Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)

par Armelle Fémelat

 

— Armelle Fémelat est docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au centre d’Études supérieures de la Renaissance (CESR-Université François-Rabelais de Tours). Spécialiste du portrait équestre, elle a contribué au catalogue de l’exposition Le printemps de la Renaissance avec un article sur Donatello, inventeur du monument équestre public moderne. Elle poursuit ses recherches sur la problématique de la représentation animale, en particulier sur la question du portrait animal à l’époque moderne. —

 

L’ambition de l’exposition Le Printemps de la Renaissance, présentée au Louvre en 2013, était de taille : montrer « comment les sculpteurs florentins ont inventé la Renaissance », ce qui constitue un défi par rapport à l’imaginaire collectif « qui place plutôt la Renaissance du côté de la peinture » à en croire Marc Bormand, conservateur en chef du département des Sculptures du musée du Louvre[1]. Ce dernier fit le choix de le relever avec Beatrice Paolozzi Strozzi, directrice du museo nazionale del Bargello de Florence, co-commissaire de cette exposition qui se déclina au Palazzo Strozzi de Florence (La Primavera del Rinascimento. La scultura e le arti a Firenze 1400-1460, 23 mars – 18 août 2013), puis au Louvre (Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence, 26 septembre 2013 – 6 janvier 2014). Si le catalogue d’œuvres était identique et le projet scientifique commun, ces deux expositions n’en eurent pas moins une esthétique propre, reflet des personnalités, des goûts et des conceptions des professionnels qui les pensèrent et réalisèrent. En particulier, chacune se distinguait par sa muséographie, fruit de la spécificité des lieux – le piano nobile du Palazzo Strozzi et le hall Napoléon du Louvre – et du travail des équipes dirigées par Beatrice Paolozzi Strozzi et l’architecte Luigi Cupellini[2] à Florence, par Marc Bormand et le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri[3] à Paris, offrant in fine des perceptions parfois assez différentes – et complémentaires – des œuvres.

À projet exceptionnel, muséographie exceptionnelle : en effet, l’exposition parisienne, qui sera l’unique objet de cet article, a su s’appuyer sur une scénographie, sobre et efficace, ainsi que sur un parcours, rythmé et séquencé, le tout servant à la fois le propos scientifique et l’expérience de visite du spectateur (Fig.1).

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Des chefs-d’œuvre rarement venus en France

La première grande qualité de cette exposition fut de donner à voir au public parisien quantité de chefs-d’œuvre rarement, voire jamais, venus en France. Parmi les plus remarquables figurent les bas-reliefs en bronze de Brunelleschi et Ghiberti du concours de 1401 pour la porte du baptistère de la cathédrale de Florence, la Maquette de la coupole de Brunelleschi (ca. 1420-1440), le Saint Matthieu de Ghiberti (1419-1422) et le Saint Louis de Toulouse de Donatello (1422-1425), les bas-reliefs donatelliens représentant Saint Georges et le dragon (ca. 1417), le Festin d’Hérode (ca. 1435) et La Madone Pazzi (ca. 1420-1425), le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Desiderio da Settignano (ca. 1450-1455) ou celui d’Antonio Chellini par Antonio Rossellino (1456). Habituellement dispersés au gré de leurs lieux de conservation respectifs, ils furent ainsi rassemblés le temps de l’événement, un rêve muséal que nul ne s’autorisait à croire réalisable.

L’exposition permit en outre la confrontation de sculptures de dimensions, de matériaux et de destinations très variables, allant de médailles, de pièces d’orfèvrerie et de petits objets de dévotion privées à des statues monumentales, parfois mises en parallèle avec des enluminures, des panneaux peints et même des fragments de fresque. Bienvenues, ces confrontations entre peintures et sculptures florentines permettaient de donner à voir et de démontrer visuellement le primat de la renaissance de la sculpture.

Un autre mérite de la sélection des œuvres tenait à leur nombre limité. Triés sur le volet, les 145 objets échappèrent ainsi à l’inévitable « effet zapping » induit par trop de sollicitations. Il semblait ainsi possible de se concentrer sur chacun des objets présentés, avec la satisfaction – malheureusement pas toujours autorisée dans les expositions et les musées – de pouvoir en faire le tour, au propre comme au figuré (Fig. 2).

Reliefs concours (1401) et maquette de la coupole
Fig 2 : Reliefs du concours (1401) et maquette de la coupole © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une scénographie structurant le propos et mettant en valeur les œuvres

La deuxième grande réussite du Printemps de la Renaissance tint à sa scénographie : une véritable architecture qui eut le double avantage de structurer le propos et de mettre en valeur les objets exposés – et non d’en gâcher la lecture et l’appréciation comme cela arrive malheureusement trop souvent. Conçue par le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri rattachés au musée du Louvre, une telle scénographie s’inspirait aussi discrètement qu’efficacement de l’architecture florentine de la Renaissance. Évitant l’écueil de perdre les œuvres dans un décor artificiel, cette mise en contexte permit au contraire de mieux les comprendre. Les architectes souhaitaient qu’il n’y ait surtout « aucune ambiguïté, que le public n’ait pas à chercher la suite du parcours de manière à pouvoir être complètement absorbé et disponible pour les innombrables données à intégrer. En revanche, du coup, il fallait combattre une monotonie en trouvant des séquençages assez subtils[4] ». Ce raisonnement s’avéra pertinent et convaincant.

Construite à partir des formes géométriques simples à la base de l’architecture florentine de la première Renaissance, en particulier le double carré, le cercle dans le carré et le cube, cette scénographie évoquait la ville et l’architecture, de manière à « restituer au mieux les œuvres dans leur contexte[5] », comme l’appela de ses vœux le commissaire de l’exposition. Le but fut de « rester dans l’évocation par la mise en place de géométries très simples et de ne jamais être dans la restitution[6] », via « un langage très sobre, permettant de trouver des situations spatiales très différentes pour accompagner la spécificité des œuvres[7] » en évitant ennui et redite. De fait, Michel Antonpietri affirmait « ne pas avoir voulu être dans le pastiche, dans le décoratif, la théâtralisation, mais bien plutôt dans la suggestion de l’architecture, l’évocation de l’urbain et de Florence[8] ». Et ces évocations furent d’autant plus essentielles qu’elles participèrent du propos scientifique visant à établir le primat de la renaissance sculpturale. En se référant ainsi explicitement à l’architecture de la Renaissance florentine à laquelle la sculpture fut étroitement liée, la scénographie matérialisait l’idée selon laquelle la sculpture « a été la première à se faire l’interprète de la nouvelle civilisation », ce « rôle d’avant-garde de la Renaissance[9] » lui étant encore trop rarement reconnu. La présence concrète de l’architecture démontrait clairement la manière dont la renaissance de la sculpture advint dans le cœur sacré de la cité florentine, en particulier au Duomo – tant sa façade et ses contreforts que son campanile et les portes de son baptistère – puis à Orsanmichele.

