L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)

par Gaëlle Crenn

 

— Gaëlle Crenn est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication et membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine. Ses travaux de recherche portent sur les processus de patrimonialisation et les transformations muséales contemporaines. Elle travaille notamment sur les représentations de l’autre dans les musées d’anthropologie en Europe et dans le Pacifique, sur la muséologie collaborative, sur les représentations des histoires violentes au musée et sur les dispositifs scénographiques d’immersion. Elle a récemment dirigé un dossier consacré à l’émotion dans les expositions (avec Jean-Christophe Vilatte) pour Culture et Musée (n° 36, 2020), revue dont elle est devenue en 2021 directrice adjointe. —

 

Les expositions itinérantes ont la particularité d’être à la fois les mêmes et autres au cours de leurs pérégrinations dans différents lieux d’accueil. Selon les libertés prises par l’institution d’accueil – musées ou autre lieu d’exposition –, la présentation matérielle et le discours d’interprétation peuvent varier, transformant ainsi la forme et le sens suggéré de l’exposition. C’est finalement par un ensemble de réplications et de déplacements, entre fidélité et écarts au cours de ses occurrences successives que se trame le sens d’une exposition itinérante. L’itinérance peut dès lors se concevoir comme une médiation de l’exposition.

Considérant l’exposition comme média, Jean Davallon souligne que « dans une exposition, la signification est essentiellement dépendante de la mise en espace et en scène en tant qu’agencement des choses en vue d’en permettre l’accès[1] ». Dès lors, nous sommes amenés à nous demander quels changements l’itinérance produit sur la façon de mettre en scène le contenu de l’exposition pour en organiser l’accès. Œuvre dialogique, l’exposition prend sens à travers son adaptation aux espaces d’accueil et aux stratégies d’interprétations locales qui sont déployées, puis dans l’expérience des visiteurs. L’itinérance est aussi révélatrice de la position du musée, de la conception qu’il se forme de son propre rôle. L’analyse des variations entre l’exposition et ses (faux) « doubles » révèle des modifications dans les relations entre publics et « monde exposé[2] » que le musée « inscrit » dans son dispositif muséographique[3]. Elle met de plus au jour les catégories et typologies (des objets et des disciplines) auxquelles souscrivent les musées hôtes, et la conception même que les concepteurs se font du rôle du musée. C’est cette hypothèse que nous mettons à l’épreuve avec le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt présentée au musée d’Ethnographie de Genève (MEG) en 2016 puis à Montréal, au musée d’Histoire et d’Archéologie de Pointe-à-Callière (MPAC) en 2017[4].

L’itinérance de l’exposition comme médiation

L’exposition est présentée par le MEG comme une expérience immersive, proposant un discours à la fois engagé (délivrant un message de sensibilisation à la protection de la forêt et de ses habitants) et artistique (la communication insiste sur la présence d’œuvres d’art contemporain). Ce script idéal (au sens d’un parcours imaginé pour un visiteur idéal) semble en mesure de mettre à distance l’image idéalisée et nostalgique que (sup)porte l’Amazonie, et d’embrasser un discours décolonial, mettant en lumière les capacités d’initiative (agency) des habitants autochtones. Son concepteur, Boris Wastiau, directeur du MEG, a d’ailleurs engagé son musée dans une « stratégie de décolonisation[5] ». L’exposition s’inscrit dans un courant critique de l’anthropologie muséale, courant qui s’est développé depuis les années 1970.

Notre démarche consiste, à travers l’analyse du parcours, du choix des objets et de la scénographie dans ces deux lieux d’exposition, à éclairer ce qui se joue dans la (re-)médiation de cette exposition à travers son itinérance. Comme l’a analysé le chercheur Jean Davallon, l’exposition fait œuvre de médiation, en mettant en contact des contenus et des publics[6]. Le sens de l’exposition toutefois n’est pas contenu uniquement dans le texte mais aussi dans le paratexte : dans la matérialité. L’exposition est une œuvre ouverte, dont le sens est créé par la disposition physique des expôts dans un espace tridimensionnel pensé pour être traversé par les corps sensibles des visiteurs (idéaux), et par les expériences qu’y vivent les visiteurs (réels[7]). D’où une nécessaire attention à la finesse des dis-positions d’objets : relations, hiérarchies, stratégies de représentations, tactiques d’ostension[8]. Nous déployons, pour explorer l’exposition, une démarche comparative en trois temps. Nous observons en premier lieu le parcours, objet d’un consensus entre concepteurs[9], accompagné d’un ensemble de dispositifs de médiation, qui orientent l’attention des visiteurs de façon plus ou moins directive et explicite. Nous portons attention ensuite à la mise en scène des photographies, des films et des œuvres d’art, expôts importants de cette exposition multimédiatique. Nous explorons, enfin, la scénographie. Selon la chercheuse Cécilia Hurley-Griener, le terme de dispositif en scénographie doit se comprendre dans le sens double de ce qui « discipline » le regard et le comportement du visiteur, et de ce qui met un objet « sous les yeux[10] » (et, ajoutons-nous, aussi aux oreilles, en bouche, sous la main, etc.) de ce visiteur d’une façon optimale. Ces façons de donner à voir (et inversement de cacher) ont un caractère plus ou moins explicite et sont de ce fait plus ou moins aisément accessibles pour les visiteurs.

Dans cet article, nous verrons ainsi comment à travers les deux occurrences de l’exposition se construisent des narrations[11] différentes sur l’Amazonie, sur l’anthropologie et sur le musée lui-même. En outre, la mise en regard de l’exposition et de son « double » mettra en relief des différences dans la conception même de la médiation – plutôt transmissive ou plutôt active –, conceptions elles-mêmes révélatrices des positions institutionnelles distinctes des musées hôtes.

Le MEG et le MPAC sont des institutions récemment rénovées, qui toutes deux conçoivent des expositions réflexives et critiques. Elles s’inscrivent néanmoins dans des contextes historiques et des traditions muséologiques différents. Si la Suisse a entamé une relecture de son passé colonial, c’est, comme d’autres pays européens, à propos de populations distantes géographiquement, et, pour le cas helvétique, à propos de territoires n’ayant pas fait l’objet d’une domination coloniale directe. C’est donc principalement en relation à l’histoire des expéditions de collecte réalisées par des anthropologues affiliés au musée ou d’autres collectionneurs (diplomates, religieux, marchands, etc.) que le regard du musée sur les objets extra-européens est soumis à une réflexion critique. Bien différent est le contexte québécois, dans lequel s’est développée progressivement un dialogue, parfois malaisé, sur les relations entre les musées et les communautés autochtones présentes sur le territoire.

À partir d’une critique de la représentation des Autochtones au musée, critique venue des Autochtones eux-mêmes comme du monde académique, se sont développées à l’échelle de l’Amérique du Nord de nouvelles pratiques plus collaboratives entre musées et communautés sources[12]. C’est en dialoguant avec les représentants des Premières Nations que les professionnels des musées ont entamé une transformation de leurs pratiques[13]. Le réexamen des questions centrales touchant à la représentation des communautés par le musée, à l’accès aux collections, et aux rapports à la culture matérielle propre aux Autochtones a conduit à diversifier les façons de choisir, de manipuler, de conserver et de mettre en scène – ou à l’inverse de ne pas exposer – les patrimoines autochtones[14]. Par ailleurs, les communautés autochtones, contestant la légitimité même du musée à conserver leur patrimoine, ont développé de modèles alternatifs d’institutions, indépendantes et communautaires, de sauvegarde, de présentation et de transmissions de leur patrimoine[15].

Au Canada, ces réflexions ont conduit à un profond renouvellement des pratiques[16], récemment renforcé par les conclusions de la Commission Vérité et Réconciliation Canada (2015), qui a mis les musées au premier rang des institutions impliquées dans le travail de réconciliation des communautés autochtones et non-autochtones au sein de la nation[17]. C’est également selon ces principes collaboratifs qu’a été menée au Québec l’ambitieuse refonte de l’exposition semi-permanente C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit au XXIe siècle au musée de la Civilisation[18]. Ces transformations ont en retour influencé les reformulations des discours anthropologiques qui se développaient dans les musées européens de façon générale[19], et en Suisse en particulier[20]. C’est donc au regard des courants de l’anthropologie muséale dans lesquels s’inscrivent les deux musées que nous analyserons en quoi l’exposition révèle des discours différents sur l’Amazonie, sur les peuples amérindiens qui l’habitent, et enfin sur le rôle du musée lui-même.

Exposer l’Amazonie : parcours d’ensemble et médiations

L’Amazonie est un sujet de fascination et sa mise en exposition pose de nombreux défis[21]. Marquées par la richesse et la complexité de son environnement, ses représentations sont nourries par les palimpsestes de récits d’anthropologues, d’explorateurs et de romanciers. Dans le même temps, elle reste largement méconnue, impénétrable, tout en étant déjà menacée de disparition[22]. Le MEG prend en 2016 l’initiative de lui consacrer une grande exposition temporaire à partir de ses riches collections[23], pour présenter :

« un témoignage sur l’histoire et le devenir des peuples autochtones qui, depuis l’arrivée des premiers colons sur leurs terres, survivent aux fronts pionniers, aux maladies exogènes, aux programmes de “pacification”, de sédentarisation et autres évangélisations dont ils ont fait l’objet[24] ».

Après Genève (20 mai 2016 – 8 janvier 2017), l’exposition est présentée au musée de Pointe-à-Callière, cité d’archéologie et d’histoire de Montréal (20 avril – 22 octobre 2017). Au cœur de l’exposition, sont présentés :

« des parures, des armes, des instruments de musique et des objets usuels illustrent les arts les plus raffinés d’une quinzaine de populations, parmi lesquelles les Wayana, les Yanomami, les Kayapó et les Shuar. Expression de la symbiose avec le monde de la forêt et des esprits, ces témoins de la culture matérielle permettent d’aborder la pratique du chamanisme, commune à toutes les populations du bassin amazonien[25] ».

Le parcours est complété par une introduction sur « l’histoire précolombienne de l’Amazonie, des origines à la conquête, ainsi qu’à celle des collections qui lui font écho, jusqu’à l’époque actuelle », et se conclut avec « des témoignages des populations amazoniennes permet[tant] d’aborder les questions de leur sauvegarde et de la disparition de la forêt[26] ». L’exposition présente également des photographies (issues du fonds du musée, d’ethnologues-photographes, ou encore un reportage du photographe genevois Aurélien Fontanet), des films contemporains (dont Amazonian shorts, huit courts-métrages de l’anthropologue suisse Daniel Schweizer), ainsi que des installations artistiques immersives réalisées spécialement pour l’exposition. Cinq thèmes sont abordés. L’histoire de l’Amazonie est tout d’abord présentée, à l’aide d’ « objets remarquables issus d’une trentaine d’ethnies de neuf pays du bassin amazonien[27] ». Sont ensuite déclinés quatre aspects centraux des cultures amazoniennes : l’animisme, « manière particulière de situer l’humain ou l’individu dans l’univers et d’en poser la raison d’être » ; le chamanisme, « qui peut être décrit comme la capacité de certains individus à “passer” les frontières d’un monde à un autre dans des circonstances particulières » ; le perspectivisme, « concept anthropologique utilisé pour rendre compte, dans un contexte animiste, de l’aptitude et de l’habileté des individus à se projeter dans la situation d’autrui et à imaginer son point de vue » ; et enfin la mythologie, « ensemble théoriquement infini d’histoires et de variations de ces histoires, transmises oralement[28] ».

