par Claire Salles
— Claire Salles est élève du Département d’histoire et théorie des arts de l’École Normale Supérieure et étudiante à l’École des hautes études en sciences sociales, où elle s’implique dans les activités du Centre d’histoire et théorie des arts fondé par Hubert Damisch. Elle a soutenu en 2017 son mémoire rédigé sous la direction de M. Georges Didi-Huberman et intitulé « Le sujet instauré par le tableau. Penser les années 1970 de Martin Barré avec la psychanalyse ». Elle s’intéresse aux croisements entre l’art non-figuratif et la psychanalyse, et a organisé à l’ENS le séminaire d’élèves « Art, psychanalyse, société » (2016-2017). —
Martin Barré (1924-1993) peint en 1960 un quadriptyque, 60-T-45 (aujourd’hui dans la collection du musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou), dont les quatre toiles sont de formats variés : celles de 90 x 96 et 102 x 110 cm sont alignées dans la partie supérieure, surplombant les deux toiles de 80 x 86 cm qui sont alignées entre elles. Offrant chacune un fond blanc, elles sont traversées par une courbe noire doublée ça et là de traits de couleur rouge. À l’intersection des quatre toiles, une forme oblongue cernée par la ligne noire apparaît, remplie de hachures bleues. La disparité des formats et la nécessité de positionner les quatre toiles selon le tracé de la courbe produit un décalage important : l’ensemble des toiles couvre 192 x 241,5 cm.
Les toiles ont été peintes accolées, et leur accrochage est d’emblée l’enjeu central de cette œuvre de Martin Barré. En effet, selon les propos de son ami et critique Jean Clay, rapportés par Yve-Alain Bois dans la monographie qu’il a consacrée en 1993 à Martin Barré : « L’intention était initialement de disséminer le tableau achevé en quatre différents lieux d’exposition (ou de collection). Puis l’artiste décida d’exposer ensemble les fragments en limitant leur séparation à un faible écart[1]. » Dans l’accrochage ainsi retenu, l’écartement horizontal est plus grand que l’écartement vertical.
Ce projet d’accrochage séparé d’un polyptyque se résout dans l’espacement entre les toiles, ce qui opère un désaxage entre elles, et dans une certaine ouverture sur le mur d’accrochage.
On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage, et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide. La critique d’art Ann Hindry l’avait bien relevé lorsqu’elle commentait cette œuvre pour l’exposition La peinture après l’abstraction présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (1999) :
« […] une inscription circulaire irrégulière traverse, pour s’accomplir, quatre tableaux et le vide qui les sépare. Ces quatre éléments, s’ils étaient accolés, présenteraient la figure linéaire continue mais, étant donné leur disparité de formats, ne formeraient pas un tableau. Or, ainsi séparés, c’est bien un quadriptyque qu’ils composent. L’inscription fait donc le tableau avec l’espace dont il n’est qu’un élément (tant et si bien qu’à l’origine, l’artiste souhaitait exposer les quatre parties de l’œuvre dans quatre salles différentes[2]) ».
L’accrochage final retenu par Martin Barré pour 60-T-45, sur un même mur et en séparant les toiles par un léger écart, crée donc un espace de projection pour une ligne visuellement construite par le regardeur. Le mur est bel et bien appelé par un tel accrochage : il semble impossible, dans l’expérience du regardeur, de ne pas projeter visuellement cette ligne, de s’en tenir à laisser la courbe et les hachures dans la limite de leurs toiles respectives. La planéité de la surface, qu’on attache dans la critique moderniste aux limites de la toile, se trouve ainsi provoquée jusqu’en ses limites, puisqu’il nous faudra penser le lieu où prend place la ligne imaginaire qui passe entre les toiles.
Après avoir replacé la relation établie par 60-T-45 entre le tableau et le mur dans une série de propositions picturales interrogeant également le mur d’accrochage, nous pourrons questionner à nouveaux frais l’idéal critique et plastique de la planéité de la surface picturale, et la singulière position du sujet spectateur que provoque l’intégration du mur dans l’œuvre. Le polyptyque 60-T-45, dont l’exposition fait pleinement partie de la forme, pourra être reconnu comme dévoyant notre position de sujet spectateur, dévoiement qui s’insère dans une remise en cause plus large du tableau de chevalet qui était associé au dispositif perspectif.
Le mur et le tableau
Le polyptyque n’est pas un épiphénomène dans l’œuvre de Martin Barré : il en peint plusieurs en 1960, année qui marque un basculement dans son travail. Jusque-là, il avait produit des compositions abstraites qui assemblaient de petits aplats de peinture à l’huile appliquée au couteau. Il cherchait à se débarrasser de la hiérarchie entre les aplats qui seraient « en avant » de la surface, et le fond qui se trouverait rejeté « en arrière » du fait même de la présence de ces aplats[3].
À partir de 1960, il va chercher à déstabiliser plus radicalement le rapport entre figure et fond, et s’attacher à dynamiser à la fois le contenu des toiles, les relations entre les toiles accrochées ensemble et, enfin, le mur d’accrochage désormais considéré comme actif. Les polyptyques interviennent à ce point : 60-T-43 et 60-T-45 (1960) participent à cette recherche qui refuse de confiner le fond – la surface de la toile, le mur d’accrochage – au statut de simple réceptacle.