Ce faisant, les scénographes réussirent à surmonter les contraintes architecturales inhérentes à l’espace Napoléon du Louvre, la grande difficulté tenant en particulier aux deux longues salles structurées par leur hauteur, facilement perçues comme de longs couloirs. L’aménagement de la longue section dédiée aux Madones, rendue attrayante en dépit d’un grand nombre d’œuvres relativement similaires, paraît emblématique de cette réussite scénographique. La solution fut de séparer les hauts-reliefs des bas-reliefs. Les hauts-reliefs furent présentés d’un côté, sur des socles harmonieusement assortis mais tous différents, et sous des cloches pour certains d’entre eux. Quant aux bas-reliefs, ils furent répartis de l’autre côté, à l’intérieur de deux séries de trois niches, à fond plat ou plus souvent arrondi, séparées par un long banc. Les scénographes réussirent ainsi à concevoir un parcours clair et cohérent, évitant les écueils de répétition et d’un certain systématisme tout en respectant les règles et principes préétablis de cohérence et de simplicité, doublés du souci de la déclinaison et du détail (Fig. 3).

Fig. 3 : Section Madones
Fig. 3 : Section dédiée aux Madones © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le pari fut tout aussi réussi pour la seconde section en longueur, consacrée à la romanité. Le fait de positionner à son extrémité le Saint Matthieu de Ghiberti en œuvre d’appel s’avéra particulièrement pertinent. D’une manière générale, dans cette exposition, les œuvres de format monumental, c’est-à-dire outrepassant la grandeur nature, relativement nombreuses, jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace et le séquençage du parcours. Nécessairement positionnées dans les grandes hauteurs, elles contribuèrent à structurer et à dynamiser l’architecture tout en évoquant la cité de Florence par leur échelle monumentale. Cela étant, il fallut parfois également créer des subdivisions internes pour guider l’œil du spectateur par un système de perspectives et de points de focale intermédiaires qui, à l’image de l’ensemble du parcours, dessinait des trajectoires et des tableaux d’ensemble permettant de relier les œuvres entre elles. L’espace central fut ainsi ponctué de l’Autoportrait d’Alberti, de la Base d’autel provenant de la Santissima Annunziata et du Buste de San Rossore de Donatello et se referma sur les statues monumentales du Saint Louis de Toulouse et du Saint Matthieu. De nombreuses mises en binôme ou triangle d’œuvres furent ainsi ménagées tout au long du parcours au moyen de perspectives visuelles, à l’image du petit Reliquaire de la Sainte Ceinture et du Chapiteau de la chaire de la Sainte Ceinture provenant de la cathédrale de Prato, ou encore des Deux anges en adoration et de l’Epigraphie du monument funéraire Aragazzi de Michelozzo placés en vis-à-vis d’une reconstitution photographique dudit tombeau conçu pour Santa Maria de Montepulciano (Fig. 4).

Fig. 4 : Section romanitas
Fig. 4 : Section dédiée aux Romanitas © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une autre contrainte architecturale et matérielle qui s’imposa finalement comme un élément structurant et constitutif du parcours muséographique résidait dans les normes de sécurité visant à la bonne conservation des œuvres. Pour imposer une indispensable distance de sécurité avec certaines pièces, les scénographes préférèrent le système du podium, renforcé par un code couleur, à celui des barrières. Ces podiums ou trottoirs de mise à distance, pour rester dans le langage architectural, contribuèrent à évoquer l’architecture et l’urbanisme de Florence. Comme d’autres éléments de la scénographie, ils permirent ainsi de matérialiser la place que prit la sculpture dans leur cœur de la cité florentine dans la première du XVsiècle. En outre, de tels trottoirs présentèrent les avantages combinés de créer « une mise à distance et en même temps une mise en scène qui unifiait le parcours », avec une incidence « par rapport à la signalétique ainsi que sur le plan de la lumière, dans la mesure où ils accentuaient l’illumination de l’espace[10] », tout en servant de support aux cartels des œuvres. Marc Bormand y vit « l’énorme avantage de pouvoir placer les cartels, écrits en gros caractères et de la sorte bien lisibles, à plat, ce qui permettait de résoudre la question de leur localisation[11] ». Les architectes parvinrent donc à « utiliser la contrainte forte qu’était cette nécessité de mettre à distance les œuvres, et de faire en sorte qu’elle participe au langage global de la géométrie. Utilisée comme une des composantes de la géométrie générale, cette contrainte s’est transformée en outil[12] », les podiums et les vitrines étant venues structurer le parcours.

Et de la même manière, les vitrines – uniques et construites spécialement pour chaque objet, à l’image de l’ensemble du mobilier muséographique – n’en possédèrent pas moins une dimension esthétique, en sus de leur incontournable et parfois irremplaçable rôle sécuritaire. Marc Bormand avoue avoir caressé le « rêve de voir les objets flotter dans l’espace », ce qui se matérialisa via d’importantes vitrines, à l’image de celle contenant la petite Vierge en ivoire dans la première section « qui flotta dans son énorme dans son énorme espace, ce qui lui donna à la fois légèreté et monumentalité[13] ». La difficulté pour les scénographes fut cependant de penser chaque vitrine « tout en arrivant à garder des séries, à ne pas multiplier les dispositifs et à garder une homogénéité[14] », toujours en vertu du principe de clarification de la lecture et dans l’objectif de « ne pas multiplier les langages architecturaux, pour faire qu’ils s’oublient. Que dans l’espace, on soit à chaque fois dans un événement, mais dans la déclinaison, dans les typologies de mobilier[15] ».

Pour résumer, voici les principes qui guidèrent cette scénographie et en assurèrent la réussite : luminosité, clarté, fluidité et sobriété, quatre notions définies au départ par Marc Bormand, qui servirent de références tout au long du projet. Selon lui, « la clarté et la sobriété étaient très importantes pour bien percevoir les œuvres et pour leur donner, peut-être, une valeur plus moderne[16] ».

Un parcours rythmé, séquencé et ponctué de surprises

La troisième qualité de la scénographie de cette exposition découlait de la seconde : le parcours rythmé et séquencé, produit d’une scénographie performante jusque dans ses codes couleurs, signalétiques et graphiques. Découpé en dix sections thématiques, le parcours était spatialement structuré en fonction de quatre grands temps forts : l’arrivée, les salles d’entrée et de sortie ainsi qu’une rupture à mi-parcours.

Comme précédemment évoqué, l’une des manières de structurer l’espace et la scénographie fut de placer des sculptures monumentales à des endroits stratégiques. Ces œuvres d’appel s’imposèrent très efficacement dès l’entrée de l’exposition, où trôna le célèbre protomé équin antique, également visible aux visiteurs du musée, d’en haut grâce à la rotonde. Le commissaire Marc Bormand s’en félicita, à juste titre, saluant « ce point de vue perspective depuis l’entrée scénographique, construit, extrêmement fort et qui permettait en même temps dès l’entrée de donner le propos de l’exposition, avec la mise en parallèle du Protomé Carafa Renaissance et de la tête grecque du IVe siècle[17] ».

