Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive

par Quentin Petit Dit Duhal

 

Quentin Petit Dit Duhal est doctorant en histoire de l’art et prépare sa thèse sur les représentations d’une identité de genre non binaire sous la direction de Thierry Dufrêne à l’Université Paris-Nanterre (HAR), et en codirection internationale avec Thérèse St-Gelais de l’Institut de Recherches et d’Études Féministes de l’Université du Québec à Montréal. Il est également ATER à l’Université Aix-Marseille au département d’Arts plastiques. Auteur d’articles dans des revues scientifiques (Savoirs en Prisme, ArtItalies, Sculptures, Astasa) et cofondateur de l’ARQ (Arts et Représentations Queers), collectif de recherche sur l’histoire des arts féministes et queers, il s’intéresse aux questions liées aux gender studies, aux queer studies, au posthumain et de manière plus générale à l’art engagé à partir de la seconde moitié du XXe siècle.—

 

Faire une exposition sur une artiste française telle qu’ORLAN, prolifique depuis le milieu des années 1960 et protéiforme[1], nécessite de faire des choix dans la sélection des œuvres et pose plusieurs problématiques de présentation de l’œuvre exposée, liées notamment aux flux, à la mobilité, au corps et à la virtualité. L’exposition itinérante et monographique de 2015-2016, Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, sous-titrée Temps variable et baisers de Méduse, a la particularité de laisser à chaque commissaire d’exposition la possibilité de formuler son propre discours en sélectionnant certaines œuvres numériques et numérisées de différentes périodes de l’artiste rassemblées sur clé USB. Ce concept d’exposition-USB permet ainsi au·à la commissaire de mettre en évidence son propre thème et de composer son exposition en un lieu et un temps précis. L’exposition commence sur une proposition de la commissaire et directrice du centre d’Art Le Lait Jackie-Ruth Meyer, à Albi (France), qui présente dix-huit œuvres réunissant vidéos, enregistrements de performances et réalité augmentée, tout comme au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone (Italie), puis se poursuit au centre des Arts à Enghien-les-Bains, au FRAC Basse-Normandie de Caen (France) et au Sungkok Museum de Séoul (Corée du sud). Outre les dispositifs numériques de présentation, la particularité de ce projet réside aussi dans la réalisation d’une installation interactive en 3D, Expérimentale mise en jeu, qui détourne les codes du jeu vidéo et plonge le·la visiteur·euse dans un espace virtuel. Étant développée sur la durée, cette œuvre évolutive se complexifie à chaque nouvelle étape de l’exposition.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’adresse plutôt à un public connaisseur de l’œuvre d’ORLAN, puisqu’elle semble dématérialisée et performative en ce qu’elle place les dispositifs de médiation au second plan, les parcours proposés privilégiant ainsi l’expérience et la visibilité plutôt que la connaissance et la lisibilité. D’ailleurs le titre semble énigmatique pour un·e spectateur·ice novice. Il se rapporte en effet à des notions clés de la production de l’artiste avec le corps biologique, mais aussi à des œuvres précises, telles que le Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau de 1974-1975, le Baiser de l’artiste de 1977 et l’Étude documentaire : la tête de Méduse réalisée en 1978. Dès son titre, le propos général de l’exposition prend une orientation particulière, qui questionne le temps et le genre féminin, Méduse symbolisant le sexe de la femme. L’exposition donne lieu à la publication d’un catalogue[2] visant un public davantage diversifié. Il est édité en octobre 2015, c’est-à-dire à la fin de sa première étape. Ces 270 pages réunissent six textes rédigés par six auteur·ice·s commissaires, critiques d’art, et historien·ne·s de l’art, se concentrant davantage sur les problématiques liées à la réalité augmentée et au numérique[3].

Il s’agit d’examiner le lien qui s’opère entre la monstration des œuvres et le discours produit par l’exposition : en quoi cette dernière semble être une œuvre à part entière, qui pose la question à la fois de l’appréhension d’une œuvre d’art numérique et de l’agencement des œuvres comme syntaxe ? Il est d’abord nécessaire d’établir une étude générale de l’exposition avec des problématiques concrètes, comme l’accrochage ou le rôle du·de la commissaire et de l’artiste. Il faut s’attacher ensuite aux œuvres exposées, dont la nature numérique et interactive entraîne un questionnement sur les dispositifs de présentation dans l’espace muséal, ainsi que dans les rapports entretenus avec le public. Cette étude analyse enfin les relations entre le projet global d’ORLAN, c’est-à-dire l’interrogation du statut du corps de l’artiste dans son œuvre, et les notions de mobilité, de flux et de variabilités inhérentes à l’exposition.

Une mise en scène de la mobilité, du flux et de la variabilité 

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os propose une reformulation du discours muséal. Dans un contexte de pression des tutelles, les expositions deviennent un lieu d’investissement qui demande un retour financier[4]. Les expositions nécessitent surtout un certain coût pour ce qui est des emballages, des assurances, des déplacements des œuvres, ainsi que des différents corps de métier. Pour s’adapter à une crise économique, une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os doit procéder à de nouvelles approches. L’utilisation du numérique et du système d’exposition-USB permet alors à la fois d’économiser du temps, en ce qui concerne les rencontres et les négociations, mais aussi d’économiser de l’argent, puisqu’il n’y a plus besoin d’assurer les œuvres, de payer des transports[5] ; elle demande même aux musées d’exploiter leurs propres outils au lieu d’investir dans de nouveaux.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os avec son système de rassemblement et de déploiement d’œuvres numériques révèle aussi des spécificités dans le rôle des deux principaux acteur·ice·s de l’exposition : l’artiste et le·la commissaire. Concernant l’artiste, la proposition d’ORLAN est de questionner l’aménagement du lieu muséal. L’exposition lui donne l’opportunité de concevoir Expérimentale mise en jeu en fonction de sa monstration, imposant à l’institution des règles expographiques telle la constitution d’un espace exclusivement dédié à cette œuvre. ORLAN s’inscrit alors au sein du musée qui devient une sorte d’atelier, un laboratoire d’expérimentation. Le·la commissaire formule et met ainsi en scène un discours scientifique sur les œuvres, tout en ayant une certaine autonomie dans ses choix, le format numérique de l’exposition donnant l’occasion à chaque commissaire de se singulariser.

