— Pierre-Vincent Fortunier est muséographe et scénographe au sein de l’agence stéphanoise Le Muséophone. Il conçoit des expositions sur des thématiques historiques et sociétales. Il s’intéresse plus particulièrement aux nouvelles formes de médiation et d’écritures muséographiques. Il réalise des missions de conception, conseil et maîtrise d’œuvre dans le cadre de création ou modernisation de musées. Il conçoit également des scénographies, comme récemment celle de l’exposition EPIDEMIES au Musée des Confluences, à Lyon.
Sophie Montelest maîtresse de conférences à l’université de Franche-Comté, où elle enseigne l’art et l’archéologie du monde grec à Besançon. Spécialiste de la sculpture grecque et de ses modalités d’exposition, elle étudie également les collections de moulages ou tirages en plâtre, éléments du patrimoine scientifique comme de l’histoire de l’enseignement des arts et de l’archéologie. Ses champs de recherche l’ont amenée à questionner l’exposition sur le temps long ; elle assure par ailleurs le commissariat d’expositions lui permettant de valoriser les résultats de ses recherches. —
Comme bien d’autres, les structures culturelles s’emparent de la question écologique et revoient leur mode de fonctionnement à l’aune des enjeux du développement durable. Ce numéro de la revue exPosition vous propose plusieurs points de vue sur cette question qui n’a pas encore de véritable vitrine.
Outre-Atlantique, après une première édition sur l’éco-responsabilité en 2012, la Société des musées du Québec a récemment publié un guide de bonnes pratiques (Musées et transition écologique. Bonnes pratiques muséales, 2024) que l’ICOM propose sur son site Internet.
En France, le numéro 146 de la revue Culture et recherche du Ministère de la Culture (printemps-été 2024) a proposé au printemps un dossier d’une douzaine de pages sur la nécessité d’inscrire l’écologie comme politique publique de la recherche culturelle.
L’édition 2023 des Rencontres des musées de France, organisée le 5 décembre 2023 au musée d’Orsay par le service des musées de France du ministère de la Culture, avait précisément pour thématique la transition écologique ; à cette occasion, le Ministère a présenté sonGuide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture. On peut également signaler, sur un autre registre, la parution de l’ouvrage de Grégory Quenet (historien de l’environnement, professeur en histoire moderne à l’Université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines), L’écologie des musées. Un après-midi au Louvre (Éditions Macula, 2024), une lecture inspirante qui fait résonner autrement les enjeux communs de l’écologie.
En avril 2024, la fédération des Concepteurs d’Expositions XPO, regroupant l’ensemble des acteurs de l’écosystème, qu’ils soient muséographes, scénographes, manipeurs, agenceurs, concepteurs lumière, audiovisuels, multimédias… publie un « manifeste de l’écoconception des expositions permanentes et temporaires ». Ce manifeste regroupe une cinquantaine de propositions qui sont autant de pistes de réflexions et d’actions pour agir vers une exposition, plus propre, plus respectueuse, plus engagée aussi. Il montre la multiplicité des champs d’intervention possibles pour une exposition plus écoresponsable, tout en prévenant que cette énumération de propositions n’est pas exhaustive. Le champ de l’éco-responsabilité est un domaine à inventer, collectivement, en permanence, dont les actions sont à tester, à éprouver, à re-questionner, à faire évoluer. Les articles du présent numéro témoignent de cette diversité et de possibles à expérimenter.
Nous ne sommes pas les premiers, comme le montre ce rapide état de l’art, mais nous avions à cœur d’ouvrir les lignes de notre revue à ces enjeux.