Pour mieux souligner le rôle accordé au mur d’accrochage, on pourra distinguer les polyptyques accolés des polyptyques espacés. Ainsi, lors d’une exposition personnelle à la galerie Arnaud (Paris) en 1960, le peintre choisit « simplement » d’intervertir les quatre toiles de 60-T-43 par rapport à l’ordre dans lequel elles ont été peintes : il s’agit d’un double diptyque dont les toiles sont parcourues de lignes désordonnées qui passent de l’un à l’autre panneau. Lors de l’accrochage, 1-2 et 3-4 deviennent 4-1-3-2, les toiles étant accrochées accolées. Mais la question du mur d’accrochage accédant à un statut actif est surtout formulée dans les polyptyques espacés, notamment par 60-T-45 et par deux polyptyques de 1962, 62-4 et 62-5, qui fonctionnent exactement comme 60-T-45 mais dans des formats plus réduits.
L’accrochage des polyptyques est parfois plus classique et ne recourt ni à l’inversion des toiles qui caractérisait 60-T-43, ni à l’écartement des toiles en raison du contenu même du tableau comme c’était le cas pour 60-T-45. Ainsi, en cette même année 1960, Martin Barré peint 60-T-42, un polyptyque de six toiles espacées, de formats très différents, dont chacune accueille une même forme, semblable à une aigrette, contrainte de s’adapter à chaque format. La répétition d’une même forme avec les déformations induites par les différents formats doit permettre de démontrer visuellement l’émergence commune du fond et de la forme, en jouant sur la variable du format : format, fond et forme n’existent que les uns par les autres.
Que Martin Barré passe par l’accrochage, qui modifie la relation entre les toiles d’un polyptyque jusqu’à parfois y inclure le mur (avec les polyptyques espacés), ou qu’il teste l’étendue de l’intrication entre format, forme et fond par la mise en série (dans les polyptyques accolés), le fond n’est plus le simple réceptacle de formes.
L’œuvre 60-T-45 de Martin Barré peut apparaître comme un jalon important parmi les nombreuses propositions de peintres qui ont travaillé dans les années 1960 et 1970 à tester les possibilités et les limites de la tension entre le tableau et son mur d’accrochage. Pour s’en tenir au milieu français de la peinture, des démarches aussi différentes que celles de BMPT (constitué comme groupe entre 1966 et 1967) et de Supports/Surfaces[4], ont radicalisé la réduction de la peinture à ses éléments essentiels. L’idée clairement énoncée était de reconquérir la peinture par différents supports non subordonnés au châssis : il s’agissait de détruire le tableau, ce à quoi Martin Barré ne se résoudra pas. L’utilisation par les membres de Supports/Surfaces de dérivés du tableau classique, à savoir la toile crue (non apprêtée) et la toile libre (sans châssis) et, pour prendre le problème par l’autre bout, l’emploi de supports non-conventionnels comme les tissus de tentes ou de parasols de Claude Viallat, sont autant de manières de tester les propriétés fondamentales et inaliénables de la peinture. Le tableau n’est là plus tout à fait un tableau : il est matériellement désossé pour reconquérir la peinture.
Dans l’œuvre de Daniel Buren ou de Niele Toroni, cette remise en question va dans le sens d’un rapprochement voire d’une fusion avec le mur comme support. À partir de 1966, Niele Toroni définit sa méthode de travail : l’apposition d’empreintes de pinceau numéro 50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm, sur tous les supports, de la toile au mur et au sol en passant par le papier, le coton, le papier journal, les cartes géographiques plastifiées ou la toile cirée. Daniel Buren, après avoir utilisé pour la première fois un tissu avec des bandes verticales à l’occasion de la décoration d’un hôtel aux Caraïbes en 1965, en fait le matériau central de son travail, et réduit le geste de peinture à l’apposition de peinture blanche sur les deux bandes qui se trouvent aux extrémités droite et gauche du tissu à bandes (procédure qu’il inaugure en 1967[5], et qu’il poursuit jusqu’en 1972), avant de déplacer in situ son œuvre, avec une forte charge contestataire[6] dans le contexte de mai 68, tantôt en continuant à peindre, tantôt en utilisant des collages, ou d’autres médiums. Une œuvre comme Jamais deux fois la même. Travail in situ (1968-1985), collage éphémère de bandes de papier coloré, stipule que la couleur comme l’emprise spatiale doivent être différentes à chaque nouvelle présentation, seule étant invariable la largeur des rayures. Buren rejoint ici l’œuvre de Toroni dans laquelle la peinture, loin de répéter « abstraitement » le même concept, révèle au contraire l’hétérogénéité des événements picturaux offerts au regard.