Cette liberté du·de la commissaire se limite d’ailleurs dans une moindre mesure aux contraintes du lieu, puisque le format numérique se déploie en fonction des espaces d’accueil[6]. Sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone[7], les œuvres sont pour leur majorité exposées aux murs des deux édifices, le centre d’art étant composé d’un petit pavillon du XIXe siècle et d’une chapelle médiévale. Le plan se compose d’une première partie qui commence par trois enregistrements des performances des MesuRages de 1979 et 2012. Dès le début de l’exposition, il est alors possible de remarquer que la chronologie s’entrelace, permettant de rendre compte de la continuité des œuvres qui se répondent dans le temps. Une grande salle expose ensuite six vidéos sur le thème de l’hybridation, tandis que dans la deuxième partie une autre grande salle présente trois vidéos, dont La Liberté en écorchée (2013) projetée sur un mur entier. Le passage vers l’abside est marqué par une Self-hybridation (2014), donnant à voir une identité mouvante. L’abside se compose quant à elle de vidéos sur le thème médical et chirurgical et d’un petit espace rectangulaire réservé au jeu vidéo.

L’espace semble sans traitement ni découpage, suggérant une absence a priori d’articulation. Aucune forme de distinction hiérarchique entre les sujets traités, ni de distinction fonctionnelle sont observables, l’espace étant à la fois un lieu d’exposition et un lieu de passage. Cette simultanéité de la monstration des œuvres peut donner une impression de désorganisation au·à la visiteur·euse, mais lui permet de favoriser son déplacement et sa progression, qui est un des enjeux importants de l’exposition. Ne pas encombrer l’espace est aussi un moyen stratégique pour ce qui est de la monstration : les enregistrements vidéo sont à appréhender dans la durée, ce qui nécessite donc un espace libre pour la circulation et la consultation.

 Par son accrochage, cette exposition révèle les différents choix des commissaires[8] et l’adaptation du format numérique des œuvres au lieu. Au centre des Arts à Enghien-les-Bains (France), le commissaire Emmanuel Cuisinier adopte un vocabulaire expographique « traditionnel » avec l’utilisation de cimaises, de murs neutres, un accrochage à niveau unique à hauteur des yeux et espacé, une lumière artificielle venue du plafond, etc. La commissaire Jackie-Ruth Meyer, qui initie l’exposition à Albi dans une ancienne minoterie et vermicellerie, présente des choix expographiques très différents. L’exposition se visite dans la quasi-obscurité pour se concentrer sur les œuvres, la lumière ne venant plus de dispositifs d’éclairage mais des œuvres elles-mêmes. Il est possible d’appréhender ce choix d’éclairage comme une métaphore de l’art qui illumine le chemin du·de la spectateur·ice dans une visée didactique chère à l’art des années 1960-1970[9]. À Albi, les œuvres sont projetées sur de très grands écrans qui viennent parasiter l’architecture du lieu, comme si l’exposition éclatait et venait contaminer les salles. Ceux-ci sont accrochés aux murs et aux plafonds, donnant, grâce à l’obscurité, l’impression qu’ils planent, suggérant une sorte de mysticisme qui fait écho aux œuvres vidéographiques des miracles profanes de Sainte ORLAN, avatar imaginé par l’artiste dans les années 1970-1980[10].

L’architecture entre d’autant plus ici en relation avec les œuvres : le vocabulaire baroque utilisé dans les vidéos d’ORLAN s’entrecroise avec les arcs en plein cintre, les voûtes en berceau aux pierres de taille de ce bâtiment. Cette dialectique entre le lieu et l’œuvre exposée rappelle d’ailleurs celle de l’exposition monographique d’ORLAN Unions mixtes, mariages libres et noces barbares, qui a eu lieu à l’Abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen-l’Aumône (France) en 2009. Trois Robes sans corps : Sculptures de plis étaient alors exposées dans la salle des Religieuses, caractérisée par une architecture gothique dont les voûtes renvoient aux formes courbes des sculptures, qui font elles-mêmes écho aux robes des religieuses[11]. La mise en scène des œuvres faisant écho à leur lieu d’exposition semble ainsi favoriser l’immersion du public.

Ces choix de luminosité et d’un espace non séquencé permettent au·à la visiteur·euse de faire l’expérience de perdre ses références cognitives, lui donnant une impression de confusion et de désorientation. L’exposition l’emmène hors du temps, rejoignant le propos que Jackie-Ruth Meyer énonce dans le catalogue d’exposition :

« l’exposition rassemble des œuvres dans lesquelles le temps se révèle, se dissout et se démultiplie hors de toute chronologie, grâce à la simultanéité du présent, du passé et du futur ; le temps devient variable et capte ainsi la fréquence sensible des mutations de la conscience et de la perception du monde, de l’art et du corps[12]. »

