L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier (Bibliothèque universitaire de médecine, Montpellier, 2015)

par Hélène Chancé

 

Hélène Chancé est titulaire d’un Master II Mondes Médiévaux, spécialité Recherche, de l’université Paul-Valéry de Montpellier. Le sujet principal de ses études porte sur des manuscrits médiévaux conservés à Montpellier et dans la région. Une publication de ses recherches sur le Psautier dit de Gellone (ms. 1), conservé au musée Médard de Lunel, paraîtra dans le prochain numéro de la Revue d’Auvergne. —

 

La bibliothèque de Clairvaux est considérée comme l’une des plus belles et des plus riches de l’Occident chrétien[1]. À l’occasion de la célébration des 900 ans de la fondation de l’abbaye de Clairvaux par saint Bernard, la bibliothèque interuniversitaire de la faculté de Montpellier a ainsi présenté, lors d’une exposition qui s’est tenue dans ses locaux, 31 des 72 manuscrits médiévaux en sa possession provenant de Clairvaux. Cette dernière, qui a eu lieu à l’automne 2015, a été organisée par Pascaline Todeschini et Hélène Lorblanchet, conservatrices au service Patrimoine écrit et graphique de la bibliothèque[2].

L’exposition de ces ouvrages était concomitante de la grande campagne de numérisation engagée par la médiathèque du Grand Troyes concernant les manuscrits de Clairvaux[3], qui a englobé le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier. Parallèlement à ce projet, la direction des Archives et du patrimoine du département de l’Aube a organisé à l’Hôtel-Dieu-le-Comte de Troyes une importante exposition intitulée Clairvaux. L’aventure cistercienne[4]. La bibliothèque virtuelle de Clairvaux rassemble aujourd’hui un fonds de plus de 1150 ouvrages numérisés, accessibles au grand public via le site internet créé à cet effet[5]. De même, la bibliothèque de Médecine de Montpellier a choisi de numériser elle-même ses manuscrits médiévaux et de créer un site internet qui leur est dédié nommé Foli@[6]. Il convient de souligner l’important travail de restauration et de numérisation qui a été effectué en amont de l’exposition. Il permet, en effet, aux chercheurs actuels, mais aussi au public, de consulter librement et avec une grande qualité de reproduction ces nombreux ouvrages. L’exposition L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier s’inscrit dans cette dynamique de mise en valeur du patrimoine et de sa diffusion à grande échelle.

Comme l’historien médiéviste André Vauchez l’a fait remarquer, commémorer les 900 ans de l’abbaye de Clairvaux a permis à de nombreux chercheurs et spécialistes de se réunir pour faire le point sur les connaissances inhérentes à ce lieu, depuis sa création au XIIe siècle jusqu’à la Révolution[7]. Ce n’est que depuis une quarantaine d’années que l’histoire de l’abbaye est plus largement étudiée, les renseignements concernant ses différentes étapes de constitution, notamment sur celles de sa bibliothèque, sont plus clairs aujourd’hui[8]. En outre, il semble que celle-ci ait été constituée suivant un « esprit cistercien[9]», c’est-à-dire vivement attaché à l’écrit, tant du point de vue du fond que de la forme. L’originalité de l’exposition montpelliéraine, contrairement à celle de Troyes qui dévoilait les multiples facettes historiques, économiques et liturgiques de l’abbaye, réside dans la présentation exclusive du patrimoine écrit de Clairvaux, exposant les ouvrages médiévaux les plus représentatifs de la collection que Pierre Gandil, conservateur à la médiathèque du Grand Troyes, divise en quatre phases d’enrichissement entre le XIIe siècle et la Révolution[10].

Comment valoriser ce patrimoine écrit ? Quels choix ont été faits par l’équipe curatoriale montpelliéraine ? Nous verrons tout d’abord que le choix du lieu avait, pour cette exposition, une signification non négligeable ; nous nous intéresserons ensuite aux outils de médiation mis en place.

Le reflet de l’esprit claravallien médiéval

La richesse de la bibliothèque de Clairvaux à Montpellier

Le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier renferme de précieux manuscrits, incunables et imprimés rassemblés au début du XIXe siècle grâce à Gabriel Prunelle et Jean-Antoine Chaptal[11]. Ce dernier, professeur à l’école de Médecine de Montpellier, a chargé Gabriel Prunelle, alors jeune médecin bibliophile, de collecter entre 1801 et 1806, dans les nombreux dépôts littéraires des bibliothèques confisquées pendant la Révolution, tous les ouvrages utiles à leurs études. Ainsi, ce dernier rapatria à Montpellier plusieurs ouvrages, dont les 72 manuscrits médiévaux, issus de l’abbaye cistercienne, également saisis. Gabriel Prunelle, fervent humaniste et héritier des idées des Lumières, entretenait un lien très fort avec l’écrit et mesurait l’importance d’un « accès à toutes les facettes du savoir humain[12] ». Les étudiants en médecine ne devaient pas seulement se contenter d’apprendre leurs planches anatomiques, mais devaient également avoir une ouverture plus globale sur le monde et donc élargir leur éventail de connaissances à d’autres disciplines. Gabriel Prunelle veilla donc à choisir des ouvrages témoignant de cette approche globale de « l’art du savoir » où l’attention était portée sur la diversité des manuscrits médiévaux sélectionnés. Les ouvrages ainsi récupérés passèrent d’une dimension religieuse à un univers médical et scientifique.

À la fin du XIIe siècle l’abbaye de Clairvaux comptait déjà 350 manuscrits et était considérée comme une des bibliothèques les plus riches de l’Occident. L’œuvre maîtresse était la Grande Bible de Clairvaux réalisée autour de 1160 en six tomes par un copiste à l’origine également du grand Légendier de Clairvaux[13]. Un exemplaire de ce dernier ainsi qu’une annexe étaient observables à l’exposition de Montpellier. Ses dimensions imposantes et la qualité d’exécution des initiales donnaient un aperçu du savoir-faire du scriptorium abbatial, appliquant alors le « style monochrome ». Montpellier possède dans sa collection six des huit tomes subsistant aujourd’hui des dix volumes originels du Légendier. Par ailleurs, le choix a été fait d’exposer uniquement la reliure de l’annexe. Ce choix judicieux s’explique par la présence sur cette dernière d’une peau fauve mal rasée, reliure originelle de l’ouvrage. Cette pratique, en cours alors dans les monastères, est rarement observable aujourd’hui[14]. De ce fait, la première phase est surtout riche de livres respectueux de la Règle de saint Benoît et d’ouvrages patristiques réalisés par les copistes de Clairvaux eux-mêmes. Ainsi, outre le Légendier, évoquant la vie des Saints, des psautiers, missels et évangiles illustrent cette période abondamment mise en lumière par l’équipe curatoriale[15].

La culture universitaire a fait son entrée dans la collection entre le XIIIe et le XIVe siècle. Celle-ci s’enrichit d’ouvrages des disciplines relevant de la théologie, du droit canon et civil, de la médecine et des arts libéraux. Si l’activité des copistes est plus réduite à cette époque, la majorité des ouvrages acquis l’est par le biais d’achats auprès de libraires parisiens[16]. Cette période était également représentée lors de l’exposition par divers manuscrits tels que les Institutes de Justinien[17] pour le droit civil et un exemplaire des Décrétales avec leur glose de Grégoire IX[18] pour le droit canon. Ces dernières, de dimensions importantes, étaient ouvertes sur des enluminures de remarquable exécution. Enfin, les Articella[19], traitant de la médecine, ou encore un Recueil de textes philosophiques dont Aristote[20] pour les arts libéraux achevaient l’extension du savoir.

Enfin, les deux dernières phases du développement de la bibliothèque de Clairvaux s’étendent du XVe siècle à la Révolution où de nombreux volumes aux thématiques diverses ont été acquis, suivant la perspective médiévale. C’est dans ce fonds aux savoirs hétéroclites que Prunelle sélectionna les ouvrages destinés à Montpellier pour enrichir le fonds de la bibliothèque de Médecine. Fidèle à l’esprit des Lumières dans sa sélection, il suivait, aussi, les principes en vogue à la fin du Moyen Âge pour offrir à sa communauté une étendue du savoir humain la plus large possible[21].

Ainsi, les manuscrits de Clairvaux conservés à Montpellier et exposés lors de cet événement illustraient, par leur diversité et leur richesse d’exécution, une même volonté de l’abbaye médiévale et de Prunelle, quelques siècles plus tard, de posséder une bibliothèque fournissant une pluralité choisie de connaissances. Pour cette raison, il n’était pas anodin que l’exposition de ces manuscrits ait lieu dans les murs mêmes de la faculté de Médecine, et non dans un lieu plus neutre : ce choix mettait judicieusement en lumière une partie importante de leur histoire.

Un espace historique et atypique difficile à appréhender

L’entrée de l’exposition était indiquée depuis le hall de la faculté de Médecine par un système de fléchage, amenant à emprunter quelques volées d’escaliers, donnant accès à une cour intérieure. Celle-ci offrait une belle vue sur la cathédrale Saint-Pierre, laquelle jouxte le bâtiment. Les manuscrits prenaient place dans une vaste salle nommée Technè Makrè, expression tirée de la première phrase des Aphorismes d’Hippocrate (460-v. 377 av. J.-C.)[22]. Elle se subdivisait en trois espaces de même ampleur communiquant entre eux.

L’accès principal de l’exposition s’effectuait par la salle médiane. Ce choix quelque peu déroutant aurait pu être anodin si des informations sur le sens de la visite avaient été prévues et disponibles immédiatement. Ce flottement a d’emblée créé une hésitation dans les déplacements des visiteurs. De plus, une grande table était placée face à l’entrée, où étaient disposés des catalogues d’exposition et autres documents d’information, ce qui encombrait l’espace et impliquait d’être contournée, parfois avec maladresse. En revanche, sur place, se trouvaient des médiateurs compétents, chargés de renseigner les visiteurs sur la compréhension de l’agencement des manuscrits dans l’espace d’exposition. Leur disponibilité, ainsi que leur connaissance de l’histoire des lieux et des manuscrits présentés représentaient une réelle valeur ajoutée.

Les manuscrits de Clairvaux étaient répartis et exposés thématiquement dans les différentes salles. Ce choix scénographique répondait à l’intitulé de l’exposition L’art du savoir, éclairage apporté lorsqu’on assistait à une des visites guidées proposées. Ainsi, le sens de la visite constituait un clin d’œil judicieux à la volonté de Prunelle de créer une bibliothèque à la faculté de Médecine mettant en scène un large éventail du savoir.

La première salle était dédiée à la liturgie et aux manuscrits religieux. On pouvait y admirer, par exemple, l’imposant Légendier de Clairvaux[23] ou encore un Psautier glosé[24] de la première moitié du XIIe siècle. La deuxième s’apparentait à une pièce de transition entre les différentes thématiques, présentant la numérisation et la restauration des manuscrits. On y trouvait également des manuscrits de droit, comme les Institutes de Justinien du XIVe siècle[25], et des manuscrits d’histoire, comme La vie des douze Césars de Suétone du XIIe siècle[26]. Enfin, le dernier espace rassemblait des ouvrages relatifs à la rhétorique, à la philosophie ou encore à l’histoire comme le Recueil de traités d’Aristote et d’Averroès de 1321[27] et les Discours et lettres de Cicéron du XVe siècle[28], sans oublier le fameux exemplaire de Perceval de Chrétien de Troyes, ouvert sur une des miniatures l’illustrant[29]. Cette disposition permettait de montrer la richesse de la collection des manuscrits contenus dans le fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier et de rappeler que les manuscrits médiévaux, en général et à Clairvaux en particulier, n’étaient pas exclusivement religieux.

Le parti pris muséographique

La mise en scène et l’ambiance paisible des salles ont favorisé l’observation attentive des manuscrits. Les grands murs de pierre du bâtiment historique de la faculté de Médecine ont permis de renforcer cette impression patrimoniale et d’intimité engagée avec les ouvrages. Ce sentiment était exacerbé par la présence de nombreux manuscrits et imprimés qui, réunis par Prunelle et Chaptal, sillonnaient les murs derrière les vitrines d’armoires en bois vernis.

D’autres manuscrits étaient disposés sur d’imposants buffets en bois et protégés par de larges vitrines. L’espace de circulation fluctuant selon les salles ne permettait pas toujours d’appréhender facilement l’ensemble des ouvrages. En effet, si l’espace situé à gauche en entrant, destiné aux livres liturgiques, était spacieux et laissait place à la déambulation, celui situé à droite de l’entrée, contenant entre autres des manuscrits philosophiques, devenait vite très étroit et peu commode lorsqu’on était amené à croiser d’autres visiteurs. En cela, la topographie des lieux était très changeante et imposait une disposition adaptée. Certains manuscrits, notamment les plus connus, ont pu en bénéficier et être agréablement mis en valeur, comme le Perceval de Chrétien de Troyes, isolé et sous une niche éclairée. D’autres ont pâti de la disposition des lieux et du manque d’espace : c’était le cas, par exemple, de l’exemplaire de l’Expositio super psalmos[30] de Pierre Lombard du XIIIe siècle. La taille importante de l’ouvrage n’offrait, en effet, que peu d’alternatives quant à sa disposition au sein de l’exposition. De plus, le support surélevé qui l’accueillait empêchait certains visiteurs de pouvoir l’observer convenablement. Malheureusement, en plus d’être en retrait, celui-ci n’était éclairé que par un spot au plafond qui n’était pas assez puissant pour l’extirper de la pénombre.

Ainsi, le choix du bâtiment historique de la faculté de Médecine de Montpellier est une valeur ajoutée dans l’appréhension patrimoniale de l’exposition. En effet, les locaux actuels sont ceux de l’ancien évêché et une des salles de l’exposition en était le réfectoire[31]. Cette disposition mettait en exergue la préciosité des manuscrits, leur offrant des locaux in situ, frais et peu éclairés. Néanmoins, cet agencement s’est souvent avéré problématique. Les proportions inégales des salles entre elles et leur accès par la pièce centrale sans indication sur le sens de la visite pouvaient déconcerter le visiteur. Comme malheureusement dans de trop nombreuses expositions – ce qui n’est pas une excuse en soi – aucun accès aux personnes à mobilité réduite n’avait été prévu. La faible luminosité ne permettait pas non plus aux personnes malvoyantes de profiter dans de bonnes conditions des ouvrages présentés. Enfin, si la visite était aisée lors de périodes de faible affluence, dans le cas contraire les locaux devenaient très vite encombrés et la circulation autour des manuscrits alors pénible.

L’investissement et l’engagement de la faculté de Médecine

Une transmission pédagogique du savoir

Concernant les renseignements donnés au public, de nombreux affichages et pancartes scandaient les trois espaces d’exposition. Ces outils de médiation informaient les visiteurs sur l’histoire de l’abbaye de Clairvaux, le rôle de saint Bernard, les collections de la bibliothèque de Médecine de Montpellier, les célèbres initiales dites de Clairvaux ou encore sur les étapes de la fabrication d’un manuscrit. En plus d’être concis et bien présentés à des endroits clefs de l’exposition, ils étaient lisibles et accompagnés de nombreuses illustrations attirant l’œil. En ce sens, l’exposition a réellement fait preuve d’une volonté d’accueillir et d’attirer les visiteurs en leur fournissant les outils nécessaires à la compréhension des ouvrages. Les cartels des manuscrits étaient écrits avec une police suffisamment grande et de couleur noire sur un papier rectangulaire blanc, rendant leur appréhension et leur compréhension directe et d’une lecture aisée.

Un espace de l’exposition a été réservé à la reliure médiévale, expliquant l’évolution de celle-ci au cours des siècles grâce à un schéma numéroté. Celui-ci permettait de suivre pas à pas les indications et de comprendre la structure des reliures, tout en observant les différents mécanismes de restauration et de conservation adaptés à chacune. En outre, le visiteur pouvait en apprendre davantage sur ces processus en visualisant le diaporama prévu à cet effet dans la salle d’entrée de l’exposition. Des textes informatifs assez techniques, écrits au format A4, étaient disposés sur des supports en plastique rigides et permettaient de prendre connaissance des divers traitements de conservation directement administrés par l’atelier de restauration. Ceux-ci visaient le ralentissement des dégradations et la stabilisation des états de conservation. Leur lecture était abordable, pour un public toutefois averti, et était accompagnée d’une maquette d’un petit livre et de différents types de supports, tels que le papier japonais, le parchemin, la peau mégissée et le cuir (de veau brun), matières qui pouvaient d’ailleurs être touchées. Il s’agissait d’un aspect indispensable à l’appréhension et à la compréhension plus approfondie de la théorie lue précédemment dans les textes. Cette initiative est à saluer et devrait, sans doute, être plus systématique, car permettre au visiteur d’établir un contact avec les matériaux qu’il n’a pas l’occasion de toucher pour des raisons évidentes de conservation des ouvrages et manuscrits, c’est l’amener à comprendre davantage ce qu’il voit.

Les dimensions didactique et pédagogique

Le public était également invité à en apprendre davantage sur ces manuscrits grâce à différents outils pédagogiques. En effet, il ne s’agissait pas simplement de se promener entre les manuscrits et de les regarder un à un, mais de lire et d’observer également les éléments disposés autour de ces derniers. Par exemple, le manuscrit de Suétone sur La vie des douze Césars du XIIe siècle[32] était accompagné d’un fragment d’hématite, à l’origine de l’ocre rouge. De la cochenille noire – pigment accompagné d’un petit cartel anecdotique, expliquant que le rouge de cochenille est toujours utilisé aujourd’hui comme colorant alimentaire sous la désignation E120 – se trouvait à côté d’un ouvrage de saint Bernard, Fleurs, de la fin du XIIIe siècle[33]. D’autres cartels explicatifs traitaient de sujets relatifs à la fabrication du manuscrit, tels que la réglure et la piqûre. L’explication concernant la pose de la feuille d’or, avec le matériel adéquat autour, se trouvait à côté du Missale præcipuorum festorum[34] daté du XIVe siècle, ouvert sur des dorures afin de relier la théorie à la pratique. L’exemple du Psautier glosé de la première moitié du XIIe siècle[35] illustre d’autant plus ce point qu’il était accompagné d’une reproduction partielle de la lettrine du Beatus Vir, illustrant le premier psaume, réalisée par Aline Bonafoux, artiste spécialisée dans l’enluminure médiévale[36]. Un encart explicatif accompagnait le dessin dans lequel elle détaillait la technique employée par l’enlumineur ainsi qu’une décomposition étape par étape de son travail.

Le grand soin apporté aux manuscrits

Afin de permettre aux ouvrages présentés d’être exposés dans les meilleures conditions, la participation de l’atelier de restauration des bibliothèques interuniversitaires de Montpellier, dirigé par Anne-Sophie Gagnal, a été nécessaire[37]. Chaque manuscrit a bénéficié d’un traitement individuel prenant en considération son état de conservation actuel. Lors des restaurations, certains manuscrits ont même vu leur reliure remplacée par une nouvelle, plus adaptée à leur pérennisation[38]. C’est l’important travail qui a été réalisé en amont de l’exposition, dans le cadre de la grande opération de numérisation des manuscrits de Clairvaux qui a, en définitive, permis au public de voir ces ouvrages.

L’atelier de restauration a également créé un support personnalisé pour chaque manuscrit exposé, répondant à leur taille, fragilité ou encore à leur angle d’ouverture, afin de ne leur imposer aucune contrainte à cause de leur ouverture prolongée durant l’exposition. Divers matériaux, comme la mousse ou le carton, ont été utilisés en ce sens afin de pallier de potentielles détériorations supplémentaires. Cette attention offre un juste milieu entre la préservation du patrimoine et un accès agréable aux richesses contenues à l’intérieur pour le public. Le système d’éclairage de l’ensemble des manuscrits présentés a été judicieusement pensé. Des lampes spéciales, ne diffusant pas de chaleur et ayant un rayonnement lumineux moins agressif pour le parchemin, ont été utilisées. La lumière, ainsi diffusée directement de l’intérieur de la vitrine, pour la plupart des ouvrages, sur les feuillets et autres éléments exposés, les mettait particulièrement en valeur. Ce système permettait l’absence de reflets parasites sur la vitrine. Enfin, l’hygrométrie et la température ont également été réglées de manière particulière, afin de prémunir au maximum les parchemins et autres matériaux de potentielles dégradations supplémentaires. Une fois la journée terminée, les vitrines étaient par ailleurs recouvertes de larges tissus les protégeant des derniers rayons lumineux, eux-mêmes déjà partiellement occultés. 

Les suppléments proposés

À la suite de sa visite, chaque personne pouvait faire l’acquisition du catalogue de l’exposition. Celui-ci est d’un format très accessible et agréable, au modeste prix de huit euros pour 81 pages. Le contenu est majoritairement axé sur l’histoire de la bibliothèque de Médecine et sur le colossal travail de numérisation et de restauration mis en place sur un court laps de temps. Seulement deux articles concernent l’étude spécifique de manuscrits[39]. Si l’effort de publication par la faculté de Médecine d’un catalogue d’exposition est à souligner, on peut regretter, en particulier pour les historiens de l’art, les représentations de petite taille liées en partie au format de l’ouvrage. Toutefois l’accès en ligne à Foli@ permet à quiconque de pouvoir visualiser les manuscrits exposés et de les télécharger afin d’en apprécier les détails. Si les notices des 31 manuscrits exposés restent succinctes, leur contenu n’en est pas moins essentiel et illustré.

L’exposition ouvrait également sur la possibilité de s’inscrire à des ateliers d’initiation à l’enluminure qui étaient animés par des intervenants des Archives départementales de l’Hérault. Cette animation offrait l’opportunité de se familiariser avec l’histoire des supports d’écriture, la calligraphie et de réaliser sa propre enluminure. On pouvait aussi assister à une démonstration d’enluminure par Aline Bonafoux. Des visites guidées étaient organisées pour les visiteurs ainsi que pour les groupes scolaires. Les enseignants avaient à leur disposition un dossier pédagogique d’une vingtaine de pages, replaçant les manuscrits de Clairvaux dans leur contexte historique et artistique.

En définitive, l’exposition organisée par la faculté de Médecine de Montpellier s’avère avoir été captivante et judicieusement orchestrée compte tenu de l’espace disponible. Un grand travail préparatoire et respectueux des manuscrits a été nécessaire, afin de pouvoir les exposer. L’investissement, ainsi que les opérations culturelles annexes mises en place constituent une valeur ajoutée à souligner. L’exposition L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier répond bien à son titre en proposant au visiteur un panel de la diversité des ouvrages médiévaux du fonds ancien de la bibliothèque de Médecine. L’omniprésence des outils de médiation et des médiateurs dans les salles a permis de profiter d’une visite interactive, où chacun a pu être amené à découvrir le monde matériel des copistes et des enlumineurs au Moyen Âge. De plus, le choix de la faculté de Médecine comme lieu d’exposition a permis de mettre en valeur son riche passé historique. Grâce à cet événement, Montpellier manifeste son implication dans les diverses manifestations culturelles qui ont été organisées en 2015 pour célébrer le neuvième centenaire de la fondation de l’abbaye de Clairvaux.

 

Notes

[1] En outre, cette bibliothèque n’a eu de cesse d’évoluer et de s’enrichir jusqu’à la Révolution. Stutzmann D., « Clairvaux et l’écrit », Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015, pp. 199-205 ; Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 7-17.

[2] Plusieurs communications ont été faites afin d’annoncer et de revaloriser cette exposition localement. Une journée d’études consacrée aux manuscrits de Clairvaux a été organisée par le centre d’Études médiévales de Montpellier (CEMM-EA 4583) de l’université Paul-Valéry de Montpellier le 3 octobre 2015 sur le site de Saint-Charles. Elle s’est clôturée par une visite guidée de l’exposition par Pascaline Todeschini, laquelle n’a pas manqué de créer une continuité entre les ouvrages exposés et les communications des intervenants.

[3] À noter que la bibliothèque médiévale de Clairvaux est classée au titre de la « Mémoire du monde » par l’UNESCO depuis 2009.

[4] Plusieurs ouvrages ont été publiés à la suite de cette exposition, qui eut lieu entre le 5 et le 15 novembre 2015, notamment : Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015 ; ou encore une bande-dessinée : Convard D., Adam É., Béchu D., L’abbaye de Clairvaux. Le corps et l’âme, Grenoble, Glénat, 2015.

[5] Voir le site internet www.bibliotheque-virtuelle-clairvaux.com, qui, depuis le 19 juin 2015, donne accès à plus de 1150 manuscrits numérisés en ligne, soit 500 000 pages en couleur. La médiathèque du Grand Troyes dispose de près d’un millier des manuscrits de Clairvaux conservés aujourd’hui, les autres se trouvent dans les bibliothèques de France et d’Europe.

