par Jeanne Artous
— Jeanne Artous est doctorante en Sciences de l’art à l’Université de Lorraine, sous la direction de Claire Lahuerta et Sylvie Thiéblemont-Dollet. Rattachée au Centre de Recherche sur les médiations (CREM EA-3476), ses recherches portent sur la manière dont le handicap visuel permet de repenser la scénographie et la muséographie ainsi que notre rapport à l’art. Également attachée temporaire d’enseignement et de recherche en arts plastiques à l’Université de Lorraine (Metz), elle aborde la scénographie du spectacle vivant en collaborant régulièrement avec l’Opéra-Théâtre de Metz. Plus récemment, sa collaboration avec la maison d’édition Les doigts qui Rêvent et l’équipe du muséum d’Histoire naturelle de Toulouse lui permet d’aborder la médiation de six objets représentatifs des muséums d’histoire naturelle par le biais d’activités sensorielles, ludiques et pédagogiques en direction des enfants. Ce guide de médiation prônant l’accessibilité intervient comme un outil complémentaire à l’album tactile « Les petits explorateurs tactiles au muséum ». —
Miroir de la société, les institutions muséales se doivent d’être représentatives de la pluralité des publics en favorisant des approches diversifiées de leurs collections. L’accompagnement devient alors un enjeu social, culturel et éducatif soutenu par l’État français faisant l’objet de deux lois. L’une rend la médiation obligatoire pour l’ensemble des musées de France[1] ; la seconde, connue sous l’appellation « loi Handicap », réaffirme l’accès à la culture pour les personnes aux habiletés diversifiées[2]. Ces deux actions œuvrent pour une démocratisation de la culture et interrogent indirectement les pratiques muséales actuelles et leur rapport aux publics.
D’un point de vue perceptif, l’oculocentrisme tient une place prépondérante au sein de la plupart des expositions. L’hégémonie de la vue peut être appréhendée comme un parti pris à des fins de conservation de l’art, tout comme il participe à un certain formatage réceptif de l’exposition. Il est alors difficile de passer outre les nombreuses injonctions qui touchent professionnels et publics de « ne pas photographier », de « ne pas toucher », de « ne pas courir » ou encore de « ne pas parler fort ». Toutes ces restrictions d’actions amènent le visiteur à adopter des postures institutionnelles qui le conduisent à devenir le « visiteur-modèle » dont fait état Jean Davallon.
« Le musée est ainsi le lieu d’actions “ritualisées”, c’est-à-dire à la fois réglées avec précision et regroupées selon des gestes signifiants tels que des gestes de contemplation, de consultation, de conservation, etc[3]. ».
Toutes ces codifications corporelles qui orientent ou restreignent la perception ont un impact direct sur l’ensemble des visiteurs dans leur façon de se mouvoir au sein du parcours d’exposition, mais également dans la relation qu’ils tissent avec l’œuvre. Ce façonnement perceptif, dans lequel l’oculocentrisme joue un rôle important, peut également devenir un facteur d’exclusion pour les publics amblyopes[4] ou aveugles.
Ce modèle perceptif axé sur la vue entend questionner la relation qu’entretient le public avec l’œuvre et engage une réflexion sur les approches expérientielles et plurisensorielles de l’art. L’exposition L’art et la matière : prière de toucher (2019), fruit d’une première collaboration entre le musée Fabre de Montpellier et le Louvre, interpelle le visiteur par la dimension sensible qu’elle propose. Au sein du parcours, textures, matières et sculptures sont à portée de mains, d’oreilles ou d’odorat. Faisant l’objet d’un nouveau partenariat avec cinq musées[5] appartenant au French Regional American Museum Exchange (FRAME[6]), l’exposition offre un regard sur dix reproductions de sculptures traitant de la figure humaine de l’Antiquité jusqu’au XX ͤ siècle. Au cours de ce parcours sensitif, le rapport aux œuvres originales n’est pas ou peu évoqué. En effet, ces dernières sont localisées pour première moitié au musée Fabre et pour seconde moitié dans les différents musées étapes de l’itinérance. De fait, la rencontre avec les originaux ne peut donc avoir lieu que de manière épisodique en suivant le parcours physique de l’exposition à travers la France. Suggérée uniquement par l’intermédiaire de sa reproduction, la double exposition occasionne un questionnement accru sur la conception tant intellectuelle que matérielle de la réplique – choix esthétique, sémantique et éthique – sur la réception des publics et interroge fondamentalement la symbolique liée à l’œuvre originale.