Daniel Buren et Niele Toroni éliminent donc le support classique de la peinture de chevalet, à savoir la toile tendue sur châssis, en peignant à même les bâtiments. Ces artistes posent la question suivante : une fois dissoute la distinction entre le tableau et son mur d’accrochage, avec l’apposition de peinture sur des supports autres que la toile tendue sur châssis, le tableau existe-t-il toujours ? Si le tableau se trouvait bel et bien éliminé, il ne serait plus question de la tension qui l’unit à son espace d’accrochage, et on pourrait quitter l’histoire du tableau de chevalet pour rejoindre l’histoire de la peinture murale. L’élimination du tableau est entière chez Toroni ; en revanche, on doit relever chez Buren le jeu constant qui a été maintenu avec le tableau : il continue à jouer avec ses caractéristiques, comme le format rectangulaire ou l’encadrement, par exemple dans l’œuvre Sha-Kkei, déployée lors du festival d’Ushimado au Japon en 1985, et constituée de cinq panneaux carrés de trois mètres de côté, découpés chacun par une forme géométrique simple (cercle, carré, triangle, losange), et recouverts de bandes blanches et noires sur leur face avant. Laisser de côté la peinture de chevalet : Martin Barré aura considéré également cette piste, si l’on en croit à nouveau Jean Clay, dans la légende d’une photographie de l’exposition de Barré en 1960 à la galerie Arnaud : « À la fin des années 1950, l’artiste avait envisagé d’exposer un trait continu qui ferait le tour de la galerie[7]. » Mais Martin Barré y a renoncé, et l’on pourra penser que, pour nourrir le questionnement sur le fond-mur soulevé par 60-T-45, les propositions picturales les plus intéressantes sont sans doute celles qui mêlent à la peinture sur châssis la peinture hors châssis, plutôt que celles qui éliminent purement et simplement l’objet-tableau (Toroni), ou du moins y prétendent (Buren).
Ainsi, le peintre Claude Rutault décide en 1973 du « dispositif/méthode » qui veut que toute toile (montée sur châssis) qu’on exposera de lui devra être intégralement repeinte selon la couleur du mur d’accrochage, ce qui donne au conservateur de musée, au commissaire d’exposition ou au collectionneur un rôle nouveau : celui qui montre l’œuvre décide non plus seulement du cadre, de la protection et de l’emplacement du tableau, caractéristiques classiques de l’accrochage, mais a un droit de regard sur sa couleur même.
Si Claude Rutault fait intervenir le mur avec son dispositif de modification réciproque entre le mur et la toile, d’autres artistes ont choisi de jouer sur la tension créée lorsque la peinture prend tour à tour la toile et le mur pour fond. En 1992, le peintre Jean-François Lacalmontie a été invité à investir le musée des Beaux-Arts de Nantes. Dans l’immense patio central recouvert d’une verrière, avec ses doubles arcades, Lacalmontie a disposé un mur de peintures sur toile, espacées de quelques centimètres, sans alignement fixe [Fig. 1]. Les formes noires sur fond blanc passent ensuite sur le mur adjacent – passent, par leur seule présence juxtaposée qui semble naître à même l’architecture et ne faire qu’un avec elle. Le philosophe et historien de l’art Louis Marin a livré une analyse éclairante de cette présentation qui défie les règles classiques de l’exposition :
« […] la prise en compte, et comme l’exposition, de ce pur espacement […], retourne sens dessus dessous, renverse ou inverse les oppositions du plein et du vide, de la forme et de la matière, du fond et de la figure, moins pour faire du plein un vide, d’une forme une matière, d’une figure un fond, moins pour en signifier l’impertinence théorique que pour s’ouvrir un espace antérieur à ces oppositions, une distance, un écartement qui les produirait, un fond qui serait leur fondement, un vide qui serait leur origine, une matière qui serait leur commencement.
Et c’est ainsi que l’œuvre de Lacalmontie fait être les lieux architecturés du Musée dans leur pure et immédiate présence d’espacement ; elle les fait naître à la puissance d’écartement des murs, des arcs et des pilastres. Elle fait voir, dans sa présence nue, l’espace, la puissance de spatialité matrice souveraine des lieux et des sites. Elle fait découvrir à l’œil et au corps du visiteur que la distance entre les choses n’est pas un vide, un rien où chaque chose s’individualiserait dans la densité de son être propre, mais la puissance même qui les fait être et apparaître dans les lieux et les sites où elles prennent corps. Faire découvrir cette puissance, la mettre à découvert ; moins en l’offrant au regard, en la donnant à regarder, à être prise en garde par l’œil spectateur ; plutôt dans l’invitation à entrer en elle et à s’offrir à ses effets dans l’invite d’une rencontre : dans une visitation[8] ».
Cette analyse peut nous renseigner sur la fonction du vide dans un accrochage : selon Louis Marin, dans le cas de l’exposition de Lacalmontie, l’espacement entre les toiles mais aussi entre les formes peintes à même le mur a la capacité d’inviter le spectateur à entrer dans l’espace architectural que la peinture nous révèle, met à nu. Il s’agit bien ici d’une peinture qui s’adapte à son lieu d’exposition, se conforme à lui voire, comme l’étymologie de la conformation nous le suggère, prend forme avec lui.
Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré diffère de la proposition de Lacalmontie sur ce point : la fonction du vide entre les toiles est de produire, pour reprendre les termes de Martin Barré dans un entretien accordé en 1974 à la critique d’art Catherine Millet, « une sorte de tension entre elles[9] ». On se situe non au niveau d’une nouvelle appréhension de l’espace d’exposition, mais d’un questionnement sur ce qu’est la surface d’un tableau. L’accent est porté d’abord sur ce qu’est une surface peinte, et non sur l’espace entier intégrant l’œuvre comme chez Lacalmontie.
