliefs donatelliens représentant Saint Georges et le dragon (ca. 1417), le Festin d’Hérode (ca. 1435) et La Madone Pazzi (ca. 1420-1425), le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Desiderio da Settignano (ca. 1450-1455) ou celui d’Antonio Chellini par Antonio Rossellino (1456). Habituellement dispersés au gré de leurs lieux de conservation respectifs, ils furent ainsi rassemblés le temps de l’événement, un rêve muséal que nul ne s’autorisait à croire réalisable.

L’exposition permit en outre la confrontation de sculptures de dimensions, de matériaux et de destinations très variables, allant de médailles, de pièces d’orfèvrerie et de petits objets de dévotion privées à des statues monumentales, parfois mises en parallèle avec des enluminures, des panneaux peints et même des fragments de fresque. Bienvenues, ces confrontations entre peintures et sculptures florentines permettaient de donner à voir et de démontrer visuellement le primat de la renaissance de la sculpture.

Un autre mérite de la sélection des œuvres tenait à leur nombre limité. Triés sur le volet, les 145 objets échappèrent ainsi à l’inévitable « effet zapping » induit par trop de sollicitations. Il semblait ainsi possible de se concentrer sur chacun des objets présentés, avec la satisfaction – malheureusement pas toujours autorisée dans les expositions et les musées – de pouvoir en faire le tour, au propre comme au figuré (Fig. 2).

Reliefs concours (1401) et maquette de la coupole
Fig 2 : Reliefs du concours (1401) et maquette de la coupole © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une scénographie structurant le propos et mettant en valeur les œuvres

La deuxième grande réussite du Printemps de la Renaissance tint à sa scénographie : une véritable architecture qui eut le double avantage de structurer le propos et de mettre en valeur les objets exposés – et non d’en gâcher la lecture et l’appréciation comme cela arrive malheureusement trop souvent. Conçue par le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri rattachés au musée du Louvre, une telle scénographie s’inspirait aussi discrètement qu’efficacement de l’architecture florentine de la Renaissance. Évitant l’écueil de perdre les œuvres dans un décor artificiel, cette mise en contexte permit au contraire de mieux les comprendre. Les architectes souhaitaient qu’il n’y ait surtout « aucune ambiguïté, que le public n’ait pas à chercher la suite du parcours de manière à pouvoir être complètement absorbé et disponible pour les innombrables données à intégrer. En revanche, du coup, il fallait combattre une monotonie en trouvant des séquençages assez subtils[4] ». Ce raisonnement s’avéra pertinent et convaincant.

Construite à partir des formes géométriques simples à la base de l’architecture florentine de la première Renaissance, en particulier le double carré, le cercle dans le carré et le cube, cette scénographie évoquait la ville et l’architecture, de manière à « restituer au mieux les œuvres dans leur contexte[5] », comme l’appela de ses vœux le commissaire de l’exposition. Le but fut de « rester dans l’évocation par la mise en place de géométries très simples et de ne jamais être dans la restitution[6] », via « un langage très sobre, permettant de trouver des situations spatiales très différentes pour accompagner la spécificité des œuvres[7] » en évitant ennui et redite. De fait, Michel Antonpietri affirmait « ne pas avoir voulu être dans le pastiche, dans le décoratif, la théâtralisation, mais bien plutôt dans la suggestion de l’architecture, l’évocation de l’urbain et de Florence[8] ». Et ces évocations furent d’autant plus essentielles qu’elles participèrent du propos scientifique visant à établir le primat de la renaissance sculpturale. En se référant ainsi explicitement à l’architecture de la Renaissance florentine à laquelle la sculpture fut étroitement liée, la scénographie matérialisait l’idée selon laquelle la sculpture « a été la première à se faire l’interprète de la nouvelle civilisation », ce « rôle d’avant-garde de la Renaissance[9] » lui étant encore trop rarement reconnu. La présence concrète de l’architecture démontrait clairement la manière dont la renaissance de la sculpture advint dans le cœur sacré de la cité florentine, en particulier au Duomo – tant sa façade et ses contreforts que son campanile et les portes de son baptistère – puis à Orsanmichele.

