par Ariane Noël de Tilly
— Ariane Noël de Tilly est professeure au Département d’histoire de l’art au Savannah College of Art and Design (SCAD). Elle détient un doctorat en histoire de l’art de l’Amsterdam School for Cultural Analysis (Université d’Amsterdam) et a complété des études postdoctorales à la University of British Columbia à Vancouver. Ses recherches portent sur l’exposition et la préservation de l’art contemporain, sur l’histoire des expositions, ainsi que sur l’art engagé. Elle a contribué, entre autres, aux ouvrages collectifs Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives (dir. Julia Noordegraaf et al., 2013) et Authenticity in Transition: Changing Practices in Art Marking and Conservation (dir. Erma Hermens et Frances Robertson, 2016). Ses écrits récents ont paru dans les périodiques ASAP Journal et ArtMatters: International Journal for Technical Art History, ainsi que dans le magazine Ciel variable. —
À l’été 2019, déployée dans plusieurs lieux de Montréal, dont le château Ramezay, le château Dufresne et l’oratoire St-Joseph du Mont-Royal, l’exposition Period rooms, organisée par Marie J. Jean, présentait des œuvres de Steve Bates, Thomas Bégin, Pierre Dorion, Frédérick Gravel, Jacqueline Hoàng Nguyễn, Jocelyn Robert, Claire Savoie et de Klaus Scherübel. Alors que sept des huit artistes avaient été invités à investir des demeures historiques, un site à vocation religieuse, ou encore la Fondation Molinari, la proposition de Klaus Scherübel, un artiste d’origine autrichienne vivant à Montréal, opérait de manière différente, entre autres, en raison de son point de départ : des photographies plutôt qu’une period room, ainsi que du lieu où elle était présentée, soit à VOX, centre de l’image contemporaine. Comme le précisait la commissaire dans la brochure accompagnant l’exposition, l’intervention de Scherübel était double : curatoriale et artistique[1]. Elle était composée de deux reconstitutions tridimensionnelles de photographies prises par Maurice Perron lors de la tenue de deux expositions organisées par les artistes automatistes québécois en 1947. Ces expositions du groupe automatiste sont bien connues en raison des lieux inusités où elles ont été présentées, soit deux appartements, mais aussi parce qu’elles étaient novatrices, autant dans la forme que dans le contenu. L’intervention curatoriale et artistique de Scherübel allait bien au-delà d’une réflexion formaliste des dispositifs expositionnels des artistes automatistes. Les réexpositions d’expositions de Klaus Scherübel, citationnelles et délibérément fragmentaires, réactivaient ces expositions automatistes à partir du présent, tout en invitant les visiteurs à réfléchir au rôle joué par les photographies de Perron sur notre compréhension de ces événements. Elles invitaient ainsi à repenser la valeur artistique de ces photographies qui ont surtout été analysées comme documents d’événements passés.
Dans cet article, nous explorons la démarche citationnelle et dialogique de Scherübel et nous nous penchons tout particulièrement sur la relation entre expositions, photographies et reconstitutions. Afin d’étayer notre analyse, nous ferons appel à la littérature sur la period room (Keeble, Poulot, Montpetit) et sur le reenactment comme pratique artistique en art contemporain (Arns, Fraser et Dubé-Moreau[2]). Qui plus est, nous nous référerons à la notion de riposte, telle que définie par Elitza Dulguerova dans son article « L’expérience et son double. Notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie[3] ». Ces balises théoriques vont guider notre étude de la portée des reconstitutions de Scherübel dans le cadre d’une exposition collective explorant et, dans une certaine mesure, défiant les period rooms à partir du présent.