[6] Cette entreprise de numérisation a mobilisé plusieurs équipes tout au long d’une année universitaire faisant appel aux ateliers de restauration/conservation de l’université Paul-Valéry, de numérisation et au personnel du fonds de la bibliothèque de Médecine de Montpellier. L’achat au préalable d’une station de numérisation performante a permis de réaliser cette entreprise. Le site internet Foli@ est accessible via le site de la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier : http://www.biu-montpellier.fr, onglet Patrimoine puis cliquer sur « Foli@ : collections patrimoniales numérisées de la BIU de Montpellier », puis « Manuscrits de la BU Médecine » pour y accéder. Plusieurs types de recherches sont disponibles. Il est également important de mentionner que tous les manuscrits numérisés peuvent être téléchargés en intégralité (ou à la page) et sont libres de droit pour toute réutilisation.

[7] Vauchez A., « Clairvaux, sept siècles de rayonnement », Clairvaux. L’aventure cistercienne, cat. exp., Troyes, Hôtel-Dieu-le-Comte, 2015 p. 19.

[8] Ibid, p. 19.

[9] Stutzmann, D., « Clairvaux et l’écrit», ibid., p. 199.

[10] Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 7.

[11] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de Médecine », ibid., p. 19-21.

[12] Ibid., p. 21-22 ; Les cisterciens eux-mêmes portaient une attention toute particulière à l’écrit et au savoir comme le montre l’article préalablement cité de Dominique Stutzmann.

[13] Médiathèque du Grand Troyes, ms. 27, Grande Bible de Clairvaux, Clairvaux vers 1160 ; Bibliothèque de Médecine de Montpellier (BMM), Latin (H1), Légendier de Clairvaux, dernier tiers du XIIe siècle, 5 vol. ; Latin (H2), Annexe du Légendier, dernier tiers du XIIe siècle.

[14] Voir au sujet des reliures velues la communication de Rémy Cordonnier lors du 25e colloque international d’art roman sur Le livre à l’époque romane à Issoire les 16, 17 et 18 octobre 2015, intitulée : « Du cerf…au bœuf, quelques observations sur les couvrures médiévales » (à paraître). Il y est question d’ouvrages issus des collections de l’abbaye de Saint-Bertin et de Clairmarais (Pas-de-Calais). Parmi les manuscrits cités, il souligne la rareté du phénomène et indique que la grande proportion de couvrures velues restantes aujourd’hui date de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle.

[15] La bibliothèque de Médecine de Montpellier a offert un large panel d’ouvrages liturgiques illustrant cette période, nous pouvons citer en l’occurrence : BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle ; Latin (H 155), Évangile de saint Mathieu glosé, 1ère moitié du XIIe siècle ; Latin (H 294), Recueil de textes religieux (dont les Variæ de Cassiodore – v. 490-v. 580), 1180-1200, etc.

[16] Gandil P., « La bibliothèque de Clairvaux, du XIIe siècle à la Révolution française », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 10-11.

[17] BMM, Latin (H 8), Institutes (Justinien – 527-565), XIVe siècle.

[18] BMM, Latin (H 9), Décrétales avec leur glose, XIVe siècle.

[19] BMM, Latin (H 182), Articella, XIVe siècle ; Latin (S 27 – H 188), Articella, XIVe siècle.

[20] BMM, Latin (H 162), Recueil de textes philosophiques (dont Aristote – 384-322 av. J.-C.), XIVe siècle.

[21] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de médecine », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 23.

[22] Le premier vers de la première section débutant comme suit : « Ὁ βίος βραχὺς, ἡ δὲ τέχνη μακρὴ, ὁ δὲ καιρὸς ὀξὺς, ἡ δὲ πεῖρα σφαλερὴ, ἡ δὲ κρίσις χαλεπή » soit « La vie est courte, l’art est long, l’occasion est prompte [à s’échapper], l’empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile». Les Aphorismes (livres I à VII) font partie des ouvrages laissés par Hippocrate (460-v. 377 av. J.-C.), homme considéré comme le plus grand médecin de l’Antiquité et père de la médecine.

[23] BMM, Latin (H1), Légendier de Clairvaux, dernier tiers du XIIe siècle, 5 vol.

[24] BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle.

[25] BMM, Latin (H 8), Institutes (Justinien – 527-565), XIVe siècle.

[26] BMM, Latin (H 117), La vie des douze Césars (Suétone – v. 69-v. 126), XIIe siècle.

[27] BMM, Latin (H 33), Recueil de traités d’Aristote et d’Averroès (Aristote – 384-322 av. J.-C. ; Averroès – 1126-1198), 1321.

[28] BMM, Latin (H 359), Discours et lettres (Cicéron – 106-43 av. J.-C.), XVe siècle, 2 vol.

[29] BMM, Français (H 249), Perceval (Chrétien de Troyes – v. 1135-v. 1183), 1270-1280. Cet exemplaire est rare car contient Perceval et ses deux continuations, ainsi que celle de Manessier. De plus, sur les cinq manuscrits de Perceval, il est le plus richement illustré (55 miniatures dont 25 pour le texte de Perceval et 30 pour les deux continuations).

[30] BMM, Latin (H 5), Expositio super psalmos (Pierre Lombard – v. 1100-v. 1160), XIIIe siècle. Voir à son sujet : Fabre I., « Les psautiers glosés H 5 et H 296, du commentaire à la méditation en images », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 41-55.

[31] Lorblanchet H., « Le goût du savoir. Prunelle et la constitution de la bibliothèque de médecine », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 19. La salle correspondant au réfectoire était la plus longue et la plus étroite, accessible uniquement par des marches.

[32] BMM, Latin (H 117), La vie des douze Césars (Suétone – v. 69-v. 126), XIIe siècle.

[33] BMM, Latin (H 242), Fleurs (Bernard de Clairvaux – (v. 1090-1153), fin du XIIIe siècle.

[34] BMM, Latin (H 261), Missale præcipuorum festorum, 1350-1360.

[35] BMM, Latin (H 296), Psautier glosé, 1ère moitié du XIIe siècle, fol. 8.

[36] Aline Bonafoux pratique l’art de l’enluminure depuis 1994 et dispense son savoir au travers de divers événements et ateliers. Voir son site internet : http://www.enluminure-montpellier.fr/.

[37] Voir Todeschini P., « La numérisation des manuscrits de Clairvaux à la Bibliothèque interuniversitaire de Montpellier », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 30 à 39. L’auteur mentionne toutes les étapes effectuées avant de numériser un ouvrage en passant par l’atelier de restauration. L’intervention d’Anne-Sophie Gagnal, en collaboration avec Pascaline Todeschini, lors de la journée d’études du CEMM EA 4583 le 3 octobre 2016, a permis également d’éclairer plusieurs points techniques concernant la préparation des manuscrits avant leur exposition et leur numérisation.

[38] Seulement quatre manuscrits ont changé de reliure, celles-ci dataient de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle et endommageaient l’ouvrage à cause de coutures trop serrées qui, par ailleurs, empêchaient également l’opération de numérisation ; voir ibid., p. 34.

[39] Voir Fabre I., « Les psautiers glosés H 5 et H 296, du commentaire à la méditation en images », L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier, cat. exp., Montpellier, Bibliothèque universitaire de Médecine de Montpellier, 2015, p. 41-45 : la richesse de ces ouvrages et des illustrations complémentaires permettent d’apprécier leur qualité d’exécution ; Beys B., « Aristote dans les collections claravalliennes », ibid., p. 57 à 63 : cet article permet de resituer les ouvrages d’Aristote de Stagire (384-322 av. J.-C.) dans l’enseignement universitaire au Moyen Âge et la richesse des quatre exemplaires de Montpellier (H 228 ; H 33 ; H 162 et H 177) parmi les douze exemplaires de la collection de Clairvaux.

 

Pour citer cet article : Hélène Chancé, "L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier (Bibliothèque universitaire de médecine, Montpellier, 2015)", exPosition, 26 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/chance-manuscrits-medievaux-clairvaux-montpellier-2015/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries

par Félicie Faizand de Maupeou

 

Félicie Faizand de Maupeou est ingénieur de recherche au Labex Les Passés dans le présent (Paris Nanterre). Spécialiste de l’histoire des expositions et de l’impressionnisme, elle explore l’histoire de l’art au prisme des humanités numériques. —

 

« […] l’Impressionnisme […] fit souvent du bord un arbitre entre ce qui est dans le tableau et ce qui est hors du tableau. Mais cette tendance se combinait avec un mouvement infiniment plus important, l’amorce de la poussée décisive qui finirait par transformer la notion même de tableau, la manière dont on l’accrochait et, en fin de compte, l’espace de la galerie : le mythe de la planéité qui devient le stratège du combat de la peinture pour l’auto-définition. Le déploiement d’un espace littéral et dépourvu de profondeur dont les formes qu’il contenait ne relevaient que de l’artifice (par opposition aux formes “réelles” que revendiquait le vieil espace illusionniste) vint exercer une pression supplémentaire sur le cadre. Ici le grand inventeur est, bien entendu, Claude Monet[1]. »

Dans ces quelques lignes, tirées de l’ouvrage Inside a white cube, Brian O’Doherty désigne Claude Monet (1840-1926), le père de l’impressionnisme, comme un acteur clé de l’histoire de la peinture et des expositions. Et s’ils ne sont pas explicitement cités, les Nymphéas de l’Orangerie des Tuileries constituent la référence évidente de ce passage d’une toile qui cherche à recréer un espace illusionniste à une surface auto-référente. En concevant la mise en exposition de ses œuvres comme un tout unifié clos sur lui-même, le peintre bouscule autant les codes traditionnels de la peinture que ceux de l’exposition.

Après avoir beaucoup voyagé, après s’être exercé le regard sur de multiples motifs, après avoir exploré les alentours de sa maison de Giverny dans laquelle il s’installe en 1883, Monet resserre son regard sur son environnement proche. À partir de la fin des années 1890, il se consacre presque exclusivement à la représentation de son étang qu’il a lui-même aménagé pour en faire un motif pictural. Ce choix n’est pas fortuit. Il rappelle au contraire l’attrait de Monet pour la nature – ici synthétisée dans un jardin –, son goût pour les fleurs – incarné par les nénuphars – et sa fascination pour la représentation des reflets démultipliés – ici par la surface miroitante de l’eau. Monet plonge toujours plus en profondeur dans son motif. Aux formats carrés de la série des Bassins des Nymphéas (1899-1900), qui donnent à voir de manière clairement reconnaissable le jardin d’eau, succède celle des Paysages d’eau (approximativement 1903-1908), dans lesquels les bords de l’étang disparaissent au profit des seuls thèmes des nénuphars et des reflets du ciel. Il délaisse toute idée d’espace illusionniste qui ouvrirait vers un au-delà fictif de la toile au profit d’un fragment qu’il explore selon un double mouvement d’élargissement du motif et de la toile. Monet fond ses nénuphars dans l’ensemble d’une représentation qui a abandonné tout repère physique. Par l’abandon du cadrage et de la perspective traditionnels, Monet remet en cause la construction d’un espace illusionniste, décor d’un récit ordonné et cohérent. Les Nymphéas ne sont donc plus vraiment des motifs reconnaissables mais des taches de couleurs, des signes picturaux qui organisent ses toiles ; grands panneaux qui, à l’Orangerie, se succèdent les uns aux autres dans un continuum apparemment sans bord, ni limite.

Réalisés sur toile avec des châssis indépendants, les Nymphéas sont conçus comme des tableaux. Malgré leurs dimensions imposantes[2] et leurs qualités plastiques qui tendent à faire oublier le cadre, ils sont délimités par la surface de la toile. Ils n’ont par ailleurs pas été créés pour une destination précise. En même temps, l’idée d’employer ces œuvres à la décoration d’un lieu apparaît très tôt. Leur installation à l’Orangerie, selon une mise en exposition bien particulière pensée par le peintre, et le fait que les toiles soient rendues solidaires du lieu par le marouflage des toiles sur les murs les rapproche plutôt de la peinture murale. Néanmoins, les Nymphéas ne sont pas un programme décoratif, puisque le bâtiment qui les abrite n’a, à l’origine, pas d’autre fonction que celle d’exposer ces immenses toiles. Ils ne sont pas pour autant une œuvre in situ puisque les toiles n’ont pas été créées à l’origine pour ce lieu. Mais le spectateur n’est pas non plus en présence de rangées de tableaux superposés sur toute la surface du mur, ni d’une sélection d’œuvres à visée didactique[3]. Ni tout à fait tableau, ni peinture murale ou décor, cette succession de négation montre la difficulté qu’il y a à qualifier une œuvre qui résiste aux définitions.

C’est le caractère singulier de cette œuvre que cet article entend mettre en lumière, en montrant comment Monet, aussi bien dans l’esthétique qu’il déploie sur ses toiles que dans la scénographie qu’il conçoit, s’inscrit dans la continuité de sa carrière et pioche dans plusieurs modèles de son temps, dont il s’écarte néanmoins pour créer un ensemble qui renouvelle le lien entre l’œuvre, l’espace et le spectateur.

Histoire de la donation et du dispositif scénographique des Nymphéas

Dès qu’il passe aux très grands formats, Monet prend conscience de l’inflexion esthétique de son projet et de ses implications sur la mise en exposition des toiles. Si la destinée finale de cette œuvre apparaît assez tardivement, l’idée générale de son dispositif germe à l’inverse très tôt dans l’esprit du peintre. Dès 1898 il imagine « [u]ne pièce circulaire dont la cimaise, en dessous de la plinthe d’appui [soit à mi-hauteur de taille humaine], serait entièrement occupée par un environnement d’eau[4] ». Monet pense d’abord à un salon[5], mais la difficulté évidente d’insérer ces toiles immenses dans un espace traditionnel[6] le pousse à abandonner ces différents projets et, pendant de nombreuses années, il travaille à ces œuvres sans en connaître ni la finalité, ni la destination. Il trouve enfin dans l’armistice de la Première Guerre mondiale le dénouement attendu. Le peintre, déjà âgé, n’a pas pu participer aux combats. Mais il souhaite s’associer à la victoire par un don de plusieurs panneaux des Nymphéas à la France. L’histoire de cette donation est tortueuse et met bien des années à aboutir puisque le projet, formulé auprès de Clemenceau dès le 12 novembre 1918[7], ne se concrétisera que huit ans plus tard, après le décès de l’artiste[8]. Un des enjeux de ce long processus est le choix d’un lieu adapté à cette œuvre aux dimensions exceptionnelles et à l’esthétique novatrice.

Afin justement de s’y adapter au mieux, il est d’abord décidé de faire édifier un bâtiment spécialement dédié[9]. Un projet de pavillon dans la cour d’honneur de l’hôtel Biron, tout nouveau musée Rodin, est lancé. Sur les indications de Monet, l’architecte Louis Bonnier propose un édifice assez simple aménagé autour d’une salle circulaire éclairée par le toit autour de laquelle se répartissent quatre compositions [Fig. 1]. Cependant les exigences de Monet ne s’accordent pas avec les contraintes budgétaires et ce premier dessein est finalement abandonné au profit d’un bâtiment existant, que l’État s’engage à aménager selon la volonté de l’artiste. Le choix s’arrête sur l’Orangerie des Tuileries. Vraisemblablement selon les plans soumis par Bonnier, le nouvel architecte du projet, Camille Lefevre, propose une scénographie qui, après quelques modifications demandées par le peintre, est adoptée. Les travaux sont lancés en 1921 et s’achèvent quatre ans plus tard. Mais le peintre ne verra jamais son œuvre sur place car, refusant de se séparer de ses toiles, ce n’est qu’après sa mort qu’elles sont finalement marouflées dans les salles.

Fig. 1 : Projet d’un bâtiment dans la cour de l’hôtel Biron
Plan de la salle des Nymphéas avec la disposition des panneaux
Paris, Archives nationales F21 6028, gallica.bnf.fr

Installées dans la partie est du bâtiment, elles forment deux ellipses consécutives éclairées par une verrière dont la lumière est tamisée par un velum en tissu. Ces deux salles sont précédées d’un vestibule ovale, largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. Les toiles, directement marouflées sur les murs, sont uniquement encadrées d’une simple baguette en bois doré. Cette scénographie, voulue et dirigée par le peintre, est inscrite dans l’acte de donation qui stipule qu’aucune autre œuvre (peinture ou sculpture) ne peut être ajoutée, qu’aucune modification de l’aménagement des panneaux n’est autorisée et que les toiles ne doivent pas être vernies et encore moins vendues. Si les conditions de cette donation ne sont pas respectées, celle-ci peut être révoquée[10]. Cela ne sera jamais le cas, même lorsque, dans les années 1970, l’arrivée de la collection Walter-Guillaume entraîne d’importants travaux qui bouleversent ce dispositif original[11]. Cette inscription juridique du dispositif scénographique dans l’acte de donation démontre bien sa valeur aux yeux du peintre. La scénographie fait partie intégrante de l’œuvre qui ne saurait être vue dans d’autres conditions.

Le choix de l’Orangerie. Du dialogue entre le lieu et les œuvres

Les Nymphéas n’ont donc pas été conçus à l’origine pour l’Orangerie, mais Monet a accepté cette affectation en raison des multiples liens qui existent entre son œuvre et ce bâtiment. Et pendant les cinq années qui s’écoulent entre le choix de l’Orangerie[12] et l’installation des panneaux, le peintre n’a eu de cesse de reprendre ses toiles et d’ajuster le dispositif général afin de souligner ces liens. Il existe un double mouvement d’adaptation des œuvres au lieu, par le travail du peintre sur les toiles, et du lieu aux œuvres, par la mise en point du dispositif scénographique[13]. La mise en exposition des Nymphéas fonde donc finalement leur singularité sur le dialogue entre les panneaux et leur environnement plus large.

L’environnement immédiat de l’Orangerie correspond aux thèmes récurrents déployés dans l’œuvre de Monet : la nature, dont le jardin des Tuileries est le « modèle réduit[14] », et la Seine, paysage d’eau tant aimé et qu’il a si souvent représenté. Si les salles elles-mêmes sont aveugles, ce lien se construit visuellement dans le vestibule largement ouvert sur l’extérieur grâce à une percée vers le jardin et vers la Seine. L’édifice est d’ailleurs construit le long de la rive du fleuve qui dessine l’axe historique de Paris. L’entrée à l’est permet de suivre la trajectoire du soleil dans la progression au sein du bâtiment. L’ordre des toiles semble reprendre ce cheminement solaire. Le peintre ne s’est pas expliqué à ce propos mais on sait qu’il y a longuement travaillé. Les huit panneaux de l’Orangerie sont en fait constitués de 22 toiles qu’il faut assembler. Pour cela, Monet fait réaliser un système de châssis mobiles qui lui permet de déplacer les toiles [Fig. 2]. C’est finalement Clemenceau qui, dans une description très poétique de son parcours, éclaire le public sur ces « étapes du drame que se joue le monde à lui-même[15] ». D’après lui, l’installation fait pénétrer le public dans un spectacle naturel qui, reproduisant l’ordre cosmique, progresse entre ombre et lumière, du matin jusqu’au soir. La lumière naturelle zénithale, qui évolue tout au long de la journée, souligne ce cheminement et tend à recréer les conditions de regard du peintre devant son jardin d’eau. La fluidité du motif aquatique est quant à elle accentuée par la courbure des murs et le mouvement du spectateur, qui peut circuler librement grâce au dédoublement des passages entre les deux salles. Finalement, comme en témoigne le critique Raymond Régamey en 1927, « [i]l y a une harmonie aussi certaine que mystérieuse, assurément voulue, entre le caractère de cette peinture et la douceur des courbes ovales. La sobriété de la mouluration concourt à la paix et à la continuité d’effet de l’ensemble[16] ».

Fig. 2 : Claude Monet, peintre, dans son atelier, 1926, photographie de presse, Agence de presse Meurisse / 0030.
gallica.bnf.fr

Les Nymphéas ou l’aboutissement d’un questionnement artistique

La volonté de créer un ensemble cohérent s’inscrit dans la continuité de différentes recherches menées par Monet tout au long de sa carrière. Décor, scénographie et série : ces préoccupations se retrouvent dans la grande œuvre finale de l’artiste.

Du décoratif chez Monet

Si la veine décorative des impressionnistes n’est aujourd’hui pas toujours bien reconnue[17], elle est à l’époque bien attestée. Monet qualifie ainsi lui-même ses Nymphéas de « Grandes Décorations ». À plusieurs reprises, Pissarro met également en avant ce qu’il considère comme une qualité de la peinture de son camarade. En 1883, il écrit à Karl Huysmans pour s’étonner qu’il n’ait pas été frappé par « cette vision si étonnante, cet exécutant phénoménal, ce sentiment décoratif si grand et si rare dès 1870[18] ». La même année, à l’occasion de l’exposition qui se déroule chez son principal marchand Paul Durand-Ruel, Gustave Geffroy qualifie Monet de « maître-décorateur[19] ». Et dans les années 1920, le critique François Thiébault-Sisson fait de l’agrandissement du motif original des Nymphéas un des moteurs de l’évolution décorative des toiles : « Claude Monet avait élargi le motif initial avec une noblesse, une ampleur et un sens instructif du décor dont on ne l’aurait jamais soupçonné[20] ».

Au-delà des caractéristiques plastiques associées au décoratif que Monet développe dans les Nymphéas – élargissement du motif et remise en cause du cadrage et de la composition traditionnels –, il importe de noter que celui-ci s’est aussi essayé à la réalisation de véritables décors, qui ont joué un rôle important dans la maturation du projet des Nymphéas. À la quatrième exposition impressionniste en 1879, Monet présente un tableau sous le titre Les Dindons, décoration non terminée. Cette œuvre fait partie d’un ensemble de quatre toiles destinées à la salle à manger de son mécène Ernest Hoschédé dans son château de Montgeron[21]. Chacune[22] représente une partie différente du parc de la propriété et les activités qui s’y déroulent. Avec ce projet, Monet s’essaie à la conception d’un ensemble de toiles cohérent pour un lieu défini. Quelques années plus tard, c’est pour Durand-Ruel que le peintre s’attelle à la réalisation d’un projet décoratif sous la forme de panneaux pour les portes de son salon[23]. Ces peintures représentent toutes des natures mortes sur fond uni, ce qui devait donner à l’ensemble une grande homogénéité, caractéristique qui se retrouve dans les grandes décorations des Nymphéas. Cette attention portée à l’harmonie entre l’œuvre et son lieu d’exposition reflète l’importance qu’il accorde aux questions d’accrochage et dont les essais tout au long de sa carrière constituent autant de jalons dans l’élaboration de son projet des Nymphéas. À l’évocation des expérimentations scénographiques de Monet, les premières images qui apparaissent immanquablement sont celles de la fameuse salle à manger de sa maison de Giverny, dont le jaune très soutenu des murs fait ressortir les aplats de couleurs des estampes japonaises[24] de sa collection, et celles de sa cuisine dont le bleu répond à celui des faïences qui l’ornent.

Si on peut encore aujourd’hui admirer cet aménagement, on ne conserve à l’inverse malheureusement aucun témoignage iconographique des accrochages des très nombreuses expositions qui ponctuent la carrière de l’artiste. Il faut donc croiser les sources textuelles, en particulier la correspondance et les articles de presse, pour se faire une idée de ces expériences dans lesquelles la scénographie des Nymphéas puise ses racines.

Mises en exposition et recherches scénographiques

Aussi novateur soit-il dans le domaine scénographique, Monet ancre ses recherches dans un contexte propice. À l’époque, les conditions d’accrochage des œuvres d’art, en particulier au Salon des Beaux-arts, font l’objet de critiques toujours plus nombreuses de la part des commentateurs et des artistes[25]. Plusieurs sociétés, dont le Cercle de l’Union artistique[26] ou les Aquarellistes, organisent leurs propres expositions dans lesquelles leurs membres cherchent à créer des scénographies plus intimistes, en divisant les espaces d’exposition, en limitant le nombre de toiles à deux ou trois rangées, en travaillant sur l’éclairage et en réunissant les œuvres d’un même artiste[27]. Les impressionnistes, qui expérimentent eux-aussi ces nouvelles formes d’accrochage dans leurs expositions de groupe, s’inscrivent pleinement dans ce courant. Grâce au succès qu’il rencontre à partir des années 1880, Monet peut multiplier les expositions personnelles[28], type de manifestation qui lui offre une maîtrise encore plus grande des conditions de monstration de ses œuvres. Le peintre sélectionne avec soin les toiles qu’il présente et préside la plupart du temps à leur installation. En 1889 par exemple, lors de son exposition conjointe avec Rodin, Monet se désespère de l’attitude du sculpteur qui, venu installer ses œuvres après qu’il a lui-même accroché ses peintures, contredit tout le sens de la présentation qu’il avait imaginée[29]. Cet impératif se révèle toujours plus décisif au fur et à mesure que la série s’impose dans sa pratique.