Ce faisant, les scénographes réussirent à surmonter les contraintes architecturales inhérentes à l’espace Napoléon du Louvre, la grande difficulté tenant en particulier aux deux longues salles structurées par leur hauteur, facilement perçues comme de longs couloirs. L’aménagement de la longue section dédiée aux Madones, rendue attrayante en dépit d’un grand nombre d’œuvres relativement similaires, paraît emblématique de cette réussite scénographique. La solution fut de séparer les hauts-reliefs des bas-reliefs. Les hauts-reliefs furent présentés d’un côté, sur des socles harmonieusement assortis mais tous différents, et sous des cloches pour certains d’entre eux. Quant aux bas-reliefs, ils furent répartis de l’autre côté, à l’intérieur de deux séries de trois niches, à fond plat ou plus souvent arrondi, séparées par un long banc. Les scénographes réussirent ainsi à concevoir un parcours clair et cohérent, évitant les écueils de répétition et d’un certain systématisme tout en respectant les règles et principes préétablis de cohérence et de simplicité, doublés du souci de la déclinaison et du détail (Fig. 3).

Fig. 3 : Section Madones
Fig. 3 : Section dédiée aux Madones © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le pari fut tout aussi réussi pour la seconde section en longueur, consacrée à la romanité. Le fait de positionner à son extrémité le Saint Matthieu de Ghiberti en œuvre d’appel s’avéra particulièrement pertinent. D’une manière générale, dans cette exposition, les œuvres de format monumental, c’est-à-dire outrepassant la grandeur nature, relativement nombreuses, jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace et le séquençage du parcours. Nécessairement positionnées dans les grandes hauteurs, elles contribuèrent à structurer et à dynamiser l’architecture tout en évoquant la cité de Florence par leur échelle monumentale. Cela étant, il fallut parfois également créer des subdivisions internes pour guider l’œil du spectateur par un système de perspectives et de points de focale intermédiaires qui, à l’image de l’ensemble du parcours, dessinait des trajectoires et des tableaux d’ensemble permettant de relier les œuvres entre elles. L’espace central fut ainsi ponctué de l’Autoportrait d’Alberti, de la Base d’autel provenant de la Santissima Annunziata et du Buste de San Rossore de Donatello et se referma sur les statues monumentales du Saint Louis de Toulouse et du Saint Matthieu. De nombreuses mises en binôme ou triangle d’œuvres furent ainsi ménagées tout au long du parcours au moyen de perspectives visuelles, à l’image du petit Reliquaire de la Sainte Ceinture et du Chapiteau de la chaire de la Sainte Ceinture provenant de la cathédrale de Prato, ou encore des Deux anges en adoration et de l’Epigraphie du monument funéraire Aragazzi de Michelozzo placés en vis-à-vis d’une reconstitution photographique dudit tombeau conçu pour Santa Maria de Montepulciano (Fig. 4).

Fig. 4 : Section romanitas
Fig. 4 : Section dédiée aux Romanitas © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une autre contrainte architecturale et matérielle qui s’imposa finalement comme un élément structurant et constitutif du parcours muséographique résidait dans les normes de sécurité visant à la bonne conservation des œuvres. Pour imposer une indispensable distance de sécurité avec certaines pièces, les scénographes préférèrent le système du podium, renforcé par un code couleur, à celui des barrières. Ces podiums ou trottoirs de mise à distance, pour rester dans le langage architectural, contribuèrent à évoquer l’architecture et l’urbanisme de Florence. Comme d’autres éléments de la scénographie, ils permirent ainsi de matérialiser la place que prit la sculpture dans leur cœur de la cité florentine dans la première du XVsiècle. En outre, de tels trottoirs présentèrent les avantages combinés de créer « une mise à distance et en même temps une mise en scène qui unifiait le parcours », avec une incidence « par rapport à la signalétique ainsi que sur le plan de la lumière, dans la mesure où ils accentuaient l’illumination de l’espace[10] », tout en servant de support aux cartels des œuvres. Marc Bormand y vit « l’énorme avantage de pouvoir placer les cartels, écrits en gros caractères et de la sorte bien lisibles, à plat, ce qui permettait de résoudre la question de leur localisation[11] ». Les architectes parvinrent donc à « utiliser la contrainte forte qu’était cette nécessité de mettre à distance les œuvres, et de faire en sorte qu’elle participe au langage global de la géométrie. Utilisée comme une des composantes de la géométrie générale, cette contrainte s’est transformée en outil[12] », les podiums et les vitrines étant venues structurer le parcours.