Le·la visiteur·euse est alors immergé·e dans une certaine ambiance qui lui permet de faire l’expérience du temps, effectif dans l’exposition par le rassemblement des œuvres de différentes périodes de la carrière d’ORLAN. Cette variété chronologique du corpus amène à poser la question du parcours. Au regard du plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani, l’espace n’est ni ordonné selon une logique historique, ni selon les médiums initiaux des œuvres. Le type d’accrochage choisi est thématique : la première salle présente des œuvres qui posent un questionnement sur le réel[13], avec la place du corps féminin dans la société et des problématiques liées au racisme, tandis que la seconde partie de l’exposition semble être sous l’angle de la fiction[14], avec l’esthétique cyborg et le corps en mutation. Dans l’exposition à Albi et à Gérone, les dispositifs de médiation sont d’ailleurs rares et se composent du strict nécessaire avec des cartels et des textes informatifs sobres. Le·la visiteur·euse passe d’un espace à un autre sans indication sur la section, rendant la narration assez neutre. L’expographie met donc l’accent sur le sensible au détriment de l’intellect, ce qui rend le traitement du contenu plus personnel et confère au·à la spectateur·ice un rôle actif. Ce parcours valorise alors l’association, la mise à distance, la confrontation et la rupture entre les œuvres donnant à voir la dimension polysémique des objets exposés. Outre la capacité de dialoguer avec l’architecture, les œuvres sont mises en relation entre elles, comme dans une sorte de syntaxe, et se répondent. Il s’agit donc d’une mise en scène scénarisée de la pensée du·de la commissaire qui correspond aux missions pédagogiques et didactiques du musée.

Exposer des œuvres numériques et interactives

Une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, dans sa nature numérique, pose des questions de monstration touchant d’abord à la notion d’authenticité de l’objet exposé. Les caractères itinérant et simultané de l’exposition nécessitent une circulation de reproductions : le contexte expographique légitimerait en fait ici la reproduction, comme une reconnaissance de la copie par le musée. En outre, l’écran n’est que le dispositif matériel de monstration : l’œuvre, en tant que signifiant montré, relève de l’immatérialité, ce qui révèle le caractère dématérialisé de l’art d’ORLAN. Ainsi, le changement d’un médium à un autre, tel que la numérisation d’œuvre, serait l’occasion de présenter un nouvel original[15], propice à une nouvelle présentation au public. La reproduction numérique permet alors de renouveler la perception des œuvres, notamment les performances, dont la (im)matérialité ne se concentre non pas sur l’objet mais sur l’action.

Des performances exposées comme la série des MesuRages posent la question de l’appréhension de l’œuvre d’art relative à son expographie. Il s’agit pour ORLAN, à partir de 1968, de mesurer une rue ou un musée avec son propre corps en s’allongeant au sol. Interrogeant le musée comme instrument du pouvoir politique, l’artiste utilise doublement ce qu’elle dénonce : le musée devient le lieu de sa performance, puis le lieu de son exposition, donnant plus d’ampleur symbolique à son œuvre. Les vidéos présentes dans les deux premières étapes de l’exposition[16] sont au nombre de trois : le MesuRage du musée Saint-Pierre à Lyon en 1979 et ceux du musée Andy Warhol à Pittsburgh et du M HKA, le Musée d’art contemporain d’Anvers en 2012. Ces deux dernières performances sont une actualisation de la première, puisqu’ORLAN y introduit un élément nouveau, un des brassards de l’entreprise BODYMEDIA « capables de capter les données [du] corps telles que la transpiration, la tachycardie, la dépense du corps, [sa] situation dans l’espace et le temps[17] ».

L’exposition de la série des MesuRages pose la question de la manière dont il faut faire voir la performance. L’unicité du geste performatif dans un temps et un espace précis devient un signe enregistré par la caméra. L’œuvre perd alors son esthétique de la présence et de l’action à travers sa transposition filmique et vidéographique. La vidéo vise dans ce cas l’enregistrement de la trace performative selon un objectif de conservation, de documentation et d’archive. Dans le même temps, l’objet présenté révèle un travail de composition et de montage esthétisant le support vidéographique, ce qui fait perdre en cela son statut d’ « objet théorique[18] ». D’ailleurs, cette nature hybride de la vidéo diffère selon son utilisation dans le contexte expographique. Elle est présentée dans Strip-tease des cellules jusqu’à l’os comme une œuvre à part entière, dans la mesure où la présentation du sujet prime sur sa documentation. Cependant, il est possible de remarquer que si la vidéo d’un MesuRage est présentée, comme dans l’exposition À pied d’œuvre(s)[19] à la Monnaie de Paris en 2017, son statut d’objet d’art est rédimé par son caractère d’archive. En effet, le choix expographique était de présenter sur une estrade blanche et au mur une multitude de témoignages documentaires du MesuRage, comme les constats rédigés par l’artiste et signés par les témoins, des plaques commémoratives, la robe présentée sous plexiglas, des interventions sur les plans des architectures mesurées et un étalon à la taille de l’artiste. Cet effet d’accumulation d’objets renforce ainsi l’aspect archéologique de la trace de la performance. Présentant l’action filmée soit comme une œuvre ou soit comme une archive, les diverses expographies proposent donc des expériences vidéographiques nouvelles de la performance, dans lesquelles le·la spectateur·ice n’ont plus la possibilité d’interférer.