L’impossible planéité
Parce que le vide entre les toiles en vient à être intégré à une œuvre considérée comme un polyptyque indissociable, il semble se faire jour une manière nouvelle de construire la surface picturale. Martin Barré a reconnu, quelques années après avoir peint 60-T-45, que la solution d’un écart entre les toiles répondait à un questionnement sur la surface. C’est ce qu’il explique dans l’entretien accordé à Catherine Millet, lorsqu’elle l’interroge sur le fait qu’il n’ait jamais peint de très grands formats, à la différence des expressionnistes abstraits américains, et qu’il ait préféré peindre des polyptyques :
« Les formats du genre diptyque, triptyque, disons “rattachés”, m’ont intéressé mais pas dans le but de faire de grandes toiles dans un espace qui ne le permettrait pas (grands tableaux “démontables”). J’ai utilisé cela dans certaines toiles pour “rattacher” deux surfaces par une liaison graphique. Avec d’autres au contraire, je peignais comme sur une seule toile normale et ensuite j’inversais chaque fragment. Il y en a eu d’autres où je laissais un espace vide entre les surfaces pour créer une sorte de tension entre elles[10] ».
Mais le problème de la surface est indissociable de celui du fond et du plan. Le polyptyque 60-T-45 nous plonge donc au cœur du problème croisé du fond, du plan et de la surface, qui a occupé les peintres et les critiques depuis l’abandon de la perspective. Le fond, support matériel et surface d’inscription, était dénié par la profondeur réalisée par le dispositif perspectif jusqu’à un point d’infini[11]. Avec la peinture moderne du XXe siècle, une fois écartée cette profondeur tridimensionnelle qui déniait le fond, il restait à savoir ce qu’on ferait du fond, du plan et de la surface. Le critique d’art américain Clement Greenberg a promu dans les années 1960 la planéité (flatness) de la surface comme spécificité de la peinture. Cette idée est au cœur de son article « Modernist Painting » (1961)[12], mais Greenberg n’y précise pas complètement ce qu’il entend par la planéité, se contentant de la rapporter à la bidimensionnalité (two-dimensionality) qui aura été mise en tension par les peintres figuratifs avec l’illusion d’un espace tridimensionnel, et que les peintres modernistes auront rendue explicite. Pour le dire encore autrement, aux yeux de Greenberg, la surface du tableau doit énoncer sa bidimensionnalité et refuser l’illusion de la tridimensionnalité : il faut refuser l’épaisseur des plans, et que le plan se confonde avec la surface. La planéité désignerait donc une surface uniformément plane.
En 1948, lorsque Greenberg s’en tenait encore plutôt à l’œuvre de Jackson Pollock qu’à celle des peintres de la Colorfield Painting et de la Post-Painterly Abstraction[13], il voyait dans la peinture en « all-over » l’aboutissement de la tentative de rester dans la planéité du plan. Il la définissait ainsi dans l’article « La crise du tableau de chevalet » (1948) : « La surface est tissée d’éléments identiques qui se répètent sans variation marquée d’un bord à l’autre. C’est là un genre de tableau qui fait apparemment l’économie de tout commencement, milieu ou fin[14] ». Mais Greenberg reconnaissait pourtant que la planéité de la surface, spécificité de la peinture, était en fait impossible à atteindre, et que les peintures en « all-over » avaient simplement avancé le plus loin qu’il était possible vers cet idéal inaccessible, ce qui les plaçait à la pointe de la peinture moderne. Il écrit ainsi, dans son article de 1961 : « La première marque apposée sur une toile détruit sa planéité littérale et absolue, et le résultat des marques faites sur elle par un artiste comme Mondrian est encore une sorte d’illusion qui suggère un genre de troisième dimension[15] ». Autrement dit, toute touche force le plan à ne plus être plan.
La planéité, promue par Greenberg comme le caractère essentiel du médium pictural, se trouve bel et bien toujours déjouée. C’est ce qu’Yve-Alain Bois a vu dans la peinture de Martin Barré quand il le rapprochait de Piet Mondrian. Il place ce dernier sous le signe du « faux père » dont Barré aurait retenu la leçon suivante : l’idéal d’une planéité absolue est inatteignable[16].
Avant de comparer plus avant 60-T-45, avec la ligne qui se prolonge sur le mur, et une peinture néoplastique de Piet Mondrian comme la Composition en rouge, bleu et blanc II (1937) du Centre Georges Pompidou (Paris), on pourra suivre l’analyse d’Hubert Damisch dans La ruse du tableau lorsqu’il rappelle que l’ambition du néoplasticisme était de projeter la peinture et la sculpture « dans la vie ». Or, le temps n’étant pas encore venu d’une unification des arts, la peinture nouvelle devait atteindre à un équilibre dynamique, « une “composition” donnée étant censée fonctionner comme un graphe ou comme une matrice en expansion et dont les lignes sembleraient se prolonger sur le mur, par une manière de projection linéaire qui irait se développant dans les deux dimensions du plan[17] ». Les compositions de Mondrian (comme, bien plus tard, les peintures de Barré) seraient donc d’après Damisch « censées fonctionner comme un graphe ou une matrice en expansion » dans les deux dimensions du plan. Cette dynamisation, que suggèrent les termes de « graphe » et de « matrice en expansion », devait permettre d’expérimenter jusqu’à son extrême limite la nécessité pour tout tableau d’en passer par le plan en même temps que l’impossibilité d’un plan unique et homogène.