Et de la même manière, les vitrines – uniques et construites spécialement pour chaque objet, à l’image de l’ensemble du mobilier muséographique – n’en possédèrent pas moins une dimension esthétique, en sus de leur incontournable et parfois irremplaçable rôle sécuritaire. Marc Bormand avoue avoir caressé le « rêve de voir les objets flotter dans l’espace », ce qui se matérialisa via d’importantes vitrines, à l’image de celle contenant la petite Vierge en ivoire dans la première section « qui flotta dans son énorme dans son énorme espace, ce qui lui donna à la fois légèreté et monumentalité[13] ». La difficulté pour les scénographes fut cependant de penser chaque vitrine « tout en arrivant à garder des séries, à ne pas multiplier les dispositifs et à garder une homogénéité[14] », toujours en vertu du principe de clarification de la lecture et dans l’objectif de « ne pas multiplier les langages architecturaux, pour faire qu’ils s’oublient. Que dans l’espace, on soit à chaque fois dans un événement, mais dans la déclinaison, dans les typologies de mobilier[15] ».

Pour résumer, voici les principes qui guidèrent cette scénographie et en assurèrent la réussite : luminosité, clarté, fluidité et sobriété, quatre notions définies au départ par Marc Bormand, qui servirent de références tout au long du projet. Selon lui, « la clarté et la sobriété étaient très importantes pour bien percevoir les œuvres et pour leur donner, peut-être, une valeur plus moderne[16] ».

Un parcours rythmé, séquencé et ponctué de surprises

La troisième qualité de la scénographie de cette exposition découlait de la seconde : le parcours rythmé et séquencé, produit d’une scénographie performante jusque dans ses codes couleurs, signalétiques et graphiques. Découpé en dix sections thématiques, le parcours était spatialement structuré en fonction de quatre grands temps forts : l’arrivée, les salles d’entrée et de sortie ainsi qu’une rupture à mi-parcours.

Comme précédemment évoqué, l’une des manières de structurer l’espace et la scénographie fut de placer des sculptures monumentales à des endroits stratégiques. Ces œuvres d’appel s’imposèrent très efficacement dès l’entrée de l’exposition, où trôna le célèbre protomé équin antique, également visible aux visiteurs du musée, d’en haut grâce à la rotonde. Le commissaire Marc Bormand s’en félicita, à juste titre, saluant « ce point de vue perspective depuis l’entrée scénographique, construit, extrêmement fort et qui permettait en même temps dès l’entrée de donner le propos de l’exposition, avec la mise en parallèle du Protomé Carafa Renaissance et de la tête grecque du IVe siècle[17] ».

Mais le séquençage et le rythme du parcours résultèrent aussi des couleurs et des matériaux des murs et du sol, de l’éclairage et de la sonorisation. La singularité des espaces d’entrée et de sortie de l’exposition, traités de façon similaire, et fort différente des autres salles du parcours, était particulièrement marquante. La première et la dernière salle étaient en effet à la fois totalement blanches et refermées sur elles-mêmes. Outre la couleur et la lumière, tout un travail fut mis en œuvre de manière à étouffer les sonorités, à absorber les sons, offrant du même coup au spectateur une perception spatiale unique. Ces espaces matérialisaient ainsi un véritable passage – initiatique ? – entre l’espace interne de l’exposition et l’extérieur, un passage mental et sensoriel exprimé par la couleur blanche.

Dans les autres salles, le blanc alternait avec le gris, les deux couleurs de l’architecture florentine du Quattrocento, s’alliant à la fois au marbre et au bronze. La présence du gris permit en outre d’évoquer « l’idée architecturale de l’intérieur-extérieur » via « une sorte d’extérieur à fond perdu sur lesquelles ressortaient des architectures blanches. Les surfaces grises matérialisaient le fond de la boîte existante à l’intérieur desquelles les constructions blanches se structuraient[18] ». (Fig. 5).