Devant la vidéo, le public est contemplateur, c’est-à-dire un·e spectateur·ice passif·ve. Il lui faut alors une place précise dans l’espace pour regarder, d’autant plus que trois œuvres de l’exposition sont caractérisées par un volume de temps important. D’abord La Liberté en écorchée de 2013 est une vidéo de 28 minutes et 32 secondes. Après s’être totalement scannée, ORLAN se modélise en 3D et ne se représente qu’avec des muscles apparents, prenant la position de la Statue de la Liberté. Cette vidéo s’avère être un re-enactment des MesuRages effectués en 2012, puisque le brassard et les genouillères sont reformulés en ce qu’ORLAN appelle des prothèses, qui transformeraient le corps en cyborg[20]. Cet écho à ces deux performances rend compte du fait que les œuvres entrent en résonance dans la composition syntaxique de l’exposition. La deuxième œuvre qui demande au·à la spectateur·ice de s’arrêter un certain temps est la vidéo d’Asile / Exil de 2011, qui dure plus de 25 minutes. Il s’agit de portraits de six personnes sans-papiers et demandeurs d’asile en Belgique qui ont eu depuis un titre de séjour[21], devant lesquels le drapeau de leur pays d’origine passe lentement à la manière d’un filtre, la couleur de leur peau se mélangeant avec la couleur de leur étendard. La troisième vidéo semble être une suite de celle-ci : Repère(s) Mutant(s) de 2013 dure près de cinq heures. Après avoir interrogé 24 immigrés lors d’une cérémonie de naturalisation à Marseille, ORLAN hybride dans sa vidéo leur visage avec le drapeau de leur pays d’origine, ainsi que ceux qu’ils ont traversés et ceux qu’ils aimeraient rejoindre. Ces deux dernières vidéos permettent de penser l’autre de manière critique, dénonçant le racisme qui provient des frontières entre les individus. Elles sont ainsi marquées par la lenteur des changements de filtres, qui fait écho à celle de l’administration afin d’obtenir des titres de séjour[22].

La durée est ici une conséquence de l’élaboration théorique de l’œuvre puisque, comme ORLAN l’indique dans un entretien en 2015, « [elle n’a] pas voulu faire que [la vidéo] dure cinq heures[23] ». En effet, l’idée prime sur le rendu plastique parce qu’il est presque inimaginable, mais pas impossible, qu’un·e spectateur·ice reste tout ce temps devant l’écran. Il·elle n’en a d’ailleurs pas besoin pour appréhender l’œuvre, puisqu’elle présente toujours le même processus avec plusieurs exemples. La lenteur modifie dans le même temps l’appréhension de l’œuvre parce que le public doit prendre un certain temps pour voir[24]. Il s’agit d’une position contre un nouveau régime de production des représentations caractérisé par la « profusion ininterrompue et rapide des images » qui, selon Jackie-Ruth Meyer, stimulerait et paralyserait la pensée[25]. ORLAN tenterait ainsi de retrouver un rythme adapté à la conscience et au corps. Cela se traduit de manière expographique par la nécessité d’avoir un espace libre : sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani, il est possible de remarquer que La Liberté en écorchée occupe tout un pan de mur dans le fond de la grande salle de la seconde partie et que les deux vidéos sur le thème du nationalisme sont placées dans un coin de la première, tandis qu’au Sungkok Museum de Séoul, elles occupent toute la longueur d’un mur. Ces deux agencements des œuvres dans l’espace permettent donc d’avoir une zone importante de consultation tout en laissant une zone de circulation.

La nature numérique de l’exposition pose des questions de monstration touchant aussi l’expérience du·de la visiteur·euse. Il s’agit de mettre en place un type d’expographie qui met le·la visiteur·euse en situation d’acteur·ice. Par exemple, la Self-hybridation Opéra de Pékin n° 1 exposée à Albi et à Gérone nécessite l’utilisation de la tablette tactile, qui demande de nouvelles postures du·de la visiteur·euse dans le musée[26]. Cette œuvre est issue de la quatrième et dernière série[27] des Self-hybridations réalisée en 2014 et qui compte dix photographies. Les commissaires ont choisi de procéder selon le principe de synecdoque, c’est-à-dire de prendre un extrait à la place du tout, ce qui n’est pas gênant puisque ces œuvres sont semblables formellement et fonctionnent de la même manière. Ce sont en fait des autoportraits au format carré, saturés de motifs géométriques variés et colorés. Cette série fait référence aux masques de l’Opéra de Pékin, un spectacle d’origine chinoise pour lequel les hommes jouent traditionnellement le rôle des femmes[28]. L’artiste renverse alors cette règle en intervenant là où elle ne serait pas acceptée. La disposition des motifs en camouflage a une fonction technique et réagit comme un code QR[29], qui peut être lu en étant scanné par l’application gratuite de réalité augmentée Augment, accessible depuis un téléphone ou une tablette[30], qui fait apparaître alors un avatar animé d’ORLAN en trois dimensions. Celui-ci commence d’abord par retirer successivement de son visage les différents masques présents dans cette série de Self-hybridations, jusqu’à ce qu’il soit à découvert. Il jongle ensuite avec ces masques et danse avant de faire des acrobaties encore plus spectaculaires que celles de l’Opéra de Pékin. Le·la spectateur·ice peut se photographier avec l’avatar et partager sa photographie sur les réseaux sociaux[31], offrant une occasion à l’œuvre de se donner à voir dans cet espace de communication. Cette interaction performative et ludique inhérente à l’œuvre annule donc l’immobilité du public et étend l’exposition à l’espace virtuel que sont les réseaux sociaux.

Selon l’universitaire Lev Manovich, dans son ouvrage Le Langage des nouveaux médias en 2001, la réalité virtuelle oblige le·la spectateur·ice à « travailler[32] ». Le virtuel permet alors une interaction avec l’œuvre, produisant une expérience du public qui s’inscrit dans la réalité. Ainsi, après être resté immobile face à la Self-hybridation pour révéler son caractère interactif, le·la visiteur·euse va plonger dans un milieu immersif avec Expérimentale mise en jeu. Il s’agit d’un jeu vidéo à sept niveaux de plus en plus complexes, les niveaux étant ajoutés progressivement, par souci de financement, au cours des étapes de présentation de l’exposition itinérante[33]. Le·la spectateur·ice incarne alors un avatar cyborg aux traits d’ORLAN, par le biais de bracelets Myo qu’il·elle attache à son bras[34], permettant de capter le mouvement du·de la joueur·euse et de reproduire le geste à l’écran. Puisqu’il s’agit d’un jeu immersif qui demande une participation corporelle dérogeant à la règle de ne pas toucher aux objets exposés, cette œuvre nécessite un espace exclusif, dans lequel se jouent les normes qui lui sont propres. Sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone, cet espace prend la forme d’un rectangle délimité par quatre cimaises, qui servent aussi de prétexte pour exposer d’autres œuvres. Il n’y a aucun marquage au sol, les murs sont peints en noir, et la projection sur le mur d’un des deux plus petits côtés du rectangle s’effectue depuis le plafond afin d’éviter que l’ombre du·de la joueur·euse interfère l’image. Le choix du plan rectangulaire permet aussi de laisser une zone libre pour que le public-observateur·ice puisse voir le spectacle donné par le public-joueur·euse. Les spectateur·ice·s sont donc impliqué·e·s de manière physique et psychologique.