Mais pour aller plus avant avec l’insatisfaction produite par la notion de planéité, on s’attachera surtout à voir ce qui différencie une toile comme la Composition en rouge, bleu et blanc II du polyptyque 60-T-45. Martin Barré comme Piet Mondrian développent une même « ouverture latérale » ou, pour le dire avec les mots de Hubert Damisch, une même « matrice en expansion » latérale, bidimensionnelle (entre les toiles pour Martin Barré ; latéralement, à l’extérieur de la toile pour Piet Mondrian – on pourra parler d’entre-toiles pour le premier et d’extra-toile pour le second). En revanche, il faut reconnaître que seul Martin Barré, en utilisant le mur de l’entre-toiles comme fond sur lequel se projette une ligne imaginaire, a ouvert ce que nous pouvons appeler « l’ouverture en profondeur ».
Une simple remarque sur l’entre-toiles et l’extra-toile avant de poursuivre : dans 60-T-45 de Martin Barré, aucune des quatre toiles n’est encadrée, ce qui permet à l’effet d’entre-toiles de se produire. En revanche, au Centre Georges Pompidou, la Composition en rouge, bleu et blanc II de Piet Mondrian est placée entre des baguettes blanches dont l’épaisseur est moindre que celle de la tranche du châssis ; le tout est disposé dans une caisse blanche vitrée en ménageant un assez large espace entre la toile et ses baguettes, et les rebords de la caisse. Ce dispositif d’accrochage ne semble pas aller dans le sens d’une prolongation des lignes vers le mur – l’effet visé peine, à cause de l’accrochage protecteur, à advenir.
Nous avons jusqu’ici replacé le polyptyque 60-T-45 dans un ensemble de propositions picturales du XXe siècle qui ont cherché à jouer avec la définition planaire du tableau, voire à la détourner ou à la subvertir.
Buren, Toroni ou Viallat renoncent à la toile montée sur châssis pour privilégier des supports non-conventionnels, comme le mur ou des tissus d’objets manufacturés. Rutault et Lacalmontie jouent de l’envahissement et du va-et-vient entre la forme-tableau et le mur d’exposition, qui devient partie intégrante de l’œuvre (Lacalmontie disait : « Les yeux rencontrent l’œuvre, puis la passent. Il y a limite et obligation de la franchir[18]. »). Barré et, bien avant lui, Mondrian, expérimentent l’expansion latérale potentielle de la peinture hors du support dédié.
On pourra aussi convoquer Rothko (Untitled. Black, Red over Black on Red, 1964) et Kelly (Dark Blue Panel, 1985), mais aussi Klein (IKB 3. Monochrome bleu, 1960) qui, sans renoncer non plus aux châssis, comptaient sur le grand format englobant des toiles et sur le jeu réglé de l’intensité des plages de couleur pour provoquer une appréhension dynamique de la peinture, qui sort également du support désigné, sans qu’il soit plus question ici de lignes comme c’était le cas chez Barré et Mondrian.
Ces rapprochements n’ont pas d’autre vocation que de cerner la place qu’occupe 60-T-45 parmi les réponses proposées par les peintres contemporains aux questions du fond, de la surface et de la planéité.
Épaisseurs du plan
En proposant l’idée d’une « ouverture en profondeur », nous entrouvrions la problématique de l’épaisseur de la surface picturale. On s’autorisera donc à convoquer deux artistes, Simon Hantaï et François Rouan, qui apportent une réponse tout à fait différente à cette question qu’ils partagent avec Martin Barré, pour mieux souligner le parti-pris de ce dernier de demeurer au plus près de (l’impossible) deuxième dimension, quand d’autres faisaient le choix de recourir à l’épaisseur de la surface, épaisseur qui tend vers la troisième dimension. Les techniques du pliage et du tressage choisies par ces deux artistes s’opposent, nous allons le voir, au travail de Martin Barré qui consiste, en écartant les toiles, à les décoller, les déployer.
François Rouan, peintre né en 1943 et toujours en activité, décrit ainsi son travail :
« Je peins dans la rhétorique du tableau, c’est-à-dire sur une toile tendue sur un châssis ; je suis confronté à un objet déceptif qui appelle une autre toile de mêmes dimensions, que je vais tenter d’appareiller ensemble. Je m’emploie à les mettre en bandes, verticales pour l’une, horizontales pour l’autre et c’est seulement là que commence l’expérience du dessus-dessous, dedans-dehors, pour le regard. Dans la durée du travail, l’œil est soumis à un basculement des postures, pas d’assignation stable[19] ! »
Le tressage de toiles peintes et découpées en bandes est ainsi un moyen pour Rouan de ne pas quitter le tableau, tout en ouvrant sa surface à un jeu de dessus-dessous.
Simon Hantaï avait, lui, élaboré au tournant des années 1960 le « pliage comme méthode », qui consiste à nouer à intervalles réguliers ou non l’envers d’une toile qui forme dès lors des plis ; le passage de la couleur sur la toile pliée, et le dépliage final de la toile, font apparaître des empreintes de couleur, dont l’épaisseur et la distribution, aléatoires, ont été obtenues à l’aveugle. Georges Didi-Huberman notait dans L’étoilement, livre qu’il a élaboré à la suite de ses rencontres avec l’artiste :
« Hantaï a peint pour briser des états de faits – le tableau comme surface éternellement plane, la toile comme surface de projection d’une image, la couleur comme séparée du dessin, etc. – et pour produire, aux endroits de fêlure, ce que je nommerai, par hypothèse, des marques critiques, des étoilements[20] ».