Présentation des articles du numéro
Dans sa contribution que nous avons choisi de placer en tête du sommaire de ce numéro, Céline Schall (« L’écoresponsabilité des expositions : au-delà des mesures techniques, une révolution axiologique ») recense les domaines d’ajustements possibles et les changements structurels qu’il nous faut sans doute envisager pour des expositions plus conformes aux enjeux socio-écologiques. Anaïs Raynaud et Marjolaine Schuch (« Quitter la neutralité pour mieux l’atteindre ? ») présentent le travail réalisé par les équipes du musée national des Arts et Métiers pour préparer l’exposition Empreinte carbone, l’expo ! qui a ouvert ses portes le 16 octobre dernier. Des mesures concrètes sont présentées par Tony Fouyer qui traite dans un premier article (« L’exposition en réseau. Une solution éco-responsable à développer ? ») des possibilités permises par les expositions qui circulent d’un lieu à l’autre et sont conçues pour être partagées, un modèle expérimenté depuis longtemps par certains musées engagés ; on pense par exemple au Musée royal de Mariemont. Mélanie Esteves et Christelle Faure (« Écoconcevoir au Palais des Beaux-Arts de Lille : de l’expérimentation à la structuration ») reviennent sur les manifestations qui leur ont permis d’expérimenter l’écoconception des expositions et sur les leçons que l’on peut en tirer. C’est également un retour d’expérience que nous proposent Isabelle Lainé et Tony Fouyer (« Réemployer les matériaux et le mobilier scénographique. Du musée du quai Branly – Jacques Chirac au musée municipal de Bourbonne-les-Bains »). Enfin, le dernier texte, de Benjamin Arnault (« Notes sur les apports écologiques d’œuvres allographiques ») aborde la manière dont les artistes et les historiens de l’art traitent de l’éco-conception et de la neutralité des œuvres allographiques, qu’il faut sans doute nuancer si on considère l’empreinte carbone du stockage des données numériques.
Les questions de scénographie et de réemplois sont au cœur de notre numéro ; le souhait de Caroline Schall, qui appelle les structures à envisager la coprogrammation, trouve un écho intéressant dans le retour d’expérience de Tony Fouyer. Il reste encore beaucoup à dire sur quelques-uns des freins subis par les institutions culturelles : par exemple sur le vieillissement du parc immobilier qui les abrite, faisant des lieux culturels de véritables passoires thermiques ou sur la question des conditions de transport des œuvres qui nécessitent parfois des caisses faites ad-hoc pour une œuvre, conditionnement non réemployable et non stocké pour un éventuel nouveau déplacement de la même œuvre ; sur cette thématique, nous renvoyons au Guide de l’écoconditionnement des œuvres, un document élaboré entre mai 2023 et juin 2024 par le groupe de recherche-action dédié au sein de l’Augures Lab Scénogrrrraphie. Des ressources précieuses, à partager.
Nous espérons que vous sortirez grandis après la lecture de ces articles !
— Docteur en archéologie et chercheur associé à l’UMR 6298 ARTEHIS, Tony Fouyer dirige actuellement le musée et parc Buffon de Montbard. Déjà auteur de plusieurs articles portant sur l’archéologie classique et sur l’histoire des collections, il porte un intérêt particulier pour les nouveaux dispositifs qui permettent aux institutions patrimoniales de réduire leur impact écologique. —
Bourbonne-les-Bains (Région Grand Est) est une petite ville thermale, qui compte moins de 2 000 habitants. En vogue aux XVIIIe et XIXe siècles, la ville perd progressivement de sa superbe. Les témoignages de ce glorieux passé sont encore présents, mais les habitants, comme les visiteurs/curistes n’en ont pas gardé le souvenir – en témoigne l’abandon progressif d’un hôtel réalisé par Henri Sauvage tombé dans un relatif anonymat. Située à la frontière de la Haute-Marne, des Vosges et de la Haute-Saône, la ville est particulièrement isolée. Bien qu’une bretelle d’autoroute permette de sortir à une vingtaine de kilomètres de celle-ci, elle n’est plus desservie en train et est assez difficile d’accès pour les citadins qui souhaiteraient s’y rendre. Sur place, les logements disponibles ne correspondent plus aux attentes des visiteurs et la signalétique – pour se rendre au musée – est trop discrète, voire inexistante.
Malgré cela, le musée de Bourbonne-les-Bains[1] proposait, en 2023, une exposition sur L’Afrique en musée, en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA, Paris). L’objectif de l’exposition thématique était de fournir, sur l’ensemble du territoire, une exposition sur la constitution des collections d’objets africains dans les musées français. Les expositions[2], visibles durant une période variant d’un musée à l’autre, devaient nécessairement être inaugurées en parallèle du colloque international[3] qui s’effectuait dans les murs de l’INHA[4]. Ainsi, le Musée d’Angoulême, le musée Calvet à Avignon, le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains, le Muséum d’histoire naturelle de La Rochelle, le musée d’Arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille, la Monnaie de Paris, l’Association des musées en Bourgogne-Franche-Comté[5] et le musée Saint-Remi de Reims[6] se sont retrouvés autour de cette thématique et ont présenté des objets issus de leurs collections ayant fait l’objet de recherches récentes et s’intégrant au programme piloté par Claire Bosc-Tiessé[7].