Une conception participative
D’avril à septembre 2019, le musée des Beaux-Arts de Lyon accueillait l’exposition L’art et la matière : prière de toucher et participait en amont à la réflexion sur la conception tactile des œuvres issues des musées du réseau FRAME. Cet engagement institutionnel, qui tend à promouvoir la pluralité perceptive telle que l’envisage le critique d’art Daniel Arasse[7], n’aurait pas eu de sens si ces réflexions n’appelaient pas à une collaboration avec les personnes concernées. En effet, le positionnement empathique seul et la volonté de bien faire ne suffisent pas pour la création d’un parcours cohérent ; ils auraient en outre poussé l’institution à tolérer une forme d’appropriation culturelle menant à une discrimination positive qui aurait conduit à s’interroger sur la pertinence des choix opérés. C’est pourquoi, le musée a choisi de développer un partenariat avec l’association Valentin Haüy et la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France (FAAF) de façon à valoriser la singularité perceptive et à déterminer les enjeux autour de la perception haptique[8].
Dans le cadre de ce parcours expérientiel, les sculptures sont amenées à être perçues de manière plurisensorielle et demandent un équilibre tactilo-visuel. En effet, lorsque la vue est altérée partiellement ou totalement, le rapport qu’une personne entretient avec son environnement se fait de façon multisensorielle, et demande au cerveau une forme de reconversion imagée. Celui-ci va donc traiter les informations, les hiérarchiser afin de reconstituer mentalement l’environnement. Lors de la découverte d’une œuvre d’art par l’intermédiaire du toucher, le cerveau va prendre en considération la forme générale, les dimensions, les textures, la température, la dureté de la matière, ou encore les reliefs de la sculpture, pour opérer une projection mentale. Pour le cerveau, tous les éléments font sens et ont leur importance. Il accorde donc un intérêt particulier à toutes ces informations. La rencontre des personnes impliquées dans la préparation de l’exposition avec l’œuvre originale est particulièrement importante, puisqu’elle questionne la pertinence des valeurs énoncées précédemment. Bien entendu, l’aptitude du cerveau à formuler une imagerie mentale n’est pas la même pour une personne déficiente visuelle que pour une personne voyante. C’est pourquoi des personnes malvoyantes ou aveugles ont endossé le rôle de « repères sensoriels » et ont pu toucher les œuvres originales en respectant un protocole ordonné par les conservateurs. Ce rapport haptique à l’original permet de déterminer les éléments clés nécessaires à la projection mentale de la sculpture. En ce sens, certains volumes semblent importants au toucher alors que ces derniers se révèlent être anecdotiques pour la compréhension de l’œuvre, et inversement. Le dialogue entre les perceptions tactiles et visuelles a demandé une réflexion particulière sur les volumes : certains d’entre eux se sont vus légèrement accentués ou a contrario atténués de manière à tendre à une lecture haptique puis mentale plus évidente. Ces partis pris formels, provoquant des modifications de l’œuvre originale, interrogent la légitimité – sous couvert de l’accessibilité – d’adapter une œuvre dès lors que les gestes originaux sont voués à modification[9].
Les gestes de l’expression à l’interprétation – de l’œuvre originale à sa reproduction
Il convient alors d’énoncer les différents gestes qui peuvent mettre en tension l’œuvre originale et sa reproduction.