Fig. 5 : Salle d'entrée
Fig. 5 : Vue de la salle d’entrée © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Autre zone traitée de manière spécifique : la cassure agencée à mi-parcours dans l’espace ménagé à l’arrière de l’entrée. Ouvert sur les lumières et les rumeurs de l’espace situé sous la pyramide inversée, ce passage fut conçu comme une sorte de respiration, destinée à soutenir l’attention du public, ce à quoi s’ajoutait un effet de surprise ménagé par deux têtes de cheval « tellement saisissantes que les gens étaient pris par la contemplation de ces œuvres[19] ». Et ce d’autant plus qu’ils découvraient ensuite, dans la salle suivante, une reconstitution du Gattamelata de Donatello, rendant l’expérience de cette dernière découverte encore plus intéressante pour Michel Antonpietri, convaincu des ressorts vertueux de l’inattendu en matière de scénographie (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue depuis la rotonde
Fig. 6 : Vue depuis la rotonde © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Manifeste, cette volonté de créativité et d’effet de surprise assumée par les scénographes se jouait à tous les niveaux, y compris dans le choix de l’emplacement des panneaux de section. La volonté d’échapper à tout systématisme dans ce domaine ne fut cependant pas une réussite totale, certains passages entre deux sections paraissant confus. Un certain temps était parfois nécessaire pour trouver les titres et les textes d’introduction des sections III, IV, VI, faute de structure architecturale claire et de reprise du même système d’un espace à l’autre.

L’inattendu avait donc été pensé par les architectures comme un acteur à même de dynamiser le parcours. Il paraît rassurant de savoir que les concepteurs de l’exposition ont compté sur la sensibilité et l’intelligence du public, qu’ils lui reconnaissaient a priori. Par ailleurs, ils veillèrent également à son confort, en ne négligeant ni son éventuelle fatigue physique ni la lassitude qu’ils essayèrent de contrer au mieux. Ainsi, des moments de repos et de méditation furent conçus. Des zones de transition furent disséminées ça et là, parfois à l’intérieur des espaces d’exposition, parfois en périphérie, ponctuées de longs bancs.

Une autre manière de soutenir l’attention et d’éviter la monotonie fut de varier la hauteur d’accrochage des œuvres. Là encore, aucun systématisme ne fut adopté mais un principe de départ, tempéré par des ajustements et des exceptions, au cas par cas. Plusieurs objets furent ainsi volontairement exposés en hauteur par rapport à l’œil du spectateur. Parfois pour évoquer la hauteur d’exposition originelle, de certaines statues monumentales d’extérieur notamment, comme celles de la série de Piero di Giovanni Tedesco provenant du deuxième niveau de la façade de la cathédrale de Florence, ou d’Abraham et Isaac de Donatello et Nanni di Bartolo conçus pour la façade du campanile de la même cathédrale ; d’autres fois pour créer un effet, telle la Maquette de la coupole qui dominait « comme une silhouette emblématique » sans nuire à sa lisibilité. En réalité, cette hauteur fut d’abord le résultat des tractations autour des conditions de prêt et d’exposition de cette œuvre symbolique et rarement prêtée. Une nouvelle fois, la contrainte de départ se transforma en avantage scénographique (Fig. 7).

Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi
Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le relief de Saint Georges délivrant la princesse de Donatello d’Orsanmichele fut, quant à lui, volontairement exposé un mètre plus bas que dans sa configuration d’origine. La lisibilité et la possibilité offerte au public de pouvoir contempler ce bas-relief en détail, dans des conditions optimales, tant d’éclairage que de hauteur, primèrent donc sur la volonté de restituer l’œuvre dans ses conditions originelles d’exposition, notamment de perspective. Marc Bormand revendiqua « le parti de le présenter à une hauteur où l’on puisse facilement voir le fond[20] ». Même choix pour les Saint Matthieu et Saint Louis de Toulouse monumentaux, exposés 80 cm ou un mètre plus bas que leur hauteur d’origine, de manière à ce que les spectateurs puissent voir leur visage. Détail et lisibilité versus perspective, tels sont les données de « cet équilibre toujours fragile entre le respect du positionnement d’origine de l’œuvre et le fait qu’on est dans une exposition, dans un musée, avec une nécessaire visibilité de l’œuvre[21] ». Les choix et la politique d’accrochage varièrent donc d’une œuvre à l’autre, sans que le spectateur n’en fut conscient ni averti, ce qui est monnaie courante. Aurait-on intérêt à informer d’emblée les spectateurs de tels enjeux de muséographie et de scénographie ? Le public est-il en demande de ce type d’informations ? N’a-t-il déjà pas assez – trop parfois – à lire, sans que cela n’empiète sur la contemplation des œuvres ?