Mais le séquençage et le rythme du parcours résultèrent aussi des couleurs et des matériaux des murs et du sol, de l’éclairage et de la sonorisation. La singularité des espaces d’entrée et de sortie de l’exposition, traités de façon similaire, et fort différente des autres salles du parcours, était particulièrement marquante. La première et la dernière salle étaient en effet à la fois totalement blanches et refermées sur elles-mêmes. Outre la couleur et la lumière, tout un travail fut mis en œuvre de manière à étouffer les sonorités, à absorber les sons, offrant du même coup au spectateur une perception spatiale unique. Ces espaces matérialisaient ainsi un véritable passage – initiatique ? – entre l’espace interne de l’exposition et l’extérieur, un passage mental et sensoriel exprimé par la couleur blanche.

Dans les autres salles, le blanc alternait avec le gris, les deux couleurs de l’architecture florentine du Quattrocento, s’alliant à la fois au marbre et au bronze. La présence du gris permit en outre d’évoquer « l’idée architecturale de l’intérieur-extérieur » via « une sorte d’extérieur à fond perdu sur lesquelles ressortaient des architectures blanches. Les surfaces grises matérialisaient le fond de la boîte existante à l’intérieur desquelles les constructions blanches se structuraient[18] ». (Fig. 5).

Fig. 5 : Salle d'entrée
Fig. 5 : Vue de la salle d’entrée © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Autre zone traitée de manière spécifique : la cassure agencée à mi-parcours dans l’espace ménagé à l’arrière de l’entrée. Ouvert sur les lumières et les rumeurs de l’espace situé sous la pyramide inversée, ce passage fut conçu comme une sorte de respiration, destinée à soutenir l’attention du public, ce à quoi s’ajoutait un effet de surprise ménagé par deux têtes de cheval « tellement saisissantes que les gens étaient pris par la contemplation de ces œuvres[19] ». Et ce d’autant plus qu’ils découvraient ensuite, dans la salle suivante, une reconstitution du Gattamelata de Donatello, rendant l’expérience de cette dernière découverte encore plus intéressante pour Michel Antonpietri, convaincu des ressorts vertueux de l’inattendu en matière de scénographie (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue depuis la rotonde
Fig. 6 : Vue depuis la rotonde © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Manifeste, cette volonté de créativité et d’effet de surprise assumée par les scénographes se jouait à tous les niveaux, y compris dans le choix de l’emplacement des panneaux de section. La volonté d’échapper à tout systématisme dans ce domaine ne fut cependant pas une réussite totale, certains passages entre deux sections paraissant confus. Un certain temps était parfois nécessaire pour trouver les titres et les textes d’introduction des sections III, IV, VI, faute de structure architecturale claire et de reprise du même système d’un espace à l’autre.

L’inattendu avait donc été pensé par les architectures comme un acteur à même de dynamiser le parcours. Il paraît rassurant de savoir que les concepteurs de l’exposition ont compté sur la sensibilité et l’intelligence du public, qu’ils lui reconnaissaient a priori. Par ailleurs, ils veillèrent également à son confort, en ne négligeant ni son éventuelle fatigue physique ni la lassitude qu’ils essayèrent de contrer au mieux. Ainsi, des moments de repos et de méditation furent conçus. Des zones de transition furent disséminées ça et là, parfois à l’intérieur des espaces d’exposition, parfois en périphérie, ponctuées de longs bancs.

Une autre manière de soutenir l’attention et d’éviter la monotonie fut de varier la hauteur d’accrochage des œuvres. Là encore, aucun systématisme ne fut adopté mais un principe de départ, tempéré par des ajustements et des exceptions, au cas par cas. Plusieurs objets furent ainsi volontairement exposés en hauteur par rapport à l’œil du spectateur. Parfois pour évoquer la hauteur d’exposition originelle, de certaines statues monumentales d’extérieur notamment, comme celles de la série de Piero di Giovanni Tedesco provenant du deuxième niveau de la façade de la cathédrale de Florence, ou d’Abraham et Isaac de Donatello et Nanni di Bartolo conçus pour la façade du campanile de la même cathédrale ; d’autres fois pour créer un effet, telle la Maquette de la coupole qui dominait « comme une silhouette emblématique » sans nuire à sa lisibilité. En réalité, cette hauteur fut d’abord le résultat des tractations autour des conditions de prêt et d’exposition de cette œuvre symbolique et rarement prêtée. Une nouvelle fois, la contrainte de départ se transforma en avantage scénographique (Fig. 7).

Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi
Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le relief de Saint Georges délivrant la princesse de Donatello d’Orsanmichele fut, quant à lui, volontairement exposé un mètre plus bas que dans sa configuration d’origine. La lisibilité et la possibilité offerte au public de pouvoir contempler ce bas-relief en détail, dans des conditions optimales, tant d’éclairage que de hauteur, primèrent donc sur la volonté de restituer l’œuvre dans ses conditions originelles d’exposition, notamment de perspective. Marc Bormand revendiqua « le parti de le présenter à une hauteur où l’on puisse facilement voir le fond[20] ». Même choix pour les Saint Matthieu et Saint Louis de Toulouse monumentaux, exposés 80 cm ou un mètre plus bas que leur hauteur d’origine, de manière à ce que les spectateurs puissent voir leur visage. Détail et lisibilité versus perspective, tels sont les données de « cet équilibre toujours fragile entre le respect du positionnement d’origine de l’œuvre et le fait qu’on est dans une exposition, dans un musée, avec une nécessaire visibilité de l’œuvre[21] ». Les choix et la politique d’accrochage varièrent donc d’une œuvre à l’autre, sans que le spectateur n’en fut conscient ni averti, ce qui est monnaie courante. Aurait-on intérêt à informer d’emblée les spectateurs de tels enjeux de muséographie et de scénographie ? Le public est-il en demande de ce type d’informations ? N’a-t-il déjà pas assez – trop parfois – à lire, sans que cela n’empiète sur la contemplation des œuvres ?

D’autres surprises encore furent suscitées par des dispositifs signalétiques originaux, en particulier des photographies tramées en grisaille qui permirent d’évoquer quelques œuvres monumentales fondamentales pour le propos mais qu’il n’était pas possible de présenter dans l’exposition. Utilisé avec parcimonie – pour éviter de le dévoyer –, ce procédé fut répété à trois reprises : pour la Reconstitution du tombeau Agarazzi par Michelozzo, puis la Statue équestre du Gattamelata par Donatello sur la place du Santo à Padoue, et enfin le Tabernacle d’Antonio Rossellino à l’hôpital de Santa Maria Nuova (Fig. 8).