Art contemporain et period rooms
Dans l’introduction de l’ouvrage collectif The Modern Period Room: The Construction of the Exhibited Interior 1870 to 1950, Trevor Keeble écrit que la period room « a émergé comme un dispositif de représentation clé de l’histoire sociale ainsi que de l’histoire de l’architecture, des beaux-arts et arts décoratifs[4] ». Ce dispositif de représentation est désormais présenté dans des contextes forts différents tels que des musées d’art, musées à vocation historique et anthropologique, villages historiques et lieux dédiés à l’histoire vivante. Ces espaces construits dans ces différents contextes soulèvent des questions des plus riches quant à leur authenticité, leur temporalité, l’espace dans lequel ils sont déployés et le lieu où ils présentés. Keeble indique aussi que « comme toute construction historique, la period room commente sur au moins deux périodes historiques différentes : celle de sa gestation chronologique et celle de sa présentation[5] ». Ces questions de temporalité se trouvent au cœur du projet de Scherübel conçu pour l’exposition Period rooms. De plus, il est important de mentionner que les reconstitutions d’expositions de Scherübel s’inscrivaient également à l’intérieur d’un projet de recherche entamé par le centre VOX en 2016 et intitulé « Créer à rebours vers l’exposition[6] ». Réfléchissant sur les différentes manières selon lesquelles l’art contemporain réinvestit les period rooms, Dominique Poulot écrit, entre autres, qu’ « elles déconstruisent sa prétention au vrai pour en démontrer l’artificialité et contester le convenu de sa représentation du passé et de l’étranger[7] ». Comme nous le verrons, les réexpositions d’expositions de Scherübel peuvent être partiellement associées à cette approche, surtout en ce qui a trait à l’artificialité, car l’artiste n’a pas produit des reconstitutions à l’identique. Néanmoins, elles soulèvent d’importantes questions quant à notre relation aux images représentant des événements passés.
Montréal, 1947 : les Automatistes exposent dans des intérieurs domestiques
Avant de traiter de la réexposition de deux événements phares de la modernité artistique québécoise, il faut d’abord revenir en arrière afin de rappeler la singularité des deux expositions automatistes sur lesquelles Scherübel a choisi de se pencher. C’est en 1941 que les activités du mouvement automatiste québécois débutent. Plusieurs artistes, dont les frères Gauvreau, Pierre et Claude, les sœurs Renaud, Thérèse et Louise, Fernand Leduc et Françoise Sullivan, qui signeront le manifeste du Refus global en 1948, commencent à fréquenter l’atelier de Paul-Émile Borduas, alors professeur à l’école du Meuble de Montréal[8]. C’est également en 1941 que Borduas peint Abstraction verte, sa première œuvre automatiste. La première exposition collective des Automatistes, pas encore connus sous ce nom, rassemblant des œuvres non figuratives, fut présentée dans un local de la rue Amherst en 1946[9]. Tout comme les deux expositions montréalaises qui ont suivi, cette première exposition, intitulée Exposition de peinture, fut photographiée par Maurice Perron, mais étant donné le lieu où elle s’est tenue, soit un local, et non pas un intérieur domestique, elle ne pouvait être l’objet d’étude de Klaus Scherübel dans le cadre de Period rooms. L’année suivante, du 15 février au 1er mars 1947, les Automatistes tenaient leur seconde exposition dans l’appartement de Madame Gauvreau, situé au 75, rue Sherbrooke Ouest. C’est à la suite de cette exposition et du compte rendu du critique Tancrède Marsil, paru dans le journal Le Quartier latin et intitulé « Les Automatistes : École de Borduas[10] », que les artistes seront dorénavant connus sous le nom « Automatistes ».
Dans sa Chronique du mouvement automatiste québécois, 1941-1954, François-Marc Gagnon écrit que le contenu de cette exposition de février-mars 1947 « n’est pas facile à reconstituer » et qu’il peut l’être à partir de quatre sources :
« 1) le témoignage rétrospectif de Claude Gauvreau ; 2) les photographies prises sur place par Maurice Perron ; 3) des notes de Maurice Gagnon prises sur place et restées en partie inédites, et 4) le témoignage des journalistes qui visitèrent l’exposition[11] ».
Cette remarque met en lumière la différence cruciale entre le travail d’un historien de l’art qui désire tout savoir sur l’organisation, le déroulement et la réception critique d’une exposition, et celui d’un artiste ou d’un artiste-commissaire, comme Klaus Scherübel. De plus, alors que pour l’historien de l’art, les photographies servent d’abord et avant tout de référence documentaire, Scherübel, au moment de la création de Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947) et de Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947), propositions sur lesquelles nous nous attarderons davantage plus tard (Fig. 3-5), a utilisé les images de Perron (Fig. 1-2) comme un « outil conceptuel[12] ».