D’autres surprises encore furent suscitées par des dispositifs signalétiques originaux, en particulier des photographies tramées en grisaille qui permirent d’évoquer quelques œuvres monumentales fondamentales pour le propos mais qu’il n’était pas possible de présenter dans l’exposition. Utilisé avec parcimonie – pour éviter de le dévoyer –, ce procédé fut répété à trois reprises : pour la Reconstitution du tombeau Agarazzi par Michelozzo, puis la Statue équestre du Gattamelata par Donatello sur la place du Santo à Padoue, et enfin le Tabernacle d’Antonio Rossellino à l’hôpital de Santa Maria Nuova (Fig. 8).

Fig. 8 : Gattamelata. Sections Condotierres
Fig. 8 : Gattamelata dans la section dédiée aux  Condottières © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

De ce point de vue, les choix muséographiques de l’équipe du Louvre furent très différents de ceux opérés en Italie, où la scénographie était davantage théâtralisée, notamment par la lumière, et par la présence de copies d’œuvres moulées, notamment le tabernacle qui accueillait à l’origine l’œuvre de Rossellino (Fig. 9 et 10).

fig. 9 : Moulage tabernacle Rosselino, Florence
Fig. 9 : Moulage du Tabernacle de Rossellino, exposition de Florence © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin
Fig 10 : Photographie Tramée tabernacle Rosselino, Paris
Fig 10 : Photographie tramée du Tabernacle de Rossellino, exposition de Paris © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Aussi didactique qu’esthétique, ce dispositif signalétique a été conçu par Frédéric Poincelet, un des graphistes du musée du Louvre, également en charge de la typographie. Pour l’exposition, il créa une typographie spécifique inspirée des inscriptions de la Renaissance. Notamment pour le titrage des sections, inscrites sur un fond d’argent vieilli, dont les lettres interprétaient celles « à l’antique » des débuts de la Renaissance, inspirées par l’épigraphie romaine. Si cette création typographique fut mûrement réfléchie, sur des critères d’esthétique et de sens, et mise en abyme au regard des diverses inscriptions présentes sur les œuvres exposées, à commencer par le fragment d’Inscription du tombeau Aragazzi, elle n’était pas entièrement convaincante. Certains titres de sections se sont avérés difficilement lisibles, tant du fait de la mauvaise visibilité due aux couleurs et à l’éclairage que de la présence de petits points entre chaque lettre (Fig. 11).

Fig. 11 : Section
Fig. 11 : Vue d’ensemble de l’exposition et texte d’introduction © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Il n’en demeure pas moins que le pari ambitieux de cette scénographie, pensée et construite comme une véritable « architecture d’exposition » participe de la réussite du Printemps de la Renaissance au Louvre, dont le dessein était de combiner exigence, rigueur scientifique et accessibilité. Aux antipodes des expositions spectacles à la scénographie théâtralisante de Robert Carsen[22] – expression d’un goût et d’un courant actuellement très en vogue –, l’architecture sobre du Printemps de la Renaissance n’en fut que plus efficace. En réponse au vœu pieux récemment formulé par Christophe Averty que la mise en scène d’une exposition « ménag[e] des surprises, évitant l’écueil du sensationnel » et que « les croisements ou rapprochements proposés suggèr[ent] des pistes de réflexion sans asséner de théorie ni de vérité historique contestable[23] », la simplicité, la rigueur et la beauté de la scénographie firent sens. On ne peut que saluer après Marc Bormand « un travail de scénographie formidable[24] » ayant réussi à la fois à mettre en valeur les œuvres, à donner forme au propos scientifique et à rendre l’expérience de visite très satisfaisante.