Fig. 8 : Gattamelata. Sections Condotierres
Fig. 8 : Gattamelata dans la section dédiée aux  Condottières © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

De ce point de vue, les choix muséographiques de l’équipe du Louvre furent très différents de ceux opérés en Italie, où la scénographie était davantage théâtralisée, notamment par la lumière, et par la présence de copies d’œuvres moulées, notamment le tabernacle qui accueillait à l’origine l’œuvre de Rossellino (Fig. 9 et 10).

fig. 9 : Moulage tabernacle Rosselino, Florence
Fig. 9 : Moulage du Tabernacle de Rossellino, exposition de Florence © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin
Fig 10 : Photographie Tramée tabernacle Rosselino, Paris
Fig 10 : Photographie tramée du Tabernacle de Rossellino, exposition de Paris © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Aussi didactique qu’esthétique, ce dispositif signalétique a été conçu par Frédéric Poincelet, un des graphistes du musée du Louvre, également en charge de la typographie. Pour l’exposition, il créa une typographie spécifique inspirée des inscriptions de la Renaissance. Notamment pour le titrage des sections, inscrites sur un fond d’argent vieilli, dont les lettres interprétaient celles « à l’antique » des débuts de la Renaissance, inspirées par l’épigraphie romaine. Si cette création typographique fut mûrement réfléchie, sur des critères d’esthétique et de sens, et mise en abyme au regard des diverses inscriptions présentes sur les œuvres exposées, à commencer par le fragment d’Inscription du tombeau Aragazzi, elle n’était pas entièrement convaincante. Certains titres de sections se sont avérés difficilement lisibles, tant du fait de la mauvaise visibilité due aux couleurs et à l’éclairage que de la présence de petits points entre chaque lettre (Fig. 11).

Fig. 11 : Section
Fig. 11 : Vue d’ensemble de l’exposition et texte d’introduction © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Il n’en demeure pas moins que le pari ambitieux de cette scénographie, pensée et construite comme une véritable « architecture d’exposition » participe de la réussite du Printemps de la Renaissance au Louvre, dont le dessein était de combiner exigence, rigueur scientifique et accessibilité. Aux antipodes des expositions spectacles à la scénographie théâtralisante de Robert Carsen[22] – expression d’un goût et d’un courant actuellement très en vogue –, l’architecture sobre du Printemps de la Renaissance n’en fut que plus efficace. En réponse au vœu pieux récemment formulé par Christophe Averty que la mise en scène d’une exposition « ménag[e] des surprises, évitant l’écueil du sensationnel » et que « les croisements ou rapprochements proposés suggèr[ent] des pistes de réflexion sans asséner de théorie ni de vérité historique contestable[23] », la simplicité, la rigueur et la beauté de la scénographie firent sens. On ne peut que saluer après Marc Bormand « un travail de scénographie formidable[24] » ayant réussi à la fois à mettre en valeur les œuvres, à donner forme au propos scientifique et à rendre l’expérience de visite très satisfaisante.

 

Notes

[1] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[2] Pour une présentation de la scénographie de l’exposition florentine au Palazzo Strozzi, voir : http://www.palazzostrozzi.org/mostre/la-primavera-del-rinascimento (consulté en janvier 2014).

[3] Architectes travaillant au sein de la direction Architecture, Muséographie, Technique du musée du Louvre.

[4] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[5] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[6] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[7] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[8] Ibid.

[9] Bormand M., Paolozzi Strozzi B., « À propos d’un primat », Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence (1400-1460), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2013, p. 20.

[10] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[11] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[12] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[13] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[14] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[15] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[16] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[17] Ibid.

[18] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[19] Ibid.

[20] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[21] Ibid.

[22] Fémelat A., « Les expositions-spectacles de Robert Carsen et la scénographie en question », Penser l’exposition, points de vue pragmatiques, journée d’études interdisciplinaire, Université Paul-Valéry de Montpellier, 15 février 2013.

[23] Averty C., « Expositions. Les tableaux, voies de l’émotion et du plaisir », Le Monde, vendredi 4 octobre 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/10/03/les-tableaux-voies-de-l-emotion-et-du-plaisir_3489021_3208.html (consulté en janvier 2014).

[24] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

 

Pour citer cet article : Armelle Fémelat, "Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)", exPosition, 9 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/femelat-scenographie-printemps-renaissance-musee-louvre-2013-2014/%20. Consulté le 2 avril 2025.

Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

Le château comtal de Carcassonne est érigé au cœur de la cité par les vicomtes Trencavel, dès le début du XIIsiècle[1]. Aujourd’hui Monument national[2], il abrite un important musée lapidaire qui, créé en 1920, profite des fonds du musée des beaux-arts, eux-mêmes progressivement constitués grâce à la société des Arts et Sciences depuis 1836[3]. Réaménagé à partir de 1958 par son conservateur Pierre Embry (1886-1959), il est inauguré en 1961[4] et, organisé autour de sept salles[5], forme un aperçu condensé de l’intérêt essentiellement porté au patrimoine médiéval, carcassonnais et plus largement audois, depuis la première moitié du XIXsiècle[6]. Accessible à la suite d’un long parcours de promenade sur les remparts, cet espace, aux collections pourtant notables, semble toutefois avoir été figé dans le temps, où apparaît une certaine sclérose muséographique liée à nombre d’anomalies et d’incohérences.

L’espace muséal ou l’art de brouiller les pistes

Dans un premier temps, le musée de Carcassonne se déploie, comme beaucoup d’autres, dans un ancien bâtiment et est, de fait, soumis à des contraintes d’ordre spatial. La succession des différentes salles laisse, en effet, apparaître de grandes différences de volume, créant ainsi une impression de dilatation et de rétrécissement, également liée au nombre d’œuvres exposées et à la qualité de la lumière. Au début de la visite, la salle Pierre-Embry se présente comme un vaste espace, presque vide et par-là déconcertant, dont la salle antique ou celles du donjon et du passage constituent les contre-pendants étroits et confinés.

À cela s’ajoutent parallèlement de nombreux défauts d’éclairage, empêchant toute appréciation correcte des pièces montrées. Si la configuration structurelle des lieux est sans doute difficilement modifiable, au sein de laquelle les salles sont très profondes et plafonnées, il semble cependant qu’un effort pourrait être précisément porté sur la diffusion de la lumière. Celle-ci, surtout naturelle, ne filtre pas suffisamment à travers la plupart des grandes baies de la façade sur cour, dont le verre des vitres « rustique », de couleur jaune et contenant des bulles, se veut être une évocation faussement médiévale. Cette opacité favorise donc une ambiance plutôt tamisée – exceptée dans la salle romane – que les quelques spots, installés çà et là, ne parviennent malheureusement pas à corriger.