La première des altérations que rencontre l’exposition itinérante est bien sûr celle qui résulte de son adaptation à l’espace d’accueil du musée hôte. Installée dans l’espace souterrain dévolu aux expositions temporaires, l’exposition se déploie à Genève dans une black box, selon un parcours chrono-thématique : partant de cinq siècles de découvertes et de conquêtes, il se conclut sur un état des lieux des conditions de vie des peuples d’Amazonie et sur leurs revendications, exprimées notamment par leurs chamanes. À Montréal, l’exposition est installée sur deux étages, que sépare un vestibule lumineux. La répartition sur deux niveaux est exploitée pour recomposer le parcours et instaurer une différence d’approche muséographique entre les deux parties : dans la première partie, sont exposés les éléments contextuels qui permettent d’appréhender la pratique anthropologique au cours de l’histoire de l’Amazonie, et d’introduire le chamanisme. La seconde est réservée à la présentation de la culture matérielle des quinze peuples amazoniens. Si l’on retrouve, comme à Genève, une ambiance sombre de forêt et de sous-bois, l’approche muséographique est cependant bien différente, puisqu’à un procédé général d’immersion succède un dispositif clivé, où se remarque une nette dichotomie entre « résonance » (« resonance ») et « émerveillement » (« wonder »), pour reprendre les catégories de Stephen Greenblatt : entre ce qui, d’une part, met en relation avec de multiples mondes, acteurs ou réseaux (premier niveau), et ce qui, d’autre part, arrête, exalte l’attention et l’unicité (second niveau[29]).

Le parcours à Montréal débute avec des images projetées sur une large table centrale évoquant le tracé sinueux d’un fleuve, au long duquel est retracée l’histoire des explorations et de la pratique anthropologique : en suivant ce « fleuve », on retraverse ainsi métaphoriquement les âges de la discipline (Fig. 1).

Fig. 1 : La descente du fleuve, section 1, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC

La présentation contextualise et historicise des pratiques scientifiques et muséales, des premières découvertes archéologiques jusqu’au présent. Elle plonge ainsi dans un temps plus lointain que les conquêtes de l’Occident, et s’intéresse à « la dimension immatérielle des objets matériels[30] ». Elle rend compte de la disponibilité des objets à de multiples usages, et établit, selon un « nouvel historicisme[31] », des liens entre usages anciens et contemporains. Les visiteurs rencontrent en descendant le « fleuve » de nombreux films et photographies de différentes époques présentant des portraits d’anthropologues et d’habitants. La présence des peuples autochtones y est affirmée à travers de nombreux portraits récents et en couleur, alors que ceux-ci n’apparaissent à Genève que dans l’ultime section du parcours. On y observe la mise en retrait des grandes figures d’explorateurs et d’ethnologues, qui étaient très présents en revanche dans le parcours à Genève. Du fait de l’histoire de la collection constituée à travers des expéditions successives, la présence des portraits des collecteurs, qu’il s’agisse de riches amateurs mécènes ou d’anthropologues, renforçait à Genève la légitimité du musée sur son territoire. À Montréal, à l’inverse, où sont favorisées des photographies contemporaines des sujets amazoniens, c’est une vision de l’anthropologique plus globale et plus axée sur la période contemporaine qui se dessine. La réorganisation du parcours s’accompagne ainsi de plusieurs déplacements disciplinaires : de l’ethnologie (située) vers l’archéologie et l’anthropologie (globales), de la géographie à l’histoire.

Comme nous l’avons noté, l’exposition à Genève est dans son ensemble immersive. D’après la présentation du dossier de presse :

« les scénographes [Bernard Delacoste et Marcel Croubalian[32]] ont structuré l’espace d’exposition en quatre volumes bien distincts : une large allée sinueuse évoquant les méandres d’un affluent de l’Amazone ; une haute canopée au travers de laquelle percent les rayons d’un soleil qui se déplace d’heure en heure ; une zone de forêt dense évoquée par des textiles ajourés ; et finalement, en fin de parcours, une structure évoquant la forme d’une maison traditionnelle circulaire yanomami, dite xabono[33] ».

L’idée est de plonger d’emblée le visiteur « au cœur de la forêt amazonienne, [d’offrir] une expérience unique et multi-sensorielle[34] », voire une transe. Comme l’indiquent les panneaux[35], l’exposition s’inspire des travaux de l’anthropologue Philippe Descola[36], et vise à faire ressentir aux visiteurs les continuités qui transcendent la dichotomie cartésienne homme-nature sur laquelle la modernité occidentale s’est bâtie : continuité ou ambivalence entre homme et animal, voire animal et végétal ; continuité ou contiguïté autorisant des passages entre monde matériel et monde spirituel.

Fig. 2 : Gisela Motta et Leandro Lima, Xapiri, 2013. Vue de l’installation présente en fin du parcours, MEG. Photo G.Crenn, ©MEG.

Dans cette section, l’œuvre des artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima Amoahiki : les arbres du chant chamanique yanomami, installation d’images projetées sur une toile faite de multiples couches de tissu, évoque la texture de la forêt et la présence des esprits chamaniques[37]. À la toute fin du parcours, leur installation Xapiri (Fig. 2) se compose de plusieurs panneaux verticaux sur lesquels sont projetés des vidéos, entre lesquels se glissent les visiteurs, et d’un accompagnement sonore. Un cartel en détaille le principe :

« Xapiri : rendre compte de l’expérience chamanique.

Xapiri (2013) est un film présenté comme documentaire expérimental par ses auteurs. Il s’agit aussi d’une œuvre clairement artistique. Sa direction a été partagée entre les artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima, les spécialistes en communication Laymert Garcia dos Santos et Stella Senra, ainsi que l’anthropologue Bruce Albert, qui a dédié sa carrière aux Yanomami. Le scénario est issu de leur collaboration avec le chamane yanomami Davi Kopenawa. Le défi de ce film était improbable : rendre compte de l’expérience chamanique, en elle-même indicible, en images pour un public qui n’en a aucune expérience » (Cartel).

Un effort important a été consacré à la dimension sonore de l’exposition, une série de seize contes sonores conçue par une équipe de chercheurs et chercheuses spécialistes des sons du bassin amazonien se déployant dans tout l’espace. Ils forment un environnement sonore subtil dans lequel les visiteurs sont immergés. Évoquant la relation que la musique permet d’établir entre les humains, les animaux et les esprits, ces contes devaient, selon la muséologue du MEG Madeleine Leclair, inonder la forêt de sons « comme un “Pierre et le Loup” amazonien[38] ». Ces créations sonore et multimédia au statut hybride – document, archive, installation, œuvre – sont d’un genre similaire aux installations intégrées dans la nouvelle exposition permanente du musée en 2014[39]. Il n’est pas certain cependant que les visiteurs en perçoivent pleinement le sens. En effet, les concepteurs à Genève ont fait le choix de ne pas leur proposer d’explications détaillées, privilégiant, en cohérence avec la logique immersive, une découverte pourrait-on dire « im-médiate » (sans médiation) des dispositifs. D’après Madeleine Leclair, les retours sur l’exposition révèlent cependant que beaucoup de visiteurs n’ont pas remarqué les contes sonores. Trop abstraits, ceux-ci auraient plutôt dilué l’intention de l’exposition. Le son (émis du haut) est venu de plus se surajouter, mais sans leur correspondre, aux objets (présentés, eux, à hauteur d’homme), introduisant ainsi une nouvelle dissonance cognitive et aggravant la confusion.

Ces œuvres immersives possèdent pourtant des cartels détaillés, à l’exemple de celui de l’installation finale (voir ci-dessus[40]), mais on observe que ceux-ci restent descriptifs et ne portent pas de signe d’adresse à l’attention des visiteurs[41]. À l’inverse, à Montréal, tous les panneaux indiquent systématiquement de façon très explicite, et même injonctive, les usages inscrits dans le dispositif : on trouvera par exemple accompagné d’un pictogramme de casque audio : « ÉCOUTEZ le chant du bâton de pluie et REGARDEZ deux extraits de “Fraternelle Amazonie” », ou encore « RESSENTEZ… ». Par rapport à Genève, toute la médiation textuelle est ainsi repensée et renforcée, pour composer un système de guidage explicite de l’usage des dispositifs. Le musée s’appuie en cela sur les principes classiques de l’interprétation développées par le chercheur canadien Freeman Tilden, souvent mobilisés au MPAC : le visiteur a besoin que l’on dirige son attention sur ce que l’environnement (ici, l’évocation du fleuve et d’une dense forêt) recèle de curieux, d’intéressant, pour stimuler sa curiosité[42].

L’approche muséographique et le guidage des visiteurs se distinguent ainsi nettement dans les deux occurrences, entre immersion à Genève et interprétation à Montréal, même si la dimension immersive subsiste à Montréal – dans la première partie, par les jeux de lumière qui inondent le décor et les toiles brunes évoquant les troncs de sous-bois ; dans la seconde partie, par une scénographie engageante (voir infra). On observe de même entre les deux lieux des différences, voire des inversions, dans la manière de mobiliser les photographies et les films.

L’anthropologue Christopher Morton souligne que « l’anthropologie est une pratique hautement visuelle[43] ». La discipline entretient avec la photographie « une relation intellectuellement ambivalente », du fait de la fascination des anthropologues pour « le mixte puissant du médium, entre véracité optique et […] mutisme du sens[44] ». Aussi la photographie entretient-elle avec l’anthropologie « des interconnexions historiques et méthodologiques[45] » dont il importe d’éclairer la trace dans les expositions. À Genève, la part belle est faite aux photographies prises par des ethnologues historiquement liés au musée. Elles sont exposées comme des œuvres d’art, par des tirages soignés, de grande taille, espacés les uns des autres. Sont ainsi mis à l’honneur à la fois l’engagement des ethnologues et les qualités artistiques de leurs œuvres, l’exposition se faisant galerie d’exposition et mémorial honorant leur mémoire. La légitimité institutionnelle du musée s’en trouve par-là renforcée. À Montréal, l’attention portée aux œuvres filmiques et photographiques tend à s’effacer devant celle portée à leurs sujets. Les photographies sont présentées comme des documents, éventuellement sous la forme de fac-similés et de reproductions. Des nombreux albums de la baronne russe Nadine de Meyendorff, exploratrice et mécène du MEG, il ne subsiste à Montréal qu’une photographie. À Genève, de grands portraits en noir et blanc d’Amérindiens de l’ethnologue et militant genevois René Fuerst (Fig. 3) étaient disposés près d’une vidéo du « fleuve » ; ils ne sont repris à Montréal qu’en vignettes de taille plus modeste (Fig. 4).

Fig. 3 : René Fuerst, « Haérè, fille du Grand chef », photographie prise au Brésil, Etat du Parà, Rio Cateté, 1963-1969. MEG. Photo G. Crenn, ©MEG.
Fig. 4 : René Fuerst, Portrait d’Haérè repris en vignette, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Une exception cependant : les tirages de la célèbre photographe brésilienne (née en Suisse) Claudia Andujar sur les Yanomami restent dans les deux cas mises en valeur en tant qu’œuvres esthétiques saisissantes, aptes à faire ressentir aux visiteurs les effets d’une transe chamanique. Dans l’ombre d’une évocation de sous-bois à Genève, rapprochés à Montréal d’un rare film documentaire montrant un chamane au travail[46], les grands formats argentiques restent des œuvres, plus que des artefacts[47]. Selon le muséologue Nuno Porto, « il n’existe pas d’espace d’exposition “neutre[48]” ». Le dispositif dans son ensemble peut ici être appréhendé comme une installation (comme en art contemporain) dans laquelle « le contenu et la forme se [mêlent] l’un à l’autre, cadrant ainsi l’expérience de visite[49] ». Il permet de communiquer aux visiteurs une expression esthétique des modifications des effets de conscience et de la spiritualité de toute expérience chamanique[50].