 

Notes

[1] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[2] Pour une présentation de la scénographie de l’exposition florentine au Palazzo Strozzi, voir : http://www.palazzostrozzi.org/mostre/la-primavera-del-rinascimento (consulté en janvier 2014).

[3] Architectes travaillant au sein de la direction Architecture, Muséographie, Technique du musée du Louvre.

[4] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[5] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[6] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[7] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[8] Ibid.

[9] Bormand M., Paolozzi Strozzi B., « À propos d’un primat », Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence (1400-1460), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2013, p. 20.

[10] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[11] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[12] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[13] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[14] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[15] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[16] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[17] Ibid.

[18] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[19] Ibid.

[20] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[21] Ibid.

[22] Fémelat A., « Les expositions-spectacles de Robert Carsen et la scénographie en question », Penser l’exposition, points de vue pragmatiques, journée d’études interdisciplinaire, Université Paul-Valéry de Montpellier, 15 février 2013.

[23] Averty C., « Expositions. Les tableaux, voies de l’émotion et du plaisir », Le Monde, vendredi 4 octobre 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/10/03/les-tableaux-voies-de-l-emotion-et-du-plaisir_3489021_3208.html (consulté en janvier 2014).

[24] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

 

Pour citer cet article : Armelle Fémelat, "Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)", exPosition, 9 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/femelat-scenographie-printemps-renaissance-musee-louvre-2013-2014/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

La Henry Luce Foundation[1] soutient un programme de « Visible Storage Centers » (zones de réserves accessibles) dans les musées américains, amorcé en 1988 au Metropolitan Museum of Art, suivi en 2000, du New-York Historical Society, du Brooklyn Museum en 2005, puis du Smithsonian American Art Museum en 2006. En réalisant des réserves-galeries ouvertes au sein des grandes collections d’objets de la culture américaine, la Henry Luce Foundation répond à la redéfinition des missions des institutions américaines entreprises par l’AAM (The American Alliance of Museums) et par les professionnels des musées états-uniens au cours des années 1990. En 1994, Martha Morris, directrice adjointe du National Museum of American History, Smithsonian Institution de Washington, soulignait clairement ces missions : « collections et éducation sont les éléments essentiels pour servir le public en fournissant une expérience d’apprentissage stimulante[2] ». En 2011, Elisabeth Sommer, spécialiste des études sur les musées, défendait le même discours dans le cadre de son introduction au numéro du Journal of Museum Education consacré à la conservation des objets et des services au public, rappelant les objectifs des musées américains centrés sur « l’éducation et l’expérience du visiteur[3] ».

Ce resserrement des actions des institutions américaines sur les activités scolaires et grand public a amené les différents acteurs des musées à développer des espaces aptes à attirer l’attention du public, à susciter une visite des collections hors des sentiers battus, reposant sur une nouvelle scénographie de présentation des objets. C’est dans cette optique que le visible storage du Brooklyn Museum, situé au cinquième étage du bâtiment, dans le prolongement de l’espace consacré aux collections permanentes des American Identities, a spécifiquement été conçu, en s’accordant aux exigences de découverte « par l’expérience » d’un musée d’art et d’histoire.  Le visible storage, partie aménagée des réserves du musée, se présente sous la forme d’une galerie d’étude servie par une signalétique efficace qui ne stoppe pas le visiteur dans son parcours. Sans hiérarchie manifeste d’appréciation, la réserve visible livre aux visiteurs une collection riche et composite : de grandes vitrines transparentes cerclées de montants en aluminium mettent en évidence, sur de larges étagères, des objets relevant principalement de la culture américaine de différentes époques et factures, exposés selon des séries cohérentes : céramiques, design contemporain, mobilier contemporain, tableaux La configuration révèle le caractère hétérogène de la collection, offrant des rapprochements inattendus entre les objets, à l’image de la partie consacrée au mobilier contemporain qui réunit dans une même vitrine une télévision Philco modèle Predicta de 1958, un fauteuil de Gideon A. Kramer réalisée en 1962 et un bureau à trois pieds, aux formes sinueuses, dessiné en 1977 par Wandell Castle[4], autant d’objets ordinairement présentés au sein des collections de musée par catégorie ou par date.