À propos de la seconde exposition des Automatistes, François-Marc Gagnon écrit que « l’examen des photographies de Perron permet de déceler la présence de certains tableaux célèbres comme Sous le vent de l’île de Borduas et Memphis de Pierre Gauvreau, mais en général les prises de vues sont trop sombres pour qu’on puisse arriver à identifier beaucoup d’autres tableaux ou sculptures[13] ». Dans ce passage, Gagnon signale la limite des informations que l’on peut soutirer de ces vues d’exposition, surtout si l’on tente de dresser la liste des œuvres exposées. En 2019, la commissaire Marie J. Jean écrivait, dans son texte accompagnant l’exposition Period rooms, « [a]u fil du temps, différentes photographies se sont progressivement superposées à notre conception de ces expositions jusqu’à devenir leur référence visuelle ultime[14] ». Dans le cadre du projet de recherche « Créer à rebours vers l’exposition », qui examine des expositions phares de l’art contemporain québécois, les vues d’expositions jouent un rôle très important en ce sens qu’elles donnent, notamment, accès à la scénographie de ces expositions, ainsi qu’à la liste des œuvres, bien que celle-ci peut s’avérer partielle[15]. Les images créées par Perron attirent notre attention sur les lieux où les expositions des Automatistes ont été organisées, ainsi que sur l’accrochage privilégié par les artistes, lesquels ont, à quelques reprises, choisi de recouvrir les murs et les portes de jute afin d’éliminer les détails architecturaux et décoratifs, ainsi que pour rappeler le support sur lequel les artistes ont réalisé leurs œuvres abstraites.
Avant de présenter une autre exposition à Montréal à la fin novembre 1947, les six artistes qui avaient participé à l’exposition tenue dans l’appartement de Madame Gauvreau, furent invités à montrer leur travail à Paris, à la galerie du Luxembourg, du 20 juin au 15 juillet. Automatisme ne fut pas bien couverte par la presse française, mais l’a été par les médias montréalais[16]. Quelques mois plus tard, du 29 novembre au 14 décembre, les Automatistes tinrent leur dernière exposition de l’année 1947 dans un autre appartement de Montréal, celui de la comédienne Muriel Guilbault[17]. L’exposition rassemblait des dessins de Jean-Paul Mousseau et des aquarelles de Jean-Paul Riopelle. En plus de recouvrir les murs de jute comme ils l’avaient fait dans l’appartement de Madame Gauvreau, les artistes poussèrent l’accrochage encore plus loin, afin d’employer la même composition que leurs œuvres, soit des formes libérées de la gravité et suspendues dans l’espace. Pour ce faire, ils firent appel à une muraille de broche, suspendue au plafond, à une bonne distance des murs (Fig. 2). Ainsi, les visiteurs pouvaient circuler librement des deux côtés : devant et derrière les œuvres.
Organisées dans des résidences privées, et non pas à la Art Association of Montreal ou dans des lieux à vocation commerciale ou communautaire, lesquels à l’époque n’étaient pas intéressés par le travail de ces artistes[18], les deux expositions collectives des Automatistes, tenues à Montréal en 1947, ont été des occasions pour les artistes de défier les conventions autant par l’intermédiaire de leurs œuvres que de leurs mises en vue. Ces lieux d’exposition improvisés ont donné beaucoup de liberté à des artistes qui étaient sur le point de signer le manifeste Refus global, rédigé par Paul-Émile Borduas quelques mois plus tard. Le refus des artistes de se conformer tant sur le plan social qu’artistique a mené à des expérimentations qui ont donné un nouveau souffle à toute une génération d’artistes, tout en définissant la modernité artistique québécoise. Il n’est donc pas surprenant que, quelques 70 ans plus tard, un autre artiste désire réactiver deux expositions qui ont marqué l’imaginaire collectif et qu’il l’ait fait, non pas en s’appuyant sur leur expérience directe, mais par l’entremise des photographies prises par Maurice Perron, lesquelles détiennent tout autant une dimension artistique que documentaire.