Plus précisément, la disposition générale des photographies et des films contemporains dans le parcours modifie l’importance accordée à la place actuelle et la capacité d’initiative (agency) des communautés autochtones. À Genève, dans la première section du parcours, la mise en regard d’un film (récent, en couleur) de descente d’un fleuve et de grands portraits d’autochtones (en noir en blanc) tend à magnifier les individus, mais entretient aussi un rapport distancié et esthétisant avec eux, d’autant plus que ces clichés peuvent être rapprochés, par le choix du noir et blanc, des clichés anthropologiques plus anciens qui introduisent la section historique[51]. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est uniquement à la fin du parcours que l’on découvre des photographies et des portraits filmés en couleur, montrant les autochtones dans leur environnement contemporain. Cette organisation peut faire courir le risque de renforcer la vision des autochtones – que l’anthropologie muséale a souvent produite[52] – comme peuples lointains à la fois dans l’espace et dans le temps, dont la culture s’est figée dans le passé, tout en activant la nostalgie pour un âge d’or et une innocence perdue. À Montréal, des photographies et des films récents (et en couleur) montrant des autochtones sont mêlés à ceux des anthropologues, contribuant à mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec leurs sujets d’étude en les rassemblant au sein d’un même tableau : ils sont ensemble « ici » (here) et pas seulement vus de « là-bas » (there), pour reprendre la formule de l’anthropologue Clifford Geertz[53] à propos de l’écriture de l’ethnographie. Ce dispositif, qui atteste la contemporanéité des savants avec leurs sujets d’observation, est renforcé par des films dans lesquels des autochtones miment, à l’aide de menus objets (telle une manivelle de bambou), les ethnologues qui les filment[54] (Fig. 5). Ce dispositif engendre un puissant effet de miroir qui incite à réfléchir sur la nature du travail anthropologique, sur la place qu’y occupent les uns et les autres.

Fig. 5 : Jeune homme « imitant le tournage d’un film » (sous-titre), extrait du film de Felix Speiser, « Yopi chez les Indiens du Brésil », 1924, MEG. Capture d’écran, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

À Genève, on découvre dès la section introductive des effets personnels d’anthropologues mis sous vitrine, afin de proposer une réflexion, au double sens du terme, sur l’anthropologie : le visiteur se voit en reflet, comme dans un miroir, et est amené à questionner les relations que la pratique de l’anthropologie induit entre l’observateur/collectionneur et les sujets de son observation. À Montréal, cette dimension réflexive est plus accentuée encore du fait de la présence des films d’anthropologues mimés par leurs sujets d’observation. Ce dispositif génère un questionnement sur les rapports – plus ou moins inégaux, plus ou moins critiques – entre scientifiques et communautés sources, réflexion centrale dans la muséologie collaborative nord-américaine. Plutôt que pour mettre à l’honneur les anthropologues collecteurs historiquement attachés au musée, les images sont employées pour valoriser l’anthropologie comme pratique, si ce n’est égalitaire, du moins collaborative. Est aussi soulignée par ces films la générosité des peuples qui acceptent de dévoiler leur culture, y compris dans ses aspects rituels les plus sacrés/secrets[55]. À Montréal, l’engagement des anthropologues envers et aux côtés des communautés qu’ils étudient est également mis en avant, ainsi que leur amour sincère de l’Amazonie et de ses habitants, car, comme le rappelle l’anthropologue australien Howard Morphy, les anthropologues furent souvent, au début de la pratique, les « premiers défenseurs de la cause[56] » des Autochtones. Enfin, à Montréal, la présence par l’image et la voix des leaders de communautés dans les vidéos au début du parcours met d’emblée en évidence leurs rôles dans des structures politiques qui articulent l’action locale à une dimension globale (les événements internationaux, l’ONU). Sont ainsi accentuées l’actualité de leurs revendications et leur résilience. Au-delà d’une rencontre avec les peuples d’Amazonie, l’exposition propose ainsi par son parcours et son approche muséographique une histoire de la discipline anthropologique dans ses rapports avec le musée. Elle permet d’en considérer les présupposés, la dimension critique et réflexive, tantôt sous une forme plutôt linéaire à Genève, où le fil chronologique s’arrête sur des grandes figures locales, tantôt sous une forme plus critique et distanciée à Montréal.

Fig. 6 : Aurélien Fontanet, Portrait, 2016 et vitrine présentant les tongs Hawaiana du sujet. Fin du parcours, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Le choix des dispositifs qui clôturent les parcours s’inscrivent également dans ces perspectives. À Genève, les visiteurs quittent l’exposition en traversant une œuvre immersive, que le magazine du musée présente comme « un ovni expérimental […] à cheval entre travail de terrain et traitement post-tournage des images et des sons, appliquant des outils technologiques modernes à la captation d’un rituel naturel[57] ». L’œuvre est évocatrice finalement d’une Amazonie insaisissable, magique et intemporelle. À Montréal, les concepteurs font quant à eux le choix de reprendre en fin de parcours un portrait en couleur du jeune Kayapó Xikrin[58] (Fig. 6). La photographie, projetée sur le mur[59], montre le jeune garçon trônant sur un fauteuil de plastique, chaussé de tongs de plastiques vertes (des Hawaïana que l’on retrouve dans une petite vitrine devant la photo), tandis que l’on distingue à l’arrière-plan, pendue au montant d’une habitation, une parure de plumes très élaborée. La photo est accompagnée d’un texte invitant à penser à la valeur de la rencontre, au futur de ces peuples ainsi qu’au nôtre. L’installation synthétise un regard proche et incarné des peuples autochtones, évitant toute folklorisation, tournant résolument le regard vers le futur, proposant, finalement, un sens autre à ce que serait l’ « Amazonie ».

Scénographie, conception du patrimoine et engagement du musée

Concernant la scénographie, les choix opérés dans les deux lieux pour présenter la culture matérielle des quinze peuples amazoniens révèlent des façons distinctes d’établir un rapport entre le visiteur et l’objet, qui sont liées à des conceptions différentes d’envisager le rôle social du musée.

De façon paradoxale, l’exposition au MEG associe à une approche immersive d’ensemble une scénographie plutôt esthétisante pour les objets culturels exposés (parures, armes, objets de la vie quotidienne, objets rituels, etc.). Présentés sous des vitrines, dans la troisième section, ils sont groupés par usage et soigneusement éclairés pour en détailler les qualités formelles (Fig. 7). Selon le magazine du musée, « c’est donc un chemin chaotique mais chatoyant qu’emprunte le visiteur au cours de sa découverte initiatique[60] ».

Fig. 7 : Masque olok-apo porté par les jeunes hommes lors du rite de passage à l’âge adulte, Brésil, État du Parà, Haut Rio Paru. Vitrine et décor de l’exposition, MEG. Photo G. Crenn, ©MEG.

À l’inverse, à Montréal, une conception d’ensemble plus distanciée s’accompagne d’une scénographie favorisant la proximité et l’engagement des visiteurs avec les objets, majoritairement rassemblés au second niveau de l’exposition. C’est là qu’a été placée la structure conique formée de lattes de bois ajourées évoquant la maison de réunion des villages amazoniens. Dans l’exposition de Genève, cette structure abritait, à la fin du parcours, des photographies et des données socio-économiques contemporaines. Elle introduisait une rupture totale avec la déambulation forestière précédente. D’ailleurs, la structure bloquait quasiment le visiteur dans sa progression, l’obligeant à un détour pour y pénétrer. À Montréal, la « maison » fait aussi obstacle au visiteur, mais elle reste traversable et visitable, au profit d’un engagement tout autre avec les objets qu’elle abrite, une « exceptionnelle collection de masques mehinako, utilisés pour la cérémonie de l’Atuxuà[61] ». À la différence des premières parures exposées, dans une pénombre qui exhaussait la délicatesse et la sophistication de leurs couleurs et de leurs formes, ces figures ne sont pas en plumes et sont de facture et de style variable. La structure qui les protège marque leur caractère secret et sacré, tout en permettant aux visiteurs de les voir de près, en face-à-face : ils vivent une rencontre. La structure abritant de plus une petite vitrine dans sa partie centrale, les visiteurs doivent la traverser en longeant les côtés. Ils peuvent ainsi s’approcher et observer en détail sur les deux côtés, ces figures frappantes, souvent anthropomorphes. La « maison » forme à la fois un espace de réclusion (de mise à l’écart et de protection), de passage, et de transition (entre les règnes des humains et celui des esprits). Dans ces conditions, la relation directe avec ces figures étranges fait ressentir leur nature spirituelle, leur pouvoir sacré. Par cette présentation des objets aptes à favoriser leur découverte et à faire ressentir leur statut et leur charge, la scénographie montréalaise témoigne de l’empreinte dans le contexte québécois des approches autochtones de la muséologie, développées au cours des dernières décennies par les collaborations entre musées et communautés sources.

La dernière section de l’exposition rassemble à Montréal d’autres masques cérémoniels dans une scénographie qui permet, là aussi, de faire ressentir aux visiteurs la charge spirituelle dont ils sont dotés, leur « part immatérielle[62] ». Il s’agit de masques de paille de grande taille[63]. Ils sont disposés sur une estrade, ce qui en accentue la puissance expressive, et sont présentés dans une position oblique rappelant leur allure lorsqu’ils sont portés par des danseurs. Ils sont accompagnés de films projetés directement derrière eux sur le mur, films qui en re-contextualisent les conditions d’usage rituel (Fig. 8).

Fig. 8 : Grands masques cérémoniels mehinako portés lors de l’Atuxuá et films, dernière section, MPAC. Photo G. Crenn, ©MPAC.

Cette disposition tente de faire comprendre les conditions d’usage et la fonction sociale des masques, le film apportant des éléments de contexte (les cérémonies) et « donnant vie » aux figures immobiles. À Genève, ces masques spectaculaires étaient présentés verticalement derrière des vitrines, en conclusion – et point d’orgue – du parcours. Les vitrines permettaient d’exhausser leur valeur esthétique, en les mettant simultanément à distance (derrière la paroi protectrice de verre) et en lumière (offerts à la vue, révélant leurs qualités formelles dans cet écrin), selon la scénographie occidentale classique. Au MPAC, dans les sections finales du parcours, les concepteurs font le choix de pointer l’attention des visiteurs sur le caractère problématique de la présence de ces masques cérémoniels au musée. Les cartels rappellent que l’usage habituel est d’abandonner ou de détruire les masques après les cérémonies, ajoutant que certains mêmes ne sont pas censés être vus par les femmes. Leur présence pourrait donc, d’une part, être considérée comme un manque de respect à l’égard des communautés, et entraîner, d’autre part, un contresens en termes d’interprétation : dans la mesure où ils ont été pensés, non pour être conservés, mais précisément pour être consommés, voire consumés, de façon performative, dans les cérémonies, ils ne devraient pas être conservés, ni a fortiori exposés dans les musées[64]. Leur exposition ne saurait en aucun cas rendre compte avec justesse du sens de ce patrimoine, ni rendre justice à leur fonction sociale dans les communautés d’origine. Sauf à penser, comme l’avance ici le musée, que « la conservation à une si grande distance de leur lieu de production et d’usage est considérée comme une forme de destruction[65] ». Avec cette formulation, jusqu’alors inédite (à notre connaissance) dans le monde muséal, le MPAC suggère une articulation nouvelle entre la culture matérielle et ses conditions de patrimonialisation, une articulation qui lui permet fort opportunément de justifier la conservation et l’exposition des artefacts en son sein. S’inspirant des apports de la muséologie collaborative pratiquée avec les communautés sources au Canada, le musée prend le parti d’affronter l’épineuse question de la légitimité à conserver des objets rituels conçus initialement pour être détruits[66] ; à défaut de réellement la discuter, il l’énonce à l’intention des visiteurs et prend position. Une question essentielle au monde muséal actuel est ainsi révélée et offerte à la réflexion du public.