À côté des caissons transparents, on trouve plusieurs types de rangement : des panneaux-cimaises destinés aux peintures, de larges tiroirs métalliques accessibles au public consacrés aux objets variés de la collection des Americas, des sculptures en ronde-bosse ou bien des objets bénéficiant de vitrines indépendantes, telle la bicyclette Spacelander conçue en 1946 par Benjamin J. Bowden, valorisée dans le cadre du visible storage pour son design novateur et profilé.

Ainsi, aux yeux des visiteurs, cette section des collections permanentes met au – devant « l’arrière-musée », c’est-à-dire les espaces de stockage des collections habituellement excentrés, isolés du regard du grand public et réservés aux personnels des musées ainsi qu’aux chercheurs. L’idée d’être au cœur même de ce qui constitue l’histoire des collections d’un musée participe à une observation inédite des objets, mais qui, en réalité, maintient le visiteur dans une projection récréative de la réserve. Ce qui compte, c’est l’expérience : avoir eu la sensation d’avoir pris part pour quelques instants aux équipes de conservation et au quotidien du musée. L’efficacité du dispositif repose sur une mise en scène maîtrisée, mais aussi sur des outils numériques mis à disposition du public, comme les tablettes tactiles attenantes aux caissons transparents, connectées à l’inventaire complet des collections d’objets, également en consultation sur le site Internet du Brooklyn Museum[5].

Transformant le néophyte d’un jour en collectionneur curieux, ces espaces habilement agencés semblent pallier le dialogue épineux, longtemps jugé irrésolu, qui consisterait à valoriser l’ensemble des collections d’un musée tout en assurant confort et cohérence de visite, du moins c’est ce que sous-tend Kimberly Orcutt dans son article  « The Open Storage Dilemma[6] ». Portée par sa fonction de commissaire au sein de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum[7], Kimberly Orcutt pointe les avantages de ces réserves-vitrines ouvertes au public, attirant l’attention sur la part innovante de ces dispositifs au sein des pratiques muséales traditionnelles, à condition qu’ils soient secondés par des interfaces-écrans et des textes didactiques à destination des publics. L’auteur adresse ainsi un véritable plaidoyer en faveur des nouvelles technologies dans leur capacité à développer une médiation auprès du public, à révéler les objets cachés comme à produire une information sur les collections sans cesse réactualisée. À l’image des réflexions de l’article de Kimberly Orcutt, les réserves-galeries soulèvent des questionnements sur la muséographie, la préservation des collections relatives à la culture et à la civilisation, mais aussi à leur promotion (plus ou moins aisée) auprès du grand public.

Si, comme le mentionnait Dominique Ferriot, directrice du musée des Arts et Métiers à Paris (1988-2000), la réserve est le « poumon indispensable à la vie du musée […] le lieu d’un partenariat nécessaire avec les professionnels des musées autant qu’un lieu de conservation d’une mémoire toujours plus active[8] », ses espaces rendus accessibles, comme ceux du Brooklyn Museum, poussent plus loin l’investigation, en prenant le parti de montrer au grand public des objets ordinairement stockés. Près de 400 sont exposés dans les salles des collections permanentes, plus de 2000 sont présentés dans le visible storage. Héberger en nombre les objets, comme c’est le cas au Brooklyn Museum, permet aussi une nouvelle approche muséographique des réserves pour assurer la mission prioritaire des musées, c’est-à-dire réfléchir sur la manière dont les directeurs de départements peuvent faire circuler et valoriser leurs collections. Épaulée de surcroît par une mise en exposition attrayante, la galerie ouverte rompt en tout point avec la vision passéiste des réserves dépeintes de manière caricaturale par Eliane De Wilde, ancienne conservatrice en chef des musées royaux des Beaux-arts de Belgique :

« Aucun grand musée n’a jamais réussi à exposer de manière permanente toutes les œuvres qui lui appartiennent. Ce que le visiteur peut voir se limite à une toute petite partie de la collection. Les caves ou les greniers qui recèleraient d’innombrables œuvres d’art ont toujours eu, souvent à juste titre, une mauvaise réputation. Le public pense que dans ces lieux invisibles sont littéralement enterrées des œuvres sans valeur artistique et, de plus, dans de mauvaises conditions[9]. »