Conçue sur le principe de l’exposition dossier[8], cette mise en réseau liant les musées autour d’une thématique commune se trouvait, de fait, placée sous le signe de l’éco-responsabilité[9]. Les réflexions sur la thématique et les besoins de repenser nos musées se sont accentuées depuis 2020 – la question était déjà posée dans les années 2000[10]. Longtemps sourds aux problèmes environnementaux, la pandémie a marqué un tournant. Les « petits » musées sont, depuis toujours, de bons élèves dans le domaine puisque les moyens mis à leur disposition ne leur permettent pas de jeter les éléments de scénographie qu’ils ont ou de faire des prêts demandant des transports à longues distances ou la production de caisses de transport réalisées sur mesure. Depuis 2020, les initiatives des musées se multiplient, tout comme les appels à communications/publications qui permettent de diffuser le résultat d’expériences récentes[11]. C’est sous cet angle que cet article interroge ce modèle de l’exposition dossier, mise en réseau. Il vise à en souligner les aspects positifs, tout comme les inconvénients.
Le but est également de réfléchir, sur le long terme, aux modes d’exposition et aux partenariats entre sites, tout en prenant en considération la diversité des structures, les publics et les politiques culturelles qui, dans ce contexte, ne trouvent pas toujours leur compte[12]. Cela nous amènera donc, également, à nous questionner sur le rôle des institutions culturelles. Enfin, nous tenterons de proposer des solutions concrètes qui permettraient d’améliorer et de pérenniser ce modèle qui offre l’opportunité de créer un maillage territorial et de valoriser les résultats des recherches sur les collections qui répondent à une même problématique.
L’Afrique en musée. Le cas de Bourbonne-les-Bains
Répondant à l’appel lancé par l’INHA, certains musées ont décidé de montrer aux publics des objets ou lots d’objets africains provenant de leur collection. Ces objets pouvaient faire partie des expositions permanentes ou être présentés pour la première fois. La seule contrainte, pour les musées, était de faire coïncider ce temps d’exposition avec le temps du colloque international que l’institut organisait dans ses locaux à Paris et qui marquait la fin d’un programme de recherche pluriannuel portant sur la constitution des collections africaines dans les musées français[13]. Pour faire écho aux installations sur sites, l’INHA proposait à ses conférenciers et aux passants une série de posters scientifiques qui visait à montrer la pluralité des lieux d’exposition, des modes de constitution des collections et à valoriser la démarche des musées partenaires (Fig. 1).
Le cas de Bourbonne-les-Bains était particulièrement intéressant. Le musée, au cours du programme de recherche, a reçu des chercheurs spécialisés en histoire et en histoire de l’art et a pu bénéficier d’un contact régulier avec eux – par échanges de mails – afin d’éclaircir la nature des objets conservés dans les réserves et de déterminer leur provenance. Une partie de ces items a fait l’objet de billets, dans les Carnets Hypothèses[14]. En l’absence de documents officiels, legs ou dons, la présence de ces objets dans les collections interroge et nous oblige à effectuer les difficiles recherches de provenance.
L’un des légataires ou donateurs supposés – à juste titre – est un certain Ernest Noirot. Né à Bourbonne-les Bains en 1851 et mort dans la cité thermale en 1913, Ernest Noirot[15] a été administrateur colonial[16] au Fouta-Djalon (Guinée[17]) pendant presque 30 ans. À ce titre, il a participé à l’Exposition universelle de 1889 réunissant des objets du Fouta-Djalon et d’ailleurs[18] et sélectionné les participants du pavillon sénégalais sur l’Esplanade des Invalides, à Paris. La région, lors de cette Exposition universelle, reçut plusieurs prix[19]. Loin de s’attendre à un tel succès, Ernest Noirot fut également récompensé (Fig. 2).