L’esthétique sérielle et ses implications scénographiques

Dans un premier temps, l’idée de multiplier les toiles représentant un même motif selon un point de vue et un cadrage similaires constitue la réponse empirique du peintre au problème esthétique de saisir l’« enveloppement des formes dans la lumière, c’est-à-dire l’expression plastique de la lumière sur les objets qu’elle baigne et dans les espaces qu’elle remplit[30] ». Mais très vite, le principe de la série se formalise dans la pratique de Monet qui conçoit ces ensembles de toiles comme un tout cohérent. Envisagées comme tel dès leur conception, ces séries prennent tout leur sens si elles sont vues ensemble. C’est en les observant rassemblées que le spectateur peut comprendre la cohérence de la démarche créatrice de l’artiste et en les comparant que la singularité de chaque œuvre lui apparaît. Monet prend très tôt conscience des répercussions scénographiques de ce procédé et, avant même que la série ne soit réellement formalisée dans sa pratique, il cherche à réunir ses séquences de peinture. Il présente à Paris six versions de la Gare Saint-Lazare à la troisième exposition du groupe impressionniste en 1877, dix toiles rapportées de Belle-Île à la sixième Exposition internationale de peintures chez Georges Petit en 1887 et dix Marines d’Antibes l’année suivante chez Théo van Gogh[31]. Puis le procédé se systématise avec les séries des années 1890 qui font toutes l’objet d’une exposition dédiée chez Durand-Ruel : les Meules en 1891, les Peupliers l’année suivante et les Cathédrales en 1895. À chaque fois l’accrochage sur une rangée ou dans des espaces séparés par série en fait ressortir la cohérence.

Loin d’échapper à cette logique, les Nymphéas renforcent ce mouvement puisqu’en Durand-Ruel sous 1909 Monet en présente 48 variations dans une exposition organisée chez son marchand le titre « Nymphéas, série de paysages d’eau ». Les toiles sont classées en cinq sous-ensembles. Insatisfait de son travail, Monet a plusieurs fois repoussé la date de la manifestation. Il s’en explique auprès de son marchand Durand-Ruel, dans une lettre datée d’avril 1907, année où elle devait avoir lieu : « […] ce serait du reste très mauvais de montrer si peu que ce soit de cette nouvelle série, tout l’effet n’en pouvant être produit que par une exposition d’ensemble. En plus de cela j’ai besoin d’avoir sous les yeux les choses faites, pour les comparer à celles que je vais faire[32] ». Monet exprime ici l’imbrication des enjeux de création et de monstration qui sous-tendent une série. Créées les unes avec les autres et les unes par rapport aux autres§, les œuvres doivent pouvoir être examinées et comparées de la même manière. Si les qualités esthétiques d’une toile permettent de l’isoler, le sens de la démarche artistique du peintre lui se perd.

Cette recherche d’homogénéité par l’accrochage est cependant toujours confrontée au problème de la dispersion des œuvres après la fermeture de l’exposition. Les toiles, qui sont à nouveau engagées dans les logiques du marché, sont directement vendues à des collectionneurs ou placées chez des marchands avant de trouver un acquéreur. Monet a largement profité de ces logiques du marché et de l’attrait commercial des séries. Cependant, avec l’âge et le succès, il commence à déplorer cet éparpillement et exprime le désir de conserver l’unité de ses séries. Alors que ses Cathédrales sont réclamées pour être exposées de par le monde, il s’oppose aux mécanismes du marché de l’art, refuse de les prêter et cherche à en préserver l’unité de sa série en la proposant dans son intégralité à Durand-Ruel[33]. L’échec de cette entreprise et l’incapacité pour les expositions temporaires de préserver l’unité et la cohérence de sa démarche l’incite à imaginer un dispositif qui garantirait son intégrité de manière pérenne. Il conçoit ainsi la grande décoration des Nymphéas qui représente tout à la fois l’aboutissement de ses expositions de séries et une rupture complète avec la stratégie d’exposition qu’il a construit tout au long de sa carrière.

De possibles modèles pour la mise en exposition des Nymphéas

C’est en se fondant sur ces expériences menées tout au long de sa carrière, mais également en s’inspirant, de manière aussi bien concrète que diffuse, des créations de son époque, que Monet imagine l’installation des Nymphéas. Pour un observateur contemporain, le dispositif général des salles de l’Orangerie n’est pas sans rappeler celui des panoramas[34] [Fig. 3]. Ce rapprochement est confirmé par le duc de Trévise qui témoigne que Monet « avait rêvé d’une vaste rotonde où ses toiles se logeraient à la façon d’un panorama[35] ». Le premier projet de l’hôtel Biron en reprend effectivement plusieurs caractéristiques comme la circularité, l’éclairage zénithal et l’immersion du spectateur au centre d’une toile apparemment sans fin. S’il n’en reprend pas la forme, le vestibule qui précède les deux salles joue le même rôle de transition entre le monde extérieur et l’intérieur du dispositif que le couloir, généralement assez long et plongé dans l’obscurité, qui mène à la salle centrale d’un panorama. Assez évidente sur le plan formel, la comparaison ne peut être étendue à l’esthétique des panneaux et à la démarche artistique sous-jacente. Alors que les toiles des panoramas représentent la réalité de la manière la plus fidèle possible afin de plonger le public dans un spectacle sensationnel, Monet invite le spectateur à la contemplation d’un motif, dont il a cherché à saisir l’essence dans les jeux de lumière et de reflets.

Fig. 3 : Charles Garnier, Nouveau panorama des Champs-Élysées. Coupe transversale.
Tiré de Charles Garnier, Panorama Marigny. Ensembles, 1881.
gallica.bnf.fr

À l’inverse, ce n’est pas l’agencement formel des décors intérieurs japonais que Monet a repris, mais l’idée d’entourer le visiteur dans un spectacle évocateur de la nature. Si le rôle de l’art japonais dans l’évolution esthétique de la série des Nymphéas[36] est assez bien connu, celui des objets d’art dans l’élaboration de leur scénographie l’est moins. Un rapprochement est parfois opéré avec les paravents, mais les byōbu ou les fusama – sortes d’écrans qui servent à séparer les pièces[37] – ont sans doute joué un rôle plus décisif. Les premiers s’apparentent vraiment à des paravents mais ils sont beaucoup plus grands. Conçus malgré tout pour être transportables, ils sont importés assez tôt en Occident. Les fusama sont au contraire intégrés à l’architecture. De dimensions encore plus importantes, ils enveloppent véritablement le spectateur, qui est alors obligé d’entrer en mouvement pour pouvoir appréhender l’ensemble de la peinture. Arrivés plus tardivement en Occident, les exemples se multiplient à partir de l’Exposition universelle de Paris de 1900. Il n’est pas attesté que Monet ait visité cette manifestation. Il a néanmoins certainement pris connaissance des œuvres exposées, à travers les journaux et les différentes publications qui relayent largement l’événement. Un exemplaire de l’Histoire de l’art du Japon[38], écrit à cette occasion par son ami Tadamasa Hayashi, le principal commissaire de la section japonaise, est toujours conservé dans sa bibliothèque de Giverny[39]. Cet ouvrage, très richement illustré, permet d’établir des rapprochntseme inédits entre les décors japonais et la mise en exposition des Nymphéas. Les Fleurs et oiseaux de la planche X, aves LIX motc seifs insérés dans un vaste environnement naturel sans bord ni cadre, a pu donner à Monet l’idée de ses panneaux sans fin [Fig. 4]. Les makimonos[40], rouleaux d’écriture et de peinture de la bible bouddhique, représentés en partie déroulés sur la planche XXXV, procurent cette même illusion d’un dessin qui se déploie à l’infini [Fig. 5]. S’il est difficile d’établir clairement le lien génétique entre ces reproductions et la création des Nymphéas, il ne paraît pas hasardeux d’avancer qu’elles ont certainement nourri l’imaginaire du peintre. C’est d’autant plus probable que Monet possédait d’autres ouvrages illustrés d’œuvres similaires, comme les deux catalogues des ventes de la collection Hayashi[41] qui se sont déroulées en janvier et février 1902.

Fig. 4 : Fleurs et oiseaux.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XLIX.
gallica.bnf.fr
Fig. 5 : Deux makimonos en partie déroulés.
Histoire de l’art du Japon: ouvrage publié par la commission impériale du Japon à l’exposition universelle de Paris, 1900, Paris, M. de Brunoff, 1900, planche XXXV
gallica.bnf.fr

Une « œuvre unique en son genre » dédiée au public

Le dispositif imaginé par Monet pour ses Nymphéas représente à la fois l’aboutissement de sa carrière et une création totalement inédite qui met en scène le dialogue entre l’œuvre et le lieu. Une troisième entité est également intégrée très tôt à ce dialogue dans la conception du projet : le regard du public. Tout au long de sa carrière, Monet a pris en compte cette dimension, ce dont témoigne par exemple un échange qui l’oppose à Degas, en 1895 lors de la préparation d’une exposition posthume consacrée à leur camarade Berthe Morisot : « Est-ce que, dit Degas, je m’occupe du public ? Il n’y voit rien ! C’est pour moi, c’est pour nous que nous faisons cette exposition : vous ne voulez pas apprendre au public à voir ? » « Eh bien si, répond Monet, nous voulons essayer. Si nous faisions cette exposition uniquement pour nous, ce ne serait pas la peine d’accrocher tous ces tableaux. Nous pourrions les regarder simplement par terre[42] ». S’il est difficile de savoir quel crédit accorder à cette anecdote livrée par l’écrivain Pierre Assouline sans référence, elle paraît tout à fait plausible tant Monet a toujours pris soin d’intégrer le public dans ses expositions. C’est pour lui faire comprendre sa démarche, son intention artistique, qu’il conçoit lui-même ses accrochages.

Ainsi la quête artistique de Monet, vieillard obstiné qui s’acharne à saisir les reflets à la surface de son bassin d’eau, n’est pas aussi personnelle qu’elle y paraît. Elle tient en réalité toujours compte du regard du futur spectateur. D’un point de vue technique, cela se matérialise par l’attention portée aux déformations visuelles induites par le dispositif en courbe. Il s’agit d’ajuster ces déformations afin d’obtenir une juste vision du motif quel que soit le positionnement du spectateur. Il s’agit également de ramener de la verticalité dans ce long bandeau horizontal de peinture, ce que l’artiste a pris le soin de faire en disposant des peupliers sur trois[43] des huit compositions. En soulignant par la mise en exposition les paradoxes qui traversent son œuvre – ciel-eau, surface-profondeur-reflet, transparence-opacité, intérieur-extérieur, mouvement infini-fermeture –, le peintre a créé un lieu « unique en son genre[44] ». L’enjeu pour l’artiste est de faire progressivement naître l’œuvre dans l’œil du spectateur, de lui faire éprouver l’acte de perception et les mécanismes de la vision. Et c’est par le mouvement que le public s’imprègne progressivement de ce spectacle dont il ne s’agit plus tant de reconnaître tous les détails que d’éprouver les mêmes sensations que le peintre devant son jardin d’eau. À la dimension spatiale s’ajoute donc celle du temps, éprouvée par le spectateur par la déambulation et par la lumière naturelle changeante. Son expérience est démultipliée à l’infini, aussi bien dans l’espace que dans le temps.

Seul le lien qui unit l’œuvre, son environnement, sa mise en exposition et le spectateur peut définir ce lieu, que le conservateur du patrimoine Pierre Georgel, l’initiateur de la grande restauration de l’Orangerie menée dans les années 2000, qualifie de « sanctuaire laïc[45] ». Cette interprétation de l’Orangerie comme un lieu de retraite se justifie par la volonté de Monet d’offrir à l’homme oppressé par la vie moderne et urbaine un havre de paix où se ressourcer en se réappropriant ce lien à la nature. Le peintre s’en explique dès 1909 dans un entretien avec le critique d’art Roger Marx : « […] il [le dispositif des Nymphéas] aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, […] cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aquarium fleuri[46] ». Malgré leur dispositif fermé sur lui-même et une esthétique du fragment pris pour lui-même, les Nymphéas font écho au rôle de fenêtre ouverte sur l’extérieur qui a toujours été dévolu à la peinture de paysage. Mais, par un changement d’échelle spectaculaire, cette peinture sort du cercle de l’intimité pour entrer dans la sphère publique.

Toutes ces caractéristiques – immersion du spectateur dans le continuum de l’œuvre, création d’un espace singulier uniquement dédié à l’expérience esthétique, harmonie et simplicité du dispositif architectural, homogénéité de l’espace et création d’une atmosphère originale – permettent, à la suite de Julian Zugazagoitia, de qualifier les Nymphéas de l’Orangerie d’œuvre d’art totale. Dans son texte Archéologie d’une notion, persistance d’une passion[47], l’auteur affirme ainsi que l’appellation wagnerienne peut être étendue à d’autres champs et surtout d’autres périodes, en se fondant non pas sur les questions formelles mais sur l’attitude que porte et génère l’œuvre. Or, avec les Nymphéas, Monet ne s’est pas contenté de plaquer des peintures sur un mur, il a créé un espace complet et entier, au sein duquel le spectateur peut se déplacer et renouveler ainsi sans cesse son expérience. Affirmant le lien fondamental entre l’œuvre et sa mise en exposition et le rôle essentiel que l’artiste joue dans sa construction, Monet doit donc être considéré comme un acteur clé de l’histoire de l’exposition et celle de l’artiste scénographe de son œuvre.

 

Notes

[1] O’Doherty B., White cube : l’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976), p. 42.

[2] Tous les panneaux ont des dimensions différentes. À l’Orangerie, ils forment des compositions qui mesurent entre 6 et 12 m de long pour une hauteur constante de 2 m.

[3] Larousse P., Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1874, t. 11, p. 716, col. 4 : « lieu d’études littéraires, scientifiques ou artistiques ; grande collection d’objets d’art ou de science ».

[4] Guillemot M., « Claude Monet », La revue illustrée, 15 mars 1898, [n. p.].

[5] Claude Monet cité dans Marx R., « Les Nymphéas de M. Claude Monet », Gazette des beaux-arts, juin 1909, p. 529 : « Un moment la tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon ce thème des Nymphéas : transportés le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité ». Voir aussi, Gimpel R., Journal d’un collectionneur, Paris, Calmann-Lévy, 1963, p. 154 : quelques années plus tard, Monet confie à René Gimpel, « Le docteur Gosset en voudrait plusieurs pour une propriété qu’il construit à la campagne. Je lui ai dit que je lui laisserais que s’il les place en pleine lumière ».

[6] Ibid., p. 68-69 : lors d’une de ses visites à Giverny, le marchand d’art René Gimpel note : « […] au point de vue décoratif ces toiles sont difficiles à placer [,] elles manquent de hauteur [et] l’endroit idéal serait à terre ».

[7] Claude Monet, Lettre W2287 à Clemenceau, Giverny, 12 novembre 1918 : « Cher et grand ami, je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs, que je veux signer du jour de la victoire, et viens vous demander de les offrir à l’État par votre intermédiaire. C’est peu de chose, mais c’est la seule manière que j’ai de prendre part à la victoire. Je désire que ces deux panneaux soient placés au musée des arts décoratifs et serais heureux qu’ils soient choisis par vous ». La plupart des lettres de Monet ont été publiées par Daniel Wildenstein dans le catalogue raisonné consacré à l’artiste : Claude Monet : catalogue raisonné, Paris ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1974, vol. 5. Elles font l’objet d’un référencement particulier sous la forme : Lettre Wxxx.

[8] Pour suivre toutes les étapes de cette donation depuis le vœu formulé à Clemenceau jusqu’à l’installation des toiles, voir Faizand de Maupeou F., « Du peintre à l’architecte. La mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », In Situ, revue des patrimoines, n° 32, 2017, en ligne : http://insitu.revues.org/14862 (consulté en août 2017).

[9] Léon P., Du Palais-Royal au Palais Bourbon, Paris, A. Michel, 1947, p. 195 : à propos de cette première tentative, Paul Léon affirme, dans ses mémoires, que « Le contenant devait être construit pour le contenu ».

[10] Archives des musées nationaux, P-8 1922 Claude Monet ; acte notarié de donation des Nymphéas à l’État, 12 avril 1922. Le paragraphe Condition résolutoire et révocatoire précise que « Dans le cas d’inexécution, dûment constaté, de toutes les conditions ci-dessus ou de l’une d’elles seulement, la présente donation sera révoquée purement et simplement ».

[11] Un étage est ajouté au-dessus des salles des Nymphéas qui ne sont donc plus éclairées par la lumière naturelle. Et pour y accéder un escalier est créé à l’endroit du vestibule qui est ainsi détruit.

[12] Lettre W2458, à Clemenceau. Giverny, 31 octobre 1921 : « Il est bien entendu, d’abord, que je refuse la salle du Jeu de Paume qui m’était offerte, et cela d’une façon formelle. Mais j’accepte la salle de l’Orangerie si, toutefois, l’administration des Beaux-Arts s’engage à y faire les travaux que je juge indispensables ».

[13] Lors d’un précédent projet décoratif, Monet a déjà travaillé l’adaptation de ses œuvres à un lieu. En 1884, Berthe Morisot lui commande une œuvre pour son appartement. À sa demande, Monet reprend sa toile Villas à Bordighera [1884, Santa Barbara, Museum of Art (W856)] dont il adapte le format pour correspondre à l’emplacement prévu.

[14] Georgel P., Le musée de l’Orangerie, Paris, Gallimard ; Réunion des musées nationaux, 2006, p. 3.

[15] Clemenceau G., Claude Monet, les Nymphéas, Paris, Terrain Vague, 1990 (1928), p. XII.

[16] Régamey R., « Les Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries », Beaux-arts : Revue d’information artistique, 1er juin 1927, p. 167-169.

[17] La bibliographie anglophone comme française témoigne d’intérêt uniquement récent de l’historiographie pour la question du décor chez les impressionnistes. Voir notamment Herbert R., Nature’s Workshop: Renoir’s Writings on the Decorative Arts, New Haven, Yale University Press, 2000 ou Kisiel M., « La peinture impressionniste et la décoration (1870-1895) », Sociétés & représentations, 2015/1, n° 39, p. 257-288.

[18] « Lettre de Pissarro à Huysmans, Osny près Pontoise, 15 mai 1883 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Saint-Ouen-l’Aumône, Éd. du Valhermeil, 2003 (1980), p. 208.

[19] Geffroy G., « Claude Monet », La Justice, 15 mars 1883, p. 1-2.

[20] Thiébault-Sisson F., « Un nouveau musée parisien. Les Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie des Tuileries », La revue de l’art ancien et moderne, juin 1927, p. 49. Cette remarque fait suite à une première intuition exprimée dès 1920 : Thiébault-Sisson F., « Un don de M. Claude Monet à l’État », Le Temps, 14 octobre 1920, p. 2 : « On sait qu’il a occupé tout son temps, depuis 1914, à reprendre, en les élargissant et en les adaptant à une destination purement décorative, les motifs de sa série des Nymphéas ».

[21] La faillite de l’homme d’affaire met fin à la commande et bloque l’installation des toiles. La chasse et Les dindons qui avaient été livrés réapparaissent lors de la vente Duret en 1894. D’après Wildenstein, on ignore si Hoschédé a jamais été en possession de L’étang à Montgeron et de Coin de jardin. Le premier passe chez Vollard quelques années plus tard avant de partir pour la Russie en passant par la collection d’Ivan Morozov. Le second suit à peu près ce même parcours sauf qu’il passe par Durand-Ruel. Wildenstein D., Monet : catalogue raisonné, Cologne, Taschen ; Lausanne, Wildenstein Institute, 1996 (1974), vol. 2, p. 343‑355.

[22] Il s’agit de L’étang à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W420)], Coin de jardin à Montgeron [1876, Moscou, musée de l’Ermitage (W418)], Les dindons [1876, Paris, musée d’Orsay (W416)] et La chasse [Paris, coll. part. (W433)].

[23] Wildenstein D., 1996, vol. 2, p. 343-355. Monet réalise ce décor entre 1882 et 1883. Les œuvres sont répertoriées dans le catalogue raisonné de l’artiste sous les numéros 919 à 960. Elles sont actuellement conservées en collection privée.

[24] Monet possédait une collection comptant 231 estampes datant essentiellement du XVIIIe et du XIXe siècle. Elles représentent un large éventail de sujets et certaines sont signées Hokusaï ou Hiroshige. Elles sont toujours accrochées comme elles l’étaient à l’époque où le peintre a vécu à Giverny. Pour plus de détails sur cette collection, voir Les estampes japonaises de Claude Monet, cat. exp., Paris, musée Marmottan Monet, 2007 ; Aitken G., Delafond M., La collection d’estampes japonaises de Claude Monet à Giverny, Paris, Bibliothèque des arts, 1983.

[25] Ces critiques sont nombreuses et émanent de toutes les tendances artistiques comme en témoignent par exemple : Delécluze É.-J., Louis David, son école et son temps, Paris, Macula, 1983 (1855), p. 324-325 : « C’est depuis cette institution surtout que les Salons du Louvre ont pris d’année en année le caractère de bazar où chaque marchand s’efforce de présenter les objets les plus variés et les plus bizarres, pour provoquer et satisfaire les fantaisies des chalands » ; Burty P., « Exposition de la société anonyme des artistes » La République française, 2 avril 1874, p. 2 : « Ils pensent enfin – et nous pensons comme eux – que les expositions officielles modernes sont, par le nombre et la disposition forcée des œuvres, la négation du jugement et du plaisir ». Les impressionnistes se sont aussi plaints à plusieurs reprises de ces mauvaises conditions d’accrochages comme Pissarro qui écrit à l’administration des Beaux-arts en 1869. « Lettre n° 7, Louveciennes, le 3 mai 1869 », Bailly-Herzberg J. (éd.), Correspondance de Camille Pissarro. T. 1 : 1865-1885, Paris, Presses universitaires de France, 1980, p. 62 ; Degas publie également une tribune à ce sujet dans Paris-Journal, 12 avril 1870, p. 2.

[26] Cette société est plus connue sous le nom Mirlitons. Les expérimentations scénographiques de cette société sont développées par Ward M., « Impressionist Installations and Privates Exhibitions », Art Bulletin, vol. 73, 1991, p. 599‑622.

[27] Pour une étude approfondie des expositions de la société des Aquarellistes, on se réfèrera avec profit à Dugnat G., La société d’aquarellistes français (1879-1896). Catalogues illustrés des expositions et index, Dijon, L’Échelle de Jacob, 2002.

[28] Pour une étude approfondie de la manière dont Monet s’est servi de ces expositions personnelles tout au long de sa carrière pour promouvoir ses œuvres d’un point de vue économique, social et artistique, voir Faizand de Maupeou F., Claude Monet et l’exposition. Une stratégie d’exposition à l’avènement du marché de l’art, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, à paraître (2017).

[29] Lettre W996 À Georges Petit, Paris, 21 juin 1889 : « Je suis venu ce matin à la galerie où j’ai pu constater ce que j’appréhendais, que mon panneau du fond, le meilleur de mon exposition, est absolument perdu, depuis le placement du groupe de Rodin. Le mal est fait… c’est désolant pour moi… Si Rodin avait compris qu’exposant tous deux nous devions nous entendre pour le placement… S’il avait compté avec moi et fait un peu de cas de mes œuvres, il eût été bien facile d’arriver à un bel arrangement sans nous nuire… Bref, je suis sorti de la galerie complètement navré, résolu à me désintéresser de mon exposition et à n’y pas paraître. J’ai eu du mal à me contenir hier en voyant l’étrange conduite de Rodin ».

[30] Cette explication est empruntée au critique et ami du peintre Octave Mirbeau. Voir Mirbeau O., Des artistes. Première série : 1885-1896 : peintres et sculpteurs, Delacroix, Claude Monet, Paul Gauguin, J.F. Raffaelli, Camille Pissarro, Auguste Rodin, etc., Paris, E. Flammarion, vers 1922, p. 148.

[31] L’exposition se déroule dans la succursale de la maison Goupil dont Théo van Gogh a la charge et qui se situe au 19 boulevard Montmartre à Paris.

[32] Lettre W1832 à P. Durand-Ruel, Giverny, 27 avril 1907.

[33] Lettre W1240 à P. Durand-Ruel, Giverny, 2 mai 1894 : « Si aucun marchand n’en prend, je n’ai plus la crainte de voir s’éparpiller ces toiles, et j’ajournerai à plus tard mon exposition pour rester à travailler paisiblement ». La transaction ne se fera finalement pas à cause notamment du prix très élevé que le peintre en demande. Les toiles sont donc finalement vendues progressivement à différents marchands et collectionneurs.