Pour étayer notre réflexion sur la double dimension des images de Perron, nous ferons appel à un entretien que ce dernier a accordé à Serge Allaire paru en 1998, ainsi qu’aux photographies qu’il a prises dans le cadre des expositions automatistes de 1947, reproduites dans l’ouvrage Maurice Perron. Photographies[19]. Au tout début de cet entretien, Allaire souligne que les photographies de Perron ont été abordées uniquement pour leur valeur documentaire, négligeant par conséquent leur valeur esthétique. Questionné sur ses préoccupations esthétiques de l’époque, le photographe répond d’emblée : « Mes préoccupations ont été surtout de photographier mon entourage et de m’amuser en photographiant[20] ». Dans ce même entretien, Perron mentionne avoir été préoccupé par le cadrage et avoir adopté régulièrement « des angles un peu curieux[21] ». L’examen des images des expositions automatistes de 1947, regroupées dans la publication Maurice Perron. Photographies, révèle que le photographe, par ses choix de cadrage, d’angles, et de sujets, ne les avait réalisées que pour documenter les œuvres exposées[22]. Un bon nombre des images produites lors de l’accrochage de la dernière exposition automatiste de l’année 1947 peut être davantage interprété comme des portraits individuels ou de groupe plutôt que des vues documentant une exposition. À titre d’exemple, le photographe a réalisé un portrait saisissant de Muriel Guilbault tenant dans ses mains une œuvre, mais dont la vue est partiellement obstruée par le bras droit de la comédienne et dont une partie se trouve hors cadre. La photographie de Perron de cette dernière exposition automatiste de 1947, reconstituée en trois dimensions par Klaus Scherübel, a été prise en plongée et offre une vue d’ensemble d’une des pièces de l’exposition (Fig. 2). Toutefois, cette image ne peut être interprétée comme une vue d’exposition en tant que telle puisque les sept personnes présentes entravent partiellement l’accès aux œuvres accrochées et l’éclairage théâtral créé par les artistes fait en sorte que certaines des œuvres, depuis l’angle choisi par Perron pour photographier la scène, sont plongées dans l’ombre. Impossible donc, de dresser un inventaire exhaustif des œuvres exposées. La caractéristique fragmentaire de cette image est certainement un aspect qui a été retenu dans l’intervention de Scherübel en 2019 et qui offrait aux visiteurs des pistes de réflexion fort stimulantes.
Montréal, été 2019 : les period rooms de Klaus Scherübel
À l’été 2019, les visiteurs de VOX, centre de l’image contemporaine, étaient accueillis par une reconstitution en trois dimensions d’une des photographies de Perron de la Seconde exposition automatiste. À première vue, pour le public familier avec les photographies de Maurice Perron, cette reconstitution pouvait paraître fidèle à l’image dont elle était tirée : après tout, les murs étaient recouverts de jute, des reproductions des œuvres étaient suspendues sur les murs et la porte ouverte, et un fauteuil était placé près de cette porte donnant sur un corridor. Cette reconstitution était accompagnée d’un panneau descriptif détaillé, rapprochant ici la démarche de l’artiste des intérieurs d’époque que l’on peut visiter dans de nombreux musées, lesquels sont régulièrement assortis de panneaux didactiques situant l’origine et la fonction des détails architecturaux, des meubles et des objets exposés. En termes de déploiement spatial, Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947) opérait une distanciation puisqu’elle devait être examinée à travers une vitrine (Fig. 3). Les visiteurs ne pouvaient donc pas déambuler dans l’espace recréé. Le panneau sur pied, situé à gauche de la scène placée derrière la vitrine, incluait une reproduction de la photographie de Maurice Perron sur laquelle Scherübel s’était appuyé pour sa reconstitution, ainsi qu’une liste des œuvres exposées dans l’espace photographié par Perron en 1947. Le panneau indiquait également que certaines toiles avaient été identifiées avec certitude alors que d’autres avaient été attribuées à un artiste sans toutefois pouvoir être nommées, révélant que malgré toute la recherche effectuée au cours des dernières décennies, des renseignements nous échappent encore.
Pour cette première reconstitution, Scherübel a conservé la même palette de couleurs (noir, blanc, gris) que la photographie de Maurice Perron. Cette manière de faire peut être interprétée comme une invitation à considérer l’importance jouée par les vues d’expositions, mais incite aussi à réfléchir au savoir fragmentaire que l’on peut en tirer. À cet égard, Patrice Loubier écrit :
« Ce n’est donc pas tant l’espace où s’est tenue l’exposition que Scherübel vise à reproduire, mais la façon dont les photos de Perron nous le montre, avec les limites obligées qui amènent les tableaux – pourtant vedettes de l’événement – à se dérober à nos regards scrutateurs[23] ».
De plus, comme Loubier l’indique, le projet souligne « l’importance des angles morts qu’il reste à faire parler[24] ».