Le geste de l’artiste peut être appréhendé de diverses manières au sein des arts plastiques. À la fois vecteur de sens, il appartient au langage, de même qu’il résulte d’une forme d’expression artistique. En accord avec les recherches de l’artiste chorégraphe Mélanie Perrier, l’œuvre s’inscrit comme le résultat d’un ensemble de gestes. Un geste donné par l’artiste, qui s’annonce comme une intention première, est une action initiale qui inaugure une consistance et devient un outil de création. Il offre également une visibilité de l’intention de l’artiste et « serait ce qui persiste de l’œuvre lorsque toute matérialité a disparu ». Ce geste d’intentionnalité intervient alors comme l’idée émergente qui sera à l’origine du processus de création. Il est donc associé à l’œuvre originale.
Composant de l’œuvre, le geste peut être défini comme « les traces laissées par le créateur » :
« Ces traces sont de deux natures et sont interdépendantes. On distingue les traces laissées par les mouvements et celles laissées par les instruments. Ces traces peuvent traduire des gestes amples, précis, rapides, saccadés, nerveux, violents… Les traces d’instruments donnent, quant à elles, des indications sur la manière dont les matériaux ont été utilisés[10] ».
Le geste est une idée, une technicité, mais également une authenticité perçue à travers la touche de l’artiste, l’empreinte ou à travers le mouvement en tant qu’action corporelle du sculpteur et du danseur, ou encore l’impression de l’outil dans la matière. La rencontre de l’ensemble de ces gestes donne un sens et une singularité à l’œuvre. Cette notion d’empreinte a d’ailleurs été traitée dans plusieurs écrits de Georges Didi-Huberman qui caractérisent les gestes comme étant « au croisement de l’archéologie, de l’esthétique, de la philosophie et de l’anthropologie[11] ».
Ces gestes qui émanent du corps créateur sont donc, dans le cadre de l’exposition L’art et la matière : prière de toucher, étudiés en amont, par l’intermédiaire de la vue et du toucher afin de faire l’objet d’une réflexion pouvant être qualifiée de subjective. En ce sens, « la gestique inductive » énoncée par l’artiste vidéaste Camille Llobet, et qui fait référence aux mouvements du chef d’orchestre qui donne l’intentionnalité, est ici rapprochée des gestes en provenance de l’artiste[12]. Cette gestique inductive se voit questionnée, parfois simplifiée ou détournée tout comme la matérialité de la sculpture, de façon à promouvoir l’accessibilité de la gestique réceptive. Si le geste original de l’artiste est éprouvé, il en est de même de la matérialité de la sculpture.
En effet, si la technique de la taille directe est associée au marbre pentélique de la Koré[13], sculpture grecque archaïque dont la conception est estimée vers 540 avant J.-C., sa reproduction actuelle résulte d’un moulage en résine auquel il fut ajouté de la poudre du matériau initial soit du marbre. Aussi, la sculpture soumise au toucher n’offre pas le même grain, la même texture, température ou porosité que le marbre original. La reproduction est plus lisse, moins granuleuse. Le parti pris fut également de la proposer en blanc, alors que la Koré de Lyon fait l’objet de nombreuses recherches afin de retrouver ses couleurs d’origine. Tous ces choix peuvent être soumis à de vives critiques dès lors qu’ils s’éloignent de la sculpture d’origine. Il est alors important d’être vigilant quant aux mots employés et de mentionner que le fruit de ces adaptations n’est pas un facsimilé, qui sous-entend une réplique exacte, mais une reproduction soumise à une interprétation. En somme, l’intérêt de cette passation est la démocratisation de l’art auprès d’un public large et « empêché ».
L’expérience du toucher au musée : réponse à un besoin physiologique
La stimulation du corps est un besoin essentiel. Il semble intéressant de se pencher sur les études mettant en relation les perceptions visuelles et tactiles abordées de manière pluridisciplinaire, afin de légitimer le toucher comme vecteur inclusif au sein de l’institution muséale. L’expérience proposée par l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher pousse à se questionner sur la complémentarité des sens pour appréhender une œuvre d’art. De fait, de quelle manière la découverte tactile des reproductions renouvelle-t-elle notre rapport à l’art ?