[34] Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, version informatisée : « Tableau peint en trompe-l’œil sur une toile circulaire de grande dimension, qui donne aux spectateurs l’illusion d’embrasser du regard un vaste horizon ; par méton., le bâtiment, en forme de rotonde, abritant cette toile », http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/generic/cherche.exe?15;s=1470682155 (consulté en août 2017).

[35] Mortier É. (duc de Trévise), « Le pèlerinage de Giverny », La revue de l’art ancien et moderne, janvier-février 1927, p. 52.

[36] Pour des études plus détaillées sur l’inspiration japonaise dans l’esthétique de Monet, on consultera avec profit Le Japonisme, cat. exp., Paris, galeries nationales du Grand Palais, 17 mai-15 août 1988 ; Tokyo, musée d’Art occidental, 25 septembre-11 décembre 1988 ; Monet and Japan, cat. exp., Canberra, National Gallery of Australia ; Perth, Art Gallery of Western Australia, 2001 ; Guth C., Volk A., Yamanashi E., Japan and Paris: Impressionism, Postimpressionism and the Modern Era, Honolulu, Honolulu Academy of Arts, 2004.

[37] Pour une étude de la diffusion de ces objets japonais, voir : Mabuchi A., « Monet and Japanese Screen Painting », Monet and Japan, 2001, p. 186-194.

[38] Fukuchi M., Histoire de l’art du Japon, à l’Exposition universelle de Paris (1900), Paris, M. de Brunoff, 1900.

[39] Pour connaître l’ensemble des ouvrages de la bibliothèque de l’artiste qui est toujours conservée à Giverny, on consultera Le Men S., Maingon C., Faizand de Maupeou F. (éd.), La bibliothèque de Monet, Paris, Citadelles & Mazenod, 2013.

[40] En français on trouve aussi l’orthographe makemono qui signifie littéralement « chose qu’on enroule ».

[41] Objet d’art du Japon et de la Chine. Vente à Paris, Galerie Durand-Ruel du 27 janvier au 1er février 1902, [s.n.], [s.l.], 1902. On peut notamment y voir un paravent de l’artiste Sesson Shûkei qui représente un paysage naturel avec des montagnes et un village surplombant une étendue d’eau (p. 279) et des représentations d’intérieurs japonais décorés de grands panneaux décoratifs (p. 80, 84, 96, 124).

[42] Assouline P., Grâces lui soient rendues : Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes, Paris, Plon, 2002, p. 286-297.

[43] Il s’agit de Les deux saules, Le matin clair aux saules, Le matin aux saules.

[44] Melot M., Milner M., Ory P., Rebérioux M., Recht R., Wormser A., « Orangerie, le mur de la discorde », Le Monde, 15 janvier 2004, daté du 16 janvier. Cet article est paru à l’occasion de la polémique occasionnée par la découverte du mur d’enceinte de Charles IX sous l’Orangerie.

[45] Georgel P., Les Nymphéas, Paris, Hazan, 1999, p. 25.

[46] Marx R., juin 1909, p. 529.

[47] Zugazagoitia J., « Archéologie d’une notion, persistance d’une passion », Galard J., Zugazagoitia J. (éd.), L’œuvre d’art totale, Paris, Gallimard ; Musée du Louvre, 2003, p. 67-92.

Pour citer cet article : Félicie Faizand de Maupeou, "Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/de-maupeou-exposition-nympheas-monet-orangerie/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

3/2017 – Le peintre et l’accrochage de son œuvre – Varia

Introduction

– Hélène Trespeuch, Quelques réflexions autour du White Cube de Brian O’Doherty

Le peintre et l’accrochage de son œuvre (dossier dirigé par Hélène Trespeuch)

– Félicie Faizand de Maupeou, Un geste artistique inédit : la mise en exposition des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries

– Gwenn Gayet-Kerguiduff, Théophile-Louis Deyrolle (1844-1923), peintre breton des ensembles décoratifs de Kerazan, à Loctudy (Finistère)

– Claire Salles, Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet

Varia

– Hélène Chancé, L’art du savoir. Manuscrits médiévaux de Clairvaux à Montpellier (Bibliothèque universitaire de médecine, Montpellier, 2015)

– Hélène Trespeuch, Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique

– Marie Vicet, Quelle place pour le clip vidéo au musée ? De sa reconnaissance muséale à sa remise en question, à travers trois expositions françaises (1985-2007)

Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

La revue exPosition interroge les enjeux de la monstration des œuvres et objets d’art au sens large et n’implique aucune restriction d’ordre typologique, géographique ou chronologique. À ce titre, les observations relatives à la mise en exposition des arts dits anciens, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, antiques, médiévaux ou d’Époque Moderne etc., peuvent y trouver un espace de formulation privilégié. Sans être spécialiste des questions muséologiques – la revue étant pluridisciplinaire et ouverte à tous les spécialistes travaillant régulièrement sur, pour et/ou avec l’exposition –, il me paraît toutefois intéressant de jeter quelques pistes de réflexions concernant l’apport de la revue dans ce cadre.

Il convient d’emblée de s’interroger sur la nature même des œuvres concernées qui forment aujourd’hui un vaste et riche héritage patrimonial, auquel tout un chacun est susceptible d’être confronté. Ce legs historique, dont l’importance culturelle n’est plus à démontrer, peut néanmoins engendrer nombre d’obstacles, tant sur le plan de sa valorisation que de sa réception. Les collections patrimoniales impliquent, tout d’abord, une notion intrinsèque de distance qui, due à leur antériorité chronologique et aux nécessités actuelles de leur conservation, peut de fait entraîner l’idée d’un statisme quelque peu poussiéreux. En outre, leur décontextualisation, incluant dans bien des cas la perte de leur sens initial, ne favorise guère une compréhension immédiate. À cela s’ajoute, enfin, une infinie variété de critères appréciatifs plus ou moins subjectifs – le ou les thèmes traités, les matériaux, la facture, la présence ou non de polychromie, la renommée, un nom d’artiste etc. – qui pourvoient à l’appréhension et à la compréhension de telles œuvres.

Tout le travail de la mise en exposition réside ainsi dans une transmission intelligible et accessible au plus grand nombre, de l’amateur intéressé à l’expert pointilleux. Celle-ci s’appuie sur la connaissance approfondie d’une collection particulière, depuis le contexte historique et socio-artistique de production des œuvres qui la composent, jusqu’à celui de sa constitution. Ce socle fondamental ouvre ensuite la voie à un processus muséologique, par le biais duquel, comme le mentionnent les universitaires québécois Marie-José des Rivières, Nathalie Roxbourgh et Denis Saint-Jacques, « la scénarisation, l’architecture et la théâtralisation de l’espace visent à […] faire vivre une expérience intégrant le visiteur au sujet mis en récit[1] » et que la revue exPosition souhaite analyser et commenter de façon rigoureuse. Il importe donc de questionner les modalités de la monstration – le lieu, les outils de médiation, les procédés de présentation etc. – et d’en définir les pertinences : d’abord, à l’égard de la collection elle-même qui, à l’inverse d’une simple « collecte » d’objets juxtaposés les uns aux autres, doit constituer un ensemble cohérent et attrayant ; ensuite, vis-à-vis d’un public qui, pourvu de clés de lecture adéquates, peut instaurer un dialogue visuel et intellectuel avec les œuvres. En d’autres termes, il s’agit de jauger l’ambition d’une telle entreprise et de mettre en exergue ses capacités à « faire surgir le sens[2] » d’une collection.

Dans ce contexte, la tâche qui incombe à la revue exPosition s’avère multiple : elle est à l’image de la matière traitée, ainsi que des points de vue de ses collaborateurs qui, constamment confrontés à l’art dans leurs disciplines respectives, l’alimentent à la fois de constatations objectives et d’opinions personnelles. Il faut aussi noter que cette publication possède d’ores et déjà une fonction conservatoire primordiale : elle compile la mémoire de nombreuses expositions, qu’elles soient temporaires et, par définition, périssables, ou bien permanentes, mais non pour autant immuables. Ainsi, qui s’intéresse à la question pourra potentiellement y trouver, à l’avenir, un fonds d’archives à exploiter.

 

Notes

[1] Rivières M.-J. (des), Roxbourgh N., Saint-Jacques D., « L’exposition muséale au vingtième siècle. De la taxinomie au scénario », Communication, 21/2, 2002, § 16, en ligne : https://communication.revues.org/5674 (consulté en juin 2016).

[2] Ibid., § 9.

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Quelques réflexions sur la revue exPosition et la monstration des collections patrimoniales", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-reflexions-monstration-collections-patrimoniales/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Penser l’exposition des images en mouvement

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

 

Ce deuxième opus de la revue est né de la volonté d’interroger les modalités d’exposition des images en mouvement. Les contributions suivantes sont le fruit d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3, en mars 2015, sur le thème « Images en mouvement : enjeux d’exposition et de perception ». En réunissant des chercheurs comme des acteurs du monde de l’art contemporain, dont les problématiques touchent de près les enjeux scientifiques et scénographiques de l’exposition des images dites « en mouvement » (œuvres filmiques et œuvres vidéo), cette journée, co-organisée avec Hélène Trespeuch, avait pour ambition d’apporter des éclairages sur la pragmatique de l’exposition de ces images. Des études de cas d’expositions ou de dispositifs d’installation historiques et actuelles engagèrent des réflexions sur les données techniques (accrochage, image et son) et sur les choix de mise en espace des œuvres, inhérents aux commissaires et/ou aux artistes. À travers trois axes d’analyse (« perspectives historiques », « dispositifs » et « mise en exposition »), cette journée se donnait pour objectif de questionner l’espace d’exposition, les rapports perceptifs entre les spectateurs et les œuvres, d’interroger la nature des supports de diffusion et de projection, tout en insistant sur les artistes qui ont ouvert la voie aux formes élargies de la création filmique et vidéo. De manière générale, c’est bien sur le plan de la scénographie, de la mise en conformité des dispositifs avec la pensée des artistes, que se situaient les discussions, qui amenèrent à réfléchir sur la réception en continu ou en mouvement des images, sur la persistance de modèles historiques du cinéma expérimental des années 1960-70 en Europe et aux États-Unis, que certains artistes ont pu actualiser, à l’image du collectif Nominoë[1], alors invité à la journée d’étude.

Examiner la conception d’une exposition d’images en mouvement sous-entend de prendre en compte l’environnement, de penser la circulation, la gestion du son, de mettre en évidence les propriétés plurielles des œuvres, de produire une analyse attentive de l’interaction entre les images et l’espace du musée ou de la galerie. Ces paramètres sont souvent problématiques à instituer, alors que les artistes vidéo comme les commissaires y sont très attentifs, ce que montre, par exemple, Tiphaine Larroque dans son article consacré à la rétrospective de l’artiste Robert Cahen (Entrevoir, musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014). Aujourd’hui, le passage des images analogiques aux formes numériques entretient une barrière floue entre le film et la vidéo, pourtant, à l’origine, de nature très différente : chimie de la pellicule d’un côté et part électronique de la vidéo de l’autre. Leur mise en installation a toujours engendré des données techniques, des poids historiques et des supports de projection distincts. « Contrainte » est toutefois le terme qui semble les rassembler, d’autant qu’il revient de manière récurrente lorsqu’un artiste ou une équipe de musée pilote une exposition de vidéo ou de film. Or les contraintes techniques comme les impératifs financiers (liés aux coûts du matériel) ont toujours fondamentalement imprégné la mise en exposition du film et de la vidéo depuis leur apparition dans le champ de l’art, précisément parce que ces données constitutives ne peuvent être désolidarisées des visées artistiques et esthétiques des images en mouvement. En retour, le chercheur se doit de leur accorder une place de choix, d’autant que la phénoménologie des images (flicker films, vidéos expérimentales), les effets stroboscopiques, nécessitent des paramètres techniques réfléchis, sans dénaturer l’œuvre, ni ses effets sur le spectateur, ce que démontre Fleur Chevalier à travers les expositions récentes des films de Paul Sharits et de Peter Kubelka. Exposer les images en mouvement dans les musées et les galeries d’art est un enjeu curatorial de taille, qui doit affronter avec beaucoup de difficultés l’obsolescence des médiums, sans altérer la part créatrice et expérimentale de la vidéo analogique, comme je le précise dans le cadre d’un article sur l’exposition Vidéo Vintage (Centre Georges-Pompidou, 2012). En outre, mettre en espace des œuvres mobiles, sans les réduire à un divertissement généralisé, représente un défi que de nombreux artistes et commissaires tentent de relever.

Scénographie, compréhension du médium exposé, parole donnée aux artistes, prise en compte du spectateur, représentent des marqueurs essentiels pour penser la mise en espace des travaux filmiques expérimentaux et des créations vidéo. Au-delà de ces paramètres déterminants, Mickaël Pierson interroge la temporalité des images projetées ou diffusées qui, dans certains cas, va bien au-delà des horaires d’ouverture et de fermeture des institutions. Sa réflexion nourrit ainsi les débats sur la réception intégrale de l’œuvre par le public des musées et des galeries, autant de lieux privilégiés qui tentent de bousculer l’installation traditionnelle des images en mouvement.

À travers ce dossier thématique, il s’agit donc de considérer la manière dont les images en mouvement accompagnent les démarches des artistes, touchant différents domaines, circulant dans différents milieux, dans la mesure où le décloisonnement des disciplines et les formes « étendues » représentent encore à ce jour une part dominante du champ de l’art[1]. Si ces questions entrecroisent particulièrement les liens entre cinéma et art contemporain, la revue exPosition entend ici interroger les modalités de mise en espace de ces rapports et réfléchir sur les formes que prennent les expositions consacrées aux images en mouvement.

 

Notes

[1] Sur les performances cinématographiques du collectif Nominoë, voir : http://nominoe.org/membres.php.

[1] Ces formes « étendues » englobent une littérature riche et conséquente, notamment lorsqu’elles touchent le domaine du cinéma. Pour une analyse des publications récentes, voir : Riccardo Venturi, « Repenser le cinéma élargi », Critique d’art, n° 45, automne-hiver 2015, p. 42-55.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "Penser l’exposition des images en mouvement", exPosition, 21 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-penser-exposition-images-en-mouvement/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Le format de la séance appliqué à l’exposition de l’image en mouvement

par Mickaël Pierson

 

Mickaël Pierson est doctorant en Arts et sciences de l’art à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur les liens entre arts plastiques et cinéma, notamment sur la manière dont les artistes contemporains intègrent le cinéma à leur pratique, le rôle et les effets du déplacement du cinéma vers l’exposition. En 2013, il a organisé avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Parmi ses récentes publications figurent par exemple « Du re-enactment au remake : le corps de la mémoire » (in Bis placent repetita, cat. exp., Mac/Val, Vitry-sur-Seine, 2016), ou encore « Vers une pratique communautaire du remake » (Marges, n° 17, octobre 2013). —

 

La logique du musée ou de la galerie veut que l’œuvre soit accessible en continu le temps que dure son exposition. Si cela semble une évidence dans le cas des media traditionnels, cela nécessite pour les œuvres faites d’images en mouvement leur mise en boucle, soit la reprise plus ou moins rapide de la pellicule, de la bande magnétique ou du fichier numérique dès que ceux-ci s’achèvent. Que la projection recommence immédiatement ou qu’un bref délai soit mis en place, la diffusion en boucle est devenue le mode de présentation usuel des images en mouvement dans l’exposition. Ainsi, les visiteurs les découvrent en cours de diffusion sans nécessairement pouvoir identifier immédiatement où se situe le passage dans l’architecture de l’œuvre. Pour autant, il serait vain de croire que cette mise en boucle est subie par les artistes. Au contraire, elle est rarement mise en cause et le plus souvent intégrée dès la conception de l’œuvre, au même titre que les autres conditions de présentation (projection ou diffusion sur moniteur, taille de l’écran, taille de l’espace de présentation, condition de lumière, de son…).

Pourtant, au sein d’une nouvelle génération d’artistes, dont les premiers travaux naissent à la fin des années 1980 ou au début des années 1990 et pour lesquels le cinéma va être un point d’accroche majeur de leurs productions[1], certains vont envisager d’autres moyens de diffusion : la présentation des films et vidéos sur le mode de la séance. L’œuvre n’est alors plus perpétuellement présente dans l’exposition, mais diffusée à intervalles réguliers. À la position plus libre du visiteur d’exposition répond une partie des contraintes propres au dispositif cinématographique : la prescription d’horaires de diffusion et l’impossibilité de pénétrer la salle une fois la projection commencée[2]. Il n’est pas ici question des séances spéciales consacrées aux artistes en marge d’une exposition ou lors de cycles spécifiques qui prennent place dans les auditoriums et salles de cinéma des musées. Il s’agit au contraire de la mise en place de séances au sein des espaces d’exposition, pratique qui va à l’encontre de l’attendue présence en continu de l’œuvre au musée.

La mise en séance comme principe de l’œuvre

Jeroen de Rijke et Willem de Rooij réalisent des films pour l’exposition plutôt que pour le cinéma. Ils se considèrent comme des plasticiens qui font des films. Ces deux artistes néerlandais travaillent ensemble de 1994 jusqu’au décès de Jeroen de Rijke en 2006. Ils ont fait de la projection selon un format de séance une pratique inhérente à la présentation de leurs films 16 ou 35 mm[3]. Ceux-ci, d’une durée généralement assez courte, sont diffusés dans des espaces spécifiquement conçus par les artistes dans l’exposition. S’il préserve les films de la proximité immédiate des autres œuvres, l’espace de projection n’adopte pourtant ni les caractéristiques complètes de la black box muséale ni – même s’il en reprend le principe de fonctionnement – celles de la salle de cinéma. L’obscurité définie par ces deux espaces n’est pas requise par les artistes. Comme dans une salle obscure, le projecteur est dissimulé dans un espace insonorisé. Les murs, par contre, conservent la blancheur de la salle d’exposition, celle du white cube. Quelques bancs sont disposés. Rien d’autre ne vient perturber la vision du film. Les horaires de projection des films sont précisés dans l’espace d’exposition, ainsi que sur les supports de communication. L’intervalle entre chaque projection est important. Pour l’exposition que Jeroen de Rijke et Willem de Rooij partageaient avec Christopher Williams à la Sécession de Vienne en 2005, deux films étaient diffusés quotidiennement à six reprises. Les horaires décalés des projections permettaient d’assister successivement aux deux films sans un temps d’attente trop conséquent. En revanche, si le visiteur voulait revoir le film à la projection suivante, il devait patienter plus d’une demi-heure dans le cas de Mandarin Ducks (2005) et près d’une heure pour The Point of Departure (2002). Un écart similaire entre les projections s’observe pour toutes présentations des films du duo néerlandais.

Le rejet de la diffusion en boucle fait de l’attente de la séance un des éléments constitutifs de l’expérience de l’œuvre. L’historienne des media Erika Balsom insiste sur ce point :

« Avec les horaires de projection à l’extérieur de la pièce, on s’attend à ce que le spectateur s’assoit, attende que le film commence, et reste jusqu’à ce qu’il finisse. […] de Rijke et de Rooij s’intéressent à la vacance résultant du laps de temps entre deux projections, quand la salle est vide et blanche[4]. »

Cette présence intermittente du film dans l’exposition implique la possibilité de découvrir l’espace hors du temps de projection. Selon la durée des films, sur une journée d’exposition, l’espace de projection est alors autant visible hors du temps de projection que durant la projection. L’espace de projection est alors fréquemment rapproché de la sculpture minimale :

« Ils préfèrent envisager leur production sous l’angle croisé de la sculpture et de la peinture. […] Ils aménagent les espaces de monstration avec une rigueur toute fonctionnelle, afin que chaque salle, entre deux projections, puisse être aussi parcourue du regard comme une espèce d’installation minimaliste[5]. »

Dans les catalogues, aux côtés de photogrammes, les artistes montrent souvent des vues d’exposition hors du temps de projection. Ils semblent ainsi accorder autant d’importance au film projeté qu’à l’espace qu’il occupe. Ce point est souligné par Christopher Williams à propos de l’exposition à la Sécession : « Nous étions d’accord sur le fait que l’extérieur des salles de projection de De Rijke et De Rooij était aussi important que l’intérieur, c’est pourquoi je n’ai pas accroché mes images sur les murs extérieurs de ces espaces[6]. »

La projection selon le format de séance est la condition sine qua non de la présentation des films de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij. Il s’agit aussi bien d’une tentative pour s’assurer une attention plus soutenue à leurs films que d’une résistance à la surconsommation actuelle des images : « Les images sont utilisées comme des ordures. Les gens ne les regardent même plus. C’est aussi notre rôle de protéger les images que nous produisons de la surexposition, et notre public d’une boulimie visuelle auto-imposée[7]. » La relative rareté de leur diffusion, en opposition à l’éternel accès offert par la projection en boucle, encourage-t-elle le visiteur à un visionnement intégral des films ? Toujours est-il que Jeroen de Rijke et Willem de Rooij s’emparent d’un mode de fonctionnement aux conditions de vision singulièrement plus autoritaires que celles traditionnellement dévolues au musée.

Rares sont les cas d’artistes optant d’une manière aussi radicale pour la projection selon un format de séance pour l’intégralité de leurs travaux. La majorité de ceux qui y ont recours le font en général pour un projet spécifique ou pour mettre en valeur de manière ponctuelle une œuvre qui retrouve ensuite le mode de présentation muséal habituel, celui de la diffusion en boucle. C’est le cas de Steve McQueen qui, s’il s’illustre désormais aussi bien dans le circuit du cinéma qu’au musée, a été découvert sur la scène artistique avec ses films, films transférés sur vidéo ou installations, généralement projetés en boucle, depuis le début des années 1990. En 2002, lors de sa participation à la Documenta 11 à Kassel, il présente deux nouveaux projets filmiques en diptyque : Caribs’ Leap et Western Deep. Tous deux sont montrés dans des salles conjointes dont l’entrée est soumise à de stricts horaires d’admission. Tourné sur l’île caribéenne de Grenade, Caribs’ Leap[8] évoque la résistance des indigènes à la colonisation. Après un siècle et demi de lutte, les Français triomphent de la révolte en 1651 : les derniers résistants préfèrent se donner la mort plutôt que de se soumettre à l’autorité étrangère. Ils se jettent d’une falaise de la ville de Sauteurs. Le lieu est désormais connu sous le nom de Caribs’ Leap. Montré, à Kassel, sur un seul écran, le film a été ensuite retravaillé pour être présenté sous forme de double projection : le plus grand des deux écrans montre une vue du ciel reflété dans les eaux peu profondes de la mer dont le calme apparent est régulièrement interrompu par la chute d’un corps, tandis qu’en face le plus petit documente une journée contemporaine à Grenade. Projeté à Kassel dans une salle adjacente, Western Deep[9] dévoilait sur un unique écran le travail des mineurs dans la plus profonde mine d’or du monde, Tau Tona en Afrique du Sud. La même direction gère les mines de Western Deep depuis l’Apartheid et emploie majoritairement des noirs. Le film suit la descente des mineurs sur les 3500 mètres de profondeur, puis à travers l’obscurité et l’intense chaleur, dans des conditions de travail extrêmement dangereuses.  Carib’s Leap et Western Deep sont organisés autour d’un même mouvement de descente. Si l’un est une chute rapide et désespérée et l’autre un mouvement lent, mécaniquement contrôlé et théoriquement non mortel, le diptyque évoque à quatre siècles d’écart une similaire domination de l’homme blanc sur les populations noires.

La black box dans laquelle est projetée Western Deep redouble l’effet claustrophobique de l’ascenseur et de la mine. Le début du film est très sombre. Durant un peu plus de six minutes, l’écran reste quasi noir à l’exception de plans brefs sur les visages ou l’armature de l’élévateur éclairés par le passage de l’engin dans une zone plus lumineuse de la mine. L’obscurité des images et de la black box renforce également la présence sonore du film et son obsédant roulis mécanique. L’expérience est forte, très immersive. Les images de Steve McQueen s’adressent au corps en son entier, pas seulement à l’œil et à l’ouïe, encore moins uniquement à l’intellect. Il est à la recherche d’un effet direct de l’image sur le spectateur. Les conditions de présentation de ses travaux sont toujours très précisément fixées. Pour l’artiste, il s’agit de « mettre le public dans une situation où chacun devient très sensible à lui-même, à son corps, à sa respiration[10]. » C’est ce désir de confrontation directe qui le pousse à présenter les deux films selon un mode de séance avec des horaires précis et une salle rendue inaccessible une fois la projection commencée. Il propose au visiteur d’expérimenter de manière conjointe deux films fortement contrastés : le passage d’un paysage libre et lumineux à un enfermement souterrain. Cette expérience corporelle, ce retour sur soi ne peut que difficilement avoir lieu si l’expérience est constamment perturbée par les entrées et sorties des visiteurs dans la salle de projection. L’accès aux films uniquement à certains horaires souligne l’importance de l’expérience de l’œuvre en intégralité et dans l’ordre chronologique. À la différence de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij, le temps d’attente entre chaque séance, permettant la sortie des spectateurs et l’installation de nouveaux, est assez court. Ce mode de présentation étonne lors de la Documenta, d’autant plus qu’à quelques salles de là, la cinéaste Ulrike Ottinger présente Southeast Passage (2002), un film de six heures diffusé en boucle[11]. Si la réalisatrice s’adapte aux conditions de monstration de l’institution, l’artiste, lui[12], y impose le fonctionnement du cinéma. L’artiste réutilise le format séance pour la présentation de Giardini[13] créé pour le pavillon britannique de la 53e Biennale de Venise en 2009. Ce choix a été plus commenté qu’à l’accoutumée, notamment à cause des files d’attente occasionnées pour pouvoir accéder au film[14].