Pour faire parler ces angles morts, Scherübel a fait appel à une stratégie artistique qui connaît un important engouement depuis le début du XXIe siècle, soit le reenactment. Dans le catalogue de l’exposition History Will Repeat Itself, la commissaire Inke Arns rappelle que les reenactments artistiques « ne sont pas une confirmation affirmative du passé ; plutôt, ils sont des interrogations posées sur le présent en revenant sur des événements historiques qui se sont gravés de manière indélébile dans la mémoire collective[25] ». De plus, Arns stipule que les reenactments « confrontent le sentiment général d’insécurité par rapport à la signification des images en employant une approche paradoxale : en effaçant la distance avec les images et en même temps en se distançant des images[26] ». C’est par ses reconstructions tridimensionnelles que Scherübel efface la distance avec les images de Perron, car il ne procède pas à une réplique à l’identique. Ainsi, il nous aide à nous distancier de ces photographies et à reconsidérer leur statut, tant comme documents que comme œuvres d’art.
La comparaison de la reproduction de la photographie de Perron, sur le panneau placé à côté de la vitrine, et de la reconstitution de Scherübel menait au constat que l’artiste s’était permis des écarts. À titre d’exemple, l’artiste-commissaire a omis d’inclure l’imposant bureau qui se trouvait dans la première pièce et sur lequel étaient disposées quelques sculptures. Ce que ce retrait génère est une transformation de l’espace qui ressemble de moins en moins à un espace domestique et de plus en plus à une galerie. Par conséquent, ce choix peut potentiellement être interprété comme une manière de projeter les œuvres dans le temps et les présenter dans une situation davantage similaire à celle dans laquelle nous les voyons aujourd’hui, soit dans les institutions artistiques. Quant au retrait des gens, il s’agit d’une approche fréquente des reconstitutions, des dioramas ainsi que des period rooms. Comme Raymond Montpetit l’indique dans une étude se penchant sur la muséographie analogique, l’absence de mannequins peut favoriser « l’identification des visiteurs avec ce qu’ils voient et leur projection imaginaire dans cet espace ouvert, à la place des personnages du temps maintenant absents[27] ».
La proposition de Scherübel s’inscrit également dans une foulée de réexpositions d’expositions. Reesa Greenberg a proposé de nommer ce type d’expositions remembering exhibition, soit « l’exposition qui se souvient, » tout en insistant sur différentes manières dont les institutions procèdent pour reconstituer ces expositions passées[28]. Ailleurs, Elitza Dulguerova rapporte que cette approche a pris son essor dans les années 1980[29]. Dans un article publié en 2010, Dulguerova a analysé, entre autres, des exemples de reconstitutions d’expositions avant-gardistes russes, tenues pré- et post-révolution, confiées à des artistes ou architectes contemporains. Parmi les études de cas sur lesquelles la chercheure se penche, on compte une reconstruction présentée dans le cadre de The Avant-Garde in Russia: New Perspectives (1910-1930) organisée par le Los Angeles County Museum of Art (LACMA) en 1980 et une reconstruction d’une exposition de la société des Jeunes Artistes (Obmokhou) qui a eu lieu à Moscou en 1921, réalisée pour la galerie nationale de Tretiakov en 2006. Dulguerova entrevoit ces reconstructions comme des répliques qu’elle décline en deux sous-catégories, soit la reprise et la riposte. Elle définit la première comme « la répétition plus ou moins fidèle et historiquement exhaustive d’une situation d’exposition antérieure[30] ». Pour sa part, « la riposte insiste sur l’écart entre présent et passé, sur l’impossibilité de revivre aujourd’hui l’expérience passée de l’œuvre[31] ». Les reconstitutions de Scherübel peuvent être associées à cette seconde sous-catégorie puisque l’artiste n’a pas tenté par ses reconstitutions de répliquer des expériences passées. Par l’entremise de ses ripostes, Scherübel a insisté sur les écarts, mais aussi sur la dimension fragmentaire de toute documentation d’événements passés.