Partant de l’expérience menée par Richard Held et Alain Hein en 1963, puis reprise par Francisco Varela, la perception serait d’abord motrice avant de devenir visuelle[14]. L’absence de performance haptique pousserait ainsi le corps à une non-conscience de son environnement. De ce fait, l’action dépendrait obligatoirement d’une perception tactile aiguillée par la perception visuelle. À l’inverse, l’unique perception visuelle ne suffirait pas à un corps pour se déplacer dans l’espace. En ce sens, le mouvement corporel pourrait être considéré comme indissociable de l’Homme. Ce constat soulève de nouveaux enjeux scénographiques et muséographiques et interroge la nécessité d’aborder le mouvement corporel à travers le déplacement du visiteur[15] et son interaction physique avec les œuvres ou les outils de médiation. Par conséquent le geste dépendrait donc à la fois des sensations visuelles et tactiles et résulterait d’une troisième identité : l’esprit :
« […] le primat de la perception signifie un primat de l’expérience, dans la mesure où la perception revêt une dimension active et constitutive[16] » d’après William Molyneux. En conséquence, les perceptions visuelles et tactiles, résultant du geste, s’acquièrent par l’expérience. Le geste, à travers l’action haptique, devient alors un véritable rite d’initiation au monde extérieur. Il semble pertinent d’introduire ce geste de connaissance au sein des musées par l’instauration du toucher. Les reproductions des sculptures données à toucher font donc particulièrement sens dans la dimension universaliste qu’elles offrent. Si toucher se veut un geste que l’on refoule lorsqu’on est adulte afin de ne pas entraver les règlements dictés par les musées, pour les enfants il semble plus difficile de contenir les pulsions. En effet, les études en anthropologie montrent que l’expérience tactile fait partie de l’acquisition des connaissances. Pour reprendre l’étude de Pascal Krajewski, la gestuelle se codétermine entre un corps et un milieu. Si le geste est de nature primitive, on le développe néanmoins par l’expérience : « L’apparition et la disparition de schèmes gestuels résultent de l’irruption de nouveaux outils et de l’évolution des mœurs[17]. » C’est donc à l’inverse de certains gestes innés, de type instinctuels, que de nouveaux gestes d’usage émergent. Le geste serait alors « une réception sensible de notre habitus socioculturel », comme en témoigne le rapport du visiteur à l’espace d’exposition. L’expérience muséale dès lors qu’elle est plurisensorielle serait davantage accessible et tendrait donc vers une forme d’universalité.
La double exposition comme acteur de la mémorisation
Outre les aspects physiologiques et anthropologiques qui font de l’expérience une nécessité dans notre schéma d’apprentissage, la plurisensorialité favorise également une meilleure mémorisation. Cette faculté de mémoriser associée à la manière de considérer une œuvre est rapportée lors d’un entretien du journal Le Monde par Dominique Cordellier, conservateur en chef au département des arts graphiques du musée du Louvre :
« Chez l’enfant, le toucher participe au développement cognitif. C’est celui des cinq sens qui permet une connaissance précise des choses. Cela facilite la mémorisation, cela active les émotions. En empêchant le public de toucher, on le prive d’un outil de connaissance, on ramène l’œuvre à une image[18] ».
Bien que le conservateur fasse ici référence aux plus jeunes, il semble néanmoins que l’activation des émotions soit commune à tous. Par conséquent, la reproduction jouerait bien plus qu’un simple rôle au regard de l’original.
Placée sous une vitrine, l’originale de la Koré peut uniquement être appréciée par les visiteurs du musée des Beaux-Arts de Lyon par l’intermédiaire de la vue. Il est d’ailleurs observable qu’étymologiquement le terme « visiteur » est associé à « celui qui voit ». Pour des raisons de conservation, le verre de la vitrine renforce la distance qui sépare l’œuvre du public. L’œuvre visionnée est donc ramenée, pour reprendre les propos de Dominique Cordellier, « à une image ». Bien que 80% des informations émanent de la vue, la complémentarité perceptive résultant du toucher et de l’audition via une médiation orale possible permet au corps une plus grande connexion avec son environnement. Le corps devient mémoire.
