S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938

par Julie Lageyre

 

Julie Lageyre est doctorante contractuelle en histoire de l’art contemporain à l’Université Bordeaux Montaigne, rattachée au Centre François-Georges Pariset.  Ses recherches portent sur les modalités de réception de la peinture britannique en France, durant la première moitié du XXe siècle. Ses communications – et futures publications – s’intéressent aux différents vecteurs des échanges culturels franco-britanniques. —

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la saison artistique de 1938 fut l’occasion de manifester l’alliance politique entre la France et le Royaume-Uni. Placée sous l’égide de l’Entente Cordiale, la vie culturelle parisienne fut scandée par quatre expositions d’art britannique : Caricatures et mœurs anglaises, 1750‑1850, au musée des Arts décoratifs de Paris ; La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, au palais du Louvre ; New English Art Club à l’ancienne galerie Georges Petit, rue de Sèze et La peinture anglaise indépendante au Salon d’Automne. Avec plus de 560 œuvres et une centaine d’artistes représentés, il était possible de contempler en France, pour la première fois depuis l’Exposition universelle de 1900, un panorama retraçant l’évolution artistique outre‑Manche du XVIIIe siècle aux années 1930.

Durant la première moitié du XXe siècle, la mise en place de réseaux transnationaux[2] portés notamment par les galeries et marchands d’art, alimenta une nouvelle circulation des biens artistiques et des personnes. Cette accélération des échanges internationaux participa à développer les contacts entre les foyers parisiens et londoniens. La capitale française attirait les artistes britanniques[3], le Royaume-Uni représentant, avec les États‑Unis, la plus importante communauté d’artistes étrangers en France[4]. Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux peintres britanniques venaient compléter leur formation à Paris, cherchant à s’initier aux dernières tendances de la capitale. D’autres artistes se rapprochèrent des avant‑gardes parisiennes, liés par des préoccupations artistiques communes[5]. Mais aucune manifestation d’ampleur, dans la première moitié du XXe siècle, n’avait permis jusqu’alors de donner une vision d’ensemble des mouvements et tendances de la scène artistique d’outre‑Manche.

Trois des expositions[6] de la saison de 1938 présentaient des travaux de peintres britanniques de la première moitié du XXe siècle, offrant ainsi une visibilité inédite à cette production artistique. La première grande rétrospective de la peinture anglaise dans un musée national, La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, fut organisée au Louvre, du 1er mars au 26 juillet 1938. Elle regroupait quelques travaux d’artistes encore vivants. Dans la continuité de l’exposition du Louvre, tous les grands artistes associés au New English Art Club[7] étaient conviés à présenter leurs travaux, rue de Sèze à Paris, dans l’ancienne galerie Georges Petit du 30 juin au 23 juillet 1938. Pour conclure cette saison anglaise, le comité organisateur du Salon d’Automne décida de présenter plus d’une cinquantaine d’œuvres d’artistes britanniques, pour la plupart jamais exposés en France, dans une section intitulée La peinture anglaise indépendante, visible du 10 novembre au 18 décembre 1938.

Par ce rassemblement exceptionnel, l’occasion était donnée de dresser le bilan d’une évolution artistique outre‑Manche. Mais le rendez‑vous fut manqué et la réception de la peinture britannique contemporaine s’avéra particulièrement difficile. Les facteurs de ce rejet seront analysés dans cette étude. Ils permettront de mettre en lumière les phénomènes induisant un processus d’invisibilisation de la peinture britannique de la première moitié du XXe siècle, au sein de l’historiographie française.

Les manifestations d’une alliance franco-britannique

L’exposition La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles au Louvre, s’inscrivait dans le cadre du développement progressif d’une diplomatie culturelle, visant à raffermir les liens entre différentes nations européennes[8]. Durant l’entre‑deux‑guerres, l’exposition devint un outil de démonstration des alliances internationales[9], par la célébration d’une « école » artistique étrangère. Ainsi, le projet de réaliser une rétrospective d’art anglais portait un double objectif. Il fallait, en premier lieu, apporter une réponse diplomatique à l’exposition French Art (1200‑1900), organisée à la Royal Academy de Londres en 1932[10]. L’exposition au Louvre fut ainsi accompagnée de tout un faste diplomatique[11], comprenant notamment la visite des souverains britanniques au musée le 20 juillet 1938. L’occasion était également donnée de médiatiser une histoire de l’art britannique auprès d’un large public et de valoriser une production nationale peu représentée au sein des collections françaises.

Le conservateur de la National Gallery, Sir Kenneth Clark (1903‑1983)[12], fut en charge de la sélection des 156 peintures. Grâce à un assouplissement des normes britanniques concernant l’exportation de biens culturels, il put puiser pour la première fois dans les collections privées et nationales[13]. Le premier niveau de l’exposition[14], correspondant à l’ancienne salle La Caze, accueillait notamment les œuvres des grands maîtres britanniques du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, portraits de Joshua Reynolds (1723‑1792), paysages de Thomas Gainsborough (1727‑1788), John Constable (1776‑1837) ou encore William Turner (1775‑1851). La deuxième partie de l’exposition, couvrant une période allant de 1850 à 1920, se développait sur un second étage, à l’emplacement des anciens appartements de Mazarin. La quatrième salle mettait en lumière les dernières orientations esthétiques de la fin du XIXe siècle, en réunissant 36 œuvres dont des travaux d’Henry Tonks (1862‑1937), William Orpen (1907‑1931), Harold Gilman (1876‑1919). Les organisateurs firent une place de choix à la production de trois artistes encore vivants en 1938, l’impressionniste Philip Wilson Steer (1860‑1942), Walter Richard Sickert (1860‑1942) et le portraitiste Augustus John (1878‑1961). Parmi eux, Walter Sickert était certainement l’artiste britannique le plus connu à Paris. Personnalité excentrique et indépendante, son travail s’inscrivait dans la veine de l’œuvre d’Edgar Degas. S’inspirant des thèmes de la vie urbaine, particulièrement du music‑hall, il les dévoilait avec une certaine crudité et ambiguïté. Brighton Pierrots [Fig. 1], une des œuvres exposées au Louvre, datant de 1915, montre une troupe de comédiens de vaudeville jouant sur une scène temporaire sur le bord de mer de Brighton. L’emploi de couleurs brillantes et acides dénote dans la production de Sickert. Il utilise ici les tons vifs pour trancher avec la luminosité déclinante d’une fin de journée. Ce contraste, associé à l’absence de spectateurs à la représentation, crée une atmosphère étrange. Sickert souhaite ici rendre perceptible, au sein d’une scène d’apparente liesse, le malaise et la tension liés à la proximité de la guerre qui se déroule de l’autre côté de la Manche.

Fig. 1 : Walter Richard Sickert, Brighton Pierrots, 1915, huile sur toile, 63.5×76.2, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/sickert-brighton-pierrots-t07041

Ces trois peintres étaient également présents au sein de l’exposition New English Art Club, organisée sous le patronage de l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Georges Brunon‑Guardia, critique d’art pour la revue L’intransigeant, nous la présente comme la continuité de la démarche entamée au Louvre :

« L’exposition de la peinture anglaise, au Louvre, s’arrête à ses patriarches vivants : Wilson Steer, Sickert, Augustus John. En partant de ces trois artistes pour faire le tour des peintres anglais actuels de toutes les écoles, le New English Art Club nous offre dans les salles de la rue de Sèze, un panorama de la peinture anglaise contemporaine. L’histoire du New English Art Club s’étend sur un demi‑siècle, et l’influence de Jacques‑Émile Blanche y fut prépondérante. […] Mais ce que l’on nous montre aujourd’hui, c’est l’alignement sur la cimaise de ce que toutes les écoles, toutes les tendances ont produit et produisent en Angleterre[15]. »

L’initiative de cette manifestation est à attribuer à Dugald Sutherland MacColl (1859‑1948), peintre, critique d’art et conservateur de la Tate Gallery. Pour cette occasion, il réunit 124 œuvres de 64 artistes proches du New English Art Club. Aux « patriarches » de la peinture anglaise contemporaine, il associa les acteurs les plus reconnus du monde de l’art britannique, comme Sir William Rothenstein (1872‑1945), Sir Muirhead Bone (1876‑1953) ou encore Alfred Thornton (1863‑1939). La majeure partie des artistes présents à cette exposition avaient un profil francophile. Ils avaient, en grande majorité, passé une partie de leurs années de formation à Paris. Ils avaient été marqués, dans l’éducation artistique reçue en France ou en Angleterre, par des travaux impressionnistes, par des peintres tels qu’Edgar Degas ou Jules Bastien‑Lepage (1848‑1884). Dans un contexte de rapprochement franco‑britannique, le New English Art Club, par ses orientations esthétiques, était un outil de promotion de la richesse et de l’actualité des échanges culturels franco‑britanniques. Quelques adhérents récents, aux profils plus atypiques, semblaient signifier la volonté de diversifier l’image de l’association[16]. L’introduction d’artistes comme Paul Nash (1889‑1946), Edward Wadsworth (1889‑1949), proches des cercles surréalistes, de figures plus indépendantes comme Stanley Spencer (1891‑1959), peut se lire comme une tentative de moderniser la perception du Club.

Sur les 64 artistes du New English Art Club, quinze d’entre eux exposèrent également au Salon d’Automne de 1938. Le Salon, ayant déménagé exceptionnellement au palais de Chaillot, était alors en pleine restructuration. Afin d’agrémenter la visite du promeneur parmi les 1673 œuvres exposées, de nouvelles sections thématiques furent aménagées dont La peinture anglaise indépendante. Plusieurs peintres furent à l’initiative de cette exposition, Robert Lotiron (1886‑1966), Pierre-Eugène Clairin (1897‑1980) et André Dunoyer de Segonzac (1884‑1974). Ces artistes furent aidés par l’aristocrate et peintre Lord Berners (1883‑1950), par Sir Kenneth Clark et le correspondant français au Daily Mail, Pierre Jeannerat de Beerski (1902‑1983). Plusieurs critiques, dont Waldemar-George, suggéraient que la rétrospective du Louvre devait être initialement complétée par une exposition de peinture contemporaine britannique. Celle-ci aurait eu lieu au musée du Jeu de Paume, alors musée des Écoles étrangères contemporaines :

« Y a-t-il un art anglais contemporain ? Sickert, dont on admire la science, l’indépendance d’esprit, la hardiesse et la diversité, a subi, les influences conjuguées de Degas, de Forain, et des Impressionnistes […] Duncan Grant, les Nash, Vanessa Bell, les peintres du London Group n’ont pas été admis à exposer. Mais M. André Dezarrois les présentera bientôt au Musée du Jeu de Paume[17]. »

L’exposition évoquée dans la citation n’a pas vu le jour en 1938[18]. La manifestation organisée durant le Salon d’Automne peut être alors interprétée comme une proposition alternative. Mais elle ne peut se réduire simplement à un corollaire des rétrospectives et manifestations précédemment citées. Cette exposition est la concrétisation d’une volonté de valoriser la richesse et diversité des recherches artistiques contemporaines menées en Angleterre, au-delà des milieux de la Royal Academy et du New English Art Club.