Enfin, un manque flagrant de logique surgit dans l’organisation même du parcours de visite, qui en affadit considérablement le sens et la portée. D’une part, la dénomination de certaines salles, rappelant la classification de périodes historiques et artistiques, n’est pas toujours en rapport avec leur contenu, s’avère trop restrictive à un endroit précis du musée ou bien énonce de façon erronée un environnement architectural inexistant. Ainsi, la salle romane conserve quelques éléments du haut Moyen Âge, entre autres un sarcophage mérovingien provenant de Floure[7], commune située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Carcassonne. La salle gothique serait par ailleurs censée abriter les œuvres produites à partir du XIIIsiècle jusqu’au début de la Renaissance, alors que ces dernières la débordent largement. Quant à la camera rotunda, autre nom de la salle du donjon, celle-ci, rectangulaire, n’a évidemment rien d’un plan centré[8]. Il faut ici noter que ces noms semblent avoir été modifiés, peut-être à une époque relativement récente[9]. En effet, l’inventaire de Pierre-Marie Auzas rend compte, en 1973, d’une tout autre réalité, tantôt axée sur une période, tantôt sur la mise en exergue d’un élément distinctif, notamment une œuvre ou une fonction. Si l’on considère le cheminement actuel, la grande salle Pierre-Embry y est par exemple scindée en deux, entre celle « d’expositions »[10] et celle « de la vitrine ». Elle est suivie par les salles « de l’arcature », « du gisant », « du donjon », « de la fontaine » et « gallo-romaine ». D’autre part, on l’aura déjà pressenti, le sens de la visite est contraire à la chronologie, débutant par la fin du Moyen Âge, s’achevant par l’Antiquité tardive ; là encore, il diffère de celui décrit par Auzas. L’idée pourrait ici paraître originale, mais ne se justifie guère sauf, de toute évidence, par des raisons pratiques, l’itinéraire ainsi tracé terminant par l’accès à la librairie. Dans ce contexte général un peu désordonné, si la répartition des œuvres dans la salle romane prête d’emblée à confusion, le déploiement des pièces gothiques n’est pas plus clair qui, depuis le début du parcours, n’a de cesse d’entretenir les allées et venues entre le XIIIe et le XVIsiècle.

Une collection délaissée 

Il est tout d’abord utile de rappeler que la collection lapidaire est ici de grande qualité et globalement en bon état de conservation. On peut toutefois déplorer le manque visible d’attention porté à certaines pièces majeures, comme le sarcophage dit « paléochrétien » daté du Ve siècle et exposé dans la salle antique[11]. Ce dernier, sculpté de scènes bibliques sur deux registres, entourant les figures des défunts dans une conque sous la forme d’une imago clipeata, est malheureusement très sali par les contacts répétés de la part des visiteurs (Fig. 1). Cela renvoie d’ailleurs à une mise en danger constante des pièces montrées, dont la vulnérabilité est, en l’absence de gardien dans les salles, renforcée par la quasi inexistence d’installations de dissuasion, voire de protection, à leurs abords.

Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)
Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)

Dans un second temps, la présentation même des œuvres souffre d’une grande vétusté qui, il faut ici l’admettre, est liée à une contrainte majeure qu’il semble difficile de contourner, sans entreprendre de coûteux travaux. En effet, beaucoup d’entre elles, des éléments de corniches, des consoles, des chapiteaux ou des reliefs sculptés, souvent en hauteur et rappelant leur position in situ sur tel ou tel édifice, sont soit encastrés dans les murs, soit retenus par d’importants éléments métalliques. Dans la salle des arcades, c’est le cas de la frise végétale soutenue par huit corbeaux à têtes humaines[12], ainsi que des chapiteaux à feuillage[13], deux ensembles datés du XIVsiècle et provenant de la cathédrale Saint-Nazaire. Parallèlement, bon nombre d’éléments sont ici posés à même le sol, comme entre autres un oculus trilobé[14] (Fig. 2), rappelant davantage la notion de dépôt lapidaire plutôt que celle de musée. Dans ce contexte d’ailleurs, on observe quelques « îlots » d’accumulation, auxquels répondent des éparpillements, voire des isolements de type « bouche-trou ». Au sein de ce parcours anti-chronologique, aux regroupements d’œuvres parfois hasardeux, que penser des quarante chapiteaux et fragments de colonnes précédemment cités, des boulets[15] et des croix funéraires du XIIIsiècle[16] (Fig. 3) sur lit de gravier, présentés pour les uns dans la salle des arcades, pour les autres dans le passage après la camera rotunda ? De la même manière, dans la salle Pierre-Embry, pourquoi avoir déconnecté des autres œuvres, d’une part les fonts baptismaux[17] du XVIsiècle et, d’autre part, les deux consoles accrochées dans les angles du mur aux perturbations archéologiques volontairement laissées apparentes[18] ? Il semble aussi intéressant de s’interroger sur la pertinence de certains choix d’œuvres exposées, notamment dans la salle romane : un fragment de sarcophage, certes mérovingien mais au décor peu parlant, ainsi que des tableaux[19] dans la salle Pierre-Embry. Enfin, à cet endroit précis du musée, où commence d’ailleurs la visite, un détail plus que surprenant a retenu notre attention. Saint André et la Vierge à l’Enfant[20], deux statues se faisant face et remontant au XVIsiècle, y sont juchés sur de hauts piédestaux en bois, telles des portions de troncs d’arbre équarries et patinées, qui, semble-t-il bancales, ont été stabilisés à l’aide de vulgaires cales, dont l’une est un simple morceau de plastique blanc. Ici, on ne peut qu’évoquer l’idée d’une négligence qui confine même à la désinvolture.

Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)
Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)

 

Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)
Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)

Il faut ensuite souligner l’effort global de modernisation ayant porté sur les outils de médiation, surtout en ce qui concerne les planches portatives, les panneaux et les panneaux-cartels. Ces derniers, les uns thématiques, les autres approfondissant une œuvre importante, ne sont malheureusement pas toujours bien placés. Dans la salle des arcades par exemple, ces media ne sont pas (pour les boulets, la frise de Saint-Nazaire et les vestiges de la maison Grassalio[21]) assez proches des œuvres auxquels ils correspondent. Dans la salle du donjon, les planches, donnant des renseignements en plusieurs langues et accrochées à des présentoirs en métal vieilli, constituent quant à elles d’agréables éléments novateurs. Le parti pris vise à faciliter la circulation autour du calvaire central[22], tout en s’informant sur l’œuvre et les peintures murales du XIIsiècle[23] qui l’entourent. Cependant, ces outils, dont le support est lui-même visiblement en métal, apparaissent d’emblée très lourds, inconvénient qui a sans doute conduit à leur rapide dégradation. Les simples cartels, lorsqu’ils existent, sont en revanche beaucoup plus démodés, sous la forme de plaques gravées, et parfois très mal positionnés. Le cas des statues déjà citées de la Vierge à l’Enfant et de saint André est évocateur : les cartels se situent tous deux sur un des côtés du piédestal en bois. Plus loin, toujours dans la salle Pierre-Embry, celui qui informe sur les consoles du XIVe siècle sculptées de têtes de femmes[24] se trouve au-dessus d’une vitrine, ce qui le rend difficilement lisible. Dans la salle romane, le cartel présentant un des chapiteaux, en hauteur dans un angle, se confond plus bas avec d’autres éléments de support, celui de la vasque n’étant pas non plus à portée de vue immédiate, puisque rivé à son socle.