Par les choix scénographiques privilégiés, les catégories disciplinaires (art / anthropologie) et la relation des visiteurs aux contenus exposés sont, d’un lieu à l’autre, déplacées et reconfigurées. Les concepteurs s’engagent à Montréal plus explicitement sur la voix de la réflexivité muséale, en privilégiant « un design d’exposition qui implique les visiteurs et présente des mises en scène évocatrices qui rendent l’autorité du musée moins opaque[67] ». En pointant les apories de la présence des masques, ils ré-ouvrent le questionnement, déjà exploré notamment par l’anthropologue Franz Boas, sur une possible dérive objectiviste dont est porteuse en elle-même l’exposition muséale et sur la capacité du musée à rendre compte d’une culture par la seule exposition de ses artefacts[68]. En introduisant, par des touches qui restent encore légères, un dialogue entre les manières de la muséologie occidentale et de la muséologie autochtone de penser la présence de l’objet au musée, et en introduisant par-là une réflexion sur la légitimité de la présence des objets autochtones au musée, le musée de Montréal s’ « autochtonise[69] » : il fait place aux voix autochtones et restaure un équilibre entre les représentations des diverses communautés en présence.

L’analyse de l’exposition en itinérance éclaire la façon dont celle-ci fait médiation, et ce à différents niveaux. À un premier niveau, les choix de parcours, d’objets (nous avons pris en compte en particulier les photographies, les films ainsi que les installations artistiques immersives) et de scénographie conduisent à dessiner des perspectives distinctes sur l’Amazonie, la façon de considérer ses peuples autochtones, et l’histoire de l’anthropologie. À un second niveau, en fonction des dispositifs de médiation textuelle et du rapport au contenu exposé proposé à l’intérieur de chaque exposition, se révèlent des positions institutionnelles différentes concernant le rôle même du musée : à une approche plus descriptive, constative, déployée à Genève, par laquelle il s’agit de montrer les artefacts des sociétés lointaines et de rendre compte du rôle du musée, répond à Montréal une mise en perspective plus réflexive et critique sur la façon dont l’anthropologie a construit ses objets au fil de son histoire, et sur la façon dont le musée aujourd’hui les expose.

C’est en définitive la conception même de la médiation qui trouve, dans la tension entre ses options, une place élargie. Dans le monde muséal existe une tendance à restreindre la médiation à une dimension purement instrumentale. Il est possible à l’inverse de la considérer de façon plus large comme le moyen d’interpeller le public, afin que celui-ci adopte lui-même une posture réflexive, et de positionner le musée comme acteur de transformation sociale. Il s’agirait ce faisant de re-politiser la médiation[70], en tant que moyen de rendre plus compréhensible pour les visiteurs les processus de représentation de l’Autre à l’œuvre au musée.

L’exposition à Montréal bouscule la médiation muséale transmissive classique : elle procure un engagement physique et esthétique plus convaincant à l’égard des pratiques chamaniques et des objets sacrés ; elle active un dialogue entre les visiteurs et les peuples d’Amazonie, leurs contemporains ; elle questionne, enfin, les pratiques de l’anthropologie muséale (place de l’anthropologue, conservation de la culture matérielle). Le MPAC paraît s’investir plus fortement comme médiateur d’un engagement envers les peuples autochtones eux-mêmes ; il se fait la caisse de résonance de leurs revendications, là où le MEG reste plutôt dans la monstration, même si le récit est attentif à historiciser les objets et l’histoire du musée (première partie) et à mettre en scène l’autonomie et la capacité d’initiative des peuples (dernière partie). À Montréal, la scénographie engageante favorise un script postcolonial dans lequel l’agency des sujets trouve place. Aussi le visiteur peut-il ressentir, à son terme, que « la question “et maintenant ?” est posée non seulement au public général mais d’abord et avant tout aux musées eux-mêmes [et] que, dans cette histoire, il s’agit des gens plus que des objets[71] ».

Finalement, à travers ces parcours d’exposition, le musée de Genève s’affirme plutôt comme une institution patrimoniale qui a permis, grâce à des anthropologues engagés, de préserver des collections précieuses, tandis qu’à Montréal le musée est plutôt une institution engagée, donnant voix aux peuples autochtones victimes d’abus et de déni, en témoignant de la richesse de leur culture aujourd’hui. L’itinérance d’une exposition est une médiation, par où le musée hôte non seulement suggère de nouvelles lectures des contenus, mais aussi énonce son positionnement institutionnel, affirme la conception qu’il se fait de sa mission. En circulant, l’exposition et ses « doubles » – qui n’en sont jamais d’exactes décalques – initient alors une conversation sur le sens de l’œuvre, ainsi ouverte, qu’elle constitue. Aussi, par leur circulation, les expositions temporaires forment-elles à chaque occurrence une « zone de contact[72] » où se négocient et s’influencent réciproquement diverses traditions muséographiques locales et des manières de montrer l’Autre. Nul doute qu’un examen de l’exposition dans sa présentation au Château de Nantes en 2019[73] aura révélé de nouvelles significations proposées aux visiteuses et visiteurs, résonnant avec les courants muséologiques et l’historiographie de l’anthropologie en France.

 

Notes

[1] Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n° 9, 2003, p. 25-28, citation p. 26.

[2] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.

[3] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.

[4] Voir la présentation sur les sites des musées : MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/expo25.php (consulté en janvier 2021) ; MPAC, en ligne : https://pacmusee.qc.ca/fr/expositions/detail/amazonie-le-chamane-et-la-pensee-de-la-foret/ (consulté en janvier 2021). Nous avons visité les expositions en visite libre le 7 septembre 2016 à Genève et le 8 août 2017 à Montréal.

[5] Voir MEG, Plan Stratégique « Décoloniser le musée » (2020-2024), en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ps_20_24.php (consulté en janvier 2021) ; Frammery C., « Boris Wastiau, le conservateur qui veut tout changer », Le Temps, 14 janvier 2020, en ligne : https://www.letemps.ch/culture/boris-wastiau-conservateur-veut-changer (consulté en janvier 2021).

[6] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.

[7] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.

[8] Pavese F., « L’opération scénographique : le façonnage des objets en musealia », Mariaux P.-A. (dir.), L’objet de la muséologie, Neuchâtel, Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005, p. 102-118.

[9] Le Marec J., « Le parcours : drôle de temps pour une rencontre », La Lettre de l’OCIM, n° 155, 2014, p. 5-15.

[10] Hurley-Griener C., « Jalons pour une histoire du dispositif », Culture et musée, n° 16, 2010, p. 207-218.

[11] Chaumier S., « Les écritures de l’exposition », Hermès, vol. 61, n° 3, 2011, p. 45-51.

[12] Peers L., Brown A. K. (dir.), Museums and Source Communities, New York, Routledge, 2003 ; Sebastiani S., « Questions aux musées d’anthropologie : une introduction », Passés futurs, n° 6, 2019, p. 1-19, en ligne : https://www.politika.io/fr/numero-revue-pf/vitrines-lhumanite (consulté en janvier 2021) ; Lonetree A., Decolonizing Museums: Representing Native America in National and Tribal Museums, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2012.

[13] Onciul B., Museums, Heritage and Indigenous Voice. Decolonizing Engagement, New York, Routledge, 2015 ; Ames, M., « Are Changing Representation of First Peoples in Canadian Museums and Galleries Challenging the Curatorial Prerogative? » West R. (dir.), The Changing Presentation of the American Indian: Museums and Native Cultures, Washington, National Museum of the American Indian ; University of Washington Press, 2004, p. 73-162.

[14] Denzin N., Lincoln Y., Smith L. (dir.), Handbook of Critical & Indigenous Methodologies, Thousand Oaks, Sage Publications, 2008.

[15] Child B., « Creation of the Tribal Museum », Sleeper-Smith S. (dir.), Contesting Knowledge. Museums and Indigenous Perspectives, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009, p. 251-256.

[16] Dubuc É., Turgeon L., « Musées d’ethnologie : nouveaux défis, nouveaux terrains », Ethnologies, vol. 24, n° 2, 2002, p. 5-18 ; McMaster G., « Our (Inter) Related History », Jessup L., Baggs S. (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 3-8 ; Bibaud J., « Muséologie et Autochtones du Québec et du Canada. De la crise à la “décolonisation tranquille” », Cahiers du MIMMOC, 2015, n° 5, en ligne : http://journals.openedition.org/mimmoc/2169 (consulté en janvier 2021).

[17] CVRC (Commission de vérité et réconciliation du Canada), 2015 : Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. Sommaire du rapport final. McGill-Queen’s University Press, Montréal, en ligne : https://www.mqup.ca/honorer-la-v–rit—-r–concilier-pour-l—avenir-products-9780773546707.php (consulté en janvier 2021).

[18] Desmarais L., Jérôme L., « Voix autochtones au musée de la Civilisation de Québec : les défis de la muséologie collaborative », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 48, n° 1-2, 2018, p. 121–131, en ligne : https://doi.org/10.7202/1053709ar (consulté en janvier 2021) ; Jérôme L., Kaine E., « Représentations de soi et décolonisation dans les musées : quelles voix pour les objets de l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du XXIe siècle (Québec) ? », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, n° 3, 2014, p. 231-252. Jérôme L., « Peuples autochtones et musées : 25 ans de relations au musée de la Civilisation », Robitaille M.-P. (dir.), Voyage au cœur des collections des Premiers Peuples, Québec, Septentrion et Musée de la Civilisation, 2014, p. 111-123.

[19] Van Geert F., Du musée ethnographique au musée multiculturel. Chronique d’une transformation globale, Paris, La Documentation Française, 2020 ; Thomas D. (dir.), Museums in Postcolonial Europe, Londres ; New York, Routledge, 2010.

[20] Je me permets de renvoyer à un précédent article : Crenn G., « Reformulating the museum discourse in critical ethnology exhibitions. Limits and ambiguities in the reform at the Museum der Kulturen, Basel and the musée d’Ethnographie de Neuchâtel », ICOFOM Study Series: The Predatory Museum, 45, 2017, p. 37-46, en ligne : https://journals.openedition.org/iss/299 (consulté en janvier 2021).

[21] La Fondation Cartier a par exemple consacré deux expositions à l’Amazonie : Yanomami, l’esprit de la forêt (14 mai – 12 octobre 2003) ; La lutte Yanomami (30 janvier – 10 mai 2020).

[22] Voir par exemple Rêves d’Amazonie, cat. exp., Daoulas, Abbaye de Daoulas, 2005.

[23] Le fonds amazonien du musée compte 5000 pièces. Selon le dossier de presse, « l’exposition présente près de 500 objets, photographies et films se déployant sur 1000 m2, autant de témoignages des cultures amérindiennes telles qu’elles ont été observées du 18e au 21e siècle ». MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).

[24] Ibid.

[25] Château des ducs de Bretagne à Nantes « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », en ligne : https://www.chateaunantes.fr/expositions/amazonie/ (consulté en janvier 2021).

[26] Ibid.

[27] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt. Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).

[28] Ibid.

[29] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D., (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-56, citation p. 54.

[30] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en janvier 2021).

[31] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-46, citation p. 54 : « New historicism ». Sur la question de l’historicité en anthropologie, voir par exemple Turnbull P., « Autralian Museums, Aboriginal Skeletal Remains, and the Imagining of Human Evolutionary History, c. 1860-1914 », Museums and Society, vol. 1, n° 13, 2015, p. 72-87.

[32] Les architectes Bernard Delacoste et Marcel Croubalian (MCBD Architectes) de Genève.

[33] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne :  http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en mars 2020).

[34] Ibid.

[35] Section 2 : Panneau « Le chamanisme ».

[36] Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[37] Gisela Motta et Leandro Lima vivent et travaillent à São Paulo. C’est à la suite de la visite du village yanomami de Watoriki, dans l’État de Roraima, qu’ils produisent cette œuvre retraçant leur expérience.