Alors que dans le cas des exemples analysés par Dulguerova, les conservateurs, artistes et architectes désiraient reconstruire des situations d’expositions données, les reconstitutions de Klaus Scherübel créées pour Period rooms étaient différentes car l’artiste-commissaire était en premier lieu intéressé par les photographies de Maurice Perron des expositions automatistes, auxquelles la littérature sur le mouvement automatiste a essentiellement donné une valeur documentaire. De plus, la démarche de Scherübel se distingue, entre autres, de celles étudiées par Dulguerova par le choix de citer explicitement la photographie dont la reconstitution était tirée, en maintenant la même palette de couleurs (noir, blanc, gris) dans le cas Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947), ou, encore, par l’absence des œuvres originales ou encore de reproductions des œuvres, dont l’existence n’est évoquée qu’à l’aide de panneaux de bois, dans le cas de Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947). De plus, dans ses deux reconstitutions, Scherübel a travaillé différemment la juxtaposition photographie-reconstitution. Pour l’exposition de février-mars 1947, la première juxtaposition était directe et didactique – la photographie de Perron était reproduite sur le panneau descriptif directement adjacent à la reconstitution. Pour la deuxième reconstitution, la vue captée par Perron en 1947 était reproduite à grande échelle sur le mur de la salle menant à Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947). Cette manière de procéder ne permettait pas de juxtaposition directe (Fig. 5). Effectivement, si les visiteurs désiraient procéder à un examen des similarités et différences entre le référent et la reconstitution, ils devaient faire un aller-retour d’une salle à l’autre. Ces juxtapositions permettaient, entre autres, de rappeler aux visiteurs qu’ils étaient confrontés à des espaces non authentiques mais construits et qui, comme toute period room, ne peuvent offrir l’expérience originale de ces moments et lieux passés.
Contrastant avec la reconstitution de l’exposition de février-mars 1947, laquelle était présentée sous vitrine, la reconstitution de l’exposition de novembre-décembre 1947 était d’abord et avant tout immersive, une caractéristique fort importante pour les period rooms. De plus, l’éclairage de l’exposition Mousseau-Riopelle tenue à la fin de 1947, tel qu’en témoignent les clichés de Perron, était théâtral et avait donné lieu à d’intéressants jeux d’ombres. Afin de recréer cet éclairage, Scherübel a fait appel à un spot de théâtre. L’ambiance de cette deuxième reconstitution était nécessairement plus dramatique que la première, prenant même une allure fantomatique. En effet, dans sa riposte, Scherübel a choisi de ne pas reproduire les œuvres de Mousseau et Riopelle. Les dessins du premier et les aquarelles du second ont été remplacés par des panneaux de bois lisse. Ces derniers évoquaient donc les supports des œuvres des Automatistes, sans en imiter la facture. L’absence de reproductions peut s’expliquer par la difficulté d’identifier quelles œuvres avaient été exposées dans le logis de Muriel Guilbault. Dans sa riposte Scherübel insiste ici sur l’impossibilité, malgré le souci d’exhaustivité de toute recherche, de recréer l’exposition originale. Par conséquent, en schématisant la mise en vue, en la rendant fantomatique, Scherübel se réfère au travail de la photographie et surtout rappelle la dimension artistique des photographies de Perron qui ne peuvent être réduites au simple statut de document.
Dans son texte accompagnant l’exposition, Marie J. Jean rappelait le type de support qui a permis aux photographies de Perron de circuler, soit dans les livres consacrés au mouvement[32]. Le texte de la commissaire était d’ailleurs accompagné d’une photographie d’un détail d’une page de la version française du livre de Ray Ellenwood sur le mouvement automatiste : Égrégore : une histoire du mouvement automatiste de Montréal (Fig. 6). Ce détail, marqué à l’aide d’un marque-page vert vif[33], attirait l’attention du lecteur sur la reproduction de la photographie de Perron que Scherübel a choisi de reconstruire en trois dimensions pour son installation Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947). À cet égard, Marie J. Jean écrit : « l’image, qui était d’abord reproduite dans l’“espace du livre”, s’insinue dans l’espace de la galerie et acquiert, à travers cet effet de basculement, la forme d’une exposition[34] ».