Pour célébrer ce colloque et la fin du programme d’étude, le musée a présenté presque tout son fonds africain. Cela représente près d’une cinquantaine de pièces allant de l’outillage au costume, en passant par l’armement (Fig. 3). Ce mobilier comprend également des œuvres écrites et peintes, des photographies et de la correspondance[20]. Certaines de ces pièces sont particulièrement emblématiques par leur rareté ou leur dimension historique[21], d’autres relèvent plus d’un usage quotidien. Il fait peu de doutes que la majorité de ces objets a été réunie par Ernest Noirot[22].
Aucun véritable budget n’a été alloué à cette exposition sur L’Afrique au musée de Bourbonne-les-Bains[23]. La mise en scène – scénographie, régie et installation – s’est faite en interne[24]. Les canisses, qui ont habillé le sommet des vitrines anciennes, les pieds d’une vitrine table et le support de présentation des huiles sur carton avaient été employés auparavant, lors d’un autre projet pour la grande partie, et donnés par les entreprises locales qui en possédaient en hors stock pour le reste. Il en est de même pour le mobilier d’exposition. Le pupitre qui accueillait les huiles sur carton et la vitrine éphémère ont été fabriqués en interne, en réutilisant des tréteaux et des contreplaqués qui étaient stockés dans le musée. Ils ont simplement été customisés pour l’occasion (Fig. 3). Des vitres, récupérées sur des cadres anciens, permettaient de garantir l’intégrité des huiles sur carton. L’usage de ce type de support, légèrement incliné, limitait ainsi la détérioration des œuvres. Longtemps placées au mur à l’aide d’un piton, on pouvait constater une déformation des cartons – dû à ce mode d’exposition et à l’hygrométrie relativement haute qui règne dans le musée (autour de 70 %), tandis que des trous au niveau de la surface peinte signalaient la présence, ancienne ou non, des pitons.
La plupart des autres vitrines employées était auparavant dédiées à un fonds de naturalia, qui lui, a fait l’objet d’un récolement et d’une nouvelle mise en scène usant des éléments en réemploi. Des socles, notamment, ont été « upcyclés » afin de présenter convenablement toutes les pièces. L’ensemble a permis la refonte du parcours du musée. En utilisant les vitrines – inamovibles – différemment, on a libéré un espace pour l’ethnographie et un autre pour l’histoire naturelle afin qu’une cohérence plus forte se dégage. Ce deuxième espace a également bénéficié de changements, rendus possibles par la fabrication d’une mise à distance usant de socles du musée et de vitres issues des vitrines anciennes. Les présentoirs, pour les spécimens naturalisés, ont été fabriqués à l’aide des chutes tandis que deux vitrines ont été fabriquées à l’aide d’anciens cadres stockés au musée, montés sur tréteaux pour l’une, accoudés à une ancienne cimaise fabriquée en interne – de longue date – pour l’autre.
S’appuyant sur les seules œuvres du musée – auxquelles nous aurions peut-être pu associer des pièces stockées au Quai Branly –, aucun transport d’œuvre n’a été effectué et le bilan carbone[25] est relativement faible.
Par ailleurs, le musée a pu bénéficier de l’appui, en communication, de l’INHA et des autres structures muséales. Ce partenariat entre sites, un peu différent de celui qui est habituellement opéré puisqu’il ne nous lie pas par des prêts et des dépôts, offre des avantages et des inconvénients.
L’exposition en réseau : objectifs et résultats
Ce modèle d’exposition en réseau a généré beaucoup d’intérêt de notre part. Il se construisait avec d’autres structures, s’appuyait sur un discours scientifique fourni par des spécialistes difficilement accessibles[26] pour une structure comme le Musée municipal de Bourbonne-les-Bains et permettait de présenter une partie des collections, « cachée » au grand public depuis son arrivée. Les pièces en question avaient été stockées dans le grenier du musée. Leur état, bien que discutable, permettait une exposition, mais c’est surtout leur intérêt qui n’avait pas été perçu. Cela permettait également, même si le cœur du propos n’était pas là, d’être plus juste sur le rôle d’Ernest Noirot. Méconnu, les locaux le voient comme un simple aventurier[27] alors qu’il s’agissait d’un administrateur et d’un homme politique important dans les colonies. Sans nier les pratiques liées à « l’exposition d’habitants » sur les stands des Expositions universelles[28], le replacer dans l’histoire locale semblait indispensable[29].