[38] Madeleine Leclair, MEG. Communication au Séminaire « Réécrire le passé colonial : enjeux contemporains des collections de musée », organisé par Felicity Bodenstein et Benoît de L’Estoile, Séance 5 : Muséographies de l’immatériel, École Normale Supérieure, Paris, 13 septembre 2017.

[39] On pense en particulier à l’installation vidéo d’Ange Leccia, dans l’espace d’introduction du parcours permanent, qui berce les visiteurs d’images de ressac marin, et à la chambre sonore, où ils peuvent s’immerger dans un bain d’images et de son en marge du parcours de visite. Voir le site du MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ (consulté en janvier 2021). Voir aussi Magnol J., « Au MEG, Ange Leccia célèbre la mer partagée par toutes les civilisations », Genève active, 11 mai 2015, en ligne : https://www.geneveactive.ch/article/au-meg-ange-leccia-celebre-la-mer-partagee-par-toutes-les-civilisations/ (consulté en janvier 2021).

[40] Il existait d’ailleurs également un cartel assez détaillé introduisant les contes, mais, comme le reconnaît M. Leclair, il était mal placé et peu visible.

[41] Ces textes sont d’ailleurs les mêmes que ceux du dossier de presse, au point qu’on peut se demander s’ils n’en seraient pas directement issus. Cette identité entre textes de communication (dossier de presse) et textes de médiation dans l’exposition (cartel) pose question sur la conception qu’a le musée de la nature du travail de médiation muséale.

[42] Tilden F., Interpreting Our Heritage: Principles and Practices for Visitor Services in Parks, Museums, and Historic Places, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1957.

[43] Morton C., « Photography, Anthropology of », H. Callan (dir.), The International Encyclopedia of Anthropology, Chapel Hill, John Wiley & Sons, 2018.

[44] Ibid.

[45] Ibid.

[46] La générosité de la communauté qui a permis de réaliser et transmettre ce film est d’ailleurs explicitement soulignée à Montréal.

[47] On doit à l’anthropologue américain James Clifford ce partage entre œuvre et artefact dans les musées d’anthropologie. Clifford J., Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, ENSB-A, 1996. 

[48] « There is no such thing as a neutral […] exhibition space », Porto N., « From Exhibiting to Installing Ethnography: Experiment at the Museum of the University of Coimbra, Portugal, 1999-2005 », Basu P., Macdonald S. (dir.), Exhibition Experiments, Oxford, Blackwell, 2007, p. 175-196, citation p. 176.

[49] « Content and form [melt] with one another, thus framing the visiting experience », ibid., p. 187.

[50] En 2012, l’exposition Les maîtres du désordre au musée du Quai Branly, (commissaire Jean de Loisy), proposait de même des installations et des mises en scène pour faire ressentir aux visiteurs les puissances des expériences chamaniques, voir : http://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/les-maitres-du-desordre-34617/. Voir Zabunyan E., « Les maîtres du désordre », Critique d’art, 2012, en ligne : http://journals.openedition.org/critiquedart/6239 (consulté en janvier 2021).

[51] Même si à l’entrée de l’exposition le public trouve d’abord des portraits en couleurs de chamanes.

[52] Fabian J., Time and the Other: How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983 ; Bensa A., La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Paris, Anacharsis, 2006.

[53] Geertz C., Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.

[54] « Imitation de tournage », film, extrait de Yopi : Chez les Indiens du Brésil, tourné par l’anthropologue Felix Speiser, 1924, MEG (cartel).

[55] Notamment un rare film de transe chamanique. Sur les objets secrets/sacrés, voir Jordanova L., « Objects of Knowledge: A Historical Perspective on Museums », Vergo P. (éd.), The New Museology, Londres, Reaktion Books, 1989, p. 22-40.

[56] Morphy H., « The Displaced Local. Multiple Agency in the Building of Museum’s Ethnographic Collections », Message K., Witcomb A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T. 1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 365-387, citation p. 371 : « The most supportive of the Aboriginal cause ».

[57] Cereghetti S., Arpin L., « Dédicace aux esprits de la forêt », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 16-17, citation p. 17.

[58] Brésil, État de Parà Cateté, photo Aurélien Fontanet, 2016. Copyright Aurélien Fontanet (cartel).

[59] La photographie d’environ 2 m de large couvre tout un pan du mur de la salle.

[60] Rostain S., Delpuech A., « L’appel de la forêt. Ou quand Genève se tropicalise », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 5-7, citation p. 6.

[61] « Une cérémonie visant à s’attirer les bonnes grâces des esprits et à favoriser le retour de l’âme volée, qui a lieu tous les cinq à sept ans », selon le cartel.

[62] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en mars 2020).

[63] Ces masques, qui sont de catégorie « mâle et femelle », dépassent la taille humaine.

[64] C’est la position que soutient par exemple l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini. Voir Jeudy-Ballini M., « Muséographier l’émotion esthétique ? Réflexions à propos d’un exemple océanien », THEMA. La revue des musées de la civilisation, n° 2, 2015, p. 45-54.

[65] Cartel des masques.

[66] Cette question a pris une importance renouvelée à la suite de la parution en novembre 2018 du Rapport Sarr-Savoy commandé par le président de la République française : « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (http://restitutionreport2018.com/). Voir par exemple le débat : König V., et alii, « Les collections muséales d’art “non-occidental” : constitution et restitution aujourd’hui », Perspective, 1, 2018, p. 37-70, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/7833 (consulté en janvier 2021).

[67] « Exhibition designs that engage visitors by presenting evocative displays that render the museum’s authority less opaque ». Butler S. R., « Reflexive Museology. Lost and Found », Message K., Witcomb, A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T.1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 159-182, citation p. 159.

[68] Kalinowski I., « Franz Boas. Le musée d’Histoire naturelle de New York et la galerie de Dresde », Revue germanique internationale, n° 21, 2015, p. 113-132, citation p. 131.

[69] Phillips R. B., Museum Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2011.

[70] Casemajor N., Dubé M., Lafortune J.-M., Lamoureux È. (dir.), Expériences critiques de la médiation culturelle, Québec, Presses de l’université Laval, 2017.

[71] « “What now ? In the end, this question is posed not only to the general public, but, first and foremost, to museums themselves [and] the visitor leaves the exhibition with a feeling that, in this story, it is more about people than it is about objects ». Formule de Manuela Françozo à propos d’une autre exposition sur l’Amazonie qui s’inscrit dans une veine critique similaire : Françozo M., « What Now? The Insurrection of Things in the Amazon, Museum der Kulturen, Basel, Switzerland », Curator, vol. 56, n° 4, 2013, p. 451-459, citation p. 458.

[72] Voir Clifford J., Routes. Travel and translation in the late twentieth century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

[73] Château des ducs de Bretagne à Nantes, « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », 2019, en ligne :  http://www.chateaunantes.fr/fr/evenement/amazonie (consulté en janvier 2021).

 

Pour citer cet article : Gaëlle Crenn, "L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/crenn-itinerance-mediation/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture

par Inès Chiab

 

Inès Chiab est doctorante en histoire de l’art contemporain sous la double direction d’Hélène Trespeuch et d’Érik Verhagen. Son sujet de thèse est le suivant : « L’influence de l’art conceptuel sur la peinture abstraite française de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980 ». Elle s’intéresse aux relations qu’entretiennent la peinture et l’art conceptuel deux topos de l’histoire de l’art trop souvent perçus dans la littérature scientifique comme étant antagonistes. Sous la direction d’Hélène Trespeuch, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de Montpellier, elle a rédigé ses deux mémoires de recherche sur la figure de Martin Barré, le premier soutenu en 2018 et ayant pour titre « Les peintures à la bombe de Martin Barré (1963-1967) : “Moins c’est plus” », le second soutenu en 2019 et étant titré « Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle ». —

 

Du 9 octobre 2019 au 2 février 2020, le musée d’Art moderne et contemporain de Genève (Mamco) accueillait la deuxième rétrospective de l’œuvre de Martin Barré, peintre abstrait français de la seconde moitié du XXe siècle à l’œuvre radical, sans concession et fondamentalement éthique. Cette nouvelle manifestation enrichit une liste d’expositions personnelles déjà prestigieuse[1] et est la première rétrospective à l’étranger, la première depuis la disparition de l’artiste en 1993. Cette occurrence a ceci d’important : Clément Dirié, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, endossait alors le rôle de chef d’orchestre de l’événement, il lui revenait donc de présenter de l’œuvre du peintre, une entreprise synonyme de discipline, une rigueur rappelée par le critique d’art Xavier Girard qui, dans un article de la revue art press de 1982, renouvelait la célèbre formule de Maurice Denis en ces mots :

« Une exposition de Martin Barré, avant d’être un casse-tête chinois, ou une leçon de formalisme, c’est avant tout un certain nombre de tableaux en un certain ordre assemblés[2] ».

Cette déclaration laisse entendre qu’il y aurait un ordre exact à respecter, comme si chaque toile était le maillon bien précis d’une chaîne dont la cohérence assurerait la solidité. Il faut avoir en tête l’exigence qu’était celle de Martin Barré vis-à-vis des accrochages de ses peintures ; en 1990 l’artiste se confiait à Catherine Lawless pour Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Dans le cadre d’une exposition personnelle, je n’aime pas que quelqu’un fasse l’accrochage à ma place, d’abord parce que j’aime beaucoup le faire – je pense que je le fais bien, que c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement – et puis parce que c’est vraiment une “installation[3]” ».

Ainsi, l’accrochage serait une installation, un terme savamment choisi qui renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait un sens bien particulier « pour que le tout fonctionne », une certaine façon de faire. Alors comment concevoir ces revendications : simples caprices ou véritable nécessité ? Dès 1960 Martin Barré annonçait à Michel Ragon :

« Mes intentions sont plus dynamiques que contemplatives. […] Je veux […] que ma peinture fasse sortir de lui-même celui qui la regarde ou celui qui vit avec elle ; et l’incite à, je dirais presque, refaire le monde et d’abord l’espace lui-même où il vit[4] ».

Les mots sont posés : la peinture de Martin Barré doit amener le regardeur à refaire l’espace, une ambition qui pointe comme le fil directeur de l’œuvre et qui explique le fait qu’elle soit synonyme de recherches plurielles. Plurielles, car en plus des recherches et du travail plastique, les diverses restructurations spatiales posent entre autres la question du tableau, objet qui, en tant que lieu pictural se définit comme espace dans un espace. Le dossier de presse relatif à l’événement rappelle que :

« L’entreprise picturale de Martin Barré […] l’a conduit à continûment expérimenter les possibilités sensibles, mentales, chromatiques, et physiques de la forme du tableau, envisageant la peinture comme un terrain de jeux conceptuels et visuels, un lieu où penser et mettre en forme cette pensée[5] ».

En outre, cette rétrospective engage une véritable entreprise curatoriale, une entreprise qui se doit de penser chaque œuvre dans son rapport à l’espace d’exposition ainsi que dans son rapport aux autres productions. L’exercice se veut donc délicat et précis, c’est dire si la responsabilité est grande et les enjeux importants. Car bien que la manifestation du Mamco ne soit pas la première exposition posthume de Martin Barré à l’international, il n’en demeure pas moins qu’elle reste la première rétrospective présentée au sein d’une institution muséale lui conférant ainsi un caractère officiel indéniable. Alors, la manifestation suisse organisée par Clément Dirié a-t-elle rendu justice aux ambitions du peintre ? Comment ? Le présent compte rendu se propose de répondre aux questions posées tout en analysant la production de Martin Barré afin de rendre compte de la potentielle efficience des divers phénomènes plastiques que suppose l’œuvre donnée.