Pour conclure, nous aimerions d’abord revenir sur le potentiel du reenactment. Comme le soutiennent Marie Fraser et Florence-Agathe Dubé-Moreau, « [l]orsque le reenactment implique une intermédialité […], son potentiel semble plus incisif puisqu’il invite à penser les coexistences : de temporalités, de discours et de savoirs[35] ». La sélection de photographies de Scherübel est particulièrement révélatrice de son intérêt à traiter de différentes temporalités dans ce projet : celle des expositions automatistes de 1947 ; celle des images captées par Perron, qui ont figé, en quelque sorte, ces moments dans le temps ; celle de la circulation des images de Perron dans de nombreuses publications ; par exemple, celle des reconstitutions de 2019 ; et finalement, celle de ceux qui entendront parler de ces reconstitutions une fois qu’elles auront été démantelées. Un tel projet offrait aussi de très belles pistes de réflexion sur la manière dont ces expositions passées ont marqué, et sous quelles formes, l’imaginaire collectif. De la sorte, il insistait sur l’importance de considérer différents discours et les savoirs que l’on peut soutirer de ces expositions, images, et reconstitutions. Ultimement, par sa conceptualisation, le projet de Scherübel fait écho aux photographies de Perron en ce sens que, tout comme ces images de 1947, les reconstitutions de 2019 peuvent être analysées pour leur valeur documentaire et pour leur valeur esthétique. À l’instar des Automatistes qui ont refusé de se conformer aux pratiques sociales et artistiques de l’époque, Scherübel, dans le cadre de Period rooms, a proposé d’élargir le répertoire de ce qui peut être interprété comme des intérieurs d’époque, en proposant ici des réexpositions d’expositions tenues dans des appartements, tout en réactivant des photographies d’expositions passées à partir du présent. En tant qu’artiste contemporain, il vient insuffler une autre manière de diversifier la pratique des period rooms.
Notes
[1] Jean M. J., « Klaus Scherübel », Period rooms, brochure accompagnant l’exposition, Montréal, Château Ramezay, Château Dufresne, Oratoire St-Joseph du Mont-Royal, 2019, n. p.
[2] Comme le fait valoir Anne Bénichou, le terme anglais reenactment n’a pas d’équivalent satisfaisant en français. C’est pour cette raison que nous emploierons le terme dans sa langue originale dans cet article. Bénichou A., « Introduction. Le reenactment ou le répertoire en régime intermédial », Intermédialités, n° 28-29, automne 2016-printemps 2017, § 1.
[3] Dulguerova E., « L’expérience et son double. Notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, printemps 2010, p. 53-71.
[4] Keeble T., « Introduction », Keeble T., Martin B., Sparke P. (dir.), The Modern Period Room: The Constructions of the Exhibited Interior 1870 to 1950, New York, Routledge, 2006, p. 1. Citation originale en anglais : « The period room has emerged as a key representational device of social history, and of the history of architecture and the fine and decorative arts ».
[5] Keeble T., « Introduction », Keeble T., Martin B., Sparke P. (dir.), The Modern Period Room: The Constructions of the Exhibited Interior 1870 to 1950, New York, Routledge, 2006, p. 2. Citation originale en anglais : « Like all historical constructions, the period room comments on at least two different periods: that of its chronological gestation and that of its presentation ».
[6] À propos de ce projet, voir le descriptif sur le site de Vox, centre de l’image contemporaine, en ligne : http://centrevox.ca/exposition/creer-a-rebours-vers-lexposition-expose-densemble/ (consulté en février 2020).
[7] Poulot D., « Asmodée au musée : exposer les décors de l’intimité », Costa S., Poulot D., Volait M. (dir.), The Period Rooms. Allestimenti storici tra arte, collezionismo e museologia, Bologna, Bononia University Press, 2016, p. 25.
[8] À ce propos, voir Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998 ; Ellenwood R., Égrégore : une histoire du mouvement automatiste québécois, trad. J.-A. Billard, Montréal, Kétoupa Éd. ; Outremont, Éd. du passage, 2014 ; Nasgaard R., Ellenwood R. (dir.), The Automatiste Revolution: Montreal (1941-1960), Vancouver ; Toronto ; Berkeley, Douglas & McIntyre, 2009.
[9] Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998, p. 263.
[10] Marsil T., « Les Automatistes : École de Borduas », Le Quartier Latin, 28 février 1947, p. 4.
[11] Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998, p. 306.
[12] Jean M. J., « Créer à rebours vers l’exposition : le cas de la seconde exposition des automatistes », Vox, mai 2019, en ligne : http://centrevox.ca/wp-content/uploads/2019/05/Exposition-automatiste-Scherubel_essai-fr.pdf (consulté en février 2021).
[13] Ibid., p. 307.
[14] Jean M. J., « Klaus Scherübel », Period rooms, brochure accompagnant l’exposition, Montréal, Château Ramezay, Château Dufresne, Oratoire St-Joseph du Mont-Royal, 2019, n. p.