En cela, ce fut une réussite. Les habitués – passionnés d’histoire locale, curistes réguliers, familles – et les visiteurs qui sont venus au musée ont été surpris, satisfaits et très intéressés par la proposition[30]. Cela s’est traduit sur le nombre de visiteurs sans pour autant que cela génère, non plus, des flux que le musée ne pourrait supporter. Le public touché a été un peu plus large que d’habitude, sans mobiliser les visiteurs des grandes villes[31].
Dans les faits, l’objectif n’était pas tant de démultiplier le nombre de visiteurs que de permettre aux locaux de s’emparer d’un sujet qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, considérant que la question ne concerne pas leur territoire. Par ailleurs, la construction même de l’exposition et la volonté manifeste de réaliser une exposition sur les collections du musée reflètent bien cet objectif.
Malgré cela, et même si l’augmentation du nombre de visiteurs est effective, elle est multifactorielle[32]. Les actions de médiation, la refonte du parcours de visite et une meilleure – mais loin d’être optimale[33] – communication autour des actions du musée y sont également pour beaucoup. Au-delà de ces conceptions, les élus – dont l’objectif n’est pas toujours lié à l’aspect pédagogique – peuvent éprouver une certaine frustration. L’absence d’hôtes de marque lors du vernissage – liée au fait que le colloque international et l’inauguration de l’exposition aient coïncidé – et l’impression de ne pas avoir d’interlocuteurs directs/de partenariats concrets en sont les raisons.
Bien que cela n’entre pas toujours en résonance avec les politiques menées par les collectivités, la découverte, la création du débat, le rôle pédagogique, le lien social autour des expositions sont des aspects signifiants qu’il ne faut pas minimiser. Leur prise en compte est essentielle, d’autant plus que le déplacement de publics nombreux au musée entraîne nécessairement un bilan carbone conséquent.
L’exposition en réseau a, il me semble, un intérêt fondamental dans cette perspective. Elle permet au visiteur, près de chez lui, d’avoir accès au mobilier conservé au musée, souvent stocké, car méconnu, répondant à une thématique « nationale » et à un contenu scientifique adapté sans pour autant devoir se rendre dans un pôle d’attractivité que représente une grande ville. De ce fait, le modèle est aussi éco-responsable puisqu’il évite aux locaux de se déplacer vers les métropoles, limitant ainsi la note carbone qui en résulterait.
Anticipation, optimisation et flexibilité
Ce modèle de l’exposition dossier, en réseau, peut tout à fait être digne d’intérêt. Bien que contraignant, il a un bilan carbone (presque) neutre[34], tout en s’appuyant sur un discours scientifique et en maintenant les attentes du public. Bénéficiant de l’appui scientifique des chercheurs liés à l’INHA et de leurs contacts, l’exposition en réseau permet aux structures – petites ou grandes – de mieux connaître leurs collections. Ce partage des connaissances, dans le cas où la structure initiatrice du projet est un institut de recherche, est sans conteste l’un des points forts du projet. L’exposition en réseau, elle, nécessite tout de même une grande flexibilité et ne peut pas convenir à toutes les structures. Les collections disponibles, dans les réserves, ne sont pas toujours présentables et, surtout, elles ne peuvent pas toujours offrir un discours cohérent, avec les quelques pièces fortes essentielles et attendues. En l’occurrence, la tunique protectrice et les deux tablettes coraniques faisaient office de pièces maîtresses à côté de deux tableaux réalisés par Ernest Noirot. Toutes ces pièces avaient été étudiées et « décryptées » par les chercheurs associés au programme de l’INHA.