Hantaï et Rouan travaillent donc l’épaisseur réelle du plan, ce que l’historien de l’art Hubert Damisch, collègue de Louis Marin à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), avait relevé lorsqu’il rapprochait leur œuvre dans La ruse du tableau :
« Avec pour effet que, loin d’être contenue plus longtemps dans les deux dimensions de la surface à laquelle entendait la réduire le dogme moderniste, la peinture soit appelée, dans l’un et l’autre cas, à opérer dans ce même intervalle entre deux et trois dimensions où jouent plis, tresses et nœuds, que les topologues ne craignent pas de nommer l’épaisseur du plan[21]. »
Travailler l’intervalle entre la deuxième et la troisième dimension, comme le font Hantaï et Rouan, permet de couper court à toute visée imageante, but qu’ils partagent avec Martin Barré ou Piet Mondrian. Mais, là où Barré se distingue de ses collègues engagés dans les mêmes questionnements picturaux, c’est dans le choix résolu qu’il a fait de demeurer au plus près de (l’impossible) deuxième dimension, de ne pas recourir à l’épaisseur du plan (qui tend vers la troisième dimension) que supposent le pliage de Hantaï et le tressage de Rouan. Martin Barré est resté fidèle à son programme : « Je voulais que tout soit ensemble, l’un avec l’autre. Supprimer tous les “dessus-dessous[22]”. » À cette ambition planaire reconnue comme inaccessible, 60-T-45 offre une solution dérivée : le déploiement des toiles les unes par rapport aux autres dans l’accrochage, et la convocation du mur. La ligne peinte existe moins comme une forme sur un fond, que comme l’élément logique qui permet d’instaurer un vide permettant de faire tenir les toiles les unes par les autres. Martin Barré avait dû admettre que la planéité était impossible ; le mur d’accrochage comme fond actif venait apporter une nouvelle piste pour explorer cette impureté constitutive du tableau de chevalet.
Remise en cause du tableau de chevalet : mise en évidence du leurre du sujet
Le polyptyque 60-T-45, ainsi que les autres œuvres que nous avons convoquées pour mieux cerner son fonctionnement tensif, travaillent en effet à torpiller la norme du tableau de chevalet. Clement Greenberg comme Hubert Damisch ont reconnu dans le tableau de chevalet, défini comme support peint déplaçable sur un mur, une production singulière de l’art occidental. Pour Greenberg, répétons-le, c’est avant tout la peinture « all over » qui a remis en cause la survie du tableau de chevalet (« La crise du tableau de chevalet », 1948). En nous attachant tout particulièrement à deux de ces stratégies de remise en cause du tableau de chevalet, le « all over » de Pollock et l’accrochage en tension du quadriptyque de Barré, nous essaierons ici de montrer les conséquences, pour l’expérience du sujet regardeur, de ce bouleversement de la norme « tableau » intervenu dans la peinture du XXe siècle. C’est par ces stratégies contemporaines qu’on pourra éclairer rétrospectivement ce qui se jouait dans l’expérience du sujet face à un tableau de chevalet classique.
Les quatre toiles de 60-T-45, de formats différents, sont accrochées au mur avec un décalage qui désaxe notre regard. Et la ligne accentue encore ce déséquilibre. Certes, elle sert à contenir les hachures et à lier visuellement les toiles entre elles. Mais elle se trouve en même temps débordée par la double ouverture que nous avons décrite plus haut (l’ouverture latérale de la surface dans l’entre-toiles et l’ouverture en profondeur de cette surface vers le mur comme espace de projection). Le regard ne trouve pas de point ou de plan auquel s’amarrer, il ne peut s’attacher à la ligne sans être tout de suite renvoyé vers l’entre-toiles et vers l’extra-toiles.
Nous n’avons pas non plus de place assignée devant un tableau « all over » de Pollock, défini par Greenberg, nous l’avons dit plus haut, comme surface « tissée d’éléments identiques qui se répètent sans variation marquée d’un bord à l’autre[23] ». Chacun des points des toiles de Pollock nous regarde, au sens où, selon le psychanalyste Jacques Lacan dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (tenu en 1964), le sujet est « pris, manœuvré, capté dans le champ de la vision[24] » : « dans chaque tableau que ce soit, c’est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître[25] ». Il en va de même dans les déplis de Hantaï, et dans les tressages de Rouan : ils relèvent eux aussi d’une indécision du cadrage de la toile (il n’y a là non plus ni commencement, ni milieu, ni fin) et d’un entrelacs (une profondeur dans la surface, une surface creusée et à couches multiples, qui dit le temps de son élaboration).
Dans le cas de 60-T-45, ce qui nous regarde, plutôt que chacun des points d’une peinture en « all over », ce serait peut-être le mur d’accrochage – en tant que fond actif, il se fait insistant à la fois dans l’interstice entre les toiles et dans l’entour de ces dernières. Nous demeurons dans une position inconfortable de spectateurs dévoyés à la fois latéralement et en profondeur, tout en étant maintenus en place, a minima, par la courbe qui enserre les hachures centrales.
En renonçant à donner une assise au spectateur, et en parvenant à ce renoncement justement par une remise en cause du tableau, le polyptyque 60-T-45 reconfigure la relation entre le spectateur et le tableau, telle qu’elle avait été formulée par le dispositif perspectif. Cette relation entre le tableau et le spectateur a été posée dès l’émergence du tableau, intrinsèquement lié qu’il était au dispositif perspectif linéaire, dispositif dont l’efficacité repose sur l’assignation d’un point de vue depuis lequel les proportions entre les objets tridimensionnels projetés sur un plan bidimensionnel semblent pareilles à celles qui ont cours dans la vision.