Un dernier point, non des moindres, mérite enfin d’être soulevé, inhérent à la mise à jour des connaissances scientifiques au sujet de certaines œuvres. Par exemple et bien qu’il faille être ici très prudent, l’observation de quelques chapiteaux romans ou gothiques rend vite perplexe et fait douter de leur authenticité. Au vu des nombreuses restaurations effectuées à Carcassonne, surtout au XIXsiècle, il serait ainsi souhaitable que ces sculptures, potentiellement des copies, fassent l’objet d’une analyse renouvelée et approfondie. Parallèlement, au-delà de la dénomination même des salles, le vocabulaire, employé pour désigner tel ou tel élément, devrait être parfois plus précis. Les « arcades » de la maison Grassalio, remontant au XIVsiècle et démolie en 1903, étaient, d’après un ancien relevé d’élévation, davantage des baies aveugles formant arcature continue au second niveau de la façade de cette habitation[25] (Fig. 4). Une des approximations les plus flagrantes demeure cependant le cartel de la vasque exposée au centre de la salle romane (Fig. 5), sur lequel on peut lire : « Fontaine d’ablutions décorée de rinceaux et de douze mascarons, marbre, deuxième moitié du XIIsiècle. Provenance abbaye de Lagrasse (Aude) » . En 1973, Pierre-Marie Auzas mentionne déjà que l’œuvre émane préférablement de l’abbaye de Fontfroide[26], conjecture qui, dans ce cadre, renvoie immédiatement au lavatorium ou lavabo des monastères appartenant à l’Ordre de Cîteaux. Relayé ensuite dans L’art cistercien par Jean Porcher et Dom Anselme Dimier[27], l’hypothèse semble se confirmer à la lecture d’un document notarié de 1792, conservé aux Archives départementales de l’Aude sous la cote E4149[28].

Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)
Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)

 

Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)
Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)

Bien que possédant une riche collection, en partie protégée au titre des Monuments historiques, le musée lapidaire de Carcassonne, campé sur un parti muséographique et parfois scientifique dépassé, peine à trouver la voie de la modernité. Il n’est autre que le reflet de la cité qui, malgré un afflux constant de touristes[29], vieillit de façon inexorable, stagnant sur la réputation qu’elle s’est forgée depuis le XIXe siècle et, pour autant, inscrite sur la liste du patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1997. Le 4 janvier 2013, une pétition[30] adressée aux pouvoirs publics dénonçait toutefois une situation alarmante, comparant d’ailleurs le musée à un « parc d’attractions à 8,50€ ».

* Présentation à la suite d’une visite effectuée le 10 février 2013.

Les illustrations sont tirées de : http://chroniquesdecarcassonne.midiblogs.com/archive/2009/11/07/a-la-decouverte-du-musee-lapidaire-de-carcassonne.html
 

Notes

[1] Guyonnet F., « Le château comtal de Carcassonne. Nouvelle approche archéologique d’un grand monument méconnu », Chapelot J. (dir.), Trente ans d’archéologie médiévale en France. Un bilan pour un avenir, actes du IXe congrès international de la société d’Archéologie médiévale (Vincennes, 2006), Caen, Publications du CRAHM, 2010, p. 271-289.

[2] Voir à ce sujet : www.carcassonne.monuments-nationaux.fr (consulté en janvier 2014 ; ibid. pour les autres liens électroniques).

[3] Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116.

[4] Auzas P.-M., « Salles de sculptures du château comtal de Carcassonne », Congrès archéologique de France 131e session. 1973 : Pays de l’Aude, Paris, Société française d’archéologie ; Paris, musée des Monuments français, 1973, p. 533.

[5] Ibid., p. 533-547 : elles sont actuellement au nombre de six. Voir la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012) : 1er étage – salle 1 (n° 9) : salle Pierre-Embry ; salle 2 (n° 10) : salle des arcades ; salle 3 (n° 11) : salle gothique ; salle 4 (n° 12) : salle voûtée du donjon ou camera rotunda ;  salle 5 (n° 13) : salle romane ; salle 6 (n° 14) : salle antique.

[6] Voir à ce sujet le site du ministère de la Culture : www.carcassonne.culture.fr ; pour les collections du musée des beaux-arts de Carcassonne (objets métalliques, en verre, en céramique), voir : Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116-127.

[7] Auzas P.-M., 1973, p. 536. Voir également la notice PM11001869 de la base Palissy (patrimoine mobilier) du ministère de la Culture ; élément classé en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 6 avril 1960. Sauf mention contraire, les autres notices indiquées par la suite sont issues de la même base.

[8] Voir le plan du musée sur la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012).

[9] Aucun renseignement à ce sujet n’est en notre possession.

[10] Auzas P.-M., 1973, p. 546, 544, 541, 540, 536, 533.

[11] Ibid., p. 534.

[12] Ibid., p. 543. Voir notice PM11001921.

[13] Ibid., p. 541. Voir notice PM11001914.

[14] Ibid., p. 545 : l’auteur parle d’une rosace trilobée du xve siècle. Voir notice PM11001944 ; la base Palissy mentionne une « clef de voûte » du xve siècle. Sur un cliché de 1958, on constate qu’elle était exposée, comme l’évoque Pierre-Marie Auzas, dans la salle de la vitrine, devant le mur archéologique et soutenue par deux supports en briques. Toutefois, son trilobe renvoie davantage à la production du xive siècle.

[15] Pierre-Marie Auzas et la base Palissy ne les mentionnent pas.

[16] Auzas P.-M., 1973, p. 539. Voir notice PM11001897.

[17] Ibid., p. 546. Voir notice PM11001970.

[18] Situé avant l’accès à la salle « des arcades », ce pan de mur montre un nombre de reprises considérable (ruptures, percements, bouchons) ; sa présentation « brute » apparaît, pour le visiteur, comme un des témoignages de la complexité archéologique du château comtal.

[19] Voir par exemple la notice APTCF01659 de la base Mémoire du ministère de la Culture (BM).

[20] Auzas P.-M., 1973, p. 445-446 : ces deux statues sont citées dans la salle de la vitrine (n° 6), aujourd’hui seconde partie de la salle Pierre-Embry. La statue de saint André provient de Salsigne, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne ; la Vierge à l’Enfant provient, quant à elle, de la cathédrale Saint-Nazaire. L’auteur indique seulement qu’elles sont en pierre. Voir notice PM11001967 et notice PM11001965.