« Les souvenirs et les perceptions reposent sur des réseaux de neurones interconnectés. Chaque nouvelle perception ajoute des connexions à un réseau où sont déjà ancrées les perceptions précédentes. Chaque neurone ou groupe de neurones peut faire partie de plusieurs réseaux et, par conséquent, de plusieurs souvenirs. Ainsi, la conception de la mémoire a notablement évolué en quelques années, puisque l’on est passé de structures cérébrales limitées, dédiées à des mémoires particulières, à des systèmes de neurones tous doués de mémoire[19] ».
Les propos développés par le neuroscientifique Joaquin M. Fuster, dont les recherches portent sur le cerveau, font état d’interconnexions entre les neurones et de la charge mémorielle de tous les systèmes neuronaux. Par conséquent, la pluralité perceptive à laquelle nous ajoutons le mouvement soit la mobilité du corps lors de la palpation actionne les zones corticales sensorielles et motrices. Aussi, plus l’interconnexion résulte de la sollicitation de différents lobes, plus l’expérience impacte la mémoire. L’apport mémoriel que suscitent les interactions sensorielles souligne, d’après nous, les nouveaux enjeux de l’exposition.
L’original : une ouverture aux collections
La complémentarité entre l’approche visuelle et l’approche tactile, soit entre la sculpture authentique et sa reproduction, contribue-t-elle à faire de l’œuvre originale une nécessité ? En somme, la présence de l’originale est-elle indispensable ? L’exposition L’art et la matière : prière de toucher répond en partie à cette question.
Comme énoncé précédemment, les originaux sont essentiels pour la création d’une telle exposition. Bien que ces derniers ne soient pas matériellement présents et non perceptibles immédiatement pour les visiteurs, toutes les réflexions et les choix prennent racine dans l’œuvre originale. Leur présence n’est donc pas contestable. Néanmoins, le fait que quelques œuvres originales soient présentes au sein du musée hôte appelle le public à poursuivre sa visite. L’original devient comme un prétexte à la découverte des collections. En somme, cette volonté d’aller à sa rencontre (une rencontre uniquement visuelle) pourrait être interprétée comme étant une action menée sous l’influence de la ludologie. L’aspect ludique interviendrait chez le visiteur dès l’exploration tactile et se développerait jusqu’à la découverte des collections et de l’œuvre originale.
« Plus le joueur[20] éprouve de plaisir au jeu, plus celui-ci aura à cœur de cultiver la source qui le lui procure à si peu de frais. D’autant que le jeu possède en lui-même sa propre récompense, sans avoir à en passer obligatoirement par la victoire[21] ».
Les enjeux découlant de cette dimension ludique sont ceux de l’émotion esthétique issue de la rencontre tactile avec la reproduction, d’une rencontre visuelle avec l’originale et de l’acquisition de connaissances qui découlent de ces rencontres. Par conséquent, le jeu issu de l’exploration plurisensorielle des reproductions permet aux visiteurs de créer un lien et de développer un intérêt pour le reste des collections.