La perspective a parfois été associée à la naissance du sujet moderne et de la science moderne, qui chercheraient à avoir un regard dominateur sur la nature – le point de vue, sommet de la pyramide visuelle, assumerait ici la fonction du point depuis lequel le sujet a une maîtrise sur le monde. Lors d’un colloque consacré en 2001 à Jacques Lacan, Hubert Damisch avait évoqué, pour mieux s’en démarquer, la tentation anachronique de l’entraînement « qui aura conduit en leur temps des historiens de l’art de la trempe d’Erwin Panofsky ou de Pierre Francastel, à reconnaître dans le nouveau lieu scénique ouvert dès le XVe siècle par la perspectiva artificialis l’équivalent de l’espace homogène, continu et infini qui sera celui de la science moderne[26] ».
C’est dans L’origine de la perspective (1987)[27] qu’Hubert Damisch avait nuancé cette conception d’un sujet institué en position de maîtrise par le dispositif perspectif, en s’appuyant justement sur les chapitres consacrés par Lacan dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse au sujet institué par le dispositif perspectif. Damisch glose, dans son ouvrage, l’expérience de Filippo Brunelleschi face au baptistère de Florence dans les années 1420, considérée comme « fondatrice » de la perspective artificielle : l’architecte peint le baptistère San Giovanni sur un panneau de la taille d’une main, aujourd’hui perdu, et en échangeant la droite et la gauche. Il fait un trou dans le panneau au niveau de la porte du baptistère. Il se place ensuite face au baptistère, au niveau du portail central de la cathédrale. Là, il retourne le panneau et applique son œil sur le trou. Il tient un miroir qui reflète le panneau retourné ; le reflet du baptistère peint prend alors la place du véritable baptistère, sans déformation. Cette expérience a pour but de démontrer l’interdépendance du point de vue, extérieur au tableau, et du point de fuite, intérieur au tableau. Le point de vue, défini comme le lieu où se place le spectateur pour que le reflet du baptistère peint prenne la place du baptistère réel (lieu que la peinture seule suffirait à nous indiquer), est indissociable du point de fuite, intérieur au tableau, qui organise la convergence des lignes de construction. D’après Damisch, le point fondamental à retenir de cette expérience est que le point de vue est précédé par le point du sujet, si bien nommé le point de fuite. Il faut que le sujet, pour se voir assigner une place au point de vue, passe par cette médiation qu’est le point du sujet dans le tableau. C’est pour cela qu’on doit bien voir la position de maîtrise qu’est le point de vue comme un leurre.
Dans un autre contexte, Hubert Damisch relève la façon dont les compositions de Piet Mondrian égarent le sujet en lui refusant même le point de fuite (interne au tableau) qui devait lui permettre de prendre ensuite sa place au point de vue. Dans La ruse du tableau, Damisch écrit :
« Le “mode d’emploi” dont s’accompagnent certaines des compositions de Mondrian, faites qu’elles étaient selon lui pour être considérées à une hauteur et une distance données, n’est pas sans rappeler le principe auquel obéissait le dispositif perspectif : à ceci près que là où un tableau construit en perspective demandait, au moins en théorie, à être considéré d’un point situé au droit du point dit de fuite, les grilles orthogonales conçues par Mondrian ont pour effet – un effet d’abord optique – d’égarer l’œil, de le dévoyer, et avec lui le “sujet” qui prétendait faire ici sa rentrée, au risque de passer à la trappe. Si un tableau est bien cette fonction que disait Lacan, où il appartiendrait audit “sujet” de se repérer comme tel[28], le paradigme perspectif n’y est de toute évidence pas étranger, dont l’avènement aura préludé de façon spectaculaire à celui du “sujet” qui devait être celui – par essence moderne – de la science[29] ».
L’abandon de la perspective aurait alors pour corollaire un sujet dérouté, parce que confronté de manière directe au leurre de l’ancrage du sujet dans et par le tableau. Nous devons préciser ici que, dans le dispositif perspectif, ce leurre n’avait rien de complet pour le spectateur, ce qui fait tout l’intérêt de son expérience devant le tableau ; et ceci, en particulier, parce que la perspective s’est constituée comme un modèle régulateur et non déterminant, les peintres perspectifs ayant dès le Quattrocento joué avec la dissémination du point de fuite et du point de vue.
Ainsi, en disposant en tension avec le mur les quatre toiles de 60-T-45, sans point qui puisse assurer une prise du sujet dans le tableau, Martin Barré révèle quelque chose du leurre du sujet qui joue dans tout tableau : il explicite le leurre de l’instauration du sujet, leurre qui n’était qu’implicite dans les tableaux construits en perspective qui obligeaient le regardeur à passer par la médiation du point de fuite intérieur au tableau pour se voir assigner un point de vue face à lui. Le dévoiement du sujet qui joue chez Barré est une manière de révéler que la maîtrise que le sujet croyait avoir face au tableau construit en perspective n’était elle-même qu’un leurre.