[21] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196 : cette maison appartenait au jurisconsulte Pierre Grassalio. Les vestiges exposés ont été sauvés par Raymond Esparseil, architecte, lors de la démolition de l’édifice en 1903. Voir notice PM11001905.

[22] Auzas P.-M., 1973, p. 540 : ce calvaire de la fin du XVe siècle provient de l’église de Villanière, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne. Voir notice PM11001954 ; l’œuvre est ici datée du XVIe siècle.

[23] Ibid. : l’auteur mentionne que ces peintures ont été découvertes par Pierre Embry en 1926 ; voir par exemple la notice APMH00012652 de la base Mémoire.

[24] Ibid., p. 545.

[25] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196-197 : voir l’illustration légendée, entre ces deux pages : « Carcassonne – Maison Grassalio (XIVe siècle). Démolie en 1903 à l’emplacement de la Place de la Poste ».

[26] Auzas P.-M., 1973, p. 538. Voir notice PM11001872 ; on parle ici d’une fontaine de sacristie (fontaine d’ablutions), classée en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 25 février 1920 et auparavant conservée à l’hôtel de ville de Carcassonne.

[27] Dimier A. (Dom), Porcher J., L’art cistercien. France, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1982 (1962), p. 251.

[28] Archives départementales de l’Aude – Carcassonne : série E / E4149.

[29] « Carcassonne. Son joyau, la cité », La dépêche du Midi, 26 juin 2013, en ligne : http://www.ladepeche.fr/article/2013/06/26/1658982-carcassonne-son-joyau-la-cite.html : « La Cité de Carcassonne accueille chaque année 5 millions de visiteurs ».

[30] Pétition lancée par M. Martial Andrieu : « Monsieur le Préfet de l’Aude et Madame la Ministre de la culture : sauver la cité médiévale de Carcassonne de sa ruine prochaine », en ligne : https://www.change.org/p/monsieur-de-pr%C3%A9fet-de-l-aude-et-madame-la-ministre-de-la-culture-sauver-la-cit%C3%A9-m%C3%A9di%C3%A9vale-de-carcassonne-de-sa-ruine-prochaine ; Carrie A., « Carcassonne. La pétition pour sauver la cité fait des vagues », Midi libre, 8 janvier 2013, en ligne : http://www.midilibre.fr/2013/01/08/la-petition-pour-sauver-la-cite-fait-des-vagues,623371.php

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*", exPosition, 3 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-espace-exposition-fige-musee-lapidaire-carcassonne/%20. Consulté le 2 avril 2025.

Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

La Henry Luce Foundation[1] soutient un programme de « Visible Storage Centers » (zones de réserves accessibles) dans les musées américains, amorcé en 1988 au Metropolitan Museum of Art, suivi en 2000, du New-York Historical Society, du Brooklyn Museum en 2005, puis du Smithsonian American Art Museum en 2006. En réalisant des réserves-galeries ouvertes au sein des grandes collections d’objets de la culture américaine, la Henry Luce Foundation répond à la redéfinition des missions des institutions américaines entreprises par l’AAM (The American Alliance of Museums) et par les professionnels des musées états-uniens au cours des années 1990. En 1994, Martha Morris, directrice adjointe du National Museum of American History, Smithsonian Institution de Washington, soulignait clairement ces missions : « collections et éducation sont les éléments essentiels pour servir le public en fournissant une expérience d’apprentissage stimulante[2] ». En 2011, Elisabeth Sommer, spécialiste des études sur les musées, défendait le même discours dans le cadre de son introduction au numéro du Journal of Museum Education consacré à la conservation des objets et des services au public, rappelant les objectifs des musées américains centrés sur « l’éducation et l’expérience du visiteur[3] ».

Ce resserrement des actions des institutions américaines sur les activités scolaires et grand public a amené les différents acteurs des musées à développer des espaces aptes à attirer l’attention du public, à susciter une visite des collections hors des sentiers battus, reposant sur une nouvelle scénographie de présentation des objets. C’est dans cette optique que le visible storage du Brooklyn Museum, situé au cinquième étage du bâtiment, dans le prolongement de l’espace consacré aux collections permanentes des American Identities, a spécifiquement été conçu, en s’accordant aux exigences de découverte « par l’expérience » d’un musée d’art et d’histoire.  Le visible storage, partie aménagée des réserves du musée, se présente sous la forme d’une galerie d’étude servie par une signalétique efficace qui ne stoppe pas le visiteur dans son parcours. Sans hiérarchie manifeste d’appréciation, la réserve visible livre aux visiteurs une collection riche et composite : de grandes vitrines transparentes cerclées de montants en aluminium mettent en évidence, sur de larges étagères, des objets relevant principalement de la culture américaine de différentes époques et factures, exposés selon des séries cohérentes : céramiques, design contemporain, mobilier contemporain, tableaux La configuration révèle le caractère hétérogène de la collection, offrant des rapprochements inattendus entre les objets, à l’image de la partie consacrée au mobilier contemporain qui réunit dans une même vitrine une télévision Philco modèle Predicta de 1958, un fauteuil de Gideon A. Kramer réalisée en 1962 et un bureau à trois pieds, aux formes sinueuses, dessiné en 1977 par Wandell Castle[4], autant d’objets ordinairement présentés au sein des collections de musée par catégorie ou par date.

À côté des caissons transparents, on trouve plusieurs types de rangement : des panneaux-cimaises destinés aux peintures, de larges tiroirs métalliques accessibles au public consacrés aux objets variés de la collection des Americas, des sculptures en ronde-bosse ou bien des objets bénéficiant de vitrines indépendantes, telle la bicyclette Spacelander conçue en 1946 par Benjamin J. Bowden, valorisée dans le cadre du visible storage pour son design novateur et profilé.

Ainsi, aux yeux des visiteurs, cette section des collections permanentes met au – devant « l’arrière-musée », c’est-à-dire les espaces de stockage des collections habituellement excentrés, isolés du regard du grand public et réservés aux personnels des musées ainsi qu’aux chercheurs. L’idée d’être au cœur même de ce qui constitue l’histoire des collections d’un musée participe à une observation inédite des objets, mais qui, en réalité, maintient le visiteur dans une projection récréative de la réserve. Ce qui compte, c’est l’expérience : avoir eu la sensation d’avoir pris part pour quelques instants aux équipes de conservation et au quotidien du musée. L’efficacité du dispositif repose sur une mise en scène maîtrisée, mais aussi sur des outils numériques mis à disposition du public, comme les tablettes tactiles attenantes aux caissons transparents, connectées à l’inventaire complet des collections d’objets, également en consultation sur le site Internet du Brooklyn Museum[5].