L’expérience de l’œuvre originale nécessite une approche visuelle, qui se voudrait plus lente, davantage dans l’appréciation du moindre détail. La rencontre tendrait à plus de vigilance dans la lecture de l’œuvre. Tout comme sa reproduction, l’œuvre originale se doit d’être une découverte. Grâce à son homologue factice, le public développe une perception renouvelée de l’œuvre. Certains éléments visuels peuvent être perçus grâce à l’exploration effectuée en amont par le toucher. Enfin, outre l’aspect sensoriel, la double exposition est un tremplin pour découvrir les collections du musée. L’exploration sensorielle peut être une prétexte, une porte d’entrée pour parvenir à l’histoire de la sculpture originale et par conséquent à l’histoire de l’art. Souvent qualifié « d’élitiste », aborder l’art par les sens permet de se détacher du conditionnement qu’impose le musée à travers les différentes injonctions – « ne pas toucher », « ne pas parler fort » –, ce qui faciliterait, selon nous, l’accès à l’histoire de l’art. Enfin, notons que le développement d’expositions virtuelles enrichit l’offre culturelle et permet la découverte de plus en plus de collections à partir de chez soi. Ces propositions numériques se veulent être accessibles et peuvent inciter le visiteur à découvrir par cet intermédiaire les œuvres originales non présentes dans le musée hôte. Que ce soit dans ou hors les murs, la double exposition ouvre les portes de l’expérience sensible.
Notes
[1] Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
[2] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
[3] Davallon J., « Le musée est-il vraiment un média ? », Publics et Musées, n° 2, 1992, p. 99-123, en ligne : https://www.persee.fr/doc/pumus_1164-5385_1992_num_2_1_1017 (consulté en février 2020).
[4] Terme médical signifiant malvoyant.
[5] L’art et la matière : prière de toucher, Montpellier, musée Fabre, 10 décembre 2016 – 10 décembre 2017 ; Lyon, musée des Beaux-Arts, 13 avril – 22 septembre 2019. En raison de la crise sanitaire, les dates prévues pour Nantes, musée d’Arts ; Lille, palais des Beaux-Arts ; Rouen, musée des Beaux-Arts et Bordeaux, musée des Beaux-Arts sont reportées. Les nouvelles dates ne sont pas encore connues.
[6] FRAME, dont le musée Fabre est l’un des membres fondateurs, est un réseau regroupant 26 musées régionaux français et nord-américains. Ce réseau tend à promouvoir les relations culturelles et scientifiques, à favoriser les échanges et à mutualiser les connaissances en vue de futures expositions.
[7] Arasse D., On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, p. 192 : dans son ouvrage, Daniel Arasse valorise et légitime toutes les perceptions. Selon lui, il n’existe pas de perception plus légitime qu’une autre, pas même celle de l’artiste.
[8] La perception haptique connue également sous l’appellation de « toucher actif » résulte de mouvements exploratoires et de perceptions cutanées. Elle est également qualifiée de découverte active des objets.
[9] Ici nous questionnons la légitimité à modifier une œuvre en accentuant ou atténuant les volumes originaux. En ce sens, la volonté de rendre accessible autorise-t-elle la modification d’une œuvre originale ?
[10] Perrier M., « Pour un geste du préalable, lorsque l’intention se fait forme », Appareil, n° 8, 2011, en ligne : https://journals.openedition.org/appareil/1291 (consulté février 2020).
[11] Mathelin S., « Georges Didi-Hubermann. La ressemblance par contact », Essaim. Revue de psychanalyse, n° 29, 2012, p. 173-176.
[12] Llobet C., Voir ce qui est dit, Dijon, Les presses du réel, 2015.
[13] La Koré signifie « jeune fille » en grec. Ces statues étaient dédiées à la déesse Athéna. Marbre pentélique de dimension 63 x 34 x 23,5 cm, ce dernier fait parti de la collection du musée des Beaux-Arts de Lyon.
[14] Varela F. J., Invitation aux sciences cognitives, Paris, Seuil, 1988.
[15] Les recherches ethnographiques menées par Éliséo Véron et Martine Levasseur interrogent la manière de consommer une exposition à partir de l’étude du déplacement des visiteurs, de la durée du parcours ou encore des pauses effectuées. Ils font état de plusieurs comportements de visite. De cette réflexion découle une série d’analyses concrètes autour de l’exposition Vacances en France 1960-1982 présentée à la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou Paris de juin à octobre 1982. Partant de l’exposition Vacances en France 1960-1982, qui reste indépendante à la bibliothèque où elle est présentée, Véron et Levasseur interrogent dans un premier temps l’impact du lieu sur l’exposition à travers le comportement du visiteur. Une analyse qui s’oriente par la suite sur le lien existant entre le visiteur et l’objet exposé. De cette recherche découlent trois grandes réflexions :
– Les enjeux de l’exposition en tant que média ;
– L’organisation spatiale des salles d’exposition en fonction de leurs thèmes ;
– L’étude du comportement du visiteur et de ses parcours.