À la Documenta comme à la Biennale de Venise, il s’agissait de la première présentation des films. Leur mise en séance a été, par la suite, le plus souvent maintenue. La rétrospective consacrée à l’artiste à la Schaulager Laurenz Foundation à Bâle en 2013 présentait la majorité de sa production filmique. L’essentiel des œuvres était diffusé en boucle, seuls trois films (Western Deep, Giardini et 7th Nov., 2001) étaient projetés en séances selon des horaires précis. Réunion d’une large partie de ses œuvres, l’exposition devenait aussi la rétrospective de la manière dont celles-ci ont été montrées : une exposition d’objets d’art autant que de dispositifs et de choix artistiques, attestant l’importance particulière de ces derniers dans le travail de l’artiste.

La mise en séance comme « événementialisation » d’une œuvre de longue durée

En 2010, Tacita Dean et Pierre Huyghe présentent leurs nouveaux films. Si chacun des projets est bien spécifique, leur mode de présentation tend à les rapprocher. Au lieu d’une attendue diffusion en boucle, ceux-ci sont montrés selon un programme de séances avec des horaires précis. L’artiste britannique dévoile Craneway Event[15] à la Frith Street Gallery à Londres, puis à la Galerie Marian Goodman à Paris. Le film était projeté trois fois par jour, et seulement deux fois le samedi dans la galerie anglaise. Le Français Pierre Huyghe montre The Host and the Cloud[16] quatre fois par jour à la Galerie Marian Goodman Paris, puis à l’antenne new-yorkaise de la galerie l’année suivante. Une fois la projection commencée, les films ne sont plus accessibles pour les visiteurs retardataires ; il leur faut attendre la séance suivante. Les visiteurs sont amenés à se conformer aux horaires des séances prévus pour l’occasion, annoncés à l’entrée des galeries et diffusés par elles.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce choix de présentation. La première et la plus évidente est la durée particulièrement longue des deux films. Craneway Event dure 108 minutes et The Host and the Cloud 121 minutes, ce qui les rapproche du format d’un long métrage cinématographique. Une deuxième raison, corollaire de la première, pourrait être la volonté des artistes que leur film soit vu in extenso et à partir du début, là où la projection en boucle permet de découvrir l’œuvre à n’importe quel moment de son déroulement. Une logique narrative inhérente au film pousserait-elle alors au choix d’une présentation sur un format séance et à l’interdiction d’accéder au film en cours de diffusion ? Cela semble être le cas pour The Host and the Cloud qui retrace une série d’événements au Musée des arts et traditions populaires de Paris :

« […] une expérience autonome s’y déroule sur un an. Un groupe de personnes est mis sous conditions. Tout ce qui a lieu est réel, rien n’est joué. Les personnes sont exposées à des situations live qui apparaissent accidentellement, simultanément ou sans enchaînement dans la totalité du bâtiment[17]. »

S’étalant sur plusieurs heures (plus ou moins les horaires d’ouverture d’un musée) et disséminés sur trois journées, le film n’est pas à même de retracer complètement les événements et n’évoque l’expérience que par fragments. Il ne construit pas une narration absolument linéaire, mais retrace l’ensemble du projet de manière globalement chronologique. S’il est possible de l’apprécier seulement par extraits, une vision complète et chronologique est recommandée et encouragée par le choix de monstration. On peut d’ailleurs ajouter que l’exposition du film à la galerie Marian Goodman à Paris a été précédée par plusieurs avant-premières au cinéma du Centre Pompidou.

Cette nécessité d’une expérience chronologique et complète est moins évidente chez Tacita Dean. Comme Jeroen de Rijke et Willem de Rooij, l’artiste réalise, depuis le début des années 1990, des films sur pellicule conçus pour le musée. Craneway Event dévoile trois journées de répétition du chorégraphe Merce Cunningham avec sa compagnie au Craneway Pavilion dessiné par Albert Kahn à Richmond en Californie. Ces séances de répétition apparaissent sans introduction ni commentaires, avec pour seuls sons les bruits produits par les danseurs sur le parquet. Des dix-sept heures tournées, l’artiste tire un film de 108 minutes. Le montage est là encore chronologique. Pour autant, le sujet et le caractère répétitif du film rend le recours au format séance peut-être moins fondamental que pour The Host and the Cloud. Pourquoi alors tenir autant à cette expérience sous format séance ? Cela s’explique probablement par le décès du chorégraphe durant la finalisation du film comme le précise Tacita Dean :

« Merce mourut pendant que je le montais, alors le film devint son dernier et j’ai vraiment voulu honorer la matière filmée en l’utilisant correctement et ne pas m’inquiéter de sa longueur en tant qu’œuvre. Alors il dure 1 heure 48 minutes. J’ai gardé les trois jours intacts[18]. »

Le film se charge d’une dimension affective pour Tacita Dean qui fait de l’exposition un hommage posthume au chorégraphe et peut expliquer sa volonté de contraindre le spectateur à une vision exhaustive et chronologique du film. Cela semble confirmé par l’absence de ce mode de présentation dans la carrière de l’artiste qui adopte quasi systématiquement la projection en boucle pour ses films[19]. Chez Pierre Huyghe en revanche, la mise en crise de la boucle est plus fréquente. Si ce type de projection est le plus souvent conservé, l’artiste s’est attaché à de nombreuses reprises à enrayer son fonctionnement. Il situe ces recherches dans un questionnement du format exposition entrepris depuis le début des années 1990. Autant que le déploiement des œuvres dans l’espace, certaines de ses expositions étaient organisées selon des protocoles temporels spécifiques : un programme informatique contrôlant le moment d’apparition des films ou vidéos, leur diffusion pouvait se faire en continu (ou d’une manière quasi continue), mais les visiteurs n’y avaient accès qu’à des moments spécifiques (Le Château de Turing, Biennale de Venise, 2001) ou être rendue intermittente et/ou mobile (Interludes, 2001 et No Ghost just a shell, 2003, Van Abbemuseum, avec Philippe Parreno ; Streamside Day Follies, 2003, DIA Center for the arts…).

Par-delà le seul souhait des artistes, ce choix de présentation en séance pose des problèmes concrets aux espaces d’exposition. Même si les changements ne sont pas d’une grande complexité, ces films forcent l’espace d’exposition à revoir et adapter son fonctionnement. Les horaires des séances doivent être annoncés en amont pour prévenir les visiteurs du fonctionnement particulier de l’exposition. Pour Craneway Event, la Frith Street Gallery offrait même la possibilité de réserver des sièges pour les projections du samedi[20]. En prévoyance de l’affluence ? Les horaires précis à respecter rendaient en effet la fréquentation des galeries plus compacte qu’à l’accoutumée. Au lieu du défilé ponctuel des visiteurs dans la journée, il s’agissait de groupes plus importants qui se présentaient à heure fixe. La longueur des films encouragea les galeries à un plus grand pragmatisme, tant dans le minimum de confort à fournir[21] que, surtout, dans le nombre de spectateurs à accueillir en même temps. L’exposition de Pierre Huyghe souleva un dernier point. Le nombre de projections quotidiennes força les galeries à modifier légèrement leurs horaires d’ouverture, la dernière projection s’achevant respectivement seize minutes après la fermeture habituelle à Paris et douze à New York[22]. L’aménagement des horaires n’est pas un grand bouleversement du fonctionnement de la galerie, mais reste tout de même une réponse à un problème posé par l’œuvre exposée[23].

La mise en séance pour accomplir la projection en boucle 

La mise en séance de l’œuvre peut imposer des modifications plus importantes encore à l’espace d’exposition. Le format même de l’œuvre soumet, parfois, l’exposition à un fonctionnement spécifique. C’est le cas avec deux projets hors normes dont la très longue durée ne leur permet pas d’être intégralement visibles durant les horaires d’ouverture des espaces d’exposition. L’œuvre va alors prescrire l’idée de séances spécifiques incitant l’institution à mettre en place des événements spéciaux. Alors connu comme artiste opérant aux marges de l’installation et du mail art, Douglas Gordon présente en 1993 l’un de ses premiers travaux vidéo[24]. 24 Hour Psycho[25] consiste au ralentissement de la diffusion de lecture d’une VHS de Psychose d’Alfred Hitchcock (1960) depuis un magnétoscope afin que le film atteigne la durée de 24 heures[26]. Diffusée à cette vitesse, l’image change approximativement toutes les deux secondes. L’extrême durée de 24 Hour Psycho implique que seule une partie de l’installation (environ le tiers) ne soit visible durant les horaires d’ouverture du lieu qui la présente. Par ses spécificités, l’œuvre excède les capacités d’accueil de l’institution artistique. Elle peut y être montrée intégralement, mais il faudra environ trois journées d’ouverture régulière pour que ce soit le cas. À plusieurs reprises, l’artiste a donc organisé des projections intégrales de 24 Hour Psycho, des « 24 hour screenings », invitant ainsi l’institution à ouvrir 24 heures sur 24. Un tel événement a été mis en place dès la première présentation de l’œuvre au Tramway à Glasgow[27] et est régulièrement rejoué lors des expositions de l’artiste. Les mêmes problèmes se posent avec 5 Year Drive-By (1995)[28]. Conçu pour la 3e Biennale de Lyon en 1995, il s’agit de la radicalisation du procédé entrepris avec 24 Hour Psycho. La projection de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956) est ralentie pour correspondre à la durée réelle du récit développé dans le western, soit cinq années. Selon les calculs de l’artiste, la projection d’une seconde du film équivaut à 6h46 de durée réelle, chaque photogramme dure alors un peu plus d’une vingtaine de minutes. L’institution qui présente l’installation ne peut en diffuser qu’environ une seconde par jour. D’une durée d’un peu moins de deux mois, la Biennale de Lyon n’a logiquement pas dû excéder la minute de diffusion de 5 Year Drive-By. Le titre même de l’installation en appelle à un type spécifique de fonctionnement cinématographique, celui du drive-in. L’artiste rêvait d’une installation pérenne du projet :

« J’aimerais en faire un cinéma “drive-in”, situé idéalement dans la Monument Valley de l’Utah, ou non loin de là. J’aime l’idée d’un monument physique par [avec] cette idée de quête – et si c’est le cas, le spectateur potentiel doit participer à une sorte de voyage physique pour voir l’œuvre. C’est un parallèle véritable à l’histoire originale[29]. »

Si un tel monument n’a pour l’instant pas été érigé, des projections en extérieur ont été tentées. En 2001, en marge de son exposition au Geffen Contemporary at MOCA à Los Angeles, Douglas Gordon présente 5 Year Drive-By le temps d’un week-end dans le désert de Mojave près de Twentynine Palms[30]. Ce type de présentation, en extérieur, hors du cadre de l’institution culturelle et gratuite, rapproche 5 Year Drive-By des œuvres produites pour l’espace public. L’artiste souligne d’ailleurs cette analogie dès l’origine du projet. Le commissaire d’exposition Jan Debbaut rapporte : « 5 Year Drive-By était à l’origine présenté à la 3e Biennale d’art contemporain de Lyon, 1995, en tant que “proposition pour une œuvre d’art publique[31]” ». Douglas Gordon insiste à l’époque sur la dimension publique du projet, de même que d’une partie importante de son travail. Évoquant l’aspect social de l’expérience cinématographique, l’artiste en appelle à des projections hors des cadres habituels :

« La salle de cinéma devient un lieu d’asile où l’on oublie le monde réel pour se projeter dans le film. […] Et si l’on admet que les gens utilisent le film de la sorte, alors pourquoi ne pas faire des projections dans des espaces à caractère encore plus social, avec des cadres moins rigides ? Ne serait-ce que comme simple expérience sociale[32] ! »

Via la présentation de 5 Year Drive-By dans l’espace public, ou des projections visibles depuis l’espace public[33], Douglas Gordon tente des modes de présentation alternatifs à même de toucher, ou du moins de rencontrer brièvement, un public différent de celui de l’institution artistique, rejouant et accentuant la dimension collective et populaire de la séance cinématographique.

Cette même question de la durée de l’œuvre va mener Christian Marclay à adopter ce système de séances spéciales. L’artiste suisse s’est longtemps attaché à donner une forme visuelle à la musique par des installations ou des films relavant du found footage[34] dans lesquels les extraits de films sont utilisés pour leur valeur sonore. The Clock (2010)[35] poursuit ce principe de collage visuel et sonore et l’étend sur une durée de 24 heures. Via le montage de brefs fragments de films ou de séries télévisées montrant ou énonçant l’heure, l’artiste reconstitue le passage d’un jour complet. Personnages, montres, réveils, pendules… égrènent les minutes avec une précision drastique. La vidéo est impérativement synchronisée à l’heure du pays qui l’expose, de sorte que l’heure à l’écran corresponde à l’heure réelle, le temps des personnages à celui des spectateurs. The Clock s’offre comme une gigantesque horloge alternativement visuelle et parlante. La vidéo est projetée sur un grand écran dans une salle plongée dans l’obscurité remplie de canapés blancs, étagés à la manière des rangées de fauteuils d’une salle de cinéma. Comme chez Douglas Gordon, le temps d’ouverture quotidien du musée ne permet pas de diffuser l’œuvre dans sa totalité. Pire, l’installation étant synchronisée au temps réel, c’est donc systématiquement le même segment qui est diffusé tous les jours, une grande partie de la vidéo reste donc invisible. Là où la projection de 24 Hour Psycho et 5 Year Drive-By peut s’étaler sur la durée de l’exposition et la diffusion reprendre là où elle a été interrompue la veille, c’est impossible pour The Clock. La nature de l’installation et le fonctionnement normal de l’institution artistique empêchent l’accès au deux tiers environ de The Clock. L’organisation de séances spéciales avec aménagement des horaires de l’institution est donc une condition nécessaire à l’expérience de l’œuvre.

Depuis sa première présentation à la galerie White Cube de Londres en 2010, des projections continues de 24 heures sont mises en place à la demande de l’artiste à chaque exposition. En fait, et cela est valable aussi pour 24 Hour Psycho, ces projections ponctuelles de 24 heures tiennent moins de la mise en séance que de la possibilité d’accomplir une mise en boucle réelle de l’œuvre. Si, dans The Clock, le contenu des images s’adapte à l’heure de la journée[36], Christian Marclay insiste sur l’absence d’une progression narrative de la vidéo : « Il n’y a pas de début ni de fin. Ça commence quand vous entrez dans la salle, et théoriquement ça tourne tout le temps, même en ce moment… C’est une boucle (loop)[37]. » The Clock a donc besoin de ces séances spéciales pour achever son processus naturel, pour que l’aspect cyclique de la représentation temporelle ait effectivement lieu et que la vidéo joue complètement son rôle de marqueur temporel. Paradoxalement, la mise en séance va permettre la mise en boucle, les deux formats d’apparence contraires devenant complémentaires. De la même manière que Douglas Gordon rêvait d’une projection permanente pour 5 Year Drive-By, Christian Marclay désirait une présentation continue dans l’espace public, comme l’indique Olivier Schefer : « Marclay souhaiterait installer sa vidéo dans des gares et des aéroports, comme une horloge que l’on consulterait, sans plus y penser, selon ses besoins ou par curiosité, mais toujours de façon distraite[38]. »

Alors que The Clock est délibérément réalisé pour l’exposition, sa présentation complète ne peut se faire que sur le mode ponctuel de la séance. Sa dimension événementielle, de même que son format exceptionnel, influe grandement sur le succès rencontré par l’œuvre très fréquemment exposée[39]. À chaque fois, la fréquentation des expositions et des projections en continu est importante[40]. La gratuité des projections spéciales à laquelle tient l’artiste, alors que l’exposition, elle, est payante, de même que le couplage de ces projections avec des événements fédérateurs[41] explique en partie ce succès. En partie seulement, car The Clock bénéficie d’une large fréquentation pendant toute la durée de ses présentations, obligeant les institutions à publier des instructions précises quant à l’accès à l’installation, prescriptions qui ne sont pas habituellement prises pour les autres expositions[42]. Outre la volonté des artistes et les besoins de l’œuvre, cette pratique de séances spéciales s’insère alors dans le cadre d’une événementialisation de l’activité muséale. Proposant une expérience inattendue et nouvelle, l’ouverture à des horaires inhabituels et les projections en continu deviennent autant un outil publicitaire qu’un moyen d’accroître le nombre de visiteurs. Les ouvertures 24 heures sur 24 dépassent alors les seuls cas de projection des œuvres de longue durée ou la participation à des événements nationaux et deviennent une pratique fréquente lors d’expositions à grande audience[43].

La mise en séance de l’image en mouvement au sein de l’exposition reste un choix artistique rare. À notre connaissance, les quelques expériences succinctement commentées sont celles qui, à la manière de Jeroen de Rijke et Willem de Rooij et, dans une moindre mesure, Steve McQueen, intègrent ce format comme constituant même de l’œuvre[44] ou alors celles dont l’apparition s’est faite lors d’une manifestation internationale à large audience, du type Documenta à Kassel ou Biennale de Venise. La mise en séance opère de facto une mise en valeur de l’œuvre. Rendue plus rare et non disponible en continu comme la majorité des œuvres exposées, celle-ci impose au visiteur de se plier à ses conditions de visibilité. Comme revendiqué par le duo néerlandais[45], cette pratique peut être lue comme un acte de résistance à la surconsommation actuelle des images, de même qu’à la spectacularisation de l’art contemporain. Mais on peut aussi se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas, pour les artistes, d’une volonté de retour à l’un des fondamentaux de l’expérience cinématographique : la dimension collective de la séance. Le conservateur Philippe-Alain Michaud rappelle que « ce n’est pas le cinéma qui naît, à la fin du XIXe siècle […] mais la projection publique qui allait, durant tout le XXe siècle, rester l’horizon de l’histoire du cinéma[46]. » Le temps de la séance, le cinéma produit une collectivité éphémère, aujourd’hui reprise et rejouée par les artistes dans leurs œuvres à l’heure où la dimension collective et sociale du cinéma est concurrencée par la variété et la complexité de sa diffusion[47]. Outre une mise en valeur de l’œuvre, la mise en séance marque aussi la dimension sociale, voire quelque peu utopiste, du travail de ces artistes.

 

Notes

[1] Quelques ouvrages approfondissent la question. Par exemple : Beyond Cinema, the Art of Projection: Films, Videos and Installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Hamburger Bahnhof – Museum für Gegenwart, 2006 ; Connolly M., The Place of Artists’ Cinema, Bristol et Chicago, Intellect, 2009 ; Balsom E., Exhibiting Cinema in Contemporary Arts, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013.

[2] Si le mode de la séance n’était pas nécessairement le mode de fonctionnement initial du cinéma, il s’est progressivement imposé. Voir : Meusy J.-J.,  Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS Éditions, 2002 (1995).

[3] Ce format de séance s’observe surtout dans leurs expositions personnelles. Cela semble aujourd’hui moins vrai dans les expositions collectives.

[4] Balsom E., Exhibiting Cinema in Contemporary Arts, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2013, p. 81 : « With screening times posted outside of the room, the viewer is expected to sit, wait for the film to start, and stay until its ends. […] de Rijke and de Rooij are interested in the vacancy resulting from the span of time between projections, when the room will be white and empty ».

[5] Communiqué de presse de l’exposition De Rijke/De Rooij, exp., Nice, Villa Arson, 2002, en ligne : http://archives.villa-arson.org (consulté en février 2015). On retrouve cette référence au minimalisme dans le communiqué de presse de l’exposition personnelle des artistes à la Douglas Hyde Gallery de Dublin en 2003, en ligne : http://www.douglashydegallery.com/exhibition.php?intProjectID=90 (consulté en février 2015), ou encore dans Tumlir J., « Reports from the front: on the films of Jeroen de Rijke & Willem de Rooij », The Hugo Boss Prize 2004, cat. exp., New York, The Solomon R. Guggenheim Foundation, 2004, p. 36.

[6]  Heiser J., « As we speak », Frieze, n° 134, octobre 2010, p. 181 : « We agreed that the outside of De Rijke and De Rooij’s projection rooms was as important as the inside, so I did not hang my pictures on the outside of their space ».

[7] Schafhausen N., « Interview with de Rijke/de Rooij: If only all rooms would so clearly fulfill their purpose », Jeroen de Rijke/Willem de Rooij: After the Hunt, cat. exp., Francfort-sur-le-Main, Frankfurter Kunstverein ; Mönchengladbach, Städtisches Museum Abteiberg, 1999, p. 18 : « Images are being used as garbage. People don’t even look at them… It is also our task to protect the images we make from over-exposure, and our public from their self-imposed visual bulimia ».

[8] Steve McQueen, Caribs’ Leap, 2002, film 8 mm et 35 mm, couleur, son, transféré sur vidéo, deux projections, 28 min 53 et 12 min 06.

[9] Steve McQueen, Western Deep, 2002, film 8 mm, couleur, son, transféré sur vidéo, projection, 24 min 12.

[10] Boyer C.-A.,  « La pulsation de l’image », Steve McQueen, Speaking in Tongues, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2003, p. 51.

[11] Voir les propos de Chrissie Iles dans Ramos F., « “Thoughts About Curating Moving Images”, Erika Balsom, Maeve Connolly and Chrissie Iles, interview », Mousse Magazine, n° 38, avril 2013, p. 56-61. En effet, malgré l’ampleur des projets et la variété des formats proposés à la Documenta, la présentation en boucle des travaux utilisant l’image en mouvement dans l’exposition (à nouveau, nous ne tenons pas compte ici des programmations spéciales qui prennent place en salle de cinéma ou auditorium) reste une norme.

[12] Steve McQueen fera d’ailleurs sa première incursion au cinéma avec Hunger en 2008.

[13] Steve McQueen, Giardini, 2009, film 35 mm transféré sur format numérique HD, couleur, son, 30 min 08, double projection.

[14] Voir : Zabunyan D., « La direction des visiteurs », Cahiers du cinéma, Dossier « Art et cinéma », n° 683, novembre 2012, p. 14.

[15] Tacita Dean, Craneway Event, 2009, film anamorphique 16 mm, couleur, son optique, 108 min.

[16] Pierre Huyghe, The Host and the Cloud, 2010, film, vidéo HD, couleur, son, 121 min 30.

[17] Huyghe P., « The Host and the Cloud, 2009-2010 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2013, p. 154.

[18] Obrist H. U., Tacita Dean, The Conversation Series 28, Cologne, Buchhandlung Walther König, 2012, p. 66-67: « Merce died while I was cutting it, so it became his last film and I wanted to really honore the material by using it properly and not worrying about its length as an artwork. So it’s 1 hour and 48 minutes long. I kept all the three days intact ».

[19] Le seul exemple connu où Tacita Dean n’adopte pas la diffusion en boucle est The Green Ray (2001) pour lequel le spectateur lance la projection par pression sur un bouton.

[20] Communiqué de presse de l’exposition Tacita Dean: Craneway Event, Londres, Frith Street Gallery : « Call to reserve seats for Saturday screenings ».

[21] Outre l’obscurcissement de l’espace, des rangées de sièges évoquaient la salle de cinéma. Si la mise en place d’assises est fréquente dans le cadre d’exposition d’images en mouvement, elle n’est nullement une constante et se limite en général à un ou deux bancs face à l’écran.

[22] Ce léger débordement des horaires d’ouverture explique l’aspect resserré des créneaux de projection de l’exposition new-yorkaise dans le cadre de laquelle seule une minute séparait les séances, là où les projections parisiennes étaient plus espacées.

[23] Si, à l’issue de ces premières expositions, The Host and the Cloud retrouve le mode de présentation en boucle, Tacita Dean semble poursuivre la mise en séance de Craneway Event. Les deux artistes multiplient par ailleurs la programmation des films dans les auditoriums et salles de cinéma des musées.

[24] Avant 1993, sa biographie ne mentionne que Columbo – Prescription Murder! (Independent Television Broadcast, 7 juillet 1990).

[25] Douglas Gordon, 24 Hour Psycho, 1993, installation vidéo, noir et blanc, écran semi transparent (300 x 400 cm ou 400 x 600 cm), image générée depuis une VHS trouvée dans le commerce, vidéoprojecteur, 24 h.