Si les réserves contemporaines ont depuis évolué vers des magasins de stockage et des équipements adaptés au récolement, à la recherche et la restauration d’objets, le visible storage du Brooklyn Museum contribue à communiquer une image qualitative de conservation, avec notamment des conditions optimales de maintien de température et d’humidité, grâce aux vitrines de protection qui renforcent ce point de vue. Face aux objectifs d’exposition et de conservation, l’appellation « Visible Storage. Study Center » rappelle également que le lieu s’adresse aussi bien aux visiteurs du musée qu’aux chercheurs confirmés. Malgré les efforts des conservateurs pour exposer un maximum d’objets, le visiteur est toujours confronté à une sélection précise.  Dans un article paru dans le New York Times, consacré à l’ouverture en 2005 du visible storage du Brooklyn Museum, la critique Roberta Smith[10] précise qu’il s’agit là d’une forme réduite de réserve-galerie accessible, raison pour laquelle elle est baptisée « visible storage », et non « open storage ». Il est vrai que le visiteur ne découvre que la partie visible, sans nécessairement prendre conscience de la quantité d’objets déposés dans les réserves fermées au public. Entre phénomène muséographique et valeur scientifique, les Visible Storage Centers, sans véritablement rendre compte des politiques d’acquisition qui viennent enrichir les collections, font partie intégrante des stratégies émanant des directions des musées pour conduire le visiteur vers la découverte d’un patrimoine culturel toujours plus prolifique, servi par un réseau de documentation numérique précieux, et surtout, de puissants moyens financiers.

De tels enjeux muséographiques ne sont pas mésestimés en France. En concevant, en 1937, le musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, Georges-Henri Rivière avait l’ambition d’exposer à tous les visiteurs la galerie d’étude ordinairement réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et d’artistes, un projet ambitieux qui fut concrétisé en 1972 jusqu’à la fermeture définitive du musée en 2005. Aujourd’hui, le Musée du Quai Branly à Paris a essentiellement orienté sa scénographie à partir de parois de verres qui proposent une approche plus ouverte des collections mais aussi des réserves, notamment visibles dès le hall central, mais fermées à la visite. D’autres institutions comme le musée de la Civilisation euro-méditerranéenne (MUCEM) à Marseille, qui amplifie sa politique d’exploration des collections, propose au public des visites sur réservation des réserves hors site (Centre de Conservation et de Ressources).

 

Notes

[1] Henry R. Luce (1898-1967) est une personnalité influente de la presse américaine ; il a en autres cofondé et dirigé la rédaction du Time Magazine. La fondation Henry R. Luce, créée en 1936, soutient de nombreux projets dans plusieurs domaines, dont l’art américain.

[2] Morris O. M., « From Vision to Reality: Planning for Collection Storage », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 1995, p. 35.

[3] Sommer E., « Introduction: Protecting the Objects and Serving the Public, an Ongoing Dialogue », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 129.

[4] Section Contemporary Furniture, caisson transparent n° 9, étagère F.

[5] Inventaire complet de la collection d’objets du « Visible Storage. Study Center » du Brooklyn Museum, en ligne : http://www.brooklynmuseum.org/opencollection/research/luce/ (consulté en novembre 2014).

[6] Orcutt K., « The Open Storage Dilemma », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 209-216.

[7] Kimberly Orcutt a depuis quitté  ce poste. Actuellement la collection de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum, sous forme de réserves ouvertes, est fermée pour rénovation jusqu’en décembre 2016.

[8] Ferriot D., « Avant-propos »,  Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, Musée national des Techniques, Conservatoire national des Arts et Métiers, 1995, p. 4.

[9] Le musée caché : à la découverte des réserves, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, 1994, p. 9.

[10] Smith R., « Works, the Whole Works and Nothing but the Works », New York Times, 14 janvier 2005, en ligne : http://www.nytimes.com/2005/01/14/arts/design/14smit.html (consulté en novembre 2014).

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique", exPosition, 2 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/tron-carroz-visible-storage-brooklyn-museum-new-york/%20. Consulté le 21 novembre 2024.