Pour pallier ces deux problèmes énoncés, il semble indispensable de solliciter d’autres structures, parmi lesquelles les musées et les universités. Les prêts entre les structures peuvent, par exemple, être optimisés et plus durables. Les conventions de prêts sont souvent assez courtes et des demandes de dépôt, sur une période de trois ou cinq ans renouvelables, permettent de lisser un bilan carbone qui peut s’avérer lourd en transport. Cela concerne le trajet à proprement parler, mais aussi la production de caisses de transport adaptées, réalisées sur mesure et l’utilisation du consommable – les mousses notamment, qui ne sont pas toujours recyclables[35]. Dans certains cas, lorsque l’espace d’exposition temporaire est trop restreint, il est nécessaire d’envisager une modulation des espaces permanents d’exposition. De fait, il faut imaginer, en même temps que la mise en place d’une exposition temporaire donnée, une rotation des collections. Bien entendu, une telle stratégie demande une grande capacité d’adaptation et d’anticipation pour des musées disposant de « petites » équipes. Dans cette perspective, il faut anticiper la programmation culturelle et se projeter sur plusieurs années.
Le travail de sélection des pièces s’avère crucial, tout comme la nécessité de cerner les personnes-ressources qui pourront faire vivre les collections et les expositions à travers des animations et des conférences – pour le grand public comme pour les passionnés. Les universitaires sont, dans ce cas de figure, sollicités. Nos connaissances scientifiques des collections dépendent en grande partie de leurs travaux[36].
On le constate, ce modèle est adaptable même s’il est complexe à mettre en œuvre. C’est d’autant plus vrai que nos institutions dépendent en grande partie du politique[37]. Les commandes politiques qui sont liées aux expositions ou partenariats ponctuels sont aléatoires et ne sont pas toujours faciles à mettre en œuvre, puisqu’elles relèvent d’une autre temporalité. Elles sont également difficiles à anticiper et donc contradictoires avec le modèle de l’exposition en réseau – et parfois même de l’éco-responsabilité. La période électorale – à laquelle nous serons bientôt confrontés – est, par définition, synonyme d’instabilité.
Conclusion
Bien qu’il soit difficile d’évaluer – à partir du cas de Bourbonne-les-Bains – le succès ou non de ce type d’initiative, il convient d’en tirer tout de même quelques enseignements. L’impact environnemental d’une telle exposition est très faible. La mécanique qui s’appuie sur le réemploi, le recyclage ou encore l’upcycling offre des opportunités certaines de ce point de vue. Bien que s’appuyant sur les collections du musée, elle peut délivrer un contenu scientifique de qualité et répondre à certaines de nos missions.
Malgré cela, le modèle peut difficilement être répété « à l’infini ». Il constitue, de ce fait, une alternative, un outil complémentaire auquel on peut faire appel pour ralentir le rythme des expositions temporaires ou itinérantes qui, elles, demandent des transports d’œuvres – généralement liés à des prêts dont la durée est relativement faible[38].
L’usage du réseau, tel qu’il a été employé dans le cas de L’Afrique en musée, n’est probablement pas, non plus, celui qui conviendrait le mieux à une structure/une ville comme Bourbonne-les-Bains. Bien que la communication ait son importance, intégrer un réseau national de cette envergure ne peut pas apporter le flux de touristes désiré par les élus locaux[39].
Il serait intéressant, je pense, de tester cette solution sur un territoire plus circonscrit, à l’échelle de la région ou du département. Ce serait un moyen d’associer les structures entre elles, de créer un lien sans que cela passe nécessairement par le volet financier[40]. La difficulté d’une telle initiative réside dans la grande diversité de nos collections et dans les politiques territoriales menées. Par ailleurs, et si un consensus sur la question pouvait exister, il faudrait également veiller à ce que les thématiques choisies ne soient pas trop simplistes. Une exposition en réseau sur L’Architecture, Les Animaux ou Les Couleurs – à titre d’exemple – enverrait un mauvais message.
Notes
* Toutes les URL ont été consultées en décembre 2024.