La sélection opérée, 104 œuvres de 56 artistes, présentait une lecture de l’histoire de la peinture moderne en Angleterre faisant écho aux transformations artistiques parisiennes. Les trois figures tutélaires de l’exposition du Louvre étaient de nouveau présentes, en tant que leaders du New English Art Club, premier groupe contestataire d’un monopole académique en Angleterre. Le comité choisit également des œuvres de peintres ayant cherché à affirmer une pratique moderne de la peinture au sein de regroupements artistiques, avant la Première Guerre mondiale. Ces artistes partageaient un intérêt pour les réflexions esthétiques portées à l’étranger, autour du postimpressionnisme, en adaptant le travail de la forme selon des sensibilités particulières. Les membres du Bloomsbury Group[19], représentés en 1938 par Vanessa Bell (1879‑1961) ou Duncan Grant (1885‑1978), participèrent activement à la promotion des œuvres de Cézanne, Van Gogh ou Gauguin en Angleterre. Ils affirmèrent leur rejet du sujet au profit de la construction de la forme, leur rupture avec une peinture descriptive qui aurait été caractéristique d’une partie de l’art britannique de la seconde moitié du XIXe siècle. Au sein des sociétés du Camden Town Group[20] et du London Group[21], les peintres s’inscrivirent également dans les transformations formelles de la pratique picturale. Les peintres du Camden Town Group, comme Harold Gilman, Charles Ginner ou Spencer Gore, s’attachèrent à saisir des sujets urbains populaires, travaillant une division des touches, une approche anti-naturaliste de la couleur [Fig. 2].

Fig. 2 : Harold Gilman (1876‑1919), Nude at window, 1912, huile sur toile, 61×50.8, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/gilman-nude-at-a-window-t13227

Le comité décida également de représenter conséquemment des artistes actifs dans les années 1930, réunis dans des structures assimilables à des avant‑gardes. Ces peintres participèrent à une ouverture internationale de la scène artistique britannique, à la fin des années 1930. Les sculpteurs Ben Nicholson (1884‑1982) et Barbara Hepworth (1903‑1975), appartenant à la 7 & 5 Society[22], étaient représentés par des dessins de leurs œuvres. Des peintures de Sir Francis Rose (1909‑1979) et Roland Penrose (1900‑1983), appartenant au milieu surréaliste parisien, étaient également présentes. Il est possible de citer les paysages métaphysiques de Paul Nash (1889‑1946) [Fig. 3] et les dessins d’Henry Moore (1898‑1986) pour le groupe Unit One[23]. Malgré des orientations esthétiques communes, la plupart de ces regroupements n’avaient pas d’unité stylistique ni de programme établi. L’objectif était de réunir des expériences individuelles de la modernité artistique au sein d’une même communauté, plutôt que de revendiquer une transformation de l’activité artistique.

Fig. 3 : Paul Nash (1889 1946), Mansions of the Dead, 1932, dessin et aquarelle sur papier, 57.8×39.4, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-mansions-of-the-dead-t03204

Il est intéressant de noter l’absence de tous les peintres qui ont participé au vorticisme dans la sélection de l’exposition de 1938, à l’exception d’Edward Wadsworth. Avant la guerre, certains artistes du London Group, comme Wyndham Lewis ou David Bomberg, démontraient une attirance pour une géométrisation et une simplification des formes. Ces derniers participèrent à la fondation du vorticisme (1912‑1915). Se réappropriant les recherches cubistes et futuristes, les artistes cherchèrent par des compositions proches de l’abstraction, à exprimer le dynamisme du monde moderne, à célébrer l’énergie et le mouvement, la force et la machine. Aussi, d’une représentation de la peinture anglaise indépendante, fut exclu le seul groupe britannique constitué en avant‑garde, ayant affiché une volonté de rupture à travers des expositions et la diffusion d’une revue, Blast. Cette exclusion peut se comprendre au regard des rapports ambigus entretenus par certains membres du vorticisme, dont Wyndham Lewis, avec l’idéologie fasciste. La nature politique de l’esthétique développée par les vorticistes, si elle est moins affirmée que chez les futuristes, restait sensible en 1938, dans un contexte géopolitique extrêmement tendu.

Le paradoxe de l’art britannique moderne

Au sein du numéro de mars 1938 de la revue Amour de l’art, le critique d’art Michel Florisoone énonçait le constat suivant, au sujet de la salle de l’exposition du Louvre consacrée à la peinture anglaise contemporaine :

« La peinture anglaise n’est plus guère ensuite qu’un élément dans l’art européen, s’unissant tour à tour aux réalistes, aux impressionnistes, cherchant sur le continent ses maîtres et sa contenance. L’australien Charles Conder, Augustus John, Walter Sickert, Steer, sont les plus marquants. L’exposition du Louvre leur a réservé à eux et à quelques autres, Harold Gilman (1878‑1919), Frederick Spencer Gore (1878‑1914) […] Mac Taggart (1835-1914), William Orpen (1878‑1931), Tonks (1862‑1937), une salle, mais elle n’apporte pas de l’esprit contemporain anglais autre chose que ce que l’on trouve généralement dans un certain art européen d’aujourd’hui, l’originalité en moins[24]. »

Le bilan des expositions de 1938 servit, en France, à souligner une supposée absence d’indépendance de la peinture britannique contemporaine. Cette perte de spécificité serait directement liée à l’intégration des recherches formelles menées sur le continent. Le discours n’était pas nouveau. En 1924, Amelia Defries, correspondante à Londres pour la revue L’art et les artistes affirmait déjà ce manque d’originalité de l’art anglais :

« À partir du moment où règnent les pleinairistes français, on ne trouve plus toutefois, si ce n’est dans les détails, de caractère nettement britannique dans la peinture moderne anglaise. Les influences étrangères dont est pénétré l’art britannique trahissent exactement les différences que représenterait un poème français traduit en anglais[25]. »

Se dégage une forme de dédain pour la peinture anglaise dont les codes se rapprocheraient d’une peinture européenne. Georges Cattaui, à l’occasion d’un séjour à Londres durant l’été 1936, résumait le sentiment majoritairement exprimé par les critiques d’art, dans un compte rendu pour la revue Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques :

« Qu’on ne nous dise plus que les Anglais sont insulaires. La Grande-Bretagne est plutôt le cul‑de‑sac où viennent aboutir tous les courants du monde entier[26]. »

Aussi, il n’est pas étonnant de retrouver le même type de réaction dans de nombreux rapports du Salon d’Automne de 1938, notamment chez le critique de l’Amour de l’art, Michel Faré :

« Ces artistes doivent-ils traverser la Manche pour perdre sur les bords de Seine leur indépendance ? Aucune œuvre de Picasso, Léger, Matisse n’est accrochée mais celles de Gertler, Nadia Benois, John Piper, de Paul Nash, les évoquent[27]. »

L’analyse des discours critiques révélait, de fait, l’impossible posture de la peinture anglaise contemporaine. Les critères servant à définir son originalité étaient ceux‑là même qui participaient à l’exclure d’une histoire de l’art moderne[28]. L’examen de l’évolution picturale outre‑Manche faisait émerger plusieurs tendances : la valorisation d’une exploration personnelle de la pratique picturale, l’importance des genres traditionnels de la nature morte et du paysage, la place de la narration dans la construction de l’œuvre. Mais l’histoire dominante de la modernité artistique, telle qu’elle fut notamment développée en France, privilégiait la progression des innovations techniques et des transformations formelles menant à l’abstraction. Cette lecture restreinte des formes d’expériences de la modernité ne ménageait pas de place pour la pratique picturale outre‑Manche dans une histoire de l’art moderne. Elle avait tendance soit à l’en exclure ou soit à lui faire perdre une forme d’indépendance. La réception critique de Paul Nash illustre le paradoxe de la situation des peintres anglais. Il fut le principal représentant d’une peinture de paysage en Angleterre. Il y exprimait sa perception de l’espace, à travers des compositions denses, aux formes simplifiées, où presqu’aucune figure humaine n’est présente [Fig. 4]. Il est un exemple également de la persistance de formes poétiques ou narratives dans la peinture anglaise. Défendant la diversité des pratiques plastiques, abstraites ou surréalistes, notamment par la fondation de Unit One, Paul Nash représentait l’ouverture internationale de la scène artistique britannique des années 1930. Mais, par cela, ce « Chirico refroidi par le climat[29] » perdait de son identité britannique. Celle‑ci n’aurait été préservée chez Nash que parce qu’il aurait réussi à s’inscrire dans une tradition nationale, par l’utilisation de l’aquarelle.