L’avatar d’ORLAN se déplace dans des espaces en ruine, en référence à la destruction du site archéologique de Palmyre en Syrie et du musée de Mossoul en Irak par l’organisation terroriste Daech la même année. Le but étant de reconstruire l’humanité, il ne s’agit donc plus d’un jeu vidéo où il est question de tuer[35], mais bien de donner vie, reconstruire le monde et le corps par l’art et la technologie. L’œuvre reprend un système que l’on retrouve dans les jeux de stratégie ou d’arcade, avec des objets à capacités spéciales permettant de constituer une aventure et une narration. ORLAN met le·la joueur·euse en situation durant un moment relativement court, dénonçant un système d’addiction et de perte de liberté pour celui·celle-ci. La partie dure quatre minutes trente-trois, en référence à l’œuvre musicale 4’ 33’’ élaborée par John Cage (1912-1992) en 1952 : l’interprète, placé devant un piano, compte à l’aide d’un chronomètre, en soulevant et en refermant le couvercle du clavier, suivant ainsi les différents mouvements inscrits sur la partition. L’auditeur·ice devient lui·elle aussi interprète, puisqu’il·elle peut participer au silence avec ses propres bruits. Le jeu d’ORLAN s’avère aussi être un prétexte pour mettre en avant sa production artistique : des miroirs rappellent le cadre utilisé dans la photographie Tentative pour sortir du cadre en 1965-1966. Des Self-hybridations amérindiennes et de l’Opéra de Pékin, ainsi que des Robes sans corps : Sculptures de plis de 2009 sont aussi présentes. Enfin, La Liberté en écorchée semble être encore plus importante puisqu’il s’agit de l’œuvre qu’il faut reconstituer. Lorsque l’avatar arrive à recomposer l’œuvre, ses membres en bleu translucide se transforment en membres écorchés. Cette sorte de catalogue d’œuvres se constitue donc comme une vitrine qui donne à voir ses créations anciennes mais surtout récentes, produisant une exposition virtuelle dans l’exposition physique.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os : une œuvre d’art totale ?

L’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os présente une adéquation entre son concept et sa forme. D’abord de par son format d’exposition temporaire et itinérante, son caractère éphémère et événementiel évoque les notions de flux et de mobilité. Puis l’absence de murs, notamment dans le cas de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone, fait de l’exposition un espace lisse : comme l’annoncent Gilles Deleuze et Felix Guattari, contrairement à « l’espace strié » qui ferme et compartimente le lieu, l’espace lisse est le lieu où « on se distribue sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours[36] ». La surface fluide permet alors une circulation des flux dans un lieu donné, qui correspondrait de manière plus globale à un contexte d’un monde régi par des flux humains et numériques[37]. L’exposition se nourrit en effet de problématiques sociétales liées aux déplacements de population, comme les vidéos ayant pour sujet l’hybridation des drapeaux.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os reflète et dénonce aussi un monde globalisé, rapide et interconnecté, notamment avec l’exposition de la Self-hybridation Opéra de Pékin n° 1 à Albi et à Gérone. Selon Jean-François Fogel et Bruno Patino, dans l’ouvrage La condition numérique publiée en 2013, la société est impactée par le développement rapide d’Internet, notamment avec la plateforme Youtube, les réseaux sociaux Twitter et Facebook, ainsi que le premier iPhone d’Apple apparus en l’espace de 20 mois entre 2005 et 2007[38]. Ces quatre technologies bouleversent la vie privée et publique de l’humain qui devient un internaute produisant des données dans une sorte d’espace social numérique. Les auteurs affirment ainsi que « derrière la connexion, la vie publique [du sujet] […] peine pour trouver son articulation avec le monde réel[39] ». L’exposition prend alors le virtuel et le numérique en contrepoint. Tandis que ces derniers sont l’une des conséquences, mais aussi des outils de développement rapide et massif des sociétés, l’exposition rappelle que l’humain détient un pouvoir sur les technologies[40].