Les collections du musée sont mixtes et présentent l’histoire de la ville, de ses personnages les plus éminents – peintres, hommes politiques etc. ↑
Qui pouvaient prendre des formes très différentes. ↑
Le colloque international en question s’intitulait Collections premières. Aux débuts des objets d’Afrique dans les musées occidentaux. Organisé par Claire Bosc-Tiessé (INHA/CNRS/EHESS), Coline Desportes (INHA/EHESS) et Pauline Monginot (INHA), il s’est tenu les 14, 15 et 16 juin 2023, à l’auditorium Lichtenstein de l’Institut national d’histoire de l’art (Paris). ↑
Les musées participants avaient carte blanche et devaient proposer des vitrines en lien avec la thématique ou une exposition. La première solution est celle qui a été plébiscitée. ↑
Je tiens à remercier très chaleureusement Claire Bosc-Tiessé pour sa gentillesse, sa bienveillance et pour les échanges que nous avons eus et que nous continuons d’entretenir autour de l’Afrique. Ce colloque venait clôturer un programme de recherche visant à faire connaître les collections d’objets d’Afrique en France. Il en résulte, notamment, une cartographie en ligne : Le monde en musée, https://monde-en-musee.inha.fr. Loin des débats actuels, il s’agissait surtout de comprendre les processus de muséalisation de ces collections et la manière dont elles ont été constituées. Le programme se développe désormais sous l’intitulé Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle). ↑
Exposition qui s’appuie sur un corpus propre aux collections d’un musée et ayant fait l’objet d’une étude particulière. ↑
L’idée, même si la pression est moindre, est de générer de l’attractivité et donc des flux. Or, l’intérêt de ce type d’exposition réside certainement davantage dans le fait d’amener les locaux à voyager à travers ces collections sans pour autant avoir besoin de se rendre dans des institutions parisiennes. Dans une ville thermale en perte de vitesse, le public étranger, de passage ou en cure, génère de l’activité – notamment pour les petits commerçants qui la peuplent et qui l’alimentent tout au long de l’année. ↑
Ce programme de recherche est initié en 2017 par Claire Bosc-Tiessé et s’intitule Vestiges, indices, paradigmes, lieux et temps des objets d’Afrique (XIVe-XIXe siècle). Ce programme avait pour objectif de proposer des outils conceptuels et pratiques permettant de renouveler l’histoire de l’art des objets d’Afrique réalisés entre le XIVe et le XIXe siècle. En retour, il réinterrogera à partir de ces objets les méthodes et les paradigmes d’une histoire de l’art principalement élaborée à partir de cas européens au cours de la même période. ↑
Le musée a fait l’objet de deux billets. Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013 ; Collet H., Diaw O., « L’Afrique en musée. Les tablettes coraniques et la tunique protectrice de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2021, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1176. ↑
Le musée du Quai Branly – Jacques Chirac conserve également des objets et clichés d’Ernest Noirot. Le don, signalé en 1936, provient d’une certaine Bartel-Noirot dont nous ne savons malheureusement pas grand-chose : Bosc-Tiessé C., « L’Afrique en musée. Musée de Bourbonne-les-Bains », Carnets d’Afrique. Actualité de la recherche en histoire de l’Afrique avant le XXe siècle, 2020, en ligne : https://afriques.hypothèses.org/1013. ↑
Pour une synthèse récente, voir : David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012. ↑
La région du Fouta-Djalon se trouve à cheval entre la Guinée et le Sénégal. ↑
Ernest Noirot, pour les besoins de l’exposition, a reçu des objets provenant d’autres régions de l’Afrique (sans que l’on ne sache la nature de ces items). ↑
Si l’on en croit le nombre d’étuis à médaille conservés au musée, il en a reçu onze – certaines médailles sont connues par des sources écrites : voir David P., Ernest Noirot. Un administrateur colonial hors normes (1851-1913), Paris, Karthala, 2012, p. 192. Ces médailles le récompensent pour son action au Fouta-Djalon, mais aussi ses collaborateurs (des locaux) et la région. ↑
Une lettre destinée à Ernest Noirot, commandant du cercle, a été retrouvée dans l’une des réserves du musée peu de temps avant l’exposition. Sans l’aide précieuse d’Hadrien Collet, pour la traduction du courrier, nous n’aurions pas pu l’exploiter. Nous tenons, ici, à le remercier une fois de plus. Est-ce que ce fonds a fait l’objet d’une recherche avant le colloque ? Malheureusement, l’étude n’a pu être poussée au maximum, la découverte du document était trop tardive. ↑