Fig. 4 : Paul Nash (1889‑1946), Landscape at Iden, 1929, huile sur toile, 69.8×90.8, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-landscape-at-iden-n05047

Il faut également comprendre que la réception de la peinture britannique contemporaine subit encore, en 1938, l’ombre de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne organisée à Paris en 1937. De monumentales rétrospectives de l’art français avaient été organisées, dont la critique essayait encore de tirer les conclusions : Les chefs- d’œuvre de l’art français au palais de Tokyo ; Les maîtres de l’art indépendant au Petit Palais et L’origine de l’art international au Jeu de Paume. Ces expositions avaient été un moyen de mettre en place un discours autour de la cohérence, de la continuité, voire de la supériorité d’un art français, d’affirmer la force d’une civilisation au moment où elle était mise en danger par l’avènement des régimes nazi et fasciste[30]. La sélection de l’exposition L’origine de l’art international tendait à montrer que toutes les manifestations d’un art moderne avaient pour origine la France[31]. La moitié des artistes présents dans l’exposition étaient soit des Français, soit des étrangers vivant et exerçant en France. Par exemple, les deux artistes anglais sélectionnés, William Hayter (1901‑1988) et Roland Penrose (1900‑1984), étaient très implantés dans les milieux parisiens et menaient leur carrière dans la capitale française. C’est dans ce contexte particulier que les critiques, recherchant à définir un caractère spécifique de l’art anglais, échouaient à trouver une pratique moderne originale de la peinture en Angleterre. Mais leur lecture se basait sur une définition de la modernité construite par rapport aux évolutions artistiques parisiennes. Aussi, la sélection de l’exposition La peinture anglaise indépendante de 1938 se lit toujours à l’aune d’un point d’ancrage français : on évoque Sickert parce qu’il est lié à Degas, le Bloomsbury Group pour sa diffusion des postimpressionnistes, les artistes des années 1930 pour leur insertion dans des réseaux parisiens. En définitive, la présentation des expositions de 1938 ne vint qu’entériner l’image d’une évolution artistique à la traîne par rapport aux avancées menées par les milieux parisiens.

Les formules de l’insuccès

L’objectif majeur de la saison artistique de 1938 restait la démonstration d’une amitié franco‑britannique. En ce sens, les expositions furent conçues dans une optique de représentation. Michel Florisoone, dans son compte-rendu pour la revue Amour de l’art, soulignait cette forme de superficialité dans l’organisation de l’exposition du Louvre :

« La caractéristique de cette exposition est dans ce choix des peintres et des tableaux, à quoi ont été sacrifiées, au besoin, la démonstration de l’évolution artistique et l’explication de la continuité. Exposition de chefs‑d’œuvre avant tout, l’exposition du Louvre, première grande manifestation d’art anglais sur le continent, après celle d’Amsterdam il y a deux ans, est comme la magnifique présentation à la Cour Continentale d’une princesse étrangère parée de sa plus éclatante beauté[32]. »

On chercha à donner à voir et non à donner du sens. Cet objectif vint au détriment d’un discours cohérent entre les expositions. Le critique du Figaro, Raymond Lécuyer, soulignait le paradoxe de qualifier d’indépendants pour l’exposition du Salon d’automne « des personnalités de l’art officiel et décorés en conséquence[33]». Sickert, Steer et Augustus John, présents dans les trois expositions, furent tour à tour présentés comme des figures tutélaires, des leaders de la scène artistique ou des pionniers marginaux. Quinze peintres exposaient en même temps au New English Art Club et chez les indépendants. Ainsi, les trois expositions étudiées ne permettaient pas de créer un panorama de l’histoire de l’art britannique, mais opposaient, sans comprendre, différentes visions de l’évolution artistique outre-Manche, chacune répondant à des volontés particulières.

En outre, en Angleterre, le correspondant pour la revue Apollo, Alexander Watt, soulignait l’isolement involontaire dans lequel se trouvait la peinture britannique contemporaine, au sein de l’exposition du Louvre :

« Dans trois salles à l’étage, sont exposés les préraphaélites, les peintures de la fin du XIXe siècle et des dessins. Exception faite d’un certain nombre d’aquarelles, les œuvres exposées dans ces trois salles ne donnent qu’une pauvre impression de l’art britannique du XIXe siècle. Pourquoi, ai-je demandé, y a-t-il si peu de mentions faites de ces travaux ? Une réponse qui m’a été donnée fut qu’il y avait deux volées de marches abruptes pour atteindre le second étage, et que beaucoup de personnes ne prenaient pas la peine d’aller visiter ces salles. […] Quasiment personne ne sembla porter d’intérêt à la salle suivante dans laquelle étaient accrochées les Wilson Steer, les Conder, Innes, John, Sickert, Tonks et Orpen[34]. »

La disposition des œuvres soulignait et appuyait les habitudes de comportement du public français face à la peinture britannique. Pour une partie des visiteurs, seules les deux salles du premier niveau, allant du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, incarnaient « la peinture anglaise ». Ainsi, plusieurs critiques, à l’instar d’Alexander Watt, témoignèrent d’une tendance du public à se désintéresser de la seconde partie de l’exposition. Les critiques se firent l’écho de ce désengagement, en ne traitant que partiellement de cette partie de l’exposition du Louvre, comme le fit Raymond Lécuyer dans son compte rendu pour le Figaro en mars 1938 :

« Au talent des maîtres de la seconde moitié du dernier siècle, on ne se décide pas à trouver un caractère spécifiquement britannique. Reconnaissons qu’ils ont à souffrir de la proximité de leurs devanciers […] On peut se demander si avec Lawrence, d’une part, et Turner, de l’autre, l’ère des éblouissements ne s’est pas close[35]. »

Cette perception aurait pourtant pu être contrebalancée, par l’analyse de la riche sélection de la seconde exposition New English Art Club. Dans une série de lettres datées de 1938, adressées à D. S. MacColl[36], le peintre Jacques‑Émile Blanche (1861‑1942) prévenait l’organisateur de l’insuccès probable de cette manifestation. Outre un contexte critique peu favorable, il soulignait, à juste titre, que la période choisie, de juin à juillet, correspondait à un creux dans la vie artistique parisienne. En outre, il était sceptique par rapport au lieu d’exposition. Le local abandonné de l’ancienne galerie Georges Petit lui semblait préjudiciable pour inspirer un élan de sympathie envers la peinture anglaise contemporaine. L’absence de références à cette manifestation dans la plupart des grandes revues artistiques et des titres de presse aurait tendance à corroborer les suppositions de Blanche[37]. L’exposition New English Art Club eut très peu de publicité et sombra rapidement dans l’oubli. Il restait alors La peinture anglaise indépendante pour modifier le regard du public. Elle profita de la visibilité qu’offrait le Salon d’Automne, en tant qu’événement mondain majeur de la vie parisienne. Néanmoins, les rapports sur la peinture anglaise furent noyés dans des chroniques plus globales sur le Salon d’Automne et ses 1673 œuvres.

Le fil rouge liant critiques françaises et anglaises sur les trois expositions est celui de la mauvaise qualité des œuvres sélectionnées pour représenter la peinture anglaise contemporaine[38]. Sélection hétéroclite, œuvres datées, absence de parcours cohérent au sein de certaines expositions, les œuvres présentées en 1938 ne rendaient pas justice à la scène artistique outre‑Manche. Le jugement le plus sévère fut porté sur les œuvres de La peinture anglaise indépendante. Dans sa chronique sur le Salon d’Automne pour Le Figaro, Raymond Lécuyer décrivait l’impression générale donnée par cette section :

« Malheureusement, soit commodité, soit consigne donnée, soit pur hasard, les envois de ces invités du Salon d’Automne sont tous d’un format restreint. D’où cette surprise un peu agaçante d’apercevoir collés sur les cimaises de cette vaste salle tant de timbres‑poste[39]. »

Les travaux sélectionnés, portraits, scènes de genre, paysages, étaient tous de petits formats, certains correspondant plus à des esquisses ou des dessins préparatoires. Louis Vauxcelles, dans son compte rendu pour l’Excelsior[40], expliquait la difficulté de réunir un ensemble de peintures britanniques contemporaines du fait de l’absence d’un intermédiaire officiel en Angleterre. Outre-Manche, Alexander Watt énonçait le même constat. Selon le critique, le problème venait de l’absence d’intermédiaires étatiques, « de corps officiel à Londres pour les [Messieurs Escholier, Lotiron et Clairin] aider à sélectionner un groupe de peintres véritablement représentatif de l’art britannique indépendant[41] ».

À travers la remise en cause de la sélection, Watt relançait le débat sur les conséquences d’une absence de politique culturelle outre‑Manche. Le système des multiples comités d’organisations, opérant leurs choix en fonction de leurs connivences et goûts personnels, échouait, aux yeux des critiques, à soutenir la diffusion et la visibilité des peintres britanniques. L’Angleterre s’est, en effet, tardivement intéressée à la mise en place d’une politique culturelle officielle. Le British Council fut fondé en 1934 mais n’ouvrit un bureau à Paris qu’en 1945. L’Art Council fut une création d’après‑guerre. Le critique d’art Frank Rutter[42], dans son ouvrage publié en 1933, Art in My Time[43], revint longuement sur les effets du désengagement des autorités anglaises dans les sélections nationales. Il déplorait l’absence d’appui de la part des institutions officielles dans la défense et la valorisation d’une scène artistique contemporaine. Selon Rutter, il était nécessaire d’avoir une représentation beaucoup plus réfléchie pour se confronter au mépris suscité par la peinture britannique contemporaine en Europe. Il écrivait :

« Nous ne pouvons nous permettre d’envoyer que le meilleur du meilleur de l’art anglais à l’étranger, et encore faut-il qu’il soit soigneusement sélectionné, et présenté avec le maximum de tact et de goût. Nous avons une quantité considérable de préjugés à surmonter dans presque chaque pays d’Europe. Notre art n’a pratiquement aucune réputation sur le Continent[44]. »

Aux yeux du critique, il était nécessaire de faire la démonstration de la vitalité de la scène artistique outre‑Manche, avec l’aide d’un fort discours critique et d’un appui officiel. Mais Rutter, dans son dernier chapitre, remarquait que les travaux présentés lors d’expositions internationales étaient très peu représentatifs de la scène artistique contemporaine. Selon lui, les expositions à l’étranger contribuaient plutôt à nourrir une vision d’une Angleterre déconnectée de toutes les questions artistiques majeures de la première moitié du XXe siècle. Aussi, dans Art in My Time, il imagina un plan en plusieurs étapes de promotion de la peinture britannique moderne en Europe[45]. Les noms d’artistes sélectionnés étaient sensiblement les mêmes que ceux présents dans les trois expositions de 1938. Ce choix n’est pas étonnant au vu des accointances de Rutter avec les développements de la peinture en France. Le critique cherchait ici à valoriser les adaptations et intégrations faites par les artistes britanniques de recherches menées sur le territoire français. La différence se jouait principalement sur les œuvres sélectionnées. Le critique anglais Herbert Read, pour un numéro spécial de Cahiers d’art[46] en 1938, choisit, lui, d’introduire une jeunesse artistique qui lui semblait porteuse d’une renaissance de la peinture britannique moderne. Il développait trois approches : le réalisme, le surréalisme et l’abstraction. Cette génération promue par Read est d’ailleurs, en grande partie, absente des manifestations étudiées et toujours si peu connue en France.