La chronologie dessine le parcours décidé par Clément Dirié qui, à travers le cartel introductif, prend le soin d’énumérer les différentes périodes qui caractérisent l’œuvre de Martin Barré. Cette énumération sert la justification du parti pris chronologique en ce sens qu’elle dévoile la nature linéaire de l’œuvre, ses étapes réflexives et ses diverses expérimentations plastiques, louant au passage son « extrême cohérence[6] ». En revanche, sur les influences et l’entourage artistique du peintre le commissaire reste muet, pas un mot n’est écrit. Pourtant, de Frans Hals à Mies van Der Rohe, en passant bien-sûr par Malevitch et Mondrian mais aussi par des figures contemporaines telles que Jean Degottex, ces dernières s’avèrent nombreuses et porteuses de sens. Aussi, bien que l’œuvre de Martin Barré ne réponde d’aucune définition labellisée de l’histoire de l’art du XXe siècle, quelques lignes la replaçant dans l’histoire de l’histoire de l’art auraient été appréciables car après tout, il s’agit d’un récit dont elle fait incontestablement partie.

Fig : 1 : (de gauche à droite) –
Martin Barré, Grenam, 1957, Huile sur toile, 81 x 116 cm, Collection privée, Paris, Courtesy Applicat-Prazan, Paris.
Martin Barré, Peinture, 1956, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 57-50-B, 1957, Huile sur toile, 89 x 116 cm, Fondation Grandur pour l’Art, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’exposition s’ouvre avec trois œuvres caractéristiques du milieu et de la fin des années 1950 passant ainsi sous silence plus d’une décennie de pratique de la peinture (Fig. 1). Est-ce à dire que ce silence est synonyme de carence ? Loin s’en faut. Pour cette exposition, la représentativité prime sur l’exhaustivité, il n’y en a ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut[7].

La première salle donne le ton : le vocabulaire se veut résolument abstrait, une abstraction caractéristique – pour ne pas dire classique – du milieu du XXe siècle, celle qui, de Nicolas de Staël à Serge Poliakoff donne à voir et enjoint l’examen des notions de plan, d’espace et de couleur, d’espace par la couleur. Le spectateur est embrassé par les compositions accrochées à hauteur d’homme, une sur chaque mur. Ensemble, ces trois toiles exposent un premier bilan, une première strate d’expérimentations plastiques. Leur petit nombre confère une clarté de lecture appréciable et leur accrochage distancié s’avère judicieux à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il enjoint le spectateur à envisager la toile dans un espace qu’est la paroi murale, ensuite parce qu’il initie la relation particulière que peut entretenir une toile et son mur d’exposition, cette disposition fait germer le futur dialogue des deux protagonistes.

Fig. 2 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 59-116×97-A, 1959, Huile sur toile, 116 x 97 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
Martin Barré, 59-120×110-C, 1959, Huile sur toile, 120 x 110 cm, Musée d’art contemporain, Marseille.
Martin Barré, 59-80×75-C, 1959, Huile sur toile, 80 x 75 cm, Collection privée, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Cette relation particulière se fait jour quelques pas plus loin dans la salle réservée aux œuvres du début des années 1960 (Fig. 2). Assurément, cet espace d’exposition rend parfaitement compte de la nature expérimentale des œuvres présentées, des réflexions engagées par Martin Barré. Toiles uniques, diptyques et polyptyques sont exposés afin de donner à voir au spectateur comment le peintre pousse le medium pictural dans ses retranchements et comment les toiles peuvent devenir des composants de laboratoire ; Clément Dirié écrit sur le cartel faisant office de préambule que : « Les œuvres réunies dans cette salle et le cabinet attenant donnent la mesure des expérimentations menées par Martin Barré au tournant des années 1960 ».

Ces expérimentations font directement écho au rapport qu’entretiennent les toiles à leur environnement, elles sont relatives aux blancs des fonds ainsi qu’à l’expansion de la peinture dans l’espace d’exposition. Alors que certaines œuvres demeurent encore partiellement crues, la majeure partie d’entre elles sont désormais parées d’un fond blanc dit cassé soigneusement travaillé par Martin Barré. Dès lors, une luminosité particulière émane de la salle : tandis que les fonds blancs donnent l’impression de se fondre dans l’espace blanc des parois murales, la lumière blanche se cramponne aux surfaces claires pour s’y réfléchir créant ainsi un milieu où la lumière apparaît comme une donnée visuelle, un élément plastique présent partout, aussi bien sur les toiles que dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Les toiles exposées rendent compte du travail de recherche du peintre, de ses avancées pas à pas. Car avant d’être définie comme une donnée immuable de l’œuvre, le blanc fut maintes fois essayé et ses divers essais se découvrent à travers l’exposition. D’abord apposé avec parcimonie, le blanc devient de plus en plus présent, le spectateur se fait le témoin de son affirmation progressive sur les surfaces picturales jusqu’à sa totale invasion, comme si le mur déteignait sur la toile pour pleinement s’y épancher.

Agissant comme de véritables miroirs, les œuvres sélectionnées reflètent une à une les étapes consécutives de la formation du style de Martin Barré et permettent l’assimilation aisée du spectateur qui appréhende à présent le blanc comme un dénominateur commun liant la toile au mur, faisant que cette dernière s’y fonde pour s’y confondre. Désormais acquise, cette fusion sert aussitôt un nouveau propos : celui de la propagation de la peinture dans l’espace d’exposition. Car face aux toiles qui tissent l’importance du blanc, le regardeur est mis en présence de peintures aux panneaux multiples qui semblent se jouer des frontières que leurs supports leur vouent (Fig. 3). Parmi elles, un imposant polyptyque composé de quatre panneaux de tailles variables agrippe l’œil de celui qui le regarde le temps d’un cheminement. Savamment distanciés sur le mur d’exposition, les panneaux de 60-T-45 n’en demeurent pas moins reliés, rattachés les uns aux autres par un tracé que les frontières de chacun d’eux peinent à retenir. La disposition des quatre toiles est telle que les extrémités du trait coïncident point par point, il passe de toile en toile en traversant le mur, outrepassant l’écart existant. Auteure d’un article consacré à cette œuvre dans la revue exPosition, Claire Salles écrit :

« On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles, invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide[8] ».

Fig. 3 : (gauche à droite)
Martin Barré, 60-T-45, 1960, Huile sur toile, 192 x 253 cm (quadriptyque, un panneau : 90 x 96 cm, un panneau 102 x 110 cm, deux panneaux : 80 x 86 cm), Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris ; achat de l’État, 1978, attribution, 1981.
Martin Barré, 60-T-47, 1960, Huile sur toile, 73 x 120 cm (diptyque), Dépôt de la Centre Pompidou Foundation au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2016 (Promesse de don de Thea Westreich Wagner et Ethan Wagner à la Centre Pompidou Foundation, 2016).
Martin Barré, 60-T-20, 1960, Huile sur toile, 140 x 130 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’œil du spectateur est donc initié à « combler les vides », à envisager la peinture en dehors des frontières matérielles imposées par la toile et, par voie de conséquence, dans l’espace d’exposition. Tout pédagogue qu’il est, le parcours tient le regardeur par la main afin que, d’œuvre en œuvre, il embrasse les avancées des recherches plastiques de Martin Barré. Le tout se veut fluide et facile, bien loin du « casse-tête chinois » annoncé par Xavier Girard sans doute parce que les tableaux sont (très) bien assemblés.

C’est avec 60-T-45 que s’achève l’itinéraire des œuvres du début des années 1960. Présenter ce polyptique à ce moment de l’exposition est un choix curatorial sensé et ce pour deux raisons. La première est la plus évidente : 60-T-45 réunit l’ensemble des investigations picturales du peintre qui, du blanc des fonds aux prolongements tacites de la peinture dans le hors-champ représentent déjà une somme non négligeable. La seconde se murmure : puisque ce polyptyque est l’œuvre qui témoigne le mieux de l’ambition de la diffusion de la peinture au mur d’exposition, il sert l’introduction de la prochaine salle.

Ce nouveau chapitre de l’histoire de la peinture de Martin Barré entendu entre 1963 et 1967 laisse apparoir de saisissantes métamorphoses, il faut l’écrire : d’un point de vue visuel, les toiles incluses dans leur milieu détonnent. Il y a la radicale économie du langage plastique : tracés, traits, cercles et flèches illustrent un essentiel pictural. Il y a aussi l’éradication de la couleur qui jusqu’alors subsistait sur les surfaces picturales, elle est ostracisée pour un temps, suppléée par l’ascétisme du noir et blanc sur blanc. Enfin, il y a la bombe aérosol ce nouvel outil substitut du pinceau et du couteau à palette associé dans les années 1960 aux tags vandales peuplant les murs du métro parisien que Martin Barré présentait à Catherine Lawless comme « ustensile aussi commun qu’un insecticide qui était à la fois le pinceau, la peinture et le récipient qui la contient[9] ».

Fig. 4 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 67-A-Z-3, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée.
Martin Barré, 67-Z-7, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 70 x 65 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-18-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Verviers.
Martin Barré, 67-Z-19-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-3-81×54, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 81 x 54 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Happé peut être le spectateur dans cette salle où « l’œil écoute[10] » et l’ouïe scrute, où l’immensité silencieuse des blancs contraste avec les bourdonnements insonores des pulvérisations de bombe aérosol qui font crépiter l’espace d’exposition et vibrer les surfaces picturales (Fig. 4). Clément Dirié l’écrit sans détour : « la toile […] devient un espace vibratile ». Bruits chimériques et réelles sensations prévalent dans cette salle et s’amplifient à la manière d’un crescendo de tableau en tableau. Sans l’ombre d’un doute, la réunion de plusieurs peintures à la bombe aérosol dans une même salle décuple les sensations et participe à la formation d’un environnement pictural. Car bien que les limites physiques des toiles sectionnent la plupart des tracés et autres flèches à l’instar d’une amputation forcée, le spectateur exercé à perpétuer la peinture au mur renouvelle l’exercice de façon naturelle, puisque comme le rappelle l’exégète du peintre Yve-Alain Bois dans une monographie de 1993 lui étant consacrée : « Très rares sont les tableaux où un tracé ne se prolonge pas dans le hors-cadre ou ne semblent pas en provenir[11] ».

Le caractère naturel et spontané de l’entreprise se doit entièrement à la pédagogie du parcours, à la présentation au bon moment de l’exposition du polyptyque 60-T-45 qui enseigne au spectateur la manière de faire et par-là même déverrouille les mécanismes de lecture des œuvres. De fait, la peinture se déploie partout sur la paroi murale parce qu’à la différence de la prolongation virtuelle fortement suggérée pour le polyptyque, le trajet à tracer n’est pas indiqué, il dépend ainsi pleinement de l’imagination de celui qui voudra ou pas le faire exister. Voilà comment l’expression d’environnement pictural prend tout son sens et comment se comprend l’effusion du médium peinture dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Rassembler plusieurs zèbres de formats hétérogènes sur un même mur s’avère être une idée séduisante en ce sens qu’elle rend les déploiements imaginaires multiples et hétérogènes. L’habile zigzag de l’accrochage laisse chaque toile agir individuellement sur la paroi et se répandre à sa guise tout en rythmant leur lecture d’un tempo que l’irrégularité des intervalles rend irrégulier. Ce parti pris s’oppose à la linéarité qui fut privilégiée par Martin Barré lors de l’exposition de ses toiles bombées à l’ARC en 1979. Qu’importe ? En tout état de cause, force est d’admettre que l’alchimie opère, les pulvérisations de peinture marquent l’espace d’exposition de leurs empreintes et l’imprègnent des interrogations qu’elles soulèvent : jusqu’où la peinture existe-t-elle ? Quelles sont ses limites spatiales ? Comment est-il possible de faire perdurer la peinture dans l’espace et par extension dans le temps ? Car de toute évidence, le rapport que ces œuvres entretiennent à la temporalité est et restera équivoque. Pour s’en convaincre, la confrontation des données est nécessaire : à la pesanteur du blanc s’oppose l’immédiateté furtive de l’inscription qui s’oppose à son tour à la profondeur infinie car indéfinie des toiles. Rendue par le truchement de jeux de transparences, la profondeur des toiles n’est en rien quantifiable, tout comme l’expansion de la peinture dans l’espace, les palimpsestes plongent le spectateur dans l’indétermination.