[26] À l’origine, le ralentissement du film était difficile à maîtriser avec précision. La durée réelle de 24 Hour Psycho oscillait donc entre 19 et 26 heures. Depuis la VHS et le magnétoscope ont été remplacés par un DVD et un lecteur DVD, le ralentissement est contrôlé par ordinateur et correspond à la durée annoncée. Voir : Lange C., « Ten years ago today », Theanyspacewhatever, cat. exp., New York, The Solomon R. Guggenheim Museum, 2008, p. 70.

[27] MacLeod M.-L. (assistante au Tramway de Glasgow), courrier électronique adressé à Mickaël Pierson, en mars 2015 : « In terms of opening for 24 hours we did it once I think closer to the end of its run we started at 12pm Friday to 12pm Saturday ».

[28] Douglas Gordon, 5 Year Drive-By, 1995, installation vidéo, couleur, écran (dimension variable), image générée depuis une VHS trouvée dans le commerce, vidéoprojecteur, durée 5 ans.

[29] Spector N., « Tout cela est vrai, et contradictoire, sinon hystérique », Douglas Gordon, Déjà-vu. Questions & answers volume 2, 1997-1998, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2000, p. 55.

[30] Voir Dyer G., « A wrinkle in time », The New York Times, 5 février 2010, en ligne : http://www.nytimes.com/2010/02/07/books/review/Dyer-t.html?pagewanted=all&_r=0 (consulté en février 2015).

[31] Gordon D., Debbaut J., « Jan Debbaut and Douglas Gordon… in conversation (continued) », Douglas Gordon: Kidnapping, Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum, 1998, p. 173.

[32] Sheikh S., « L’art n’est qu’un prétexte pour converser, Simon Sheikh, 1997 », Douglas Gordon, Déjà-vu. Questions & answers volume 2, 1997-1998, cat. exp., Paris, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 2000, p. 14.

[33] Parmi ces tentatives, on peut citer celle du groupe norvégien de télécommunications Télénor dont une partie de la collection d’art contemporain est exposée au sein de l’entreprise. Une projection de 5 Year Drive-By a été mise en place au siège de la compagnie à Fornebu en 2002 pour trois ans (soit environ les deux tiers de l’œuvre). Projeté depuis l’intérieur, le film est visible depuis l’extérieur du bâtiment. Arrêtée suite à des problèmes techniques, une nouvelle tentative échoue en 2007 avant d’être relancée en 2014. Informations recueillies auprès d’Anne Wiland, curator de la collection Telenor. Voir Anne Wiland, courrier électronique adressé à Mickaël Pierson, en mars 2015.

[34] Hibon D., « Les ciseaux et leur père », Found Footage, cat. exp., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1995, p. 3 : « Une définition élémentaire du “Found Footage” pourrait être l’élaboration d’un film par la récupération d’éléments déjà filmés et donnant naissance, par le montage, à une œuvre originale  ».

[35] Christian Marclay, The Clock, 2010, vidéo, couleur et noir et blanc, son, 24 h.

[36] L’heure diégétique correspondant à l’heure réelle, le type d’activité des personnages répond lui aussi au temps réel.

[37] Christian Marclay cité par Schefer O., « Christian Marclay, The Clock : 24 heures (syn)chrono », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 120, été 2012, p. 112-113.

[38] Ibid., p. 113.

[39] Voir la biographie de l’artiste. En 2011, The Clock est présenté à la Biennale de Venise durant laquelle Christian Marclay reçoit le Lion d’or du meilleur artiste. Pendant la seule durée de la Biennale, The Clock est aussi montrée au LACMA de Los Angeles, à la Triennale de Yokohama, à l’Israel Museum de Jérusalem, au Centre Pompidou à Paris et au Museum of Fine Arts de Boston.

[40] Voir : « Nuit blanche à Beaubourg : The Clock, une expérience cinématographique totale, hallucinatoire et addictive », Les Inrockuptibles, n° 823, 7 septembre 2011, p. 11 ; « Grand succès pour The Clock », Art Media Agency, 24 janvier 2013, en ligne : http://fr.artmediaagency.com/61573/grand-succes-pour-the-clock/ (consulté en février 2015).

[41] À Paris, The Clock a été présenté, entre autres, lors de la Nuit blanche en 2012 et les séances spéciales de son exposition au Centre Pompidou en 2014 correspondaient à la Nuit des musées, la Fête de la musique, puis la clôture de l’exposition. L’organisation d’une projection continue à la fin de l’exposition est assez fréquente.

[42] Voir la présentation de The Clock sur le site du musée d’Art contemporain de Montréal, en ligne : http://www.macm.org/expositions/christian-marclay-the-clock/ (consulté en mars 2015). Ces recommandations sont reprises à l’identique par d’autres musées présentant The Clock.

[43] À Paris, l’exposition Dalí au Centre Pompidou est restée ouverte 24 heures sur 24 du 22 au 25 mars 2013 pour la fin de l’exposition. Les Galeries nationales du Grand Palais pratiquent elles aussi des ouvertures continues (Claude Monet, exp., 2011 ; Edward Hopper, exp., 2013…).

[44] En ce sens, on pourrait évoquer aussi The Sound of Silence (2006) d’Alfredo Jaar, ou le travail de Philippe Parreno dont certaines expositions, bien qu’accessibles en continu, fonctionnent sur le mode de la séance alternant entre temps de latence et temps d’apparition des œuvres (El sueño de una cosa, exp., Francfort-sur-le Main, Portikus, 2002 ; Philippe Parreno, 8 juin 1968 – 7 septembre 2009, exp., Paris, Centre Pompidou, 2009…).

[45] Voir  note 7.

[46] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Cinéma & Cie, n° 8, automne 2006, p. 183.

[47] La traditionnelle sortie en salle est notamment concurrencée par le téléchargement, légal ou illégal, ou l’apparition récente du e-cinéma qui dispense le film d’une sortie « physique ». Ces modes de consommation de l’image vont à l’encontre de la dimension collective de la séance.

Pour citer cet article : Mickaël Pierson, "Le format de la séance appliqué à l’exposition de l’image en mouvement", exPosition, 1 juin 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/pierson-format-seance-exposition-image-en-mouvement/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)

 par Tiphaine Larroque

 

Tiphaine Larroque est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheuse associée à l’ARCHE (Arts, civilisation et histoire de l’Europe) et à l’ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques) de l’Université de Strasbourg. Elle enseigne à la faculté des arts de cette même Université. Elle a dirigé la publication des actes d’une journée d’étude, « Voyages d’artistes à l’époque contemporaine : continuités et ruptures », à paraître aux éditions PUS. Ses travaux de thèse intitulés « Le voyage dans l’art des images en mouvement de 1965 à nos jours » sont en cours de publication dans la série « Ars » de la collection « Esthétiques » chez L’Harmattan  —

 

Si les images en mouvement exposées engagent une réception spécifique de la part des spectateurs – ne serait-ce que par la durée nécessaire à leur appréhension, même partielle –, les enjeux de leur exposition et les caractéristiques de leur perception varient selon plusieurs données, telles que le lieu investi, le type de l’exposition ou la nature des œuvres. Ainsi, les images en mouvement peuvent être sans lien prédéterminé avec leur environnement ou in situ ; elles peuvent être des monobandes narratives possédant un début et une fin, des séquences d’images sans véritable commencement, à regarder en boucle, ou encore des installations multimédias adaptables, adaptées ou transposées dans un contexte autre que celui d’origine. Les visées de l’exposition constituent un autre paramètre déterminant. Une exposition monographique, par exemple, peut être rétrospective, thématique ou à thèse. Dans ces deux derniers cas, la présentation exhaustive ou représentative de la production d’un artiste laisse place à l’affirmation d’un parti pris, à la démonstration d’un propos, voire à l’affirmation d’un discours.

Cet article examine un cas particulier : celui de l’exposition monographique et thématique de l’œuvre du vidéaste français Robert Cahen. Intitulée Entrevoir, elle s’est tenue au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) du 15 mars au 11 mai 2014. Elle a été conçue en étroite collaboration par la commissaire d’exposition Héloïse Conésa[1], le scénographe Thierry Maury[2] et l’artiste. L’idée phare était de créer un parcours qui favorise une réception attentive aux différentes modalités d’apparition des images et qui mette en évidence la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible, d’ores et déjà explorée dans les œuvres de Robert Cahen. Compositeur de formation, ce dernier a participé de 1970 à 1972 au Groupe de Recherche Musicale (GRM)[3] fondé en 1958 par Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète. Entre 1972 et 1976, il a été chercheur et responsable du laboratoire de vidéos expérimentales du département de recherche de l’ORTF (office de Radiodiffusion – Télévision française). En pionnier, il a expérimenté les nouvelles possibilités visuelles et sonores offertes par la technique vidéographique, notamment avec le spectron et le truqueur universel[4]. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, il met en espace ses images en mouvement. Si l’exposition Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au Frac-Alsace en 1997, présentait exclusivement ses installations vidéo, Entrevoir a regroupé, pour sa part, des installations et des monobandes. Aussi, il est intéressant d’examiner comment ces deux types d’œuvres audiovisuelles ont été conciliés, comment les concepteurs de l’exposition ont concrétisé leur projet sans dénaturer l’unicité et la pertinence de chacune des œuvres présentées. Après avoir précisé les visées de l’exposition, les singularités du parcours discursif et leur rôle dans la réalisation de ces intentions seront observés. Puis, la présentation de quelques contraintes circonstancielles et techniques relatives à l’installation des œuvres audiovisuelles dans l’espace concret des salles permettra de considérer d’autres moyens mis en place pour souligner, voire pour activer la dialectique entre le visible et l’invisible, ainsi que l’intersubjectivité entre les créations et les spectateurs.

Un parcours discursif

Entrevoir : l’espace spatial et temporel « entre » les spectateurs et les images en mouvement

L’exposition thématique Entrevoir est présentée comme suit dans le dossier d’appel à mécénat : « Le thème retenu est celui de “l’entrevoir” qui cristallise le concept de passage, au cœur de la démarche de l’artiste. “L’entrevoir” explore l’image même, son espace, son mouvement, sa construction entre superpositions et partitions, et interroge également le regard du spectateur pris dans un entre-deux de la vision. En s’intéressant à la fugacité de la vision, à un entre-deux de l’image, dans la dialectique de l’apparition-disparition, Robert Cahen invite le spectateur à se positionner dans un entrevoir[5] ». Elle entendait donc mettre l’accent sur les relations entre les œuvres et les spectateurs qui pourraient être qualifiées de dialectiques, à l’instar des jeux d’apparition et de disparition présents dans un grand nombre d’œuvres de l’artiste. Recouvrant plusieurs sens, le titre Entrevoir, choisi par Héloïse Conésa, affirme cette intention. Il renvoie au fait de se voir partiellement l’un l’autre. Dans cette perspective, l’idée était de mettre en place les œuvres pour qu’une relation intersubjective[6] s’instaure avec les spectateurs. Il s’agissait alors de concevoir un parcours qui encourage les visiteurs à entrer dans une conscience prégnante de soi, d’être face à des images qui paraissent, en retour, les regarder. Autrement dit, la réception devait s’opérer au-delà de la simple attention au contenu des images, au-delà de l’absorption de la conscience dans le mouvement des images pour exister dans l’espace spatial et temporel entre les images et les spectateurs. De plus, cet intervalle était envisagé, non pas comme une séparation entre deux extrémités, mais comme un milieu qui les incorpore. Le psychanalyste Joseph Attié le formule dans le catalogue de l’exposition : « “Entre” n’est donc pas à entendre comme un espace intermédiaire, entre deux limites – il ne s’agit pas de voir entre[7] ». Par ailleurs, l’idée de « voir à demi », contenue dans la signification du mot « entrevoir », laisse supposer la volonté de souligner, dans l’exposition, le thème du voilement et dévoilement qu’affectionne Robert Cahen. Et, selon ce sens de « voir en partie, confusément », les spectateurs devaient être incités à compléter ce qu’ils voyaient, à présager ce qu’ils auraient pu voir et ce, d’autant plus qu’« entrevoir » suggère aussi le fait de se faire une idée encore imprécise de quelque chose. Au sens figuré, le mot désigne encore l’acte de prévoir, de deviner, de pressentir. Cette dernière signification s’accorde particulièrement bien aux thèmes abordés par l’artiste à travers ses œuvres : l’éphémère, la naissance et la mort, la présence et l’absence, le visible et l’invisible, le voyage, les rencontres, l’étrangeté de l’altérité et sa reconnaissance. Le parcours discursif a-t-il joué un rôle dans la réalisation de ces ambitions tant conceptuelles que phénoménologiques ?

Deux scénographies : du parcours orienté à la circulation discursive

Les deux projets de scénographie conçus pour l’exposition Entrevoir donnent une opportunité singulière d’examiner l’adéquation entre les visées de l’exposition et son résultat. Le premier (Fig. 1), non réalisé, aurait dû prendre place sur une surface de 650 m² située au premier étage du MAMCS. Le second (Fig. 2) a été concrétisé au rez-de-chaussée dans l’espace d’environ 700 m2 consacré aux expositions phares. La scénographie non réalisée proposait un parcours plus conventionnel que la seconde, dans la mesure où les œuvres devaient être séparées les unes des autres selon le principe « d’un espace pour une seule œuvre ». Ce mode d’exposition met à l’honneur les œuvres pour elles-mêmes grâce à leur isolement qui peut prendre la forme d’une black box au sein de laquelle une neutralisation de l’espace environnant s’opère à l’aide du noir. Héloïse Conésa relève les qualités de la luminosité et des sons que permettent ces espaces[8] qui s’apparentent aux salles de projection cinématographique. Si ce principe « d’un espace pour une seule œuvre » a l’avantage d’entretenir la contemplation, la concentration et l’inattention aux données physiques autres que les images – c’est-à-dire l’oubli, par les spectateurs, de leur corps au profit d’une projection mentale dans les images –, il est a priori moins favorable à la prise de conscience d’être soi-même, physiquement et mentalement, face à des images. Dans le contexte de la scénographie non réalisée, il aurait obligé les visiteurs à entrer successivement dans les pièces plus ou moins fermées contenant une seule œuvre puis à en sortir par la même porte. Une exception cependant doit être notée. L’un des espaces qui devait accueillir deux œuvres silencieuses aurait fonctionné comme un « espace-zone de circulation » car les spectateurs auraient dû nécessairement le traverser pour poursuivre leur visite. Ainsi le parcours aurait été prédéfini et unique.

Fig.1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition « Entrevoir. Robert Cahen », 2013. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 1 : Premier projet non réalisé pour la scénographie de l’exposition Entrevoir, 2013, ©  Pixea Studio-Thierry Maury
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014. "droits réservés Pixea Studio-Thierry Maury"
Fig. 2 : Plan de l’exposition Entrevoir, 2014 © Pixea Studio-Thierry Maury

Différemment, la seconde scénographie a proposé un parcours discursif qui offrait, pour un temps, la possibilité d’emprunter plusieurs chemins au sein d’un espace ouvert plus complexe que les « espaces-zones de circulation ». Les visiteurs entraient dans une pièce scindée en deux dans laquelle ils pouvaient tout d’abord visionner les deux seules vidéos historiques, datant de 1980[9], présentées dans l’exposition. Puis, ils faisaient l’expérience d’une luminosité et d’une raréfaction des images par le biais de l’installation Traverses (2002)[10](Fig. 3). Ces deux premiers moments peuvent être envisagés comme une entrée en contact avec l’univers esthétique de Robert Cahen. Le parcours se prolongeait en empruntant un passage étroit et sombre (Fig. 4) au cours duquel il était possible de bifurquer dans une grande salle aux murs noirs qui accueillait l’installation Entrevoir (2014)[11] produite par le MAMCS. Les visiteurs passaient ainsi d’une atmosphère éclairée par la lumière blanche de Traverses à un environnement très sombre. Arrivés au bout du couloir, ils étaient libres de déambuler au sein d’un espace ouvert (Fig. 5 à 7) qui rassemblait cinq œuvres[12] et donnait accès à cinq pièces plus ou moins fermées[13]. Ils étaient ainsi invités à faire des digressions dans leur parcours qui était auparavant orienté ; ils pouvaient se déplacer selon leur inclinaison personnelle. Le choix d’indiquer uniquement les titres et les fiches techniques des œuvres sur les cartels, en écartant les analyses assertives, a contribué à ne pas cloisonner les interprétations.

Fig.3 : Traverses (2002), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig.3 : Traverses (2002), exposition   « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.
Fig. 4 : La Barre jaune (2014) vue depuis le couloir, exposition Entrevoir. Robert Cahen, © Nicolas Fussler.

 

Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige "Mémoriale" (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 5 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La Barre jaune (2014), Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011), La traversée du rail (2014), © Nicolas Fussler.

 

Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.
Fig. 7 : Vue de l’espace ouvert (dit l’Agora), exposition « Entrevoir. Robert Cahen ». De gauche à droite : La traversée du rail (2014), L’Entre (2014), © Nicolas Fussler.

 

Ce moment de relative autonomie dans le parcours, et donc dans l’appréhension des œuvres, accentuait les effets des installations dont le fonctionnement repose sur la mobilité du public. Ainsi, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011)[14], accessible depuis l’espace ouvert, occupait une salle à deux ouvertures qui se distingue des « espaces-zones de circulation » puisque l’entrée et la sortie n’étaient pas imposées (Fig. 5). En effet, pour des raisons de cohérence, les visiteurs devaient pouvoir aborder l’œuvre par l’avant ou par l’arrière, car le recto et le verso de l’écran en bois de 2,20m sur 1,60m présentent respectivement Pierre Boulez de face et de dos. Malgré la projection simultanée effectivement réalisée, les images du chef d’orchestre, vu en pied en train de diriger l’Ensemble InterContemporain[15], sont données à voir alternativement. Ce dispositif met en jeu le visible et le non visible, non pas au moyen d’un travail sur les images, mais en engageant les déplacements des visiteurs. Les deux séquences d’images synchrones se cachent réciproquement, disparaissent et apparaissent en fonction de l’emplacement des spectateurs, chacune révélant une apparence que l’autre recouvre. En sortant de cette pièce sombre, les visiteurs pouvaient éventuellement être interpellés par une salle plus vaste et plus claire. Au regard de ces passages entre des espaces étroits et d’autres larges, entre le noir et les divers degrés de pénombres, Héloïse Conésa explique que la circulation de l’exposition avait « quelque chose d’une caverne de Platon[16] ». Ce rapprochement insiste sur l’ambiguïté des images et de leur perception. En effet, l’allégorie de la caverne de Platon institue la nature illusionniste des images et, par là même, leur pouvoir de persuasion et de séduction. Succédant à la prise de contact avec l’esthétique de Robert Cahen puis à la flânerie dans l’espace ouvert et les pièces adjacentes, le troisième et dernier moment du parcours redevenait dirigé, mais de façon plus lâche qu’au début de la visite. Les spectateurs pouvaient marcher sur le cercle de gravier blanc de l’installation Suaire (1997)[17] et, avant d’emprunter la sortie, ils se retrouvaient face à Tombe (avec les objets) (1997)[18] (Fig. 8). Ainsi, la circulation au sein de l’exposition se caractérisait par une symétrie rythmique.

Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.
Fig. 8 : Suaire (1997) et Tombe (avec les objets) (1997), exposition « Entrevoir. Robert Cahen », © Nicolas Fussler.

 

L’Agora : pour un espace et un temps organisés par les spectateurs

La singularité de l’exposition Entrevoir repose en grande partie sur l’espace ouvert au sein duquel plusieurs œuvres d’images en mouvement étaient agencées. Celles-ci étaient donc visibles simultanément et soumises à plusieurs points de vue, à des chevauchements visuels. Les visiteurs pouvaient composer des espaces perceptifs puisque, selon l’endroit où ils se trouvaient, certaines œuvres étaient visibles, d’autres partiellement aperçues ou totalement soustraites à la vue. Cette liberté de composer des associations visuelles avec des œuvres a-t-elle été compatible avec l’intégrité de chacune d’elles ? Ce parti d’accrochage a-t-il favorisé le mode de réception souhaité ? Robert Cahen suppose que les juxtapositions d’œuvres dans un même champ de vision, voire les légères interférences sonores, sont plus facilement acceptées lorsqu’il s’agit de créations d’un seul artiste, et plus encore si celles-ci relèvent d’une même thématique[19]. Mise en application dans l’exposition Entrevoir, l’idée selon laquelle les impressions s’additionnent dans la compréhension de l’œuvre globale de l’artiste expliquerait pourquoi l’exposition « Vidéo topiques », qui s’est tenue au MAMCS d’octobre 2002 à février 2003, comportait un morcellement plus important des salles. Dans le cadre de cette exposition collective, dont l’ambition était de dresser un panorama des grands thèmes traités dans l’art vidéo depuis ses débuts[20], l’installation Traverses de Robert Cahen était présentée dans une salle à part. Différemment, l’espace ouvert de l’exposition Entrevoir est une zone de confluences tant des œuvres que des regards des spectateurs. Par analogies fonctionnelle et visuelle, il fut surnommé « l’Agora » par Héloïse Conésa et Robert Cahen. En effet, le rassemblement d’œuvres et la pluralité des chemins qu’il offrait pouvait évoquer l’Agora, ce lieu de rencontre, tant sociale que topographique, qui constituait le centre politique, économique et religieux des cités grecques antiques. De façon analogue à cet agent du fonctionnement démocratique, l’espace ouvert de l’exposition confortait les échanges entre les spectateurs ainsi qu’entre chacun d’eux et les œuvres. Dès l’entrée, L’Entre (2014)[21] étayait la comparaison : les images animées des visages et des silhouettes d’individus filmés dans la foule sur des places publiques de par le monde donnaient le sentiment de l’agitation et des échanges de regards vécus dans ces lieux urbains. De plus, l’impression d’ouverture de l’espace dans sa hauteur était renforcée par les murs qui ne s’élevaient pas jusqu’au plafond, par la verticalité des bandes traversant les images de L’Entre et par celle du défilement ascendant du paysage de La barre jaune (2014)[22]. Les spectateurs devaient avoir la sensation d’un environnement aéré et non pas clos, comme cela est le cas des black boxes.

Ainsi, l’Agora se distinguait des présentations fondées sur le principe « d’un espace pour une seule œuvre » qui caractérisait le projet de scénographie non réalisé et qui est fréquemment utilisé dans les expositions de créations audiovisuelles. En revanche, elle trouvait une affinité avec les agencements d’œuvres d’autres médiums qui sont ordinairement présentées dans des salles communes. Ce rapprochement est probant au regard de la sélection des créations et de la scénographie. Ni environnementales, ni immersives, les cinq œuvres exposées dans l’Agora ont été conçues pour être visionnées en boucle. En l’absence de récit linéaire, elles pouvaient être appréhendées en tant que « tableaux mouvants », comme le laisse supposer le souhait de Robert Cahen de placer des bancs à des endroits stratégiques pour inviter les visiteurs à prendre le temps de regarder, à instaurer une relation personnelle avec les œuvres. Ce type d’appréhension des images en mouvement soulignait l’aspect pictural que revêtent bien souvent les images manipulées par l’artiste. Sur le plan de la scénographie, l’Agora permettait, à l’instar des accrochages traditionnels d’œuvres d’autres médiums, d’effectuer des associations, tant formelles que thématiques, au moyen de la proximité visuelle des créations. Néanmoins, cette comparaison doit être modérée parce que les propriétés immatérielles des images en mouvement, qui les distinguent des médiums aux matérialités déterminées, étaient mises en évidence à l’aide d’une diversité des supports de projection qui visait à susciter un étonnement élémentaire dû à la « magie de l’apparition des images dans l’espace[23] ». Conjointement, la réflexion sur les supports de projection a constitué un moyen de répondre à l’une des intentions de l’exposition : celle d’encourager les spectateurs à être attentifs aux modes d’apparition des images, à la qualité de leur regard et au caractère agissant de leur subjectivité dans l’appréhension des œuvres.