[15] De manière générale dans la littérature consacrée à l’histoire des expositions, une place de premier plan est accordée aux vues d’exposition. À titre d’exemple, voir : L’art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle, Paris, Éd. du Regard, 1998 ; les deux volumes Salon to Biennial: Exhibitions That Made Art History dirigé par Bruce Altshuler pour Phaidon (2008, 2013) ; et la collection Exhibition Histories inaugurée en 2010 et publiée par la maison d’éditions Afterall.
[16] Nasgaard R., « The Automatiste Revolution in Painting », Nasgaard R., Ellenwood R. (dir.), The Automatiste Revolution. Montreal (1941-1960), Vancouver ; Toronto ; Berkeley, Douglas & McIntyre, 2009, p. 50.
[17] Guilbault est également une des signataires du Refus global.
[18] François-Marc Gagnon indique également que les artistes ont dû aussi organiser leurs expositions dans des espaces alternatifs parce que le Musée des beaux-arts de Montréal et les galeries commerciales n’étaient pas intéressés, à cette époque, par le travail des Automatistes. Gagnon F.-M., « Paul-Émile Borduas and les Automatistes », Whitelaw A., Foss B., Paikowsky S. (dir.), The Visual Arts in Canada: The Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 146.
[19] Allaire S., « Un photographe chez les automatistes. Entretien avec Maurice Perron », Études françaises, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver 1998, p. 141-155 ; Maurice Perron. Photographies, Québec, Musée du Québec, 1998, p. 62-83.
[20] Allaire S., « Un photographe chez les automatistes. Entretien avec Maurice Perron », Études françaises, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver 1998, p. 141.
[21] Ibid., p. 145.
[22] Maurice Perron. Photographies, Québec, Musée du Québec, 1998, p. 62-83.
[23] Loubier P., « Remonter l’image, descendre le temps. La reconstitution comme savoir chez Klaus Scherübel », ESSE, n° 98, hiver 2020, p. 48.
[24] Ibid.
[25] Arns I., « History Will Repeat Itself: Strategies of Re-Enactment in Contemporary (Media) Art and Performance », Arns I., Horn G. (dir.), History Will Repeat Itself: Strategies of Re-Enactment in Contemporary (Media) Art and Performance, Dortmund, Hartware Medien Kunst Verein ; Berlin, KW Institute for Contemporary Art, 2007, p. 43. Original en anglais : « artistic re-enactments are not an affirmative confirmation of the past; rather, they are questionings of the present through reaching back to historical events that have etched themselves indelibly into the collective memory. » [Italiques de Arns.]
[26] Ibid.
[27] Montpetit R., « Une logique d’exposition populaire : les images de la muséographie analogique », Publics et Musées, n° 9, 1996, p. 75.
[28] Greenberg R., « Remembering Exhibitions: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : https://www.tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en février 2020).
[29] Dulguerova E., « L’expérience et son double. Notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, printemps 2010, p. 54.
[30] Ibid., p. 56. Il faut noter que Reesa Greenberg, parallèlement à Elitza Dulguerova, a défini trois catégories pour analyser les réexpositions d’exposition, soit replica, riff et reprise. Voir Greenberg R., « Remembering Exhibitions: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : https://www.tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en février 2020). Dans le cadre de cette analyse, nous nous en tiendrons aux catégories développées par E. Dulguerova en raison des parallèles et différences qui peuvent être tirés des études de cas examinées dans son article.
[31] Dulguerova E., « L’expérience et son double. Notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, printemps 2010, p. 62.
[32] Jean M. J., « Créer à rebours vers l’exposition : le cas de la seconde exposition des automatistes », Vox, mai 2019, en ligne : http://centrevox.ca/wp-content/uploads/2019/05/Exposition-automatiste-Scherubel_essai-fr.pdf (consulté en février 2021).
[33] Nous pouvons citer ici, à titre d’exemple, la couleur du livre conçu dans le cadre du projet VOL. 13 de Scherübel. Voir le site de l’artiste : http://klausscheruebel.com/index.php?/projets/13/ (consulté en février 2021).
[34] Jean M. J., « Créer à rebours vers l’exposition : le cas de la seconde exposition des automatistes », Vox, mai 2019, en ligne : http://centrevox.ca/wp-content/uploads/2019/05/Exposition-automatiste-Scherubel_essai-fr.pdf (consulté en février 2021).
[35] Fraser M., Dubé-Moreau F.-A., « Performer la collection. Comment le reenactment performe-t-il ce qu’il recrée ? », Intermédialités, n° 28-29, automne 2016-printemps 2017, § 7.