La saison artistique de 1938 fut l’une des dernières expressions, avant l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, d’un système de communication entre nations, utilisant l’exposition comme outil politique et diplomatique[47]. En ce sens, les manifestations de 1938 servirent à symboliser la force de l’entente franco‑britannique. Elles se distinguèrent également par la place particulière aménagée pour la peinture britannique contemporaine. Néanmoins, malgré les efforts menés, les trois événements étudiés échouèrent à transformer le regard porté sur la peinture d’outre‑Manche. Si la saison artistique de 1938 offrit une visibilité inédite à cette production artistique, elle ne produisit pas de nouvelle lecture de l’art britannique contemporain. En définitive, la prise de conscience, énoncée notamment par Frank Rutter, de la nécessité d’une politique culturelle en Angleterre ne prit forme qu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’exprima notamment en 1946, avec l’exposition Tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, au musée du Jeu de Paume. Organisée sous les auspices du British Council, cette exposition présentait une généalogie beaucoup plus complexe et complète de la peinture britannique moderne, en réintroduisant par exemple le vorticisme ou les dernières tendances des années 1930. Exposition itinérante, visible à Paris, Berne et Munich, elle incarna la volonté politique de réhabilitation de la peinture britannique moderne auprès du public européen.

 

 Notes

[1] En 1938, l’emploi de l’adjectif « anglais » se fait indistinctement pour les différents pays qui composent le Royaume-Uni. L’adjectif doit être ainsi compris dans son acception la plus large et recouvrera l’Angleterre, mais également l’Écosse, l’Irlande et le Pays de Galles. Le terme « britannique » sera également utilisé. L’emploi de cet adjectif correspond à une évolution de la terminologie employée par les études anglo-saxonnes. Citons à titre d’exemple Bindman D., Stephens C., The History of British Art, Volume 3, Londres ; New Haven, Yale Center for British Art, 2009.

[2] Joyeux‑Prunel B., « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste : l’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, N. Chaudun, 2009 ; Id., Les avant-gardes artistiques, 1918‑1945 : une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017.

[3] Citons pour l’étude de ces interactions artistiques franco britanniques : Bensimon F., Le Men S. (dir.), Quand les arts traversent la Manche : échanges et transferts franco britanniques au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2016 ; Poirier F. (dir.), Cordiale Angleterre. Regards trans-Manche à la Belle Époque, Paris, Ophrys, 2004.

[4] Carter K. L., Waller S. (dir.), Foreign Artists and Communities in Modern Paris, 1870‑1914: Strangers in Paradise, Farnham ; Burlington (VT), Ashgate, 2015.

[5] L’exemple le plus étudié fut celui des relations établies en France par les peintres du Bloomsbury Group, Vanessa Bell ou Duncan Grant. Voir Caws M., Wright S., Bloomsbury and France: Art and Friends, New York, Oxford University Press, 2000. Nous pouvons citer également le cas connu de Walter Sickert : Degas, Sickert and Toulouse-Lautrec: London & Paris, 1870‑1910, cat. exp., Londres, Tate Britain, 2005.

[6] La première manifestation de cette saison « anglaise », Caricatures et mœurs anglaises, 1750-1850, fut organisée au musée des Arts décoratifs de Paris, pavillon de Marsan, grâce à l’association franco-britannique Art et Tourisme. Ne présentant pas de travaux de la première moitié du XXe siècle, cette exposition ne sera pas traitée dans notre étude.

[7] Association d’artistes fondée en Angleterre en 1885, le New English Art Club cherchait à offrir une alternative au monopole institutionnel de la Royal Academy. En créant un nouvel espace de formation et d’exposition, les artistes fondateurs, George Clausen, Frederick Brown, ou encore Wilson Steer, souhaitaient engendrer une réforme artistique par l’introduction de recherches impressionnistes et réalistes outre-Manche.

[8] Voir Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, Paris, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

[9] Londres organisa toute une série de rétrospectives à la Burlington House au sein de la Royal Academy : Flemish and Belgian Art (1300‑1900) en 1927 ; Dutch Art (1450‑1900) en 1930 ; French Art (1200‑1900) en 1932.

[10] Sur la généalogie de l’exposition de la peinture anglaise au Louvre, voir Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[11] Cornick M., « War, Culture and the British Royal Visit to Paris, July 1938 », Synergies Royaume-Uni et Irlande, n° 4, 2011, p. 151­‑162.

[12] Sir Kenneth Clark (1903‑1983) fut une figure majeure de la vie culturelle britannique. Conservateur à la National Gallery (1934‑1945), il joua un rôle de protecteur envers la scène artistique britannique des années 1930, notamment en collectionnant les œuvres d’Henry Moore, Victor Pasmore ou encore John Piper. Kenneth Clark fut également un pionnier dans l’utilisation de la télévision comme outil de médiation de l’histoire de l’art auprès d’un large public. Après la Seconde Guerre mondiale, il anima plusieurs émissions culturelles consacrées à l’art, notamment Civilisation à partir de 1966, qui connurent un grand succès outre-Manche.

[13] En 1935, le Parlement britannique adopta l’Overseas Loan Act, autorisant la circulation à l’étranger des œuvres d’art présentes dans les collections nationales.

[14] Pour la description de l’exposition, nous nous appuyons sur les comptes‑rendus suivants : Watt A., « The attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juillet 1938, p. 295 ; Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2. Voir également Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[15] Brunon‑Guardia G., « Peintres anglais d’aujourd’hui », L’intransigeant, 10 juillet 1938, p. 2.

[16] En 1938, le New English Art Club n’est plus une simple force de contestation. Son poids institutionnel est équivalent à celui de la Royal Academy. L’association est critiquée, à son tour, pour sa mainmise sur la scène artistique britannique. On lui reproche également un attachement obtus à la figuration qui lui fit évincer toutes recherches trop proches de l’abstraction.

[17] Waldemar-George, « L’exposition de la peinture anglaise au Palais du Louvre », La renaissance de l’art français et des industries du luxe, avril 1938, n°2.

[18] Il est possible que cette volonté ait abouti sous une autre forme, après la Seconde Guerre mondiale, à travers l’exposition Les tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, exposés sous les auspices du British Council, qui eut lieu en 1946 au musée du Jeu de Paume.

[19] Le Bloomsbury Group, fondé en 1905, est composé notamment des critiques d’art Roger Fry et Clive Bell, grand défenseur de Cézanne et des recherches postimpressionnistes, des peintres Vanessa Bell, Duncan Grant et de l’écrivaine Virginia Woolf.

[20] Le Camden Town Group est une société d’exposition (1911-1913), fondée par Walter Sickert, regroupant des peintres explorant de nouvelles pratiques picturales en adéquation avec une vie urbaine moderne dans l’Angleterre édouardienne.

[21] Le London Group est une société d’exposition fondée en 1913, prenant la suite du Camden Town Group, souhaitant promouvoir le spectre complet des pratiques artistiques modernes au Royaume-Uni.

[22] La 7 & 5 Society, fondée en 1919, devint, progressivement, une plate‑forme des recherches abstraites en Angleterre, particulièrement sous l’impulsion de Ben Nicholson, membre depuis 1924.

[23] Le groupe artistique  Unit One fut fondé en 1933 par Paul Nash. Il incluait des œuvres d’Edward Burra, Barbara Hepworth, Ben Nicholson, Henry Moore ou encore Edward Wadsworth, soit autant d’artistes surréalistes que ceux travaillant l’abstraction. Ces derniers se retrouvaient dans l’opposition au naturalisme dominant dans la peinture britannique.

[24] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[25] Defries A., « Les artistes anglais contemporains », L’art et les artistes, mars 1924, p. 191.

[26] Cattaui G., « Lettres de Londres », Nouvelles littéraires, artistiques, scientifiques, 8 août 1936, p. 5.

[27] Faré M., « Le Salon d’automne au palais de Chaillot », Amour de l’art, décembre 1938, p. 390.

[28] Sur les rapports complexes entre la définition d’une identité artistique britannique et l’histoire de la modernité, nous renvoyons à Nash P., « Going Modern and Being British », The Weekend Review, 12 mars 1932, p. 322‑323 ; Peters Corbett D., The Modernity of English Art, 1914‑1930, Manchester, Manchester University Press, 1997 ; Harisson C., English Art and Modernism, 1900‑1939, New Haven ; Londres, Yale University Press, 1994 (1981).

[29] Brunon‑Guardia G., « Le Salon d’automne », L’intransigeant, 11 novembre 1938, p. 2.

[30] Voir Kangaslahti K., « The Exhibition in Paris in 1937: Art and the Struggle for French Identity », Purchla J., Tegethoff W. (dir.), Nation, Style, Modernism, actes de la conférence internationale présidée par le Comité international d’histoire de l’art (CIHA) (Cracovie, 6-12 septembre 2003), Cracovie, International Cultural Centre ; Munich, Zentralinstitut für Kunstgeschichte, 2006, p. 285‑297.

[31] Origines et développement de l’art international indépendant, cat. exp., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1937.

[32] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[33] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[34] Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 298-299 : « In three rooms, on the floor above are exhibited the Pre-Raphaelites, the late XIXth century paintings and the drawings. Apart from a number of water-colour drawings, the exhibits in these three rooms apparently convey a poor impression of XIXth century British Art. Why, I asked, is little mention made of these works? One answer I was given was that there are two steep flights of stairs to climb up to this second floor, and that many people do not bother to visit these rooms […] Hardly anybody stopped to take an interest in the next room in which are hung the Wilson Steers, Conders, Innes, Johns, Sickerts, Tonks and Orpens ».

[35] Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2.

[36] Ms MacColl B224 – B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Sur la prévision de l’insuccès de l’exposition du New English Art Club, voir particulièrement MsMacColl B228, datée du 4 mai 1938.

[37] Ms MacColl B224‑B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Dans la lettre B229 datée du 10 juin 1938, le peintre français évoque l’échec de l’exposition : « Are you aware of the chocking failure and reception met by your distinguished artists? ».