L’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os formule d’ailleurs un nouveau rapport avec le·la visiteur·euse à travers la réalité augmentée et le jeu vidéo immersif. Lev Manovich affirme que certains objets virtuels, tels que l’image numérique, le site web, ou encore les jeux vidéo, peuvent être manipulés par le·la spectateur·ice, qui peut alors retoucher l’image, compléter le site, ou tester le jeu. Dans les trois cas, le public est incité à agir en modifiant la représentation, permis plus particulièrement avec le jeu vidéo, grâce à la simulation en tant qu’« immersion complète du spectateur » par des « méthodes informatiques de modélisation[41] ». Cette intrusion du·de la visiteur·euse dans la représentation modifie alors l’appréhension de l’œuvre d’art. Dans son ouvrage L’art numérique publié en 2009, l’artiste Edmond Couchot, énonce que « l’“objet” sémiotique » serait le résultat de « l’intervention des destinataires sur […] le programme informatique[42] ». En effet, le·la spectateur·ice aurait une fonction « auctoriale », c’est-à-dire qu’il·elle participerait à l’élaboration de l’œuvre d’art. Celle-ci ne serait alors plus seulement du fait de l’artiste, mais serait, dans son essence numérique, partagée en deux principes. D’abord, l’œuvre d’art serait une « œuvre-amont », réalisée par un « auteur-amont[43] », ici ORLAN qui détient l’intention artistique et qui programme l’œuvre. Le second principe de l’œuvre numérique semble alors être l’« œuvre-aval » produite par un « auteur-aval[44] », qui n’est autre que le·la spectateur·ice faisant « surgir » l’œuvre. Son appréhension est constitutive et nécessaire à l’objet d’art numérique, dans le prolongement du principe duchampien selon lequel « c’est le regardeur qui fait le tableau[45] ». Les rapports traditionnels entre l’artiste, le·la spectateur·ice et l’œuvre d’art se trouvent donc modifiés dans une sorte d’ « interactivité numérique[46] » qui remet aussi en question la notion d’espace. Les différents espaces immersifs changent donc le régime du regard du·de la visiteur·euse et impactent la création artistique.

Ces innovations technologiques changent également l’appréhension de l’exposition. Comme l’indique Edmond Couchot, l’œuvre d’art ne conviendrait plus à « l’éternité des chefs-d’œuvre, mais [serait] soumise aux contingences et aux aléas de la prise rapide[47] ». En effet, le site internet officiel d’ORLAN rassemble déjà les œuvres numériques présentes dans l’exposition. Quel serait alors l’intérêt de faire une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, alors que le·la spectateur·ice a ces œuvres à portée de main sur son ordinateur en restant chez lui ? La visite doit alors être différente et basée sur l’expérience du·de la visiteur·euse, qui demande des moyens et des compétences techniques pour lui offrir une visite singulière et unique. L’enjeu de cette exposition réside aussi dans sa capacité à mettre en dialogue les œuvres, de les mettre en questionnement dans une scénographie qui les agencerait de manière à produire du sens. Dans « La mort de l’auteur » de 1968, Roland Barthes considère le texte comme multiple, contenant des fragments « qui entrent les [uns] avec les autres en dialogue[48] ». Il est possible de rapprocher ce système de celui de l’exposition en tant que syntaxe : ce ne sont plus les œuvres isolées, mais la manière dont elles sont reliées par l’expographie qui fait sens. Ainsi, au Bòlit Centre d’Art Contemporani, la façon de mettre certaines œuvres en avant, comme les MesuRages à l’entrée du parcours, La Liberté en écorchée sur tout un pan de mur et Expérimentale mise en jeu dans un espace exclusif, permet de rendre compte matériellement de la correspondance entre ces œuvres, puisqu’elles occupent des places importantes.

Le contexte contemporain de flux et d’instabilité donne l’occasion pour Strip-tease des cellules jusqu’à l’os d’approfondir les transformations corporelles qu’ORLAN ne pouvait réaliser avec la chirurgie, donnant à voir un corps dans toutes ses possibilités imaginaires et futuristes. Cette identité mouvante est d’ailleurs poussée à son paroxysme avec la Self-hybridation Opéra de Pékin, qui crée un « double virtuel d’elle-même[49] », la présence de l’artiste se trouvant alors relayée par sa propre représentation. L’exposition multipliant l’image d’ORLAN, il est possible d’appréhender chaque œuvre comme une représentation potentielle de l’artiste. Puisque le corpus présente des œuvres tout au long de sa carrière, il s’agirait de donner à voir les âges de sa vie, mêlant histoire personnelle et histoire générale. En effet, sur l’ensemble des photographies et vidéos, il est possible de constater les transformations relatives au temps mais aussi à ses chirurgies, avec les variations de sa coiffure et de son visage. ORLAN affirme alors que « nous n’avons pas qu’un corps dans une vie, nous en avons plusieurs[50] ». L’exposition rend donc visible ses différentes figures et représentations personnelles à travers l’évolution technique de la vidéo, passant du noir et blanc à la couleur. En effet, le discours dépasse la propre expérience personnelle de l’artiste pour s’inscrire dans un art politique.

Le titre principal de l’exposition fait référence à une œuvre photographique réunissant 18 clichés de 1974-1975 : Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau. Il est possible d’y voir l’artiste, habillée comme une madone, se stripteaser en citant la Vénus de Botticelli jusqu’à l’épanouissement-même du corps. Comme ORLAN l’affirme pour cette œuvre, les femmes ne « [peuvent] jamais [se] “stripteaser” complètement, il reste toujours quelque chose, […] [elles sont] habillées d’images qui [les] précèdent[51] ». Tout le discours de l’exposition repose alors sur le constat suivant : aucune femme ne pourrait être totalement déshabillée, tellement elles ont été enveloppées de préjugés et de modèles. Strip-tease des cellules jusqu’à l’os démultiplie ainsi l’image d’ORLAN comme une panoplie d’étapes de striptease, une des pièces maîtresses étant La Liberté en écorchée, dans laquelle l’artiste enlève sa peau afin de trouver une véritable nudité hors de toutes représentations mentales et stéréotypées. Rendre visible ce qu’il y a sous la peau est aussi la problématique de Scan strip-tease de Bump Load de 2013, qui est exposé en retrait dans l’abside du Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone. Il s’agit d’une vidéo en noir et blanc d’une douzaine de minutes où il est possible de voir un scan médical du crâne d’ORLAN superposé à celui de la chair de son visage, sur lesquels des images de ses propres cellules sont en mouvement. Bump Load est le titre de la sculpture qui a servi de modèle pour l’avatar qu’incarne le·la visiteur·euse dans Expérimentale mise en jeu, la place presque centrale de la vidéo liée à son emplacement permet spatialement et conceptuellement de relier le discours de l’exposition à son œuvre phare. Toute l’exposition s’avère ainsi être un strip-tease fictionnel rendu possible par les technologies numériques afin de reconstituer le corps hybride d’ORLAN.