Derechef, la sélection de Clément Dirié est à saluer, sa précision rend justement les différentes facettes de l’œuvre qui ne sont pas forcément offertes sur l’ensemble des compositions : toutes ne jouissent pas d’effets de transparence et toutes ne présentent pas l’expansion de la peinture avec la même vigueur. En outre, la sélection des toiles provenant davantage de collections privées que d’institutions muséales témoigne du sérieux de l’entreprise curatoriale tant elle prouve le long travail de recherche effectué en amont, faut-il encore préciser qu’il n’existe aucun catalogue raisonné de l’œuvre de Martin Barré.  Gage de solides connaissances, le corpus exprime explicitement la manière dont Martin Barré teste les limites physiques et conceptuelles du tableau.

Alors que jusqu’aux peintures à la bombe aérosol le parcours se profilait en une succession de pièces en enfilade après elles, tel n’est plus le cas. Les historiens de l’art et les critiques se prêtant au jeu de l’analyse pourraient y comprendre un indice de rupture, ils auraient raison. Dans le catalogue de la précédente rétrospective du peintre, Ann Hindry explique qu’ « on arrive là, avec les tableaux à la bombe – traits uniques, « zèbres » et « Flèches » –  à une somme, au sommet d’une recherche picturale rigoureuse et sans concessions » sans oublier de préciser que « tout sommet est aussi un aboutissement », ce pourquoi « Martin Barré décide d’orienter un moment sa vision vers d’autres modes[12] ».

Fig. 5 : Martin Barré, Archives des expositions Objets-décrochés (1969) et Calendrier (1970), Archives de l’Association des amis de Martin Barré.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

En l’occurrence ces autres modes sont : la photographie et l’art conceptuel (Fig. 5). Concevable peut être la surprise du spectateur qui s’attendait à visiter une exposition purement picturale et qui se trouve nez-à-nez avec deux photographies en noir et blanc, chacune surplombant une vitrine. Un spot d’éclairage et une photographie montrant ce même cliché exposé en face de l’objet qu’il représente ; le sensible cède sa place au prosaïque, la rupture se veut radicale.

D’un côté de la première vitrine, d’autres photographies réitèrent ce petit jeu avec un coin de mur, un livre d’or d’exposition, un bec de cane et un pilier ; ces objets sont tous des éléments constitutifs de la première galerie parisienne de Daniel Templon. À ces photographies se joint un carton d’invitation à une exposition de Martin Barré titrée « Objets-décrochés » sur lequel figure un texte introductif signé Tzetan Todorov célèbre historien des idées, sémiologue, essayiste et critique littéraire. De l’autre côté, une nouvelle série de photographies en noir et blanc montre une exposition d’agrandissements de pages d’un calendrier éphéméride ; accrochées à intervalles réguliers ces reproductions de dates réverbèrent une ligne du temps à la fois réelle et illusoire.

La seconde vitrine rassemble un courrier rédigé par la plume du critique Pierre Restany et envoyé à Martin Barré en vue de sa potentielle participation à l’exposition new-yorkaise Art concept from Europ, le projet d’exposition ainsi que deux schémas qui convoquent le globe comme support : ce sont les ultimes travaux conceptuels de l’artiste.

L’incompréhension est compréhensible, et les interrogations en tout genre peuvent pulluler à satiété : Où est l’art ? Pourquoi de la photographie ? Que présentent-elles ?… À l’accoutumée, l’exposition éduque le spectateur, le cartel vient à sa rescousse afin de dispenser quelques prérequis indispensables. C’est ainsi que le visiteur comprend que rien de ce qui est présenté ne fait art, qu’il s’agit plutôt de souvenirs d’événements passés. La notice révèle en effet qu’en 1969 et 1970, Martin Barré élabora deux « œuvres-exposition » conceptuelles respectivement titrées « Objets-décrochés » (1969) et « Calendrier » (1970). En outre, excepté la photographie du spot d’éclairage, l’ensemble des clichés sont des vues d’exposition destinées à laisser des traces des manifestations passées, leur nature intrinsèque est donc documentaire, ce qui explique par ailleurs qu’elles soient empreintes de tous les codes de ce style artistique.

Ces œuvres-expositions qu’Yve-Alain Bois définit comme des « ensembles temporaires[13] » offraient des expériences de l’espace, du temps, de l’espace-temps et critiquaient plus d’une convention[14]. Étant donné que ces photographies ne sont pas des œuvres d’art, leur présentation sous vitrine est on ne peut plus appropriée car elle force le spectateur à considérer ces images aux qualités plastiques indéniables comme des documents et rien de plus. En revanche, la stratégie d’accrochage des photographies présentées au mur peut quant à elle être discutée, surtout si on évoque l’ambiguïté de la nature de la photographie du spot d’éclairage qui se distingue davantage comme un vestige que comme un souvenir. En témoigne la vue d’exposition à ses côtés, la photographie du spot d’éclairage était originellement placée en miroir de l’objet duquel elle résulte, autrement dit de son référent. Il n’y a que dans cette confrontation que les Objets-décrochés faisaient sens, un des desseins de l’exposition passée étant de faire dialoguer un objet et sa reproduction photographique afin de dénoncer les écarts existants entre un référent et son indice, et sonner le glas de la légendaire vérité photographique. Séparée du spot de l’ancienne galerie Templon, la photographie est déchue de son intérêt et efficience raison pour laquelle elle peut être pensée comme un vestige. Par conséquent, il est possible de se poser la question de la pertinence de son exposition au mur, place ordinairement réservée aux œuvres d’art. Pourquoi ? Parce que ce choix pourrait bien fausser la compréhension du spectateur pour qui cette photographie reste le produit d’un artiste et qui pourrait la considérer comme une œuvre d’art à part entière. Ce raisonnement se rapporte pareillement à la vue d’exposition d’un format plus important que ses semblables, qui est de surcroît encadrée. En regard de la singularité de l’épisode conceptuel de Martin Barré, il ne s’agit nullement de blâmer les choix curatoriaux de Clément Dirié, juste de les discuter. Car il faut bien reconnaître l’audace du commissaire d’exposition d’avoir pris le parti d’exposer ces travaux qui, en raison de leur caractère éphémère, pâtissent d’un manque certain de visibilité, manque qui contribue à les obscurcir injustement. D’ailleurs, ces derniers sont, soit dit en passant, les grands absents de la rétrospective de 1989. Dans le catalogue publié à son occasion, l’historien de l’art Marcel-André Stalter donnait pour seul commentaire :

« Sépare ces moments [les moments dédiés à la pratique de la peinture] un intervalle de près de cinq ans, durant lequel l’espace et le temps furent interrogés par d’autres voies[15] ».

Heureusement, Ann Hindry rectifie le tir en prenant la peine de leur consacrer quelques lignes[16], tant mieux pour ces travaux et tant mieux pour l’œuvre de Martin Barré dont la vérité de l’unité est ainsi légitimement rendue. Probité oblige, il faut bien reconnaître que, pour un spectateur pas plus initié que cela, tout peut ne pas forcément poindre comme une évidence, la faute à la complexité de l’entreprise qui requiert une médiation particulièrement prenante qui pourrait perdre celui qui la suit. Quoi qu’il en soit, l’initiative mérite une nouvelle fois d’être saluée.

Passé cet épisode conceptuel, quelques pas suffisent pour retrouver le chemin des toiles tendues sur un châssis. Une nouvelle salle pour une nouvelle donne picturale : dorénavant, la peinture se veut strictement sérielle, c’est donc série par série que Clément Dirié expose les œuvres. Pour chacune d’elles un petit nombre de tableaux est présenté, des condensés qui suffisent à saisir comment chaque toile est une pièce constitutive d’un ensemble plus vaste, existant pour elle-même tout en étant un maillon essentiel d’un tout, étant différente et pourtant tellement familière (Fig. 6). Qui dit nouvelle donne dit nouveaux aspects : les séries de la décennie 1970 plongent le visiteur dans la rigueur de l’abstraction dite froide, des quadrillages tracés à la règle et au crayon de bois, des hachurés rectilignes de peinture colorés. Les tableaux ont des airs d’énoncés mathématiques voire de démonstrations géométriques, le spectateur s’aperçoit qu’ils sont liés entre eux grâce à des codes visuels répétés différemment selon les toiles d’une même série, la tendance est à l’analyse des toiles entre elles et dans l’espace d’exposition, bref au casse-tête chinois ! Sans jamais s’éloigner de sa ligne de conduite curatoriale, Clément Dirié présente sous une vitrine d’une salle annexe un document publié en 1977 dans le deuxième numéro de la revue Macula[17]. Ce dernier met au jour des schémas de systèmes établis par Martin Barré et sert directement la médiation des toiles exposées : le visiteur comprend que les systèmes sont posés en base de la création et qu’ils définissent les figures des toiles directement rattachées entre elles par des grilles qui émergent comme les fondements de chacun d’eux. Il suffit d’un retour dans la salle où sont exposées les toiles pour que tout devienne limpide, pour que le spectateur qui s’est imprégné des trames retranscrive mentalement les systèmes de toile en toile tout en les calquant virtuellement dans l’ensemble de l’espace d’exposition. La peinture dépend d’une méthode, d’ « une règle du jeu » pour reprendre les mots de Martin Barré cités dans un des cartels. Peut-être abstraite au moment où le spectateur rencontre ces peintures, la notion de jeu devient peu à peu appréhendable pour celui qui s’investit et retrouve les réflexes de lecture qui prévalaient jadis. Car bien que métamorphosée, la peinture de Martin Barré reste empreinte de son propre héritage, comme le rappelait Marcel-André Stalter dans le catalogue de sa première rétrospective :

« Plusieurs fois nous avons pu signaler les emprunts de Martin Barré à Martin Barré, ou plus exactement les retours féconds d’un style bien formé sur lui-même, puisant à sa propre histoire, la réactivant[18] ».

Fig. 6 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 74-75-A-113×105, 1974-1975, Acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée, Rennes.
Martin Barré, 74-75-B-139×129, 1974-1975, Acrylique sur toile, 139 x 129 cm, Collection Pierre Brochet, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Toutes les conditions plastiques sont à nouveau réunies pour que le spectateur puisse aisément se plaire à propager la peinture dans l’espace d’exposition ; dans le même catalogue, Ann Hindry écrit :

« Tout l’espace doit être compris comme espace pictural ; les grilles ne peuvent être perçues que comme fragments, souvent décadrés, et le blanc trouble du fond (trouble comme une eau vivante dont on peut apercevoir fugitivement les secrets immergés), comme un seul blanc, immense et continu[19] ».

Fig. 7 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 72-73-B-130×120, 1972-1973, Acrylique sur toile, 130 x 120 cm, Collection privée.
Martin Barré, 72×73-B-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 72×73-E-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée.
Martin Barré, 73×74-B-149×139, 1973-1974, Acrylique sur toile, 149 x 139 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Les phénomènes opèrent pareillement sans pour autant rendre les mêmes impressions et pour cause : il ne suffit plus de perpétuer des pulvérisations de peinture, mais bien l’ensemble d’un système composé d’une grille sous-jacente qualifiée par Jean Clay de « treillis continu[20] » et d’un code pictural arbitraire, ainsi que des jeux de transparences qui font se chevaucher plusieurs strates du système (Fig. 7), rendant la donne indéfinissable et faisant écrire à Yve-Alain Bois :

«  Le grand vide, la grande réduction des procédures indicielles sont soudain remplacés par un trop-plein, par une surdétermination qui phagocyte le spectateur et le conduit à déposer les armes de son regard, à reconnaître que bien que toutes les pièces et minutes du procès lui soient données, il ne saura jamais, il sera toujours débordé, il finira toujours par s’égarer  quelque part dans le labyrinthe de la peinture [21] ».