On pense ici à la tunique protectrice, aux tablettes coraniques sur lesquelles on trouve une trace de don à Ernest Noirot ou encore aux deux tableaux (presque des études) qui montrent que l’État français choisit l’image qu’il souhaite offrir au visiteur de l’Exposition universelle. ↑
Il est probable que les trophées montés à l’européenne, a posteriori, proviennent d’un autre Bourbonnais, un Père blanc du nom de Brutel, mort dans les années 1950. Certains habitants locaux se souviennent de son appétence pour ce type de pièces. ↑
La somme dépensée représente à peine 1 % du budget du musée qui, dans les faits, n’a presque jamais de budget alloué aux expositions temporaires. ↑
Seules trois personnes – en dehors du directeur – ont participé à la production de l’exposition. Deux personnes étaient bénévoles, issues des filières culturelles, la dernière était stagiaire au musée. Les cartels développés et les textes ont été relus et corrigés par une chargée d’édition, bénévole également. ↑
Ne disposant pas d’outils adéquats, il est difficile de chiffrer le bilan carbone de l’exposition. Pour le transport : 218 g CO2e ; pour le MDF : 22,2 kg CO2e en prenant en moyenne qu’1m3 de MDF équivaut à 428 kg CO2e (fourchette moyenne correspondant aux chiffres disponibles sur : Enecobois, http://www.enecobois.be/page/12/MDF) ; pour le plexiglas, je n’ai malheureusement pas les chiffres ; les autres éléments sont issus de réemplois. ↑
Le musée, éloigné des réseaux universitaires, ne voit presque pas de chercheurs, encore moins spécialisés dans l’ethnographie extra-européenne. Le personnel disponible – limité à un individu – ne permet pas toujours de réaliser les recherches documentaires associées – les dossiers d’œuvres correspondants. ↑
La plaque lui rendant hommage à Bourbonne-les-Bains est doublement erronée. Elle le présente comme un aventurier et indique une mauvaise date de mort. ↑
On pense ici aux zoos humains, pratiques régulières dans le cadre de ces Expositions universelles. ↑
Il reste encore des zones d’ombre l’entourant. Photographe et bon peintre, on ne connaît pas, par exemple, sa formation artistique. ↑
Les commentaires laissés sur le livre d’or, les retours après actions de médiations l’ont démontré. ↑
L’appréciation reste tout de même difficile. Le musée ne dispose pas d’un observatoire des publics et les agents en charge de l’accueil sont liés à la médiathèque. Les instruments de mesure sont rudimentaires et les informations recueillies presque inexistantes. ↑
Sur l’année, l’augmentation de la fréquentation doit être de l’ordre de 20 %. ↑
La communication du musée et autour des actions de médiation pourrait être améliorée ; il n’y a pas de service dédié à la ville, la création des supports et leur diffusion s’ajoutent aux activités du directeur. ↑
L’éco-responsabilité n’était pas l’un des objectifs de l’appel de l’INHA et de l’exposition en réseau qui s’est dessinée. Les institutions partenaires pouvaient réaliser une exposition ou une vitrine afin de célébrer la fin du programme. Les participations, même numériques, pouvaient être proposées. Le modèle offre, en tout cas, une base scientifique solide et un discours d’ensemble cohérent qui mérite, à mon sens, que l’on s’y attarde. ↑
Mon intérêt premier pour la question est avant tout citoyen. Désireux d’avoir une empreinte carbone relativement faible tout en proposant des expositions de qualité et « attractives », j’ai commencé à me documenter sur le sujet et à m’inscrire dans les projets qui portaient sur le sujet. Je m’appuie également sur le retour d’expérience de mes collègues afin de transposer leur démarche, de l’adapter voire de l’améliorer lorsque cela est possible ou nécessaire. Bien qu’il n’y ait aucune directive réelle sur le sujet à l’échelle des petits territoires, réfléchir à des processus vertueux est un exercice qui, même intellectuellement, est extrêmement enrichissant. ↑
On pense par exemple ici aux choix dans les thématiques d’expositions temporaires. ↑
On entend ici qu’il est difficile de lisser l’impact environnemental sur une période inférieure comprise entre 9 et 18 mois. ↑
Les élus n’ont pas fixé de chiffres de fréquentation à atteindre en début d’année, mais la ville a tendance à perdre des habitants et à perdre en fréquentation. Le musée est un des lieux qui permet de générer des flux dans le secteur, avec le parc animalier (qui est très visité). ↑
C’est le rôle des pays d’Art et d’Histoire, mais ces derniers ont parfois du mal à exister. ↑