Outre l’analyse textuelle de l’étude de la consommation de l’exposition par les visiteurs individuels, l’ethnographie de l’exposition nous offre un bestiaire détaillé reflétant la diversité de lecture de l’objet culturel par le visiteur. Un bestiaire faisant état de quatre sujets : Ces derniers sont développés sous la forme d’un bestiaire au sein du livre : L’ethnographie d’exposition. L’espace, le corps, le sens, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1989 (1983), p. 61-67.
Le papillon : « sa stratégie est la plus spécifique à l’égard du thème de l’exposition, car sa visite est motivée. Dans le cadre de cette motivation, il sait ce qu’il est venu chercher. La négociation correspond donc bien au niveau culturel où l’exposant a défini son objet. Le papillon est le visiteur qui maîtrise le mieux son rapport à la culture. Son corps signifiant semble modelé par la figure de la lecture, proprement dite, c’est-à-dire du livre. »
- La fourmi : « qualifiée de culturelle, dans ce sens qu’elle est déterminée par un lien particulier, sinon au thème de l’exposition, tout du moins à Beaubourg comme institution de culture. Mais sa stratégie est relativement passive et quelque peu scolaire. Si le papillon exprime plutôt une certaine maitrise de ses attentes culturelles, la fourmi exprime plutôt un certain souci d’apprendre, et donc, en quelque sorte, une certaine docilité. »
- Le poisson : « déploie une stratégie que l’on pourrait dire “en retrait” ; il semble vouloir réduire au minimum la négociation avec l’exposant, tout en pouvant se dire qu’il a fait la visite. La focalisation sur le temps est-elle un prétexte qui masque un rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels ? Toujours est-il que sa stratégie rappelle celle d’un passant qui, l’air pressé, jette quand même un œil sur une vitrine. »
- La sauterelle : « est parmi nos quatre modalités, celle qui nous apparaît comme étant le plus franchement en rupture avec l’univers du discours “culturel” qui était proposé. Son parcours est un voyage subjectif ; la sauterelle désarticule la surface structurée où s’étale le propos culturel, pour ne retenir que les quelques points avec lesquels elle se sent en résonance. Cette sorte d’insouciance est-elle généralisable ou bien résulte-t-elle d’une image préalable de Beaubourg comme lieu de culture “un peu spécial”, ne demandant pas l’effort (ou la concentration) d’un lieu traditionnel d’exposition ? En tout cas, tel que nous l’avons observé, le corps du visiteur sauterelle est celui du flâneur. »
[16] Luyat M., Regia-Corte T., « Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept », L’Année psychologique, n° 2, vol. 109, 2009, p. 297-332, également en ligne : https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2009-2-page-297.htm (consulté janvier 2020).
[17] Krajewski P., « La geste des gestes (extrait) », Appareil, n° 8, 2011, en ligne : https://doi.org/10.4000/appareil.1298 (consulté février 2020).
[18] Azimi R., « Art : Pas touche ? Mon œil ! », Le Monde, 2015, en ligne : https://www.lemonde.fr/arts/article/2015/09/24/pas-touche-mon-il_4769556_1655012.html (consulté en février 2020).
[19] Fuster J., « La localisation de la mémoire », Cerveau & Psycho, n° 31, 2001, p. 36-40.
[20] Dans notre cas, le visiteur endosse le rôle de joueur.
[21] Solinski B., « Ludologie : jeu, discours, complexité », thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la dir. de Jacques Walter et Sébastien Genvo, Nancy, Université de Lorraine, 2015, p. 90.