Dématérialisations et matérialisations des images en mouvement

Des contraintes circonstancielles et techniques

L’Agora a soulevé singulièrement la question du respect des propriétés de chacune des œuvres considérées indépendamment. Si le problème des interférences sonores a été résolu à l’aide de petits haut-parleurs placés au sol[24], cette solution n’est pas applicable à toutes les œuvres et en toutes circonstances. De la sorte, la bande-son de Sanaa, passage en noir (2007)[25] a dû être diminuée car l’œuvre était projetée dans une black box mal insonorisée, alors même que la puissance du son contribue à son expérience optimale. En effet, le contraste entre l’extrait de l’oratorio La Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach et les images de femmes voilées se ressent physiquement lorsque les voix s’élèvent. Au regard de ce type de difficultés propres aux images en mouvement, il est possible de se demander si les contraintes ont joué un rôle dans le choix des œuvres et comment les caractéristiques des différentes créations ont été conciliées avec la topographie de l’espace d’exposition, comment elles ont participé à la qualification du parcours de la visite. Sur ces points encore, l’examen comparatif des deux scénographies est éclairant. La modification de la sélection d’œuvres, qui a eu lieu entre le premier et le second projet, témoigne de l’influence décisive des particularités de l’espace à disposition sur le devenir de l’exposition. Le projet non réalisé devait contenir quatorze œuvres alors que l’exposition définitive en a présenté seize, en grande majorité, récentes[26]. L’espace du rez-de-chaussée du MAMCS a influé sur la décision de ne pas montrer PianoChopin (2010)[27]. Dans la première scénographie (Fig. 1), l’installation devait être placée dans une pièce située à l’opposé de l’œuvre Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » car la réussite des effets escomptés pour ces deux créations dépend tout particulièrement du volume et de la qualité sonore. Dans le cas de PianoChopin, les images des mains de pianistes projetées au sol dirigent les touches d’un piano suspendu à l’envers grâce à un système numérique de pilotage des vérins[28]. Il convient donc que cette relation de subordination reste perceptible par les spectateurs. Dans Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », le public est placé au cœur de la performance musicale à l’aide de six haut-parleurs qui restituent les qualités sonores du lieu de tournage. Si, dans le projet non réalisé conçu pour le premier étage, plus de 14m auraient tenu à distance[29] les deux installations, les emplacements des portes et des murs imposés de l’espace du rez-de-chaussée ne permettaient plus d’assurer une insonorisation et un espacement suffisants. Outre le son et le financement de l’exposition[30], des règles de sécurité ont constitué des difficultés. Par exemple, le cercle de graviers de l’installation Suaire a dû être réduit pour que le public puisse sortir de la salle sans marcher dessus (Fig. 8). Toutefois, cette restriction a été profitable pour la perception de l’œuvre dans son espace environnant : la dimension plus modeste du parterre de cailloux a permis de ne pas engoncer l’œuvre dans un espace trop étroit pour elle. Pour donner un autre exemple, si le noir complet n’est pas autorisé dans les salles d’exposition, Robert Cahen a su tirer profit de ces exigences législatives en exploitant la propriété lumineuse des images en mouvement. La lumière blanche de Traverses a concouru à l’atmosphère éthérée et relativement claire qui contrastait avec l’étroit couloir sombre lui succédant (Fig. 3 et 4). Commentant la conception d’exposition d’images en mouvement, Robert Cahen explique que les enjeux sont de trouver des astuces pour contourner les obstacles, d’attribuer la place la plus adaptée pour chaque œuvre et d’imaginer une circulation agréable.

Expérimenter la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible durant la visite

Si la circulation doit être agréable, elle doit aussi être pertinente par rapport aux visées de l’exposition. Comment les visiteurs ont-ils été encouragés à expérimenter consciemment leur regard face aux images, à l’envisager comme un événement subjectif et personnel qui survient dans la durée de la visite ? La dématérialisation des images tend à placer les représentations dans le même espace que celui des spectateurs et favorise ainsi la prise de conscience d’exister face ou autour d’elles. Les images de La traversée du rail (2014)[31], par exemple, apparaissaient sur un écran translucide suspendu de biais par rapport à un mur de l’Agora (Fig. 7). Dépourvues de cadre, elles surgissaient dans l’espace à la manière d’un hologramme plat. Autrement, les deux écrans panoramiques d’Entrevoir, isolés dans une pièce sombre, étaient séparés l’un de l’autre par un espace de mur noir d’environ un huitième des dimensions des images. Les paysages horizontaux de forêt et de champs, enregistrées par deux caméras placées sur une steadicam[32], étaient projetés chacun sur un écran et sollicitaient alors un effort de perception des spectateurs qui tendaient spontanément à combler le vide entre les deux parties du panorama, à le recomposer mentalement[33]. Cependant, le hiatus entre les surfaces de projection acquérait une existence lumineuse prégnante qui manifestait l’ambiguïté entre l’absence et la présence, entre l’invisible et le visible. Dans le cas de Traverses, l’environnement de la projection renforçait la dialectique entre le perceptible et l’imperceptible déjà manifeste dans l’œuvre. Dès l’entrée de l’exposition, dans l’« espace-zone de circulation », le spectateur faisait face à une image lumineuse blanche verticale de 4m sur 3m qui émanait d’une cloison de couleur claire disposée à quelque distance du mur du fond tel un « monolithe[34] » (Fig. 3). D’une part, la fonction de passage de la pièce faisait écho au contenu de l’œuvre consistant en une matière blanche mouvante, voilant et dévoilant les silhouettes d’anonymes qui la traversent lentement. D’autre part, si les visiteurs ne prenaient pas le temps de regarder et parcouraient la salle précisément à un moment où les individus, dans l’image, sont happés par la matière vaporeuse, ils pouvaient ne pas s’apercevoir que ce grand rectangle blanc était une œuvre. Et pourtant, sa luminosité était un indice de la présence d’une image pour les spectateurs attentifs. Ainsi, la projection de Traverses sur un mur clair dans un « espace-zone de circulation » impliquait véritablement les visiteurs dans le processus de perception des images.

Dans cette optique, l’usage de plusieurs dispositifs de projection stimulait la perception des spectateurs. Outre la variété des échelles et des formats, certaines images en mouvement faisaient corps avec la cloison grâce à des projections à même le mur (L’Entre, La barre jaune). Apparaissant sur un carton beige, d’autres images assimilaient une texture et une couleur qui leur sont extérieures (Portraits, 2014[35]) (Fig. 6). Des projections synchrones au recto et au verso d’un écran ou celle sur plexiglas dédoublaient les images (Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », La traversée du rail). D’autres sur des tissus plus ou moins tendus conféraient un frémissement aux visages (Françoise endormie, 2014[36] et Suaire). D’autres encore sur une feuille suspendue détachée du mur et sur un plexiglas donnaient l’impression que les images flottaient dans l’espace (Françoise, 2013[37] et La traversée du rail). Des diffusions sur des petits moniteurs placés au fond de caissons instauraient une relation d’intimité avec des scènes de Chine (Sept visions fugitives, 1995-97[38]). Si ces dispositifs mettaient en évidence une dialectique entre la matérialisation et la dématérialisation des images et entre le perceptible et l’imperceptible, ils installaient aussi des résonances formelles et thématiques entre les œuvres durant la visite.

Dans l’Agora par exemple, les images numériques de L’Entre, grandes de 2m sur 3m, sont traversées par des bandes passantes qui découvrent et couvrent constamment les visages et les scènes de rue. En cela, elles font écho aux effets de trames, obtenus avec le truqueur universel et le spectron, de la vidéo historique L’Entr’aperçu (1980)[39] qui était diffusée au début de l’exposition sur un moniteur afin de restituer le mode originel d’apparition des images, leur nature vidéographique. Pour Robert Cahen, il était évident qu’il fallait évoquer l’époque de cette œuvre en la replaçant dans son contexte technique et « dans son temps[40] », bien que l’exposition Entrevoir ne fût pas une rétrospective. La présence de cette vidéo s’explique, non pas tant parce qu’elle rappelle que Robert Cahen a été un pionnier de l’art vidéo, mais plutôt parce qu’un dialogue s’installait entre L’Entre datant de 2004 et la vidéo L’Entr’aperçu de 1980 dont le titre témoigne en outre de la permanence du thème de l’entrevoir dans l’œuvre de l’artiste. Dans la durée de la visite, les images numériques de L’Entre projetées à même le mur interpellaient ainsi la technique vidéographique. Elles résonnaient aussi avec les nombreuses œuvres impliquant des visages et notamment avec les images de Portraits projetées sur des cartons beiges à gros grains (Fig. 6). Ce support a été une trouvaille[41] : lorsque les techniciens ont apporté un carton pour prendre les mesures de la surface de calque à découper, l’artiste a décidé de l’utiliser car il confère aux images une texture et une couleur sépia évoquant les photographies anciennes et il leur donne donc une existence matérielle plus importante. Portraits, consistant en trois courtes séquences ralenties consacrées à un visage[42], visait en outre à installer des « dialogues silencieux[43] » entre les personnes filmées et les spectateurs.

L’intersubjectivité entre les spectateurs et les œuvres

D’une façon générale, les œuvres sans commencement défini, comme cela est le cas de Portraits, se prêtent bien à la mise en espace[44] car elles appellent une interprétation plus libre que celles possédant une narration linéaire. Avec ce type d’œuvres, Robert Cahen souhaite que les spectateurs entrent dans une contemplation, dans un échange avec les images. Si cette attitude est visiblement favorisée par la présence de nombreux bancs, il est possible de se demander dans quelle mesure les dispositifs artistiques eux-mêmes contribuent à l’instauration de relations entre la plastique et les modulations des images d’une part, et le regard des visiteurs d’autre part. Exposées dans des petits espaces accessibles depuis l’Agora, les installations Françoise et Françoise endormie se répondaient et instauraient, toutes deux, une relation d’égalité entre le visage filmé de la sœur de l’artiste et chaque spectateur au moyen de projections placées ni trop haut ni trop bas par rapport au niveau du regard. Christian Bernard, directeur du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) de Genève, qualifie cette situation d’exposition d’« horizontalité démocratique[45] ». De plus, dans Françoise, le visage, vu en plan serré, dévoile ses infimes expressions auxquelles il est difficile d’attribuer des sentiments déterminés. Une conscience d’être face à une individualité filmée peut émerger. Celle-ci affirme l’opacité de son intériorité et stimule le pressentiment de la différence et de la ressemblance, toutes deux fondamentales chez les êtres humains. Néanmoins, le visiteur qui s’attarde devant l’image peut adopter une attitude réflexive et être fasciné ou intrigué par le visage dont les expressions deviennent aptes à recueillir les sentiments d’autrui. Projeté sur une feuille transparente d’1,26m suspendue et détachée du mur[46], le visage de Françoise, plus grand que nature, apparaît librement dans l’espace et impose les échanges de regards virtuels. Dans ces conditions, le spectateur peut commodément prendre la mesure de sa situation physique face à l’image, de la qualité de son regard. Il peut aussi avoir le sentiment que ce grand visage, dont les moindres tressaillements deviennent visibles, lui retourne son regard. Dans le cas de Françoise endormie, l’animation illusoire du visage de Françoise allongée dans son cercueil est produite par les mouvements de la caméra de Robert Cahen lors du filmage. Elle est accentuée par la projection[47] sur un rideau. Les vibrations fluides de l’image du visage peuvent s’apparenter à un souffle de vie et ce, d’autant plus que le corps filmé à l’horizontale est redressé grâce à la projection à la verticale. La hauteur du banc, sur lequel les spectateurs pouvaient uniquement s’appuyer, les plaçait au même niveau que l’image et en situation de dialogue avec le visage dont les yeux sont pourtant définitivement clos. Héloïse Conésa compare la pièce dans laquelle a été installée l’œuvre à « une petite chapelle laïque[48] », qui a certes permis l’instauration d’une proximité avec les images, mais qui a pu provoquer un malaise chez certains spectateurs[49]. Par ailleurs, de la même manière que L’Entre résonnait avec L’Entr’aperçu dans le parcours de l’exposition, Françoise endormie faisait écho à Suaire également composée d’une projection d’un visage, celui d’une jeune fille, sur un voile. La relation d’intimité avec les images s’opère différemment dans l’installation Sept visions fugitives dont les images sont diffusées sur des petits moniteurs disposés au fond de caissons en lattes de bois montés sur pieds. Cette œuvre a d’abord été conçue sous la forme d’une monobande. Dans ce cas, les sept poèmes visuels et sonores sont visibles successivement. Leur mise en espace[50] permet aux spectateurs de les découvrir indépendamment et individuellement, ainsi que de circuler de l’un à l’autre. Certains caissons placés plus bas amènent les visiteurs à s’incliner légèrement et à éprouver leur corps pour faire l’expérience des images. Placée dans le hall avant l’entrée payante du musée, l’installation donnait le ton de l’exposition en s’offrant aux visiteurs comme un préambule ou un épilogue[51].

L’exposition Entrevoir s’est ainsi centrée sur les modalités d’apparition des images en mouvement dans l’optique de souligner certaines caractéristiques plastiques et poétiques de l’œuvre de Robert Cahen, à savoir l’exploration des possibilités expressives du perceptible et de l’imperceptible, ainsi que des qualités relationnelles entre les images et leurs spectateurs. Les effets de matérialisation et de dématérialisation des images, notamment obtenus au moyen d’une diversité de supports de projection, ont renforcé l’ambiguïté entre le visible et l’invisible d’ores et déjà contenue dans les créations de l’artiste. L’aménagement d’un parcours discursif visait, pour sa part, à orienter la réception conformément au thème de l’entrevoir. Toutefois, la disposition des spectateurs encouragée par la configuration de la scénographie devait être une posture consentie, dans la mesure où l’exposition n’affirmait pas un discours et n’imposait pas une circulation univoque au profit d’évocations thématiques et d’une relative autonomie des visiteurs dans leurs déplacements.

 

Notes 

[1] Héloïse Conésa a été conservatrice en charge de la photographie au MAMCS, avant de prendre la fonction de conservatrice en chef du département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale de France en 2014.

[2] Producteur et réalisateur, Thierry Maury a fondé Pixea Studio, en 2011, une entreprise indépendante de production et de création audiovisuelles.

[3] Le GRM fait partie de l’office de Radiodiffusion – Télévision française (ORTF) jusqu’en 1975, date à laquelle l’artiste a intégré l’institut national de l’Audiovisuel (INA).

[4] Le spectron et le truqueur universel sont des appareils de manipulation des images vidéographiques. Le premier a été mis au point par Richard Monkhouse entre 1972 et 1974, le second par Francis Coupigny en 1968.

[5] Archives de Robert Cahen : Dossier d’appel à mécénat, 2014.

[6] La relation que les concepteurs de l’exposition souhaitaient instaurer entre les œuvres et les spectateurs est qualifiée d’intersubjective dans la mesure où chaque partie – les spectateurs et les œuvres – devait affirmer, dans cette relation, leurs subjectivités.

[7] Attié J., « Note sur “l’entre” (entrevoir) », Robert Cahen. Entrevoir, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2014, p. 128.

[8] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[9] Robert Cahen, Artmatic, 1980 ; L’Entr’aperçu, 1980.

[10] Robert Cahen, Traverses, 2002, vidéo, 30 min, couleur, muet ; effets spéciaux : Patrick Zanoli ; avec le soutien de : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains, CICV – Pierre Schaeffer, Montbéliard-Belfort, ZKM Karlsruhe, Drac-Alsace. Acquise par le MAMCS en 2003.

[11] Robert Cahen, Entrevoir, 2014, installation vidéo, double projection panoramique, 18 min (en boucle), couleur, sonore ; steadicam : Bruno Soupart ; montage : Thierry Maury ; conception sonore : Francisco Ruiz de Infante (courts extraits sonores des Fraises sauvages d’Ingmar Bergman) ; production : Boulevard des Productions – Pixea Studio.

[12] Robert Cahen, La barre jaune, 2014 ; L’Entre, 2014 ; La traversée du rail, 2014 ; Portraits, 2014 et Temps contre temps, 2014.

[13] Les quatre pièces contenaient chacune une œuvre : Sanaa, passage en noir, 2007 ; Françoise, 2013 ; Françoise endormie, 2014 ; Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011. Le documentaire Pierre Boulez, l’art de diriger, 2011, était visible dans le cinquième espace. Il s’agit d’un entretien avec Pierre Boulez réalisé par Robert Cahen, en avril 2011.

[14] Robert Cahen, Le Maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », 2011, installation vidéo, 7 min (en boucle), couleur, sonore ; double projection sur surface ; interprétation de Mémoriale (1985) : l’Ensemble InterContemporain ; chef opérateur : Guillaume Brault ; ingénieur du son : Frédéric Prin ; production : Le Fresnoy – studio national des Arts contemporains. L’installation a été réalisée en 2011 par Robert Cahen lorsqu’il était professeur associé au sein de cet établissement.

[15] Créé par Pierre Boulez en 1976, il est composé de 31 musiciens solistes. L’orchestre interprète Mémoriale (1985), une composition pour flûte et huit instruments (deux cors, trois violons, deux altos, un violoncelle). Cette composition est dédiée au flûtiste décédé, Lawrence Beauregard, de l’Ensemble InterContemporain.

[16] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[17] Robert Cahen, Suaire, 1997, installation vidéo sur tissu blanc suspendu, cercle de cailloux blancs au sol ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Christian Cuilleron.

[18] Robert Cahen, Tombe (avec les objets), 1997, projection vidéo verticale, 23 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; effet spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[19] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[20] Vidéo topiques. Tours et retours de l’art vidéo, cat. exp., Strasbourg, MAMCS, 2002.

[21] Robert Cahen, L’Entre, 2014, projection vidéo, 12 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen ; montage, effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[22] Robert Cahen, La barre jaune, 2014, projection vidéo, 6 min (en boucle), couleur, sonore ; images : Rob Rombout ; montage : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[23] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[24] Les bandes-sons de La traversée du rail (2014), de Portraits (2014) et Temps contre temps (2014) étaient audibles uniquement lorsque les spectateurs se tenaient près des œuvres concernées. Les deux autres œuvres, La barre jaune (2014) et L’Entre (2014) sont silencieuses.

[25] Robert Cahen, Sanaa, passage en noir, 2007, projection vidéo, 7 min 07 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; montage, effets vidéo : Thierry Maury ; extrait de La Passion selon Saint Jean de Jean-Sébastien Bach ; production : Boulevard des productions.

[26] PianoChopin (2010) et une série de dix séquences d’images manipulées, devant être diffusée sur des petits écrans plats, ont été remplacées par Françoise (2013), Temps contre temps (2014), La barre jaune (2014) et La traversée du rail (2014). Douze œuvres ont été créées dans les années 2000 dont six en 2014. Les exceptions sont notamment 2 œuvres datant de 1980 (Artmatic et L’Entr’aperçu).

[27] Robert Cahen, PianoChopin, 2010, installation, vidéo : Robert Cahen ; production : Pixea Studio ; piano préparé : Jacek Kozłowski ; logiciel : Paweł Janicki.

[28] Le son de PianoChopin (2010) combine la musique de Chopin en vidéo et les claquements secs des touches du piano lorsqu’elles s’enfoncent.

[29] Les 14m auraient été occupés par l’œuvre silencieuse Françoise endormie (2014) et une cage d’ascenseur.

[30] Les expositions d’images en mouvement ont des besoins techniques particulièrement onéreux. Robert Cahen a dû faire des concessions à cause des obstacles financiers et techniques. Pour l’installation Entrevoir (2014), le double panorama devait initialement être projeté sur des toiles tendues de façon à obtenir une forme concave. Cette idée a été déclinée au profit d’une mise en place d’écrans panoramiques.

[31] Robert Cahen, La traversée du rail, 2014, projection vidéo sur plexiglas suspendu, 7 min 30 (en boucle), couleur, sonore ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[32] La steadicam est un appareillage qui permet d’obtenir des travellings aux mouvements fluides, notamment grâce à un système de harnais et un support de caméra mécanique.

[33] Les orientations des deux caméras ont été réglées afin de ne pas avoir de lacune et de pouvoir ainsi restituer le panorama complet.

[34] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[35] Robert Cahen, Portraits, 2014, projection sur carton, 5 minutes (en boucle), noir et blanc, muet ; image : Robert Cahen ; effets spéciaux : Thierry Maury ; production : Pixea Studio.

[36] Robert Cahen, Françoise endormie, 2014, projection verticale sur tissu transparent en rideau, 5 min, couleur, muet ; images : Robert Cahen ; production : Pixea Studio.

[37] Robert Cahen, Françoise, 2013, installation vidéo, feuille transparente suspendue, 6 min (en boucle), couleur, muet ; images : Robert Cahen.

[38] Robert Cahen, Sept visions fugitives, 1995-97, installation vidéo, 7 x 5 min, couleur, sonore ; sept caissons en bois, sept téléviseurs, sept lecteurs DVD ; images : Robert Cahen ; conception sonore : Michel Chion.

[39] Robert Cahen, L’Entr’aperçu, 1980, vidéo, 9 min, couleur, sonore ; effets spéciaux : Stéphane Huter ; montage : Robert Cahen ; musique, bande sonore : Robert Cahen ; production : INA, Groupe Recherche Images (Serge Com).

[40] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014.

[41] Faite quelques jours seulement avant le vernissage, cette trouvaille est maintenant pleinement intégrée à l’œuvre.

[42] Le visage du compositeur Bernard Parmegiani en France et ceux de deux anonymes au Japon (Nakamaro Matsumura) et au Yemen (Hussein Sabra).

[43] Dossier de presse de l’exposition  Entrevoir , 2014, p. 4, en ligne : http://www.musees.strasbourg.eu/uploads/documents/presse/Cahen/DP_F_CahenRELU.pdf (consulté en février 2015).

[44] Cahen R., entretien avec Tiphaine Larroque, le 11 décembre 2014 : Robert Cahen explique que, dans l’exposition Entrevoir, seule l’œuvre Sanaa, passage en noir (2007) est conçue comme un « film », dans le sens où elle doit être vue du début à la fin.

[45] Bernard C., « Le musée exposé », art press2 : « Les expositions à l’ère de leur reproductibilité », n° 36, février-mars-avril 2015, p. 67.

[46] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015 : Françoise (2013) est une variante de l’œuvre Françoise en mémoire conservée au MAMCS depuis 2007, année de sa création. Dans la version présentée dans l’exposition Entrevoir renommée Françoise, les mots défilant au sol, inclus dans Françoise en mémoire, n’ont pas été projetés dans le but de recentrer l’œuvre sur le portrait et de faire écho à l’installation Françoise endormie (2014) visible dans l’exposition.

[47] À noter qu’un projecteur vidéo à focale courte avec un miroir a été utilisé car celui-ci devait être situé proche de la surface de projection, ici, un rideau.

[48] Conésa H., entretien avec Tiphaine Larroque, le 26 février 2015.

[49] Ibid., impression de spectateur rapportée par Héloïse Conésa.

[50] La version sous la forme d’installation a été conçue à l’occasion de l’exposition monographique, intitulée Robert Cahen s’installe, qui s’est tenue au FRAC Alsace à Sélestat du 23 novembre 1997 au 26 avril 1998.

[51] Dans le projet de scénographie non réalisé, l’installation Sept visions fugitives (1995-97) devait occuper une situation similaire à savoir dans le couloir ouvert sur l’espace du musée appelé « la rue ».

Pour citer cet article : Tiphaine Larroque, "Dématérialisation et matérialisation des images en mouvement au sein d’un parcours discursif : l’exposition Entrevoir. Robert Cahen (musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, 2014)", exPosition, 18 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/larroque-exposition-entrevoir-robert-cahen-musee-art-moderne-et-contemporain-strasbourg-2014/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Réflexions autour d’un projet d’exposer la revue Art d’aujourd’hui (1949-1954)

par Corine Girieud

 

— Corine Girieud (http://corine-girieud.blogspot.fr) est docteure en histoire de l’art contemporain et enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier Agglomération. Son travail personnel porte sur les revues d’art des années 50 (Art d’aujourd’hui et Cimaise) et, plus spécifiquement, sur les liens qu’elles permettent de tisser entre l’art et le public. Ses articles sont régulièrement publiés dans la revue scientifique La Revue des revues. Parallèlement à ses activités en histoire de l’art, elle exerce la critique d’art depuis 1998.

 

L’objet de notre recherche se concentre sur 36 numéros constitutifs de l’ensemble des parutions d’un périodique : Art d’aujourd’hui (1949-1954). Ce dernier n’est plus en devenir ; en conséquence, la somme de ses 36 livraisons forme un tout que l’on peut appréhender dans sa globalité. Sur un rayonnage de bibliothèque, il s’agit d’un volume carré de 24 x 31 cm x 12 cm d’épaisseur. L’important est bien sûr ailleurs, mais avant de tourner les pages d’Art d’aujourd’hui et de s’y plonger, il est plaisant de rappeler le peu de volume qu’occupe cet objet d’étude à l’aune de l’étendue des champs qu’il ouvre à l’exploration.

Il n’est pas sûr qu’Art d’aujourd’hui soit plus une revue[1] qu’un magazine[2]. Les terminologies de chacun ne permettent pas de trancher. Comme un magazine, Art d’aujourd’hui propose une publication périodique, attache de l’importance à l’illustration et cible son lectorat. C’est d’ailleurs peut-être ce lectorat très ciblé – jusqu’à la spécialisation – qui ferait entrer le périodique dans la catégorie des revues. Il reste également probable qu’Art d’aujourd’hui évolue vers le statut de revue – terme plus valorisant car l’autorisant à s’inscrire dans le temps – parce que devenant, aujourd’hui, 60 ans après la parution de son premier numéro, un sujet d’études. La salle que lui a consacrée le musée national d’Art moderne (MNAM) durant l’année 2008 vient affirmer ce statut autant qu’elle confirme l’intérêt d’Art d’aujourd’hui en tant que traces, sources de l’histoire de l’art et des idées.