[38] Sur la critique de l’exposition du Louvre, voir Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 295-299.

[39] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[40] Vauxcelles L., « Le Salon d’automne », Excelsior, 12 novembre 1938, p. 2.

[41] Watt A., « Notes from Paris », Apollo, vol. 28, Novembre 1938, p. 29 : « The choice of names are fair enough, but the general quality of their work is decidedly poor […] The difficulty arose when MM. Escholier, Lotiron and Clairin found no official body in London to help them select a group of painters truly representative of British independant art ».

[42] Frank Rutter (1876‑1937), critique d’art britannique, soutint la diffusion en Angleterre des impressionnistes et recherches postimpressionnistes, notamment en publiant Revolution in Art: An Introduction to the Study of Cézanne, Gauguin, Van Gogh, and Other Modern Painters, Londres, Art News Press, 1910 et Evolution in Modern Art: A Study of Modern Painting 1870‑1925, Londres, George G. Harrap, 1926. Il fut également correspondant pour l’Association Française d’Expansion et d’Échanges Artistiques.

[43] Rutter F., Art in My Time, Londres, Rich & Cowan, 1933.

[44] Ibid., p. 222 : « We cannot afford to send anything but the very, very best of English art abroad, and even that has to be most carefully selected, and shown with the utmost taste and tact. We have a vast amount of prejudice to overcome in almost every country in Europe. Our art has practically no reputation whatsoever on the Continent ».

[45] Ibid., p. 225‑235.

[46] Voir Read H., « L’art contemporain en Angleterre », Cahiers d’art, art contemporain : Allemagne, Angleterre, États-Unis, n°1-2, 1938, p. 28‑42. Aux côtés des artistes reconnus, comme Paul Nash, Wyndham Lewis, Henry Moore, Ben Nicholson, il cite également Eileen Agar, Edward Burra, Robert Medley, Roland Penrose, John Piper, ou encore Julian Trevelyan.

[47] Voir Haskell F., Le musée éphémère : les maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallimard, 2002. Pour le cas particulier de la France, citons également Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

 

Pour citer cet article : Julie Lageyre, "S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938", exPosition, 20 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/lageyre-peinture-anglaise-paris-1938/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Programmation, diffusion et réception de la danse aux Expositions de Paris

Compte-rendu de lecture de : Claudia Palazzollo, Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris – 1887-1937. Une fabrique du regard, L’œil d’or, Paris, 2017

par Paule Gioffredi

 

Paule Gioffredi est agrégée de philosophie et docteure en esthétique et science de l’art à la suite de la soutenance d’une thèse intitulée « Le porte-à-faux : une notion merleau-pontienne pour penser la danse contemporaine ». Elle est actuellement maîtresse de conférences en théorie de la danse au sein du département des Arts de la Scène, de l’Image et de l’Écran à l’Université Lyon 2. Elle participe à des manifestations scientifiques, revues et ouvrages relevant du domaine de la philosophie comme de ceux de la recherche en danse et des études théâtrales. Elle a dirigé À l[a’r]encontre de la danse contemporaine : porosités et résistances (L’Harmattan, 2009), et écrit des articles sur les œuvres de chorégraphes comme B. Charmatz, M. Gourfink, E. Huynh ou C. Rizzo.   —

 

Comme son titre l’indique, Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris – 1889-1937. Une fabrique du regard[1] offre une perspective resserrée sur un objet auquel l’histoire culturelle prête de plus en plus attention : la danse, plus spécialement au moment de sa dite modernité. Son auteur, l’historienne de la danse Claudia Palazzolo[2], choisit de se focaliser sur cinq Expositions internationales accueillies par la capitale française (les Exposition universelles de 1889, 1900 et 1937, et deux Expositions internationales, des arts décoratifs, en 1925, et coloniale, en 1931) et précise que « l’ouvrage n’a pas pour vocation d’élaborer une reconstitution d’événements, ni d’établir des listes de pièces, d’artistes ou de répertoires, mais il fait le pari d’étudier et même d’analyser leur réception[3] ». Et c’est à la fois l’intérêt et la difficulté de l’entreprise : que nous disent les traces textuelles et plastiques laissées par certains spectateurs des danses visibles au cours de ces Expositions ? Pour répondre à cette question, nous ne proposons pas tant un compte rendu des riches informations contenues dans l’ouvrage qu’une analyse critique de la manière dont ce dernier contribue à l’étude de l’exposition de la danse. Nous nous attacherons donc à examiner les choix méthodologiques et les mises en perspective que Claudia Palazzolo effectue afin d’éclairer ce qu’elle nomme « la fabrique du regard », c’est-à-dire les conditions et les modalités de réception de la danse pour les visiteurs d’Expositions vouées à fêter et promouvoir la civilisation européenne.

Quel objet ?

L’introduction explicite utilement les objectifs de la chercheuse et les moyens mis en œuvre pour les réaliser. En effet, les raisons et les modalités de la présence de la danse au cours des Expositions internationales parisiennes paraissent d’emblée problématiques et on peut légitimement s’interroger sur les sources dont l’historien dispose pour aborder ces questions : l’objet de cette recherche est par définition (deux fois) éphémère (la danse disparaît à mesure qu’elle s’accomplit et l’Exposition est ponctuelle, donnant lieu à des événements circonstanciels), incongru (a priori, en particulier pour les organisateurs, les Expositions n’ont pas vocation à diffuser de la danse) et hétérogène (les danses présentées lors des Expositions ont des formes, des origines géographiques et des fonctions sociales très diverses). S’il s’avère que ces Expositions sont très documentées et que de nombreuses sources textuelles et iconographiques témoignent de la présence de la danse en leur sein, ces documents ne permettent pas de se figurer la nature de ces multiples événements dansés. Et c’est ce qui amène Claudia Palazzolo à observer pourquoi et comment ces derniers ont été montrés et regardés au cours de ces manifestations de masse.

Dès lors, elle se propose d’analyser cette « mise en scène » de deux points de vue : les modalités selon lesquelles les danses étaient mises au service des missions des Expositions, et « les pratiques du regard porté sur la danse avec […] des spectateurs s’affirmant en tant que forgerons du sens, réinventant le geste dansé par la parole[4] ». Par la confrontation de ces deux perspectives, l’historienne peut révéler différents clivages, entre les intentions des organisateurs et les programmes effectifs, entre les effets escomptés et ceux produits par les spectacles, entre les différentes réceptions critiques, ou entre l’accueil du plus grand nombre et celui de quelques « grands témoins[5] ». Pour mener cette étude, elle s’appuie essentiellement sur deux types de sources : celles qui concernent l’organisation et la programmation des Expositions, ainsi que les débats qu’elles suscitent, c’est-à-dire des documents administratifs, des déclarations publiques dans la presse et les programmes, affiches, plans et autres brochures diffusés par les commissaires, et celles qui documentent la réception des journalistes et des artistes, qu’il s’agisse d’articles de presse, de lettres, de témoignages extraits de journaux, de chroniques ou même de romans, ou de sources iconographiques (croquis, gravures, photographies, films).

Claudia Palazzolo s’écartant d’emblée du fantasme de restituer ce qui fut dansé aux Expositions de 1889 à 1937, on comprend qu’elle n’opte pas pour un plan purement chronologique. De façon plus surprenante, elle ne construit pas non plus son ouvrage autour des caractéristiques fondamentales de la double mise en scène des danses. Le propos s’organise en fonction des danses exposées, et parmi les huit chapitres constitutifs de son développement, certains s’avèrent transversaux, articulés autour d’un thème (l’exotisme, dans le chapitre 2) ou d’un artiste récurrent (Loïe Fuller, présente dans toutes les Expositions du corpus, dans le chapitre 5), d’autres se focalisent sur une Exposition (les Expositions de 1931 puis de 1937 dans les deux derniers chapitres), ou sur un aspect d’une Exposition : un site (le Palais de la danse de l’Exposition universelle de 1900, au chapitre 3, et le Théâtre des Arts décoratifs de 1925, au chapitre 7), un artiste (Sada Yacco, présente dans l’Exposition universelle de 1900, au chapitre 4) ou un type de danse (les danses cambodgiennes en 1931, au chapitre 6). Systématiquement, outre les références aux nombreuses chroniques et, pour chaque Exposition, aux tractations et débats suscités par l’organisation de l’événement, quelques témoignages, écrits ou plastiques, sont plus spécialement étudiés. Sur les pas de ces « grands témoins », l’auteur s’autorise de rares excursus hors des Expositions du corpus, par exemple pour suivre Auguste Rodin et les danseuses cambodgiennes de Paris à Marseille en 1906. Le propos demeure donc le plus souvent focalisé sur les événements dansés aux Expositions. En l’absence de véritables contextualisations des Expositions, à la fois globale, dans l’Histoire, et locale, des danses au sein des Expositions, l’organisation de l’ouvrage crée un effet de va-et-vient (entre les différentes focales et entre les cinq Expositions), et finalement de relative désorientation. Il reste difficile pour le lecteur de se faire une idée générale de chaque Exposition et des modalités d’intégration des événements dansés en leur sein – peut-être est-ce là un reflet du sentiment de l’historienne elle-même, face à cette période longue d’un demi-siècle, jalonnée de cinq Expositions internationales parisiennes, riches d’une profuse programmation chorégraphique. L’ouvrage s’offre dès lors comme une plongée, certes guidée, au plus près des textes et des images relatifs aux multiples événements dansés au cours de ces grandes manifestations.

Quelles sources et quelle méthode ?

La question méthodologique est toujours cruciale et problématique quand il s’agit d’étudier la danse, plus encore au passé ; elle se complique ici du fait de la ponctualité et de l’hétérogénéité des Expositions. Nous l’avons signalé, bien que le propos de Claudia Palazzolo s’organise autour des artistes et des types de danse programmés au cours des Expositions de son corpus, son objet n’est pas directement la danse, ses formes et ses figures, mais les conditions et les modalités de réception des spectacles chorégraphiques. Cette perspective lui évite de rechercher, ou d’extrapoler, ce que les archives ne peuvent recéler et lui permet non seulement de procéder à des choix dans la masse des documents à sa disposition mais surtout de se mettre à l’écoute de ce que disent et suggèrent effectivement les traces laissées par certains spectateurs.