Transformant le néophyte d’un jour en collectionneur curieux, ces espaces habilement agencés semblent pallier le dialogue épineux, longtemps jugé irrésolu, qui consisterait à valoriser l’ensemble des collections d’un musée tout en assurant confort et cohérence de visite, du moins c’est ce que sous-tend Kimberly Orcutt dans son article  « The Open Storage Dilemma[6] ». Portée par sa fonction de commissaire au sein de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum[7], Kimberly Orcutt pointe les avantages de ces réserves-vitrines ouvertes au public, attirant l’attention sur la part innovante de ces dispositifs au sein des pratiques muséales traditionnelles, à condition qu’ils soient secondés par des interfaces-écrans et des textes didactiques à destination des publics. L’auteur adresse ainsi un véritable plaidoyer en faveur des nouvelles technologies dans leur capacité à développer une médiation auprès du public, à révéler les objets cachés comme à produire une information sur les collections sans cesse réactualisée. À l’image des réflexions de l’article de Kimberly Orcutt, les réserves-galeries soulèvent des questionnements sur la muséographie, la préservation des collections relatives à la culture et à la civilisation, mais aussi à leur promotion (plus ou moins aisée) auprès du grand public.

Si, comme le mentionnait Dominique Ferriot, directrice du musée des Arts et Métiers à Paris (1988-2000), la réserve est le « poumon indispensable à la vie du musée […] le lieu d’un partenariat nécessaire avec les professionnels des musées autant qu’un lieu de conservation d’une mémoire toujours plus active[8] », ses espaces rendus accessibles, comme ceux du Brooklyn Museum, poussent plus loin l’investigation, en prenant le parti de montrer au grand public des objets ordinairement stockés. Près de 400 sont exposés dans les salles des collections permanentes, plus de 2000 sont présentés dans le visible storage. Héberger en nombre les objets, comme c’est le cas au Brooklyn Museum, permet aussi une nouvelle approche muséographique des réserves pour assurer la mission prioritaire des musées, c’est-à-dire réfléchir sur la manière dont les directeurs de départements peuvent faire circuler et valoriser leurs collections. Épaulée de surcroît par une mise en exposition attrayante, la galerie ouverte rompt en tout point avec la vision passéiste des réserves dépeintes de manière caricaturale par Eliane De Wilde, ancienne conservatrice en chef des musées royaux des Beaux-arts de Belgique :

« Aucun grand musée n’a jamais réussi à exposer de manière permanente toutes les œuvres qui lui appartiennent. Ce que le visiteur peut voir se limite à une toute petite partie de la collection. Les caves ou les greniers qui recèleraient d’innombrables œuvres d’art ont toujours eu, souvent à juste titre, une mauvaise réputation. Le public pense que dans ces lieux invisibles sont littéralement enterrées des œuvres sans valeur artistique et, de plus, dans de mauvaises conditions[9]. »

Si les réserves contemporaines ont depuis évolué vers des magasins de stockage et des équipements adaptés au récolement, à la recherche et la restauration d’objets, le visible storage du Brooklyn Museum contribue à communiquer une image qualitative de conservation, avec notamment des conditions optimales de maintien de température et d’humidité, grâce aux vitrines de protection qui renforcent ce point de vue. Face aux objectifs d’exposition et de conservation, l’appellation « Visible Storage. Study Center » rappelle également que le lieu s’adresse aussi bien aux visiteurs du musée qu’aux chercheurs confirmés. Malgré les efforts des conservateurs pour exposer un maximum d’objets, le visiteur est toujours confronté à une sélection précise.  Dans un article paru dans le New York Times, consacré à l’ouverture en 2005 du visible storage du Brooklyn Museum, la critique Roberta Smith[10] précise qu’il s’agit là d’une forme réduite de réserve-galerie accessible, raison pour laquelle elle est baptisée « visible storage », et non « open storage ». Il est vrai que le visiteur ne découvre que la partie visible, sans nécessairement prendre conscience de la quantité d’objets déposés dans les réserves fermées au public. Entre phénomène muséographique et valeur scientifique, les Visible Storage Centers, sans véritablement rendre compte des politiques d’acquisition qui viennent enrichir les collections, font partie intégrante des stratégies émanant des directions des musées pour conduire le visiteur vers la découverte d’un patrimoine culturel toujours plus prolifique, servi par un réseau de documentation numérique précieux, et surtout, de puissants moyens financiers.

De tels enjeux muséographiques ne sont pas mésestimés en France. En concevant, en 1937, le musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, Georges-Henri Rivière avait l’ambition d’exposer à tous les visiteurs la galerie d’étude ordinairement réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et d’artistes, un projet ambitieux qui fut concrétisé en 1972 jusqu’à la fermeture définitive du musée en 2005. Aujourd’hui, le Musée du Quai Branly à Paris a essentiellement orienté sa scénographie à partir de parois de verres qui proposent une approche plus ouverte des collections mais aussi des réserves, notamment visibles dès le hall central, mais fermées à la visite. D’autres institutions comme le musée de la Civilisation euro-méditerranéenne (MUCEM) à Marseille, qui amplifie sa politique d’exploration des collections, propose au public des visites sur réservation des réserves hors site (Centre de Conservation et de Ressources).

 

Notes

[1] Henry R. Luce (1898-1967) est une personnalité influente de la presse américaine ; il a en autres cofondé et dirigé la rédaction du Time Magazine. La fondation Henry R. Luce, créée en 1936, soutient de nombreux projets dans plusieurs domaines, dont l’art américain.

[2] Morris O. M., « From Vision to Reality: Planning for Collection Storage », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 1995, p. 35.

[3] Sommer E., « Introduction: Protecting the Objects and Serving the Public, an Ongoing Dialogue », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 129.

[4] Section Contemporary Furniture, caisson transparent n° 9, étagère F.

[5] Inventaire complet de la collection d’objets du « Visible Storage. Study Center » du Brooklyn Museum, en ligne : http://www.brooklynmuseum.org/opencollection/research/luce/ (consulté en novembre 2014).

[6] Orcutt K., « The Open Storage Dilemma », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 209-216.

[7] Kimberly Orcutt a depuis quitté  ce poste. Actuellement la collection de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum, sous forme de réserves ouvertes, est fermée pour rénovation jusqu’en décembre 2016.

[8] Ferriot D., « Avant-propos »,  Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, Musée national des Techniques, Conservatoire national des Arts et Métiers, 1995, p. 4.

[9] Le musée caché : à la découverte des réserves, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, 1994, p. 9.

[10] Smith R., « Works, the Whole Works and Nothing but the Works », New York Times, 14 janvier 2005, en ligne : http://www.nytimes.com/2005/01/14/arts/design/14smit.html (consulté en novembre 2014).

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Le visible storage du Brooklyn Museum de New York : retour sur un phénomène muséographique", exPosition, 2 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/tron-carroz-visible-storage-brooklyn-museum-new-york/%20. Consulté le 2 avril 2025.