Dans l’héritage des expositions de Dada à Berlin en 1920 et du surréalisme à Paris en 1938, qui reposaient sur le dialogue entre les œuvres exposées pour formuler le programme esthétique de ces deux groupes[52], l’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’autonomise et devient une œuvre en soi, ainsi qu’un discours syntaxique sur les questions sociétales que soulèvent les œuvres d’ORLAN. Elle est alors capable d’impacter la représentation qui se construit à travers elle avec Expérimentale mise en jeu qui se développe à chaque nouvelle halte. L’identité du lieu d’accueil devient parfois même constitutive de l’exposition, comme précédemment étudié avec l’architecture du centre d’Art Le Lait à Albi. Cette exposition, en tant que programme informatique et programme muséographique, constitue ainsi une œuvre d’art totale.

Une exposition au format USB comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os propose une formulation d’une expographie libérée des contraintes et des traditions d’accrochages. Le numérique permet alors de s’adapter à l’usage du musée et de laisser dans une certaine mesure l’expression libre au·à la commissaire. Cette exposition n’étant pas une carte blanche donnée à ORLAN, l’artiste impose tout de même certaines limites, telles que le format numérique et la conception d’une œuvre prévue sur la durée. Cependant, la variabilité inhérente au projet n’est parfois pas respectée. En effet, dans le programme de l’exposition du Bòlit Centre d’Art Contemporani, il est stipulé que cette étape de l’exposition n’est qu’une « adaptation[53] » par la commissaire Carme Sais des choix de Jackie-Ruth Meyer qui l’initie à Albi, présentant exactement les mêmes œuvres et dérogeant en cela à la règle selon laquelle chaque commissaire propose une exposition simultanée avec des approches variées. Il est d’ailleurs observable que dans les expositions au centre des Arts à Enghien-les-Bains et au Sungkok Museum de Séoul, qui d’ailleurs est titrée différemment[54], des photographies non numériques sont présentées, renforçant cette distorsion entre le concept du projet initial et la réalité. En outre, il est possible de remarquer que les choix des commissaires tendent plutôt à un parcours visant davantage l’expérience et la vision du·de la spectateur·ice que son intellect et sa connaissance. La qualité scientifique et pédagogique nécessite donc d’être complétée par le catalogue, puisque l’exposition se concentre sur le visible et non le lisible, bien que la compréhension du·de la visiteur·euse reste subjective et qu’il·elle ne retient que ce qui l’intéresse.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os pose des problématiques concernant l’interaction avec la réalité augmentée et l’immersion virtuelle, qui nécessitent une mise en exposition particulière et changent le rôle du·de la spectateur·ice. Sa participation à l’œuvre demande une certaine maîtrise de la technologie mais surtout un investissement corporel. L’exposition n’est donc plus un lieu de simple monstration mais de mise en scène spectaculaire et ludique.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’avère ainsi être une œuvre d’art en soi dans la mesure où le contenu est en harmonie avec la forme. Son caractère expérimental avec le dispositif du jeu vidéo et sa qualité muséographique prenant en considération l’espace, les œuvres et le·la visiteur·euse semblent en cohérence avec le discours scientifique des commissaires. Les technologies numériques utilisées par ORLAN permettent donc ici une nouvelle manière d’appréhender le monde de l’art.

 

Notes

[1] La production artistique d’ORLAN touche plusieurs médiums, comme la performance, la photographie, la vidéo, les biotechnologies, mais aussi la peinture et la sculpture, et pose la question du corps : le corps social avec ses comportements et canons de beauté, ainsi que le corps physique, biologique avec des problématiques trans et cyborg.

[2] ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015.

[3] Donatien Grau, Philippe Piguet, Imma Prieto, Domenico Quaranta, ainsi que le directeur du Centre des Arts à Enghien-les-Bains, Dominique Roland, et Jackie-Ruth Meyer, alors à la direction du centre d’Art Le Lait à Albi, sont proches des questionnements autour de l’art contemporain et des nouveaux médias.

[4] Jacobi D., « Exposition temporaire et accélération : la fin d’un paradigme ? », La Lettre de l’OCIM, n° 150, 2013, § 17, en ligne : https://journals.openedition.org/ocim/1295 (consulté en février 2019).

[5] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 60.

[6] Ibid.

[7] Le plan de l’exposition est disponible en ligne sur : http://www.bolit.cat/eng/arxiu-i-fons/arxiu/temps-variable-i-petons-de-medusa/exposicio.html (consulté en juin 2021).

[8] Les différents commissaires d’exposition sont Jackie-Ruth Meyer (pour le centre d’Art Le Lait à Albi), Carme Sais (pour l’adaptation au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone), Dominique Roland (pour l’adaptation au centre des Arts à Enghien-les-Bains), Sylvie Froux (pour l’adaptation au FRAC Basse-Normandie de Caen) et Soukyoun Lee (pour l’adaptation au Sungkok Museum de Séoul).

[10] Sainte ORLAN est un personnage inventé par l’artiste afin de désacraliser l’image de la sainte et de montrer les pressions religieuses qui s’inscrivent sur le corps des femmes. Sur la période baroque de l’artiste, voir notre article « Glorifier le corps par l’art : sainte ORLAN et le baroque italien », ArtItalies, n° 26, 2020, p. 122-135.

[11] Unions mixtes, mariages libres et noces barbares, cat. exp., Saint-Ouen-l’Aumône, Abbaye de Maubuisson, 2010, p. 63.

[12] ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 12.