La quatrième de couverture de l’ouvrage annonce 89 illustrations – dont on regrette de ne souvent rien connaître des conditions de prises de vue et de la façon dont les textes s’articulaient aux images dans les programmes, les brochures et les journaux. Quelques gravures et photographies de la topographie des Expositions, de la structure de certaines salles de spectacle, d’espaces extérieurs ou de bâtiments aident à se faire une idée du contexte dans lequel les danses pouvaient être données. Même si ces images offrent un intérêt et un soutien indéniables pour le lecteur, il faut savoir gré à l’auteur, animé du désir de repérer « les qualités du geste dansant que ces images véhiculent[6] », non seulement de les commenter, mais surtout de les accompagner de tentatives de descriptions, même fragmentaires et hypothétiques, des spectacles. Afin de parer, au moins partiellement, à la frustration de ne pouvoir faire l’expérience des danses présentées lors des Expositions, Claudia Palazzolo cite largement les chroniqueurs, confronte leurs témoignages, et propose une lecture informée des programmes et brochures, insufflant ainsi de la vie aux photographies focalisées sur une danseuse tenant une pose et du sens aux documents iconographiques plus complexes (photographies de tableaux scéniques[7], photogrammes, images floues, croquis d’artistes).

Pour Tersichore, créé par Mariquita au Palais de la danse en 1900, l’historienne livre et commente des reproductions et citations du programme du ballet et d’un article illustré[8] de René Maizeroy dont la « plume fleurie » s’avère « attentive à restituer les traces de l’expérience kinesthésique du spectateur[9] ». Ainsi, elle aide le lecteur à imaginer ce qui se passait sur les plateaux, aussi bien que la façon dont ce témoin pouvait recevoir ces spectacles, jusqu’à faire comprendre comment cette chorégraphe « détourne la danse traditionnelle par l’acrobatie du music-hall[10] », revisite des danses de caractère « dans un registre acrobatique et théâtral[11] ». Ailleurs, Claudia Palazzolo oriente le regard du lecteur sur les photogrammes extraits des films que les frères Lumière ont faits des danses espagnoles en 1900, précisant que « malgré les limites de la captation, le film témoigne […] de l’importance de la danse masculine que les commentateurs des Expositions n’analysent pourtant jamais[12] ». Evoquons aussi les effets produits par les propos de l’auteur sur la vision de deux reproductions de photographies des danseuses javanaises sur l’esplanade des Invalides lors de l’Exposition universelle de 1889. La chercheuse souligne les écarts entre les commentaires des chroniqueurs, convaincus qu’il s’agissait de danseuses sacrées, de la cour du Sultan, interprétant un répertoire traditionnel immémorial et ravis de pouvoir observer les préparatifs secrets de ces interprètes dans les cases qui leur ont été bricolées, et les hypothèses les plus vraisemblables concernant l’identité de ces danseuses interprétant « un spectacle éclectique et composite, […] né à l’occasion de l’Exposition[13] » :

« Les petites danseuses savent très bien que presque aucune activité “des indigènes” du village ne peut échapper au regard des spectateurs. […] du matin jusqu’au soir, “les indigènes” sont censés accomplir leurs occupations quotidiennes, parfois les plus banales, bien conscients d’être constamment l’objet de “l’observation occidentale”. Ils sont les acteurs de ces décors[14]. »

« Nous ne connaissons pas le statut des quatre fillettes, et notre but n’est pas de le découvrir, mais il est certain qu’elles n’étaient pas des danseuses célèbres du kraton du Sultan[15] ».

Dès lors, en observant les deux clichés montrant, devant une maison en bois ajouré et au toit de paille, quatre fillettes costumées, tantôt debout dans une posture dansée et tantôt en position de repos, le lecteur comprend le discours et les représentations que ces images, fabriquées, presque trompeuses, véhiculent et ce qu’elles révèlent malgré elles. Au-delà de cette mise en résonance ou en tension des documents textuels et iconographiques, puisque Claudia Palazzolo entend prouver que « les dessins, croquis, photos et, quoique dans une moindre mesure, les films font partie intégrante de la représentation de l’homme moderne par la danse[16] », elle analyse en détail certaines images. Signalons en particulier la façon dont l’historienne étudie trois croquis de Sada Yacco par Pablo Picasso et parvient par là à éclairer corrélativement le travail du peintre et celui de la danseuse :

« dans les croquis, ce ne sont pas les poses de Sada Yacco qui s’imposent au regard de l’observateur, mais les mouvements, la transition entre les différentes attitudes. Le jeu de Sada Yacco y est assujetti à une synthèse, une sorte de dépouillement qui semble ne montrer que l’essentiel et, en même temps, les lignes s’échappent des silhouettes pour restituer la tension, l’alternance de forces, le déséquilibre. Aucune photo, aucune chronique n’aurait pu être plus éloquente à ce sujet que ce dessin de Picasso[17] ».

Finalement, malgré la limitation, à l’époque des cinq Expositions étudiées, de moyens techniques et de recherches pour rendre justice à la danse à travers une image fixe, la riche iconographie de l’ouvrage aide le lecteur à se représenter la variété des événements dansés étudiés dans l’ouvrage : diversité des origines géographiques et des mouvements des interprètes, multiplicité des contextes d’exposition et des formats des spectacles, profusion de gestes et de costumes, etc. Mais surtout, grâce aux citations, commentaires et analyses dont Claudia Palazzolo l’accompagne, elle se révèle elle-même porteuse de discours, d’intentions publicitaires, peut-être didactiques, plus certainement idéologiques.

Concernant les sources textuelles, l’auteur souligne leur profusion et propose dès l’introduction de distinguer une littérature « porte-parole de la rhétorique officielle de l’Exposition » et « une production de textes sur la danse des Expositions, dont certains très célèbres, qui dépassent la rhétorique commune, produisant une théorisation esthétique[18] ». Les premiers documents sont d’ordre administratif ou publicitaire, révélant essentiellement les intentions animant les organisateurs des Expositions. Ils manifestent un esprit commercial, optimiste, colonialiste et machiste et la volonté constante de témoigner de la supériorité de la civilisation occidentale et des bienfaits de ses développements technologiques, même si on note une inflexion ethnographique de ce discours dans les années 1930. A partir de ces sources, Claudia Palazzolo offre d’éclairants résumés des péripéties et débats jalonnant la mise en place des Expositions : la répartition des budgets, les choix et les changements de commissaires, les polémiques avec les directeurs de théâtres parisiens, etc. Il en ressort deux informations importantes : la danse a toujours été choisie par défaut, en raison de l’impossibilité de montrer des œuvres dramatiques, et ce choix s’est pourtant systématiquement avéré rentable grâce aux formats si variables et au succès des spectacles chorégraphiques. Les danses, et plus encore quand elles sont exotiques et/ou spectaculaires, attirent un large public, des visiteurs venus tout simplement se distraire aux intellectuels et artistes en quête de nouveauté ; pourtant, aucun commissaire n’est spécialement affecté à leur programmation, si bien que les artistes travaillent le plus souvent dans des conditions financières et techniques peu favorables.

L’abondance des chroniques relatives à la danse dans les Expositions conduit l’historienne à établir des comparaisons et des typologies. Elle souligne par exemple le vocabulaire employé pour parler de la danse et des danseuses, ou les mouvements les plus souvent décrits par ces hommes de plume. Elle révèle aussi les débats, souvent moraux, concernant celles que l’on nomme alors les almées ou danseuses du ventre par exemple, la tendance générale aux commentaires machistes, si ce n’est misogynes, européanocentristes, si ce n’est racistes. Le goût de l’époque pour les manifestations les plus spectaculaires et divertissantes se traduit dans les éloges adressés aux créations lumineuses de Loïe Fuller ou aux soirées construites sur le modèle composite du music-hall. On remarque également que les chroniqueurs font fréquemment état de leur ignorance et de leur manque d’informations concernant le sens de ce qu’ils voient, et se plaisent à l’impression de mystère que cela induit, en particulier face aux danses asiatiques manifestement narratives et symboliques et pourtant indéchiffrables pour des occidentaux. Claudia Palazzolo choisit en outre de citer amplement les articles de presse plus développés, manifestant un effort d’écriture, pour tenter de décrire la danse ou de nommer l’expérience du spectateur. Elle s’arrête enfin sur des textes journalistiques, littéraires ou quelquefois scientifiques, dans lesquels les auteurs réalisent une forme de recherche, qu’elle soit artistique ou analytique. Ces documents, dont certains s’avèrent assez informés ou relever d’une étude relativement systématique, permettent de préciser à la fois la nature des danses, les modalités de leur exposition et les effets de leur réception chez ces grands témoins.

Ainsi, André Levinson semble être pour ainsi dire le seul à avoir repéré le passage du grand chorégraphe et théoricien Rudolf Laban lors de l’Exposition des Arts décoratifs de 1925, et Fernand Divoire tente de « répertorier par continents les nombreux gestes dansés observés[19] » lors de l’Exposition coloniale de 1931 ; Claudia Palazzolo de montrer comment ces deux adversaires, l’un conservateur, apôtre du ballet classique, et l’autre moderniste, « exégète d’Isadora Duncan et défenseur de la modernité[20] », tout en offrant des descriptions précises et des analyses approfondies, font des Expositions des occasions d’argumenter leur position esthétique et idéologique respective. Il faut enfin souligner la place singulière occupée par les textes d’artistes dans l’ouvrage, car la danse était un sujet très prisé des écrivains de l’époque. Il y a ceux, comme les Goncourt, Zola, Jean Lorrain ou Jules Lemaître, pour lesquels les Expositions en général et les spectacles de danse en particulier constituent des occasions de saisir quelque chose de leur époque, chez les spectateurs comme dans les spectacles présentés. Il y a également ceux pour lesquels la danse est un matériau propice au renouvellement de l’écriture, au premier rang desquels Antonin Artaud, Stéphane Mallarmé ou Camille Mauclair. Montrant par exemple comment ce dernier rapproche l’art chorégraphique de Sada Yacco de l’art cinématographique du montage, Claudia Palazollo propose un fulgurant rapprochement avec Eisenstein :