Le polyptyque de Martin Barré, et son accrochage tensif qui ménage une ouverture en profondeur aussi bien qu’une ouverture latérale, permet donc de jeter un éclairage sur l’expérience du spectateur face à la peinture. Avec la défection du dispositif perspectif telle qu’elle apparaît à la fin du XIXe siècle chez quelques impressionnistes tel que Claude Monet, il devenait difficile de maintenir en place le tableau de chevalet qui était historiquement né avec le dispositif perspectif. Le tableau de chevalet a alors été chahuté en tous sens, que ce soit en amenant la peinture directement sur le mur (Buren, Toroni) ou sur des objets (Viallat), ou en subvertissant par divers moyens la planéité de la peinture, reconnue à la fois comme essentielle et impossible : à la voie de la tridimensionnalité de la surface choisie par Hantaï et Rouan, s’oppose la résolution d’en rester coûte que coûte dans l’impossible bidimensionnalité. Dans cet effort, certains ont cherché la puissance de la couleur portée sur un grand format (Klein, Rothko, Kelly) ; d’autres comme Mondrian ont cherché l’expansion latérale pour que la surface sorte des limites de l’objet-tableau. Martin Barré y a ajouté, avec 60-T-45, l’expansion en profondeur : le mur intervient comme cet espace suspect depuis lequel se déploient les toiles, et vers lequel le spectateur projette les parties manquantes de la ligne, sans tout à fait pouvoir accrocher son regard sur cet « arrière-plan » bouleversé par l’activité qu’il se voit conférer.
Ainsi, certaines propositions picturales du XXe siècle, et en particulier des années 1950-1970, ont en quelque sorte explicité les dévoiements et l’élision auxquels le sujet était soumis face aux tableaux construits en perspective, et soumis sans trop le savoir puisqu’il se trouvait pris dans le leurre de l’assignation d’une place (au point de vue) par le tableau. L’effet qu’aurait produit sur le spectateur l’accrochage de 60-T-45 dans quatre lieux d’exposition différents, comme l’avait envisagé Martin Barré, ne pourra jamais être connu ; même sans cela, l’accrochage de cette œuvre expose le sujet spectateur à un dévoiement formellement organisé par l’inclusion du mur dans le fonctionnement tensif des quatre toiles.
Notes
[1] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 20.
[2] Hindry A., « Le ravissement du sujet », La peinture après l’abstraction (1955-1975. Martin Barré, Jean Degottex, Raymond Hains, Simon Hantaï, Jacques Villeglé), cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1999, p. 121-122.
[3] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 10.
[4] Vincent Bioulès, Marc Devade, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, André Valensi et Claude Viallat exposent sous ce label en 1970, à l’A.R.C. – musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
[5] « Manifestation 1 – Peinture acrylique sur tissu rayé », 3 janvier 1967, 18e Salon de la Jeune Peinture, Manifestation 1, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
[6] Sans contenu sémantique, les bandes répétitives de Buren déjouent l’attente des milieux de l’art d’œuvres pérennes, différenciées et entrant dans le champ de l’interprétation.
[7] Clay J., « La peinture en séton », Martin Barré, cat. exp., Paris, ARC – musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1979, p. 11.
[8] Marin L., « Le blanc ou l’espacement du présent », Jean-François Lacalmontie, cat. exp., Nantes, musée des Beaux-Arts, 1992, p. 27-30.
[9] Millet C., « Entretien avec Martin Barré », art press, n°12, juin-août 1974, p. 6.
[10] Ibid.
[11] Marin L., « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Cahiers du musée national d’Art moderne, n°24, 1988, p. 65.
[12] Greenberg C., « Modernist Painting » (1961), Art & Literature, n°4, été 1965, p. 193-201.
[13] Terme forgé par Clement Greenberg en 1964 à l’occasion d’une exposition dont il fut le commissaire au Los Angeles County Museum of Art.
[14] Greenberg C., « La crise du tableau de chevalet » (1948), Greenberg C., Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 1988, p. 172.
[15] Greenberg C., « Modernist Painting » (1961), Art & Literature, n° 4, été 1965, p. 197 : « The first mark made on a surface destroys its virtual flatness, and the configurations of a Mondrian still suggest a kind of illusion of a kind of third dimension ».
[16] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 10.
[17] Damisch H., « Prologue. Sous le tableau, la table », Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 13.
[18] Lacalmontie J.-F., cité dans Marin L., « Le blanc ou l’espacement du présent », Jean-François Lacalmontie, cat. exp., Nantes, musée des Beaux-Arts, 1992, p. 32.
[19] « Entretien à Laversine avec François Rouan, par Philippe Béra et Juan Pablo Lucchelli (transcrit à partir d’un enregistrement audio de mars 2015) », Objet, n°1, 2015, p. 125.
[20] Didi-Huberman G., L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Paris, Éd. de Minuit, 1998, p. 16.
[21] Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 195.
[22] Millet C., « Entretien avec Martin Barré », art press, n°12, juin-août 1974, p. 6.
[23] Greenberg C., « La crise du tableau de chevalet » (1948), Greenberg C., Art et culture : essais critiques, Paris, Macula, 1988, p. 172.
[24] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (séminaire XI, 1964), Paris, Le Seuil, 2014 (1973), p. 107.
[25] Ibid., p. 102-103.
[26] Damisch H., « Qu’est-ce qu’un tableau ? », 2001, Lacan dans le siècle, actes du colloque (Cerisy-la-Salle, Forums du champ lacanien, 2001), Paris, Éd. du champ lacanien, 2002, p. 209.
[27] Damisch H., L’origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987.
[28] Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (séminaire XI, 1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 93.
[29] Damisch H., La ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Le Seuil, 2016, p. 13.