[13] Les œuvres exposées dans la première salle sont : les vidéos Mesurages (1979, 2012), le Manteau d’Arlequin (2007), ainsi que Repères mutants (2013) et Asile/Exile (2011).

[14] La seconde partie de l’exposition présente entre autres les opérations chirurgicales du début des années 1990, une Self-hybridation de 2014 ainsi qu’Expérimentale mise en jeu.

[15] Groys B., « Le musée pour l’installation d’art contemporain », Hermès. La Revue, vol. 61, n° 3, 2011, § 19, en ligne : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-page-69.htm (consulté en février 2019).

[16] Les deux premières étapes de l’exposition ont lieu au Centre d’art Le Lait à Albi et au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone.

[17] Roques S., ORLAN, « Les préjugés ébranlés par l’Art-Action. Entretien », Communications, vol. 92, n° 1, 2013, § 10, en ligne : https://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-219.htm (consulté en octobre 2019).

[18] Bianchi P., « Retransmettre la performance filmée : de la documentation à la présentation », Culture & Musées, n° 29, 2017, § 8, en ligne : https://journals.openedition.org/culturemusees/1118 (consulté en février 2019).

[19] Cette exposition s’est déroulée du 31 mars au 09 juillet 2017.

[20] Quaranta D., « Le corps augmenté d’ORLAN », ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 57.

[21] Est-ce que vous êtes belge ?, cat. exp., Bruxelles, École nationale supérieure des Arts visuels de La Cambre, 2012, p. 12.

[22] Ibid.

[23] Moulon D., ORLAN, « Corps, médias et technologies », Mooc Digital Media de l’école professionnelle supérieure d’Arts graphiques de la ville de Paris, janvier 2015, vidéo n° 1 : Sortir du cadre [Format vidéo, 7’53’’, disponible sur : http://moocdigitalmedia.paris/cours/corps-medias-et-technologies/chapitre-1-sortir-du-cadre (consulté en novembre 2019).

[24] Meyer J.-R., « Introduction », ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 14.

[25] Ibid.

[26] Dalbavie J., Da Lage É., Gellereau M., « Faire l’expérience de dispositifs numériques de visite et en suivre l’appropriation publique : vers de nouveaux rapports aux œuvres et aux lieux de l’expérience ? », Études de communication, n° 46, 2016, § 32, en ligne : https://journals.openedition.org/edc/6575 (consulté en février 2019).

[27] Les Self-hybridations sont constituées de quatre séries réalisées sur une période de seize ans, composées des Self-hybridations précolombiennes en 1998, des Self-hybridations africaines de 2000-2003, des Self-hybridations amérindiennes de 2005- 2008 ainsi que des Self-hybridations Opéra de Pékin en 2014.

[28] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 58.

[29] Ibid., p. 55.

[30] Quaranta D., « Le corps augmenté d’ORLAN », dans ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, 2015, p. 58.

[31] ORLAN, « Herstory ORLAN » [ajouté le 05/03/2017], format vidéo (1h02), dans le cadre de l’exposition Herstory des archives à l’heure des postféministes, Malakoff, Maison des Arts de Malakoff (21 janvier – 19 mars 2017), en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=gaQCw2NPgxk (consulté le en novembre 2019).

[32] Manovich L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010 (2001), p. 222.

[33] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 61.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 600, cité dans Bianchi P., « Exposer la performance : une forme nouvelle d’interface spatiale », Les chantiers de la création, n° 8, 2015, § 14, en ligne : https://journals.openedition.org/lcc/1055 (consulté le en février 2019).

[37] Busca J., Les visages d’Orlan : pour une relecture du post-humain, Bruxelles, Lettre volée, 2003, p. 44.

[38] Fogel J.-F., Patino B. (dir.), La condition numérique, Paris, B. Grasset, 2013, p. 14.

[39] Ibid., p. 164.

[40] Place S., Orlan. De l’art charnel au baiser de l’artiste, Paris, Éd. Jean-Michel Place & Fils, 1997, p. 37.

[41] Manovich L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 79.

[42] Couchot E., Hillaire N., L’art numérique, Paris, Flammarion, 2009 (2003), p. 109.

[43] Ibid., p. 110.

[44] Ibid.

[45] Ibid., p. 109.

[46] Ibid., p. 207.

[47] Ibid., p. 17.

[48] Barthes R., « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue. Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 1984, p. 65 (texte de 1968), cité dans Bawin J., « L’artiste scénographe ou comment réinventer l’écriture des expositions », Textyles, n° 40, 2011, § 4, en ligne : https://journals.openedition.org/textyles/1608 (consulté en férvrier 2019).

[49] Grau D., « Ce qui résiste », dans ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 36.

[50] Transgression / transfiguration (conversation), cat. exp., La Rochelle, Musée du Nouveau Monde, 2009, p. 38.

[51] Hatat B., « Entretien avec Orlan », L’en-je lacanien, vol. 2, n° 3, 2004, § 31, en ligne : https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2004-2-page-165.htm (consulté en mars 2019).

[52] Bawin J., « L’artiste scénographe ou comment réinventer l’écriture des expositions », Textyles, n° 40, 2011, § 3, en ligne : https://journals.openedition.org/textyles/1608 (consulté en février 2019).

[53] Le programme de l’exposition est disponible en ligne sur : http://www.bolit.cat/eng/arxiu-i-fons/arxiu/temps-variable-i-petons-de-medusa/exposicio.html (consulté en juin 2021)

[54] Le titre ORLAN-Techno-Body Retrospective 1966-2016 suggère une approche davantage consensuelle de la rétrospective.

 

Pour citer cet article : Quentin Petit Dit Duhal, "Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive", exPosition, 20 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/petit-dit-duhal-exposer-orlan/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 22 novembre 2024.