« En 1900, juste après la naissance du cinéma, Camille Mauclair adopte […] l’imaginaire lié au cinéma pour explorer le spectacle des Japonais. Vingt-huit ans après, Eisenstein écrira un essai sur le théâtre kabuki, dans lequel il saisit la “hiérarchie absente[21]”, l’équivalence de tout moyen expressif : voix, son, mimique, décor, cela même qu’il avait réclamé dans son Montage des attractions. Eisenstein démontrera alors que les principes de la culture japonaise, et notamment du kabuki, correspondent à ses principes d’écriture cinématographique. Du “jeu sans transitions” , du “jeu désintégré” et du “décalage du temps[22]” qu’il revendique, on trouve sans cesse un écho dans les commentaires sur les spectacles de Sada Yacco.[23] »

Claudia Palazzolo propose à plusieurs reprises ce type de rapprochements avec des artistes, le plus souvent chorégraphiques, de la première moitié du XXe siècle, permettant d’inscrire les événements dansés qu’elle étudie, non plus seulement dans l’histoire culturelle, mais dans le champ historique, voire esthétique, des arts. Et c’est dans cet esprit qu’interviennent les textes (lettres, entretiens, autobiographies) d’artistes plasticiens, comme Rodin, et surtout de chorégraphes et danseuses modernes, comme Loïe Fuller, Isadora Duncan et Ruth Saint-Denis. Ces sources révèlent l’influence des danses exposées, qu’elles relèvent de l’avant-garde occidentale ou de traditions extra-européennes, sur ces artistes. Concernant Rodin, on connaît son attention pour les corps, la kinésie, les attitudes inédites, et l’ouvrage nous montre qu’il a été un spectateur attentif des spectacles dansés aux Expositions et que nombre de ses œuvres portent la marque de son observation de la gestuelle des danseuses cambodgiennes ou des mouvements des draperies de Loïe Fuller. On apprend aussi qu’Isadora Duncan, qui se revendiquait de la tradition grecque antique contre la civilisation préindustrielle, a admiré la « tragédienne[24] » japonaise Sada Yacco et même « le génie[25] » de Loïe Fuller qu’elle a vues en 1900. Claudia Palazzolo souligne également la puissante fascination exercée par Sada Yacco sur Ruth Denis : « bien qu’elle ait eu l’occasion de la voir une seule fois au tout début de sa carrière, c’est, à l’en croire, à partir de cette vision qu’elle a élaboré les traits fondamentaux de son art chorégraphique[26] ». L’auteur note enfin la similitude entre la place donnée au ventre et au souffle par les almées et celle qu’ils auront chez les danseuses modernes, ou entre le succès de la ligne serpentine et plus généralement des courbes et des cercles dans les dansées montrées aux Expositions et ensuite dans la danse moderne et post-moderne. De telles analogies participent de la volonté de l’historienne d’amender certaines représentations de l’histoire de la danse, qu’il s’agisse d’idées fausses, comme celle « d’une “décadence” de la danse française fin de siècle et de son “retard” dans le champ de la modernité des années 1920 et 1930[27] », ou de ce qu’on pourrait qualifier d’injustice, comme l’oubli de chorégraphes comme Tony Grégory ou Mariquita, ou encore l’emploi, par Loïe Fuller, du terme accusateur d’ « imitatrices » pour qualifier les nombreuses praticiennes de danses serpentines, « repris par les historiens de l’époque comme d’aujourd’hui sans aucune mise en question, [qui] aplatit un paysage chorégraphique qui pourrait se révéler plus articulé[28] ».

Finalement, grâce à un usage critique, tantôt synthétique tantôt analytique, des sources textuelles, Claudia Palazzolo dresse un tableau kaléidoscopique des réceptions de la danse lors des Expositions de son corpus. Il est cependant rare que les auteurs, qu’ils soient journalistes ou artistes, spectateurs occasionnels de danse ou spécialistes, prennent la plume pour rendre compte de ce qu’il en est de la danse ou des danses au sein des Expositions ; ils envisagent le plus souvent les événements chorégraphiques comme les symptômes, les preuves ou les outils de leurs propres hypothèses concernant l’état de la civilisation, des mœurs et de la culture en Europe. Et si Claudia Palazzolo considère que l’impossibilité de vérifier la véracité de certains des propos de ceux qu’elle cite ne met pas en péril la portée scientifique de son travail, c’est que son ouvrage propose une histoire de la « fabrique du regard ». Nous y avons découvert, quant à nous, des regards, ceux de spectateurs, de certains de ces spectateurs qui ont laissé des traces de leur visite des Expositions, de leur présence lors des événements chorégraphiés, qui valent donc moins par leur représentativité mais par leur diversité même. C’est pourquoi l’historienne revendique d’avoir « volontairement laissé de côté l’approche strictement quantitative de la réception (nombre de spectateurs, composition du public…) au profit de l’étude de ces traces. […] C’est donc bien à une étude qualitative de la réception que nous nous sommes attachés ici[29] ».

Pourquoi et comment la danse est-elle montrée aux Expositions ?

Nous l’avons signalé, la présence de la danse dans les Expositions n’a rien d’évident a priori. La lecture de l’ouvrage nous apprend d’ailleurs l’absence de Commission consacrée à la danse jusqu’en 1931, le repli par défaut sur la programmation d’événements dansés, donc l’absence d’infrastructures, de temps et d’argent réellement affectés à la préparation et la diffusion de ces spectacles. Elle nous informe également des condamnations acerbes, voire violentes, de certains contre les lieux, les artistes et les spectateurs de danse au cours des Expositions, pour des raisons économiques, idéologiques ou morales. Pourtant les événements dansés s’avèrent omniprésents au sein des divers espaces constitutifs des Expositions et remportent le plus souvent un remarquable succès, dont les organisateurs de l’Exposition universelle de 1889 furent les premiers surpris. Or ce n’est pas l’appel à quelques commissaires relativement au fait de la programmation chorégraphique parisienne, comme Eugène Bertrand en 1900 ou Robert Brussel en 1925, ou à quelques conseillers éclairés, comme Rolf de Maré, qui suffit à expliquer ces faits. Quelles étaient les raisons et les modalités de diffusion de la danse lors de ces Expositions ?

Nous avons déjà évoqué les raisons de commodité du choix de la danse, à la fois peu onéreuse et tout terrain, quant à ses formats et ses espaces de monstration. A la suite de plusieurs historiens[30] qu’elle ne manque pas de citer, Claudia Palazzolo rappelle également l’attrait exercé à cette époque par les danses exotiques et les spectacles de music-hall, associés au divertissement et à la fête. Au-delà, l’ouvrage montre que la danse répondait fort bien aux finalités des Expositions universelles et internationales ; un retour sur la liste des huit fonctions fondamentales que Pascal Ory attribue à ces manifestations de masse[31] le confirme. Le premier but, généralement affiché dès l’intitulé des Expositions, serait de « rassembler et d’exposer en un seul site les nouvelles découvertes de la science et de la technologie[32] » ; en effet, la majorité des spectacles de danse (même ceux de danses dites exotiques) profite, voire célèbre, la lumière électrique, qui illumine les scènes, les rues et les Galas nocturnes. Les Expositions relèveraient deuxièmement d’une volonté de répertorier et classer, dans un esprit encyclopédique, ce à quoi la présence concomitante de danses aux formats, aux styles et aux origines très divers répond. Pascal Ory rappelle également la vocation commerciale de ces manifestations, et nous avons vu que les spectacles de danse remplissent à plein cette fonction, par le nombre de spectateurs qu’ils rassemblent et invitent ainsi à consommer. La quatrième finalité, muséale, est aussi réalisée par la diffusion d’œuvres chorégraphiques et de pratiques représentatives de toutes les cultures et de tous les styles. La danse satisfait en outre la volonté d’exhiber et animer des expérimentations architecturales radicales et éclectiques, puisque beaucoup des événements chorégraphiques, intérieurs ou extérieurs, sont en dialogue avec les sites qui les accueillent, comme la danse de Loïe Fuller avec le drapé recouvrant son théâtre en 1900 ou les danses cambodgiennes reprenant en 1931 les mouvements visibles sur les fresques de la reconstitution du temple d’Angkot Vat. La danse contribuant largement à l’affluence, la circulation et la rythmicité des flux de visiteurs, donc au fonctionnement et à la vitalité des espaces, qu’il s’agisse de pavillons, de rues ou de quartiers, elle participe tout autant de la fonction d’urbanisation des Expositions. Ces dernières devaient septièmement constituer « chaque fois un rendez-vous extraordinaire et un bilan sur les avancées de la civilisation[33] », or la lecture de l’ouvrage montre que pour beaucoup de chroniqueurs les spectacles de danses européennes et extra-européennes offraient une occasion de confirmer la légitimité et les bénéfices du colonialisme. Enfin, les Expositions étant directement contrôlées par l’Etat, elles avaient pour vocation de célébrer le gouvernement, la nation et leur suprême garant, la Société des Nations, à travers une « garden-party et une fête populaire destinée à aplanir les conflits sociaux[34] ». Et là aussi, nous l’avons vu, les divers événements dansés jouaient un rôle majeur de rassemblement (d’autant que la danse est considérée comme un langage universel), de divertissement et de célébration des richesses de « l’empire », des régions de la vieille France aux colonies les plus lointaines, des œuvres les plus avant-gardistes aux pratiques traditionnelles les plus anciennes.

Outre ces nombreuses raisons de programmer de la danse lors de ces Expositions, précisons que Claudia Palazzolo répond à la question des motivations des artistes : pourquoi sortir des institutions et des moments ordinairement consacrés à la danse et participer aux Expositions ? Malgré les conditions financières et matérielles peu favorables pour les danseurs, ces manifestations de masse constituent des occasions exceptionnelles de se faire connaître. Sada Yacco a d’autant mieux profité de ce tremplin qu’elle a eu pour ambassadrice Loïe Fuller, déjà largement connue et reconnue en 1900. Nous avons également eu l’occasion d’évoquer le retentissement de la découverte des danseuses extrême-orientales, or, malgré les rumeurs ou les légendes, ces femmes vivaient pour beaucoup de la création de spectacles à l’attention des Européens, à la faveur de tournées ou du tourisme qu’elles contribuaient à encourager. De nombreux artistes modernes, peu programmés dans les salles de théâtre, ont aussi fait leurs armes ou démultiplié la visibilité de leur travail à l’occasion des Expositions : il y a les Européens qui reprenaient des gestes exotiques pour se faire connaître, comme Cléo de Mérode – ancienne danseuse de l’Opéra de Paris et chorégraphe du Théâtre cambodgien de l’Exposition de 1900, spécialisée dans les danses d’ailleurs, qu’elle crée à partir de l’observation de gravures, de statues et de quelques documents cinématographiques –, ceux qui représentaient la vitalité de la création européenne pour l’Exposition des Arts décoratifs de 1925, comme Rudolf Laban, Kurt Joos ou Jeanne Ronsay, et ceux que le Théâtre de l’Exposition coloniale de 1931 a accueillis en raison de leur origine et qui concevaient « la démarche exotique comme voie d’élaboration d’une démarche chorégraphique singulière, envisagée en tant que retour aux sources rituelles, ou, plus largement, aux racines culturelles du mouvement dansé[35] », comme Uday Shankar ou Nyota Inuyoka.