Se sentir égaré(e) quelque part dans le labyrinthe de la peinture, telle est la sensation qui domine le spectateur à ce moment de l’exposition. Il faut s’imaginer être pris dans un réseau d’une multitude de lignes imaginaires obsédantes par l’insolence de leur ambivalence qui oscille entre présence et absence. D’autant que rien ne garantit que les toiles d’une même série soient convenablement ordonnées, les séries n’étant pas complètes, rien ne permet d’assurer le rattachement physique des toiles entre elles, déroutant toujours un peu plus la rétine et l’esprit du visiteur, les contrariant peut-être. En 1979, le peintre confiait à la critique Anne Tronche : « J’utilise une règle, une règle du jeu ; je la transgresse quand la peinture l’impose[22] ». Évidemment, la peinture impose la transgression lorsque le jeu s’avère trop facile, lorsque le spectateur peut rattacher la grille sans mal et déjouer les mille et un méandres que l’entreprise permet car c’est ainsi que le spectateur manque de refaire l’espace mille et une fois. Parce que là est tout l’intérêt du jeu et que c’est aussi son seul gain, il faut prendre du plaisir à se perdre, s’appliquer à se laisser submerger par les tracés tous-azimut pour se rendre compte de la rareté de l’expérience proposée et rejouer la partie afin de renouveler l’espace autant que faire se peut. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en réunissant parfois plusieurs séries dans une même salle, l’exposition du Mamco déconcerte encore un peu plus le visiteur qui peut être tenté de faire fusionner les systèmes entre eux et façonner un enchevêtrement infini de formes et de couleurs virtuelles.

Comme une coutume, l’exposition épouse les postulats picturaux de l’œuvre et s’attache à les rendre tout aussi visibles qu’intelligibles. Clément Dirié adapte sa médiation : lorsqu’une savante sélection d’œuvres accrochées selon un ordre bien précis afin d’exposer un phénomène allant en s’affirmant et/ou primordial à la compréhension de l’œuvre s’avère inopérante, le commissaire présente des documents qui ont une valeur d’archive et soigne la rédaction des cartels en insufflant des notions clés de l’œuvre au visiteur. Exhiber les schémas des systèmes est une idée aussi éclairée qu’efficace car en plus de participer de la pénétration des toiles répondant d’une nouvelle donne picturale, elle favorise la médiation des œuvres. Ces schémas s’apparentent à des modes d’emplois qui livrent les instructions du regard et le mettent en condition pour la suite de l’exposition.

Fig. 8 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 82-84-104×101, 1982-1984, Acrylique sur toile, 104 x 101 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 82-84-128×124, 1982-1984, Acrylique sur toile, 128 x 124 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris.
Martin Barré, 82-84-108×104, 1982-1984, Acrylique sur toile, 108 x 104 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Substituée au profit de formes géométriques colorées à partir des années 1980, la grille s’évanouit des surfaces (Fig. 8). Cette disparition ne rend pas pour autant la notion de système pictural caduque, chacune des séries s’en tient à ses motifs pour encoder l’espace d’exposition. De par leur simplicité et la gaité que leur confèrent leurs différentes couleurs, ces formes amusent l’œil du spectateur et parviennent à rendre ludique la nature analytique des entreprises tout en faisant oublier que système il y a ; occurrence qui rend à la peinture son autonomie.

Bien que visuellement différentes, les séries présentées portent l’ADN des productions passées : elles gardent une nature conceptuelle intrinsèque en se lisant et se pensant entre elles ainsi que dans l’espace d’exposition qui leur est imparti. Il s’agit toujours d’essayer de déchiffrer les règles des jeux et leurs dérogations, automatismes de l’œil et de l’esprit que l’exposition configure et auxquels le regardeur s’accroche pour raccrocher les toiles entre elles tant que cela lui est permis.

En outre, les réflexions engagées – et parfaitement rendues – par la pratique sérielle de Martin Barré témoignent de l’essence conceptuelle de sa pratique picturale, l’œuvre et l’exposition offrent au spectateur l’expérience d’une peinture conceptuelle qui pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Quelles qu’elles soient, ces questions restent relatives à l’espace des surfaces picturales et de l’exposition. Car gagnant en autonomie, la peinture se libère des postulats systématiques et aspire à envahir l’espace d’exposition selon l’unique bon vouloir de l’esprit du spectateur qui peut spontanément animer les différentes formes géométriques sans se soucier des règles.

Fig. 9 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 91-72×288-A, 1991, Acrylique sur toile, 72 x 288 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 91-120×160-A, 1991, Acrylique sur toile, 120 x 160 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Marchant sur les traces de Martin Barré et sûrement parce que « c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement[23] », c’est en hauteur que Clément Dirié accroche les œuvres des séries des années 1989, 1990 et 1991[24] (Fig. 9). Le visiteur se doit donc de lever la tête, fait qui participe de l’élargissement de son champ visuel et le force à englober la peinture dans l’espace. Sans nul doute, cet accrochage est à comprendre comme un énième moyen d’intégrer la peinture dans son milieu afin que peinture et espace d’exposition forment un tout unitaire ; comme s’il fallait le dire une nouvelle fois, une fois pour toute.

La rétrospective suisse de Martin Barré au Mamco livre un émouvant hommage à son œuvre, l’une des plus enivrantes qu’ait connue l’histoire de l’art occidental du XXe siècle. Certes complexe, la production de l’artiste bénéficie d’une médiation minutieuse, le commissaire d’exposition la rend accessible à celui qui se prendra au jeu. Les soins tout particuliers de Clément Dirié choient le visiteur qui n’a qu’à se laisser guider et suivre un parcours savamment orchestré qui expose toute la cohérence de l’œuvre : tandis que les enjeux de chaque décennie sont clairement compréhensibles, les développements picturaux s’affirmant progressivement se lisent sur les surfaces des toiles doctement sélectionnées. La progression de salle en salle permet de pénétrer le processus de mûrissement de l’œuvre, des recherches et expériences des années 1950-1960 jusqu’à la pleine maturité à partir de la décennie 1970, lorsque le peintre renoue avec le pinceau.

Le terme d’hommage n’est pas uniquement employé pour évoquer la présentation du travail de l’artiste au sein d’une institution prestigieuse mais sert également la qualification de l’entreprise curatoriale de Clément Dirié, d’une pertinence égale à l’œuvre, l’ensemble des alchimies opère si bien que l’on pourrait croire que les accrochages et la scénographie sont signés Martin Barré, c’est dire la qualité du travail accompli. Car il y a vraiment une manière d’exposer et de présenter le travail de Martin Barré et cela, le commissaire l’a bien compris. Depuis les peintures à la bombe aérosol, chaque nouvelle série relance les dés et une nouvelle partie peut commencer, faut-il encore que le visiteur se soit imprégné des règles ou qu’il se soit façonné les siennes – sempiternelle et inlassable rengaine qui cadence le parcours.

L’œuvre et l’exposition ont en commun une haute éthique qui ne facilite ni la tâche du commissaire, ni l’appréhension du visiteur mais qu’à cela ne tienne, Clément Dirié fait honneur à l’œuvre sans jamais s’arranger avec l’histoire et présente l’œuvre conceptuelle de Martin Barré, ce à quoi peu se sont risqués. Quand bien même cette salle de l’exposition laisse le regardeur perplexe et que ce dernier ne saisit pas l’ensemble des nuances de ces travaux, cette présentation permet d’éduquer en vue d’une mutation voire d’une métamorphose en passant d’une peinture que l’on regarde à une peinture que l’on pense.

Cette manifestation internationale est le signe d’un regain d’intérêt d’envergure pour un œuvre et une figure de l’histoire de l’art majeurs, tout comme l’est la rétrospective-événement du Centre Georges Pompidou (14 octobre 2020 – 4 janvier 2021). Il ne reste plus qu’à espérer que les institutions s’engouffrent nombreuses dans cette brèche.

 

Notes

[1] La première exposition personnelle de Martin Barré eut lieu du 19 janvier au 20 février 1955 à la galerie parisienne La Roue. S’en suit une longue liste d’expositions en galerie parmi lesquelles se trouvent des expositions présentées au sein d’institutions nationales et internationales : dès 1965 au museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro ; la même année au centre culturel Haus am Lützowplatz de Berlin ; en 1979 à l’ARC, musée d’Art moderne de la ville de Paris ainsi qu’au Henie-Onstad Kunstsenter d’Oslo ; en 1982 à l’école des Beaux-Arts de Nantes ; en 1983 au Porin taidemuseo et au Helsingin taidemuseo en Finlande, puis à Malmö ; en 1989 au musée des Beaux-Arts de Nantes, de Tourcoing ; et enfin, en 1993 à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris.

[2] Girard X., « Martin Barré, une légèreté sans nom », art press, n° 55, janvier 1982, p. 12.

[3] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 121.

[4] Ragon M., Martin Barré et la poétique de l’espace, Paris, Galerie Arnaud, 1960, p. 39.

[5] Dossier de presse de l’exposition, en ligne : https://www.mamco.ch/download/docs/pdgj25qh.pdf/DP-MAMCO-automne-19-MartinBarre.pdf, (consulté en novembre 2019).

[6] Dirié C., cartel introductif à l’exposition.

[7] Tout de même, il convient de rappeler que la pratique picturale de Martin Barré ne s’est pas immédiatement inscrite dans une pratique abstraite. L’artiste a aussi peint quelques natures mortes académiques et d’autres toiles aux motifs figuratifs. Seulement, ces toiles datant d’avant 1949 – date des premières compositions abstraites – sont si peu représentatives de l’œuvre que leur absence ne détonne pas. Aussi, la majeure partie des toiles anciennes, même abstraites, se font rares en raison de leur dispersion, dans une monographie consacrée au peintre, son exégète Yve-Alain Bois note que les premières peintures conservées datent de 1954. Bois Y.‑A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 8.

[8] Salles C., « Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet », exPosition, 3, 23 septembre 2017, en ligne : https://www.revue-exposition.com/index.php/author/claire-salles, (consulté en décembre 2019).

[9] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 117.

[10] Cette formule est empruntée à Jacques-Louis Thibault qui l’employa pour évoquer la peinture de Martin Barré dans : « Martin Barré », Cimaise, n° 3, janvier-février 1957, p. 29.

[11] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 41.

[12] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51.

[13] Propos recueillis lors d’un échange par courriers électroniques avec l’historien de l’art.

[14] Pour une plus ample analyse des expériences offertes par ces œuvres-expositions, voir : Chiab I., Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle, mémoire de Master 2 en histoire de l’art- sous la dir. d’Hélène Trespeuch, Université Paul – Valéry Montpellier 3, juin 2019, vol.1.

[15] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 9.

[16] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51-52.

[17] Clay J., « Convergence des formats et des tracés dans la peinture de Martin Barré », Macula, n° 2, 1977, p. 77-78.

[18] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 24.

[19] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 53.

[20] Clay J., « Le dispositif Martin Barré : l’œil onglé », Macula, n° 2, 1977, p. 76.

[21] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 72.

[22] Barré M. dans Tronche A., « Martin Barré », Opus International, n° 74, automne 1979, p. 52-53.

[23] Ce sont les mots de Martin Barré, cités en introduction à ce compte rendu.

[24] Lors de la présentation de ces peintures à l’occasion de l’exposition monographique du peintre à la galerie nationale du Jeu de Paume en 1993 à Paris, c’est ainsi que Martin Barré les exposa.

Pour citer cet article : Inès Chiab, "La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chiab-retrospective-suisse-martin-barre/%20. Consulté le 22 novembre 2024.