Même si cette question n’est pas au centre de l’ouvrage, ce dernier apporte des éléments concernant les modalités de monstration de la danse au sein des Expositions. Nous venons[36] de signaler la dimension d’expérimentation architecturale et technologique des pavillons et des salles de spectacle, quelquefois sous-employée en raison de l’absence de dialogue avec les artistes et du choix tardif, par défaut, de la danse. Nous avons aussi indiqué[37] la multiplicité des formats, du solo de quelques minutes au grand gala de music-hall de plusieurs heures, l’omniprésence de la danse sur les sites des Expositions, en intérieur et en extérieur, dans les cafés, des salles d’expositions, des scènes les plus réduites au plateau tripartite du Théâtre dessiné par Auguste Perret pour l’Exposition 1925, ainsi que la fréquence des spectacles, répétés plusieurs fois par jour dans différents pavillons et repris par fragments pour différentes fêtes, d’ouverture, de clôture, etc. La danse trouve en outre une place dans les programmations plus didactiques de certaines Expositions : expositions, brochures, conférences dansées. Il ressort des analyses de Claudia Palazzolo que cette intégration de la danse n’est pas sans introduire des brèches, des glissements, des écarts. D’abord, malgré les attentes et les légendes, la plupart des événements chorégraphiques sont des créations, adaptées aux contraintes et au public de ces Expositions. Par exemple, les danses extrême-orientales, qu’elles soient japonaises, cambodgiennes, javanaises ou balinaises, souvent montrées pour la première fois en France, étaient présentées et perçues comme des danses ancestrales, alors qu’elles étaient le résultat d’adaptations, de réinventions, voire de pures créations contemporaines, et ont frappé bien des artistes visiteurs, comme Antonin Artaud, Auguste Rodin ou Pablo Picasso, contribuant au renouvellement de la création européenne. Ces danses étaient donc à la fois le résultat et la source de transferts culturels, inattendus et involontaires, du moins pour les organisateurs des Expositions.

Mise en scène de la danse aux expositions de Paris – 1889-1937. Une fabrique du regard aborde donc les Expositions de son corpus par un prisme doublement spécifique, celui de la danse et celui la mise en scène de ces événements chorégraphiques dans leur diffusion et leur réception. Plutôt que de rendre compte de l’ensemble des analyses et hypothèses qu’il développe, nous nous sommes focalisés sur la façon dont il contribue à comprendre les raisons et les modalités de l’omniprésence de la danse dans ces manifestations de masse. Pour conclure, si le parti pris de Claudia Palazzolo permet d’éviter les généralités et les redites, au sujet d’Expositions protéiformes et déjà étudiées dans leur globalité, et de renouveler le regard sur la nature et la place des danses pour les publics de cette époque en France, il peut avoir l’inconvénient de priver le lecteur de certains repères contextuels. La lecture de l’ouvrage peut donner le sentiment de traverser 50 années d’histoire de France et du monde sans sortir des Expositions, comme immergés dans un univers de carton-pâte, qui porte certes les marques et reflète les caractéristiques des événements mondiaux, sans que l’on puisse toujours prendre la mesure de cette inscription dans la marche de l’histoire. Et, au sein même des Expositions, on aurait aimé connaître les relations de la danse aux autres formes artistiques et industrielles exposées. Comment les événements chorégraphiques entraient-ils en résonance, si tel était le cas, avec ce qui les environnait, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, d’objets industriels ou d’instruments techniques innovants ? Claudia Palazzolo souligne que la glorification de l’électricité constitue « un fil rouge qui trace la continuité de la mise en scène des Expositions entre 1889 et 1937[38] ». Concernant l’Exposition universelle de 1900 par exemple, qui accueillait sur le champ de Mars un Palais de l’électricité, elle insiste sur la place donnée à la lumière dans de nombreux événements chorégraphiques, dont ceux créés par Loïe Fuller ; en revanche, elle précise peu comment les programmes, la presse, les exposants, les artistes ou les simples visiteurs de la Rue de Paris, puisque le Palais de la danse s’y trouvait à proximité d’un « Phono-cinéma-théâtre et Théâtroscope », pouvaient articuler, ou non, ces spectacles de danse à l’ensemble des installations, objets, conférences et festivités présentant, valorisant et exploitant l’électricité et ses potentialités. Est-ce en raison d’un manque de sources à ce sujet ? Ou parce qu’elles constituent en elles-mêmes un nouvel objet de recherche ?

 

Notes

[1] Palazzolo C., Mise en scène de la danse aux Expositions de Paris (1889-1937). Une fabrique du regard, Paris, L’Œil d’or, 2017.

[2] Claudia Palazzolo est maîtresse de conférences en histoire de la danse à l’Université Lumière à Lyon. Ses recherches s’appuient sur les méthodologies de l’histoire culturelle et portent sur le théâtre-danse, la réception critique et, plus récemment, sur les figures de pratiques sociales de la danse dans la création contemporaine. L’ouvrage ici recensé analyse une partie des documents étudiés par l’auteur lors de ses recherches doctorales au sein de l’Université de Paris III, ayant abouti à une thèse dirigée par Georges Barnu, soutenue en 2000 et intitulée Danse théâtrale et spectacle de la technologie aux Expositions de Paris (1889-1937) : l’impact sur la culture de l’époque.

[3] Palazzolo C., 2017, p. 10.

[4] Ibid., p. 269.

[5] Au chapitre 2, Claudia Palazzolo s’arrête par exemple sur les textes de Jean Lorrain, Edmond de Goncourt ou Jules Lemaître ; dans le chapitre suivant elle cite largement un article de René Maizeroy et commente des photographies de Paul Boyer pour rendre compte des spectacles de Mariquita au Palais de la danse en 1900 ; dans le chapitre 4, elle commente les témoignages d’Isadora Duncan et Ruth Saint Denis et analyse trois croquis de Pablo Picasso qu’elle met en regard avec un texte de Camille Mauclair ; concernant Loïe Fuller au chapitre qui suit, elle cite naturellement Mallarmé ; après s’être attardée sur la réception des danses cambodgiennes, au chapitre 7, elle mène une étude du texte d’André Levinson concernant les prestations de Rudolf Laban ; pour l’Exposition coloniale de 1931, elle s’arrête sur l’article de Fernand Divoire et étudie le fameux texte d’Artaud sur les danses balinaises ; le dernier chapitre, consacré à l’Exposition universelle de 1937, se focalise davantage sur les artistes présentés, et en particulier Kurt Jooss et Tony Grégory, qu’elle prend soin de citer.

[6] Palazzolo C., 2017, p. 10-11.

[7] Un tableau, au sens scénique du terme, est un moment d’arrêt ; la disposition des interprètes, leurs costumes et les décors s’organisent comme une fresque.

[8] Maizeroy R., « Le Palais de la danse », Le Théâtre, n° 40, août 1900, p. 3-22.

[9] Palazzolo C., 2017, p. 70.

[10] Ibid., p. 80.

[11] Ibid., p. 74.

[12] Ibid., p. 39.

[13] Ibid., p. 50.

[14] Ibid., p. 44-45.

[15] Ibid., p. 48.

[16] Ibid., p. 10.

[17] Ibid., p. 100.

[18] Ibid., p. 10.

[19] Ibid., p. 215.

[20] Ibid., p. 214.

[21] Barnu G., « Eisenstein, le Japon et quelques techniques de montage », Bablet D. (éd.), Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, table ronde internationale du CNRS (Ivry-sur-Seine, 11-14 mai 1976), Lausanne, La Cité ; L’Âge d’homme, 1978, p. 139.

[22] Palazzolo C., 2017, p. 142-143.

[23] Ibid., p. 101.

[24] Duncan I., Ma Vie, Paris, Gallimard, 1932, p. 83, citée par Palazzolo C., 2017, p. 90.

[25] Palazzolo C., 2017, p. 138.

[26] Ibid., p. 106.

[27] Ibid., p. 276.

[28] Ibid., p. 125-126.

[29] Ibid., p. 11.

[30] Décoret-Ahiha A., Les danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre national de la danse, 2004 ; Jacotot S., Danser à Paris dans l’entre-deux-guerres. Lieux, pratiques et imaginaires des danses de société des Amériques (1919-1939), Paris, Nouveau Monde Éd., 2013 ; Suquet A., L’éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945), Pantin, Centre national de la danse, 2012.

[31] Claudia Palazzolo s’appuie sur l’article suivant : Ory P., « Paris, capitale des Expositions universelles », publié dans Paris et ses expositions universelles. Architectures (1855-1937), cat. exp., Paris, La Conciergerie, 2008, p. 8-13. Elle rappelle en introduction les fonctions que cet historien attribue à ces Expositions.

[32] Palazzolo C., 2017, p. 8.

[33] Ibid., p. 9.

[34] Ibid., p. 9.

[35] Ibid., p. 219.

[36] Supra, cinquième des huit fonctions des Expositions répertoriées par Pascal Ory.

[37] Nous avons particulièrement évoqué ce point dans notre partie consacrée aux sources textuelles.

[38] Palazzolo C., 2017, p. 109.

Pour citer cet article : Paule Gioffredi, "Programmation, diffusion et réception de la danse aux Expositions de Paris", exPosition, 11 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/gioffredi-recension-palazzollo-danse-expositions-paris/%20. Consulté le 22 novembre 2024.