La revue a donc déjà été exposée dans le sens premier de ce terme où elle a effectivement été montrée. Elle l’a été, qui plus est, dans le contexte prestigieux des collections permanentes du MNAM. Il nous semble cependant qu’elle n’a pas pour autant fait l’objet d’une exposition, qu’elle n’en a pas été le sujet ; l’événement de 2008 la reléguant au statut de fil conducteur. L’accrochage des collections s’organisait, en effet, cette année-là, autour d’organes de presse emblématiques de chaque période présentée. Art d’aujourd’hui n’était pas au cœur du propos – sa ligne éditoriale et ses actions ne se trouvaient pas au cœur de l’accrochage – mais constituait le maillon d’une prise en compte plus globale du rôle de la presse dans l’actualité et l’histoire de l’art, si ce n’est, le maillon offrant une occasion aux collections de la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du musée, de sortir de leurs réserves.

Il faut préciser ici que le propos des rédacteurs[3] d’Art d’aujourd’hui ne se résume pas à la défense d’une chapelle esthétique, l’abstraction géométrique ; il y a une forte dimension sociale dans les ambitions affichées par la revue – ce qui, du reste, a constitué l’essentiel de notre intérêt a priori au point d’y consacrer une thèse. Le rôle que se donnent les rédacteurs, en effet, est de faire un tri, de clarifier la situation artistique afin de répondre à cette volonté d’un plus large accès à la connaissance. Étudier cette revue s’entend, selon nous, comme une volonté d’expérimenter des formes de transmission ; c’est simultanément travailler un contenu et une manière de le partager. Cela nous a menée à proposer au sein même de la thèse, différentes manières d’appréhender un périodique. Le point de vue historique, s’il était indispensable, reste le plus évident pour une historienne de l’art et de la culture. Se sont ajoutées des analyses des textes critiques et journalistiques, une réflexion sur l’évolution des mises en pages de la revue, mais également une étude statistique accompagnée de courbes et de graphiques, ainsi que l’élaboration de son index à multiples entrées. Ce regard pluriel nous pousse aujourd’hui à sortir du cadre des pages universitaires.

La question que nous tentons d’éclaircir ici est la pertinence et la manière d’exposer une revue en tant que sujet même et non pas seulement comme source, et plus spécifiquement Art d’aujourd’hui. Cela en prenant en compte le fait que notre volonté est également de montrer l’intérêt de travailler sur et à partir de la presse, et, conjointement, d’apporter un éclairage sur ce que peut être le travail de l’historien. Soit : exposer un objet, les questions qu’il soulève et une méthodologie.

Transmettre une revue vivante

La difficulté à exposer une revue réside dans la nécessité temporelle qui est celle de la lecture ; problème rencontré dans toute exposition de livres. L’autre rapport au temps est la périodicité de la revue qui l’inclut dans une époque, dans une actualité et son évolution, mais aussi dans l’évolution de la revue elle-même. Ainsi, les questions que soulève l’exposition d’une revue pourraient être : comment d’une part, faire comprendre du contenu (textes et images / fond et forme) sans donner le temps de la lecture et, d’autre part, comment montrer la cohérence d’un ensemble, son évolution, tenter de définir une ligne éditoriale ? Cela est d’autant plus complexe que cette dernière peut s’élaborer a priori, comme elle peut se dessiner au fil des numéros, quand ce n’est pas a posteriori[4]. Il devient nécessaire ici, dans un premier temps, de poser les éléments qui forment un périodique : l’histoire de sa genèse et son évolution, ses rédacteurs et son comité, ses rubriques, ses séries, ses récurrences (thèmes, artistes, etc.), sa ligne graphique, ses originalités, enfin, ses actions, mais aussi son lectorat. Ces questionnements constitueraient des sections de l’exposition, qui peuvent être contenues dans des vitrines voire des tables-vitrines.

Chacune de ces sections offre des possibilités de muséographie qui donneront vie au propos. Les rédacteurs et les liens tissés entre eux se devinent à travers photographies, carnets de notes, courriers, archives de l’institut national de l’Audiovisuel (INA)[5]. Le choix des pages spécifiques de la revue sur lesquelles le visiteur sera amené à se pencher peut être appuyé par un propos graphique sur des planches didactiques ou des animations, afin de montrer la construction d’un article, sa mise en page, certaines similitudes avec une composition picturale néo-plastique, les évolutions de numéro en numéro. Les collaborations avec certains artistes peuvent donner lieu à l’exposition d’œuvres, de courriers mais aussi de films puisqu’Art d’aujourd’hui en a également produit deux en 1951, un sur le sculpteur Henri Laurens, l’autre sur le peintre florentin Alberto Magnelli.

Les activités menées au-delà des limites d’Art d’aujourd’hui constituent, en termes de muséographie, certainement ce qui laissera le plus de liberté : films sur l’art, donc, éditions d’ouvrages, photographies et comptes rendus de conférences, résultats parus dans la revue du concours de couvertures lancés aux lecteurs, photographies de l’atelier pour jeunes artistes – l’atelier d’Art abstrait –, catalogues d’expositions, notamment à la Galerie Denise René, rue de la Boétie à Paris, participation active au groupe Espace, collectif de plasticiens, architectes, urbanistes, artisans, réunis pour proposer une autre Reconstruction en ces temps d’après-guerre : une Reconstruction sous le signe de la synthèse des arts[6].

Ici, le manque d’archives impose doublement de savoir trouver la bonne distance entre respect des sources et impératif de faire revivre une aventure collective portée par l’enthousiasme et l’espoir en une création tournée vers le public. Il faudrait trouver autre chose que la seule option « visiteur devant des objets sous vitrine », s’octroyer quelques libertés comme le conseille Françoise Levaillant face à toute étude de revue :

« Entre la description à petits points, faite de citations et d’anecdotes, et la langue de bois dans laquelle se fige presque toujours un discours pétri de “stratégies”, il conviendrait de trouver un autre protocole d’analyse, quitte à déconstruire l’objet (la revue) pour parvenir à poser des séries de questions pertinentes[7] ».

Le travail de recherche sur les revues est en effet encore jeune et il doit ainsi inciter à trouver de nouvelles approches dans l’analyse et la démonstration. Une réponse serait probablement de faire intervenir sur un point très précis de l’exposition, grâce à un appel à projets, la jeune création actuelle, et rester ainsi fidèle à l’esprit d’Art d’aujourd’hui. La proposition plastique offrirait un autre regard sur une action ciblée de la revue ou sur un corpus d’archives ; certains échanges épistolaires entre les rédacteurs et les artistes, par exemple, sont très vivants et permettent une immersion dans l’activité journalistique de l’époque.

Présenter le contexte historique, culturel et éditorial, et artistique

L’ensemble de textes mis en pages et illustrés qui constitue une revue permet, dans les quelques centimètres carrés qui la délimitent, d’ouvrir vers de nombreux horizons. Aborder un organe de presse inscrit dans le passé implique, en effet, de couvrir plusieurs domaines. D’abord celui de l’histoire, car son rédactionnel découle de l’actualité, c’est sa raison d’être. Cette actualité, devenue aujourd’hui historique, se lit ici dans sa contemporanéité, donc avec ses partis pris, ses enthousiasmes et ses manques. Véritable source au même titre que des archives ou la collecte de témoignages, il s’agit, de la même façon, de poser sur les livraisons le regard du chercheur qui tend à une inatteignable objectivité. Avec Art d’aujourd’hui, c’est aussi, plus précisément, un pan complexe de l’histoire de l’art qui est convoqué : celui de l’après Seconde Guerre mondiale, du renouveau de l’abstraction et, partant, d’un désir d’implication de la création dans la société. De ce fait, un troisième champ alimente cette recherche, celui de la sociologie.

Ces trois approches se croisent et se complètent dans l’étude du chercheur mais elles sont peu exploitables visuellement. Pour rendre les conclusions compréhensibles sans avoir besoin de l’apport de trop de textes explicatifs sur les cimaises, il faut probablement poser le contexte historique : celui de l’après Seconde Guerre mondiale et de la Reconstruction mais aussi du début des Trente Glorieuses. La situation culturelle et éditoriale devra également être présentée : l’essor des galeries, la multiplication des salons, l’ouverture du musée d’Art moderne depuis 1947, mais encore très peu d’ouvrages consacrés à l’art et un désintérêt assez généralisé de l’institution pour l’abstraction.

L’inscription de la revue dans un temps très délicat de l’histoire de l’abstraction en constitue une des richesses. Cette forme d’expression est, en effet, encore bien récente au regard de l’ensemble de l’histoire de l’art. Chose rare dans la discipline, nous pouvons en effet situer sur une échelle de temps proche de nous, les débuts non pas d’un mouvement mais véritablement d’une esthétique nouvelle ; une nouvelle manière d’exprimer, de créer. À l’image de la photographie et du cinématographe, l’histoire de l’abstraction se lit dans les archives et témoignages récents, quand les réalisations donnent des indices sur les différentes tentatives et expériences, les débuts de l’abstrait, les concurrences de paternités mais aussi son évolution. De même, on s’accorde sur le fait qu’avec les années 1950, l’abstraction est dans une période de renouveau ; l’après Seconde Guerre mondiale lui offre des raisons de s’épanouir dans une quête qui est d’exprimer ce qui ne peut être représenté, figuré. Néanmoins, dès 1953-1954, l’art abstrait entre dans ce que l’historienne de l’art Sylvie Lecoq-Ramond appelle une période de « classicisation[8] ».

S’ensuit, à partir du mitan des années 1950, un débat sur un potentiel conformisme de l’abstraction qui conforte les tenants d’une nouvelle expression plus gestuelle, lyrique, dans l’idée que le combat doit se tourner autant contre la figuration que contre une abstraction géométrique sclérosée. Et Art d’aujourd’hui, précisément, participe à l’académisation de l’avant-garde abstraite du fait même, comme l’analyse l’historien de l’art Georges Roque, que la revue fait partie d’un réseau qui, en se contentant de lui-même – et ce, malgré lui –, clôt des possibilités[9]. L’ambition des rédacteurs ne peut se passer de la mise en place de ce réseau, ni d’une relative académisation. Pour réaliser leurs objectifs, de grande envergure, ils ne peuvent se passer de tenter de convaincre le plus largement possible, de répandre les idées que sous-tend l’art géométrique. Ils ne peuvent se passer d’agir.

C’est toute cette ambivalence de l’avant-garde géométrique qui est visible à travers l’étude d’Art d’aujourd’hui et l’expérience de l’atelier d’Art abstrait en constitue une bonne démonstration. Lorsque deux artistes guidés par leur élan de prosélytes, Edgard Pillet – par ailleurs co-fondateur et secrétaire général de la revue – et Jean Dewasne, créent le 16 octobre 1950, rue de la Grande-Chaumière, un lieu où les jeunes gens peuvent trouver un enseignement tourné vers l’abstraction, le critique et polémiste Charles Estienne publie L’art abstrait est-il un académisme ? qui fait grand bruit dans le petit monde de l’art[10]. Il est ainsi possible d’exploiter cet événement à travers des articles d’Art d’aujourd’hui annonçant la création de l’atelier, les différentes conférences des « Mardis de l’atelier », les concours lancés à ses élèves, puis le pamphlet d’Estienne, et enfin les réactions d’autres critiques et d’artistes.

Feuilleter la revue

Grâce à la numérisation, on peut aujourd’hui lire des publications rares, les manipuler à volonté sans prendre le risque de les abîmer, voire zoomer à l’intérieur de leurs pages. Cet apport du numérique dans le contexte de l’exposition ne doit pas être négligé. Outre le maniement aisé et très personnalisé de l’objet exposé, une digitalisation accessible par écran tactile, permet également d’ajouter des contenus plus précis que le visiteur consultera au gré de sa curiosité ou en fonction de son temps. Cependant, feuilleter une revue, c’est-à-dire réellement pouvoir en tourner les pages en papier, a également son importance pour rendre au périodique sa matérialité : son format, sa mise en page dans le rapport au format, la qualité du papier, l’enchaînement des articles, les doubles-pages. L’exposition présente les exemplaires dans des vitrines mais la question de l’intérêt et de la mise à disposition du fac-similési ce n’est de sa mise en scène, peut cependant se poser.

Le fac-similé pour pouvoir feuilleter la revue, mais encore ? Dans quel contexte peut-on donner envie de prendre le temps de feuilleter la revue ? Doit-on rejouer les années 1950 et recréer le salon d’un lecteur ? Quel en serait l’intérêt ? La médiation ne doit pas devenir du divertissement. Une évidence s’impose : pour que le propos historique apparaisse scientifiquement fiable, il faut alors que la reconstitution – même s’il s’agit de deux fauteuils, un tapis, une table basse et un luminaire – soit elle aussi, authentique. Serait-il alors raisonnable de mettre autant de moyens dans un agencement qui n’aurait pour but que d’installer une ambiance, autrement dit de distraire, voire de distraire du propos, d’illustrer sans argumenter ?

L’étude de l’historienne de l’art Caroline Tron-Carroz autour de l’exposition Vidéo Vintage du MNAM (2012), a assez montré les dangers d’une scénographie instrumentalisée quand elle n’est que mise en scène d’objets. Quel serait donc l’attrait du fac-similé autre que celui d’être feuilleté et d’apporter une matérialité à la revue ? Est-ce une raison suffisante ? L’usage qui a été fait de la reproduction du livre de comptes du marchand des impressionnistes, Paul Durand-Ruel, dans l’exposition au palais du Luxembourg, en 2014, n’était pas convaincant[11]. Bien que posé au milieu d’une salle à portée de toutes les mains, son statut est resté ambigu (résultat d’une trop belle réussite de la copie ?) ; peu le feuilletaient, en tout cas longuement, d’autant que l’ensemble restait obscur : la graphie dix-neuvièmiste ajoutée à la méconnaissance du marché de l’art de cette époque – que cette manifestation ne pouvait combler – conférait à l’idée de médiation et à ce beau travail de copie, un rôle d’anecdote dans l’exposition et dans son discours scientifique.

En prenant appui sur la frustration qu’a pu créer ce double du livre des comptes du célèbre marchand, il est possible de réfléchir à ce qui aurait pu, si ce n’est valoriser cet objet, au moins le rendre exploitable pour le public. Qu’en serait-il si des revues Art d’aujourd’hui étaient accessibles à la lecture, posées sur une table avec des chaises pour les consulter posément ? Ne peut-on pas imaginer que le visiteur, enrichi du parcours qu’il vient de faire, serait alors disponible pour cheminer dans une voie toute parallèle à celle de l’exposition : celle du travail de l’historien ? Est-ce que l’apport évident que peut avoir un fac-similé ne serait pas de tâcher de comprendre, cette fois par soi-même, l’intérêt pour l’histoire de l’art de l’objet de l’exposition ? En quoi cette revue, qui a participé pleinement à l’évolution de l’abstraction encore naissante, est devenue trace d’une théorisation de cette forme d’expression par les acteurs mêmes de cette aventure, puis source d’un moment-clef du XXe siècle ? Faire comprendre par l’exemple que, comme le notait Michel Foucault :

« […] l’histoire a changé sa position à l’égard du document : elle se donne pour tâche première, non point de l’interpréter, non point de déterminer s’il dit vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de travailler de l’intérieur et de l’élaborer : elle l’organise, le découpe, le distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas, repère les éléments, définit les unités, décrit des relations[12] ».

Ainsi, mettre en place les conditions d’un questionnement sur la revue, par des reproductions consultables d’archives ciblées, mais aussi d’outils de l’historien – carnets de notes, index, etc. – apporterait du didactisme vivant au sein de l’exposition, et placerait le visiteur au cœur du dispositif, le rendant ainsi pleinement actif.

Le travail des critiques et journalistes – observateurs, chroniqueurs, commentateurs, argumentateurs mais aussi initiateurs – au plus près, si ce n’est au cœur de la création, offre un terrain de réflexions encore trop peu exploité. Le grand apport d’Art d’aujourd’hui pour l’histoire de l’art tient notamment dans la proximité entre les critiques et les artistes – qui se livrent tant sur l’acte de création que leur quotidien pragmatique, laborieux et souvent difficile, qui ouvrent les portes de leur atelier – mais aussi par la vision sociale qui sous-tend leurs propos sur l’art, préoccupation très contemporaine à la revue et intrinsèque à l’abstraction. L’échec de la rencontre avec un large lectorat n’en diminue pas pour autant sa recherche incessante et l’inventivité sollicitée. Une telle intention de la part d’Art d’aujourd’hui ne peut se traduire pleinement, selon nous, dans une unique forme écrite dont la publication ne toucherait, une fois encore, qu’un lectorat déjà convaincu de chercheurs. Exposer un propos et tenter de le transmettre autrement, poursuit et complète notre étude universitaire nourrie d’articles et de conférences, dans un champ plus ancré dans le réel, bien davantage tourné vers le public. Cette envie, si ce n’est cette nécessité, rejoignent notre accord profond avec la ligne éditoriale de la revue ; car il nous semble manifeste que la recherche n’existe pleinement que lorsqu’elle rencontre l’autre et crée des échanges.

 

Notes

[1] Le petit Robert, Paris, Éd. Robert, 2009 : « Publication périodique souvent mensuelle, qui contient des essais, des comptes rendus, des articles variés, etc. ».

[2] Ibid. : « Publication périodique, généralement illustrée ».

[3] Les fidèles rédacteurs d’Art d’aujourd’hui sont Léon Degand, Roger Van Ginderteal, Pierre Guéguen, Roger Bordier mais également Michel Seuphor.

[4] La ligne éditoriale Art d’aujourd’hui pâtit encore aujourd’hui auprès des observateurs des revues, des années 1950 et de l’abstraction, d’une réputation de sectarisme que nous avons tenté d’éclaircir dans : Girieud C., « Art d’aujourd’hui et Cimaise. Deux revues concurrentes dans le microcosme de l’abstraction », Froissart Pezone R., Chèvrefils Desbiolles Y. (dir.), Les revues d’art. Formes, stratégies et réseaux au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 281-293.

[5] Les fonds d’archives relatifs à Art d’aujourd’hui (ce dernier étant très peu fourni), relatifs à Léon Degand ou à des acteurs contemporains de la revue (les critiques Julien Alvard et Charles Estienne, la Galerie Arnaud et sa revue Cimaise) sont conservés à la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du MNAM. Certaines archives personnelles (correspondance, photographies et films) du fondateur de la revue, André Bloc, ont été déposées au musée de Grenoble, et des entretiens sont disponibles dans les archives INA.

[6] Sur ce dernier point, il reste peu de traces. Diana Gay, conservatrice du musée Fernand Léger à Biot, prépare une exposition sur l’événement majeur du groupe Espace : l’exposition de l’été 1954, dans cette ville de la Côte d’Azur. Sa source principale reste un catalogue, édité avant la manifestation, à partir des projets des pièces.

[7] Levaillant F., « Préface », Chèvrefils Desbiolles Y., Les revues d’art à Paris (1905-1940), Paris, Ent’revues, 1993, p. 11.

[8] Lecoq-Ramond S., « Les vies différées de l’abstraction », Abstractions France (1940-1965). Peintures et dessins des collections du musée national d’Art moderne, cat. exp., Colmar, Musée d’Unterlinden, 1998, p. 20.

[9] Roque G., Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Paris, Gallimard, 2003, p. 206.

[10] Estienne C., L’art abstrait est-il un académisme ?, Paris, Éd. de Beaune, 1950.

[11] Paul Durand-Ruel. Le pari de l’impressionnisme, exp., Paris, Musée du Luxembourg, 2015.

[12] Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1994 (1969), p. 14.

 

Pour citer cet article : Corine Girieud, "Réflexions autour d’un projet d’exposer la revue Art d’aujourd’hui (1949-1954)", exPosition, 11 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/girieud-projet-exposer-revue-art-daujourdhui/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Livresque des profondeurs, une anthologie insolite (Bibliothèque Carré d’Art, Nîmes, 2013)

 par Bénédicte Tellier

 

Bénédicte Tellier est assistante principale de conservation du patrimoine et des bibliothèques au service patrimoine de la bibliothèque Carré d’Art de Nîmes. Au-delà du travail régulier de traitement des collections (images fixes) et d’accueil du public en salle, elle est chargée de la médiation et des missions éducatives proposées autour des collections patrimoniales. —

 

De l’attractivité des expositions « de livres »… à partir de l’exemple des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes 

L’écrit et ses supports fascinent. Les manuscrits de textes scientifiques ou sacrés, richement enluminés ou sur simples feuillets de parchemin, sont précieux par leur rareté due aux difficultés et au coût de fabrication. À ce titre, ils rejoignent durant le Moyen Âge les collections de « Trésors » de quelques riches seigneurs ou abbayes. Embellis d’illustrations délicates et couverts de reliures magnifiquement ornées, ils sont aux yeux de leurs possesseurs source d’orgueil car symbole de richesse. À partir du XVIIe siècle, les savants issus de la noblesse de robe s’attachent à constituer leur bibliothèque personnelle en rassemblant principalement les publications scientifiques nécessaires à leurs travaux. Au fil du temps, les hommes de sciences deviennent également bibliophiles. Certains sont passionnés par l’acquisition d’éditions rares au contenu faisant autorité quand d’autres s’intéressent à l’objet livre et à la variété des formes prises : éditions soignées, reliures travaillées, tirages limités ou exemplaires remarquables. Cette sacralité multiforme du livre perdure malgré une plus grande vulgarisation du savoir qui contribue à sa plus large diffusion auprès de tous les publics. Elle fascine mais tient aussi à distance. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, rendre attractive au plus grand nombre une exposition de livres anciens ou contemporains provenant d’une collection patrimoniale, reste une gageure. Cependant, grâce aux nouveaux outils de médiation numérique, une approche plus riche et plus ludique est possible pour compléter la traditionnelle présentation en vitrine des originaux. Dès lors peut-être, l’appropriation des œuvres devient plus facile pour le visiteur. En effet, il découvre les originaux avec une certaine proximité malgré la distance induite entre lui et la vitrine, favorisant toujours une certaine sacralisation. C’est une expérience de ce type qui a été tentée avec l’exposition Livresque des profondeurs, une anthologie insolite organisée par la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes en 2013 (Fig. 1).

Fig. 1 : Affiche de l'exposition © Bibliothèque Carré d'Art de Nîmes
Fig. 1 : Affiche de l’exposition © Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes

Bref historique des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes

La Bibliothèque Carré d’Art figure parmi les 54 bibliothèques classées par la loi du 20 juillet 1931 ; ses fonds sont, comme c’est souvent le cas, principalement constitués par les saisies de la Révolution française. Installée dès l’origine dans l’ancien Collège des Jésuites, elle prend le nom de Jean-François Séguier (1703-1784), naturaliste et « antiquaire » nîmois dont les collections constituent une part importante des fonds anciens[1]. Viendront s’ajouter au fil du temps, legs, dons, dépôts tels ceux des bibliothèques de l’Église Réformée ou de la Synagogue, ainsi que les acquisitions courantes.

Depuis 1993, Carré d’Art rassemble sur 5 200 m2 les collections patrimoniales et de lecture publique qui y trouvent les conditions d’une large diffusion. Le fonds ancien comprend une soixantaine d’incunables et environ 40 000 imprimés antérieurs à 1810, ainsi qu’un millier de manuscrits de toutes époques. La politique d’acquisition patrimoniale accorde une attention toute particulière aux créateurs nîmois et gardois et à l’identité locale : manuscrits et fonds d’archives provenant d’auteurs originaires de la ville, tels Jean Paulhan ou Marc Bernard, impressions nîmoises, fonds local, fonds spécialisé dans la tauromachie. La constitution d’une collection de livres d’artiste complète cette politique.

Deux missions opposées mais complémentaires, à concilier lors du choix thématique de l’exposition 

Conservation et médiation

La gestion de fonds patrimoniaux répond en priorité à des impératifs stricts de conservation matérielle nécessitant des espaces de stockage spécifiques, des conditions de manipulation particulières et une consultation réglementée, réservée à un public de chercheurs.

La question de leur valorisation et de leur médiation à destination d’un plus grand nombre d’usagers ne doit pas par pour autant être négligée. Pour répondre à cette mission première, la bibliothèque explore différentes possibilités malgré l’absence de salle d’exposition permanente des collections. Depuis ces vingt dernières années, des expositions temporaires ont été réalisées, présentant les différentes facettes du fonds : dernières acquisitions,  création contemporaine de livres d’artiste, sujets d’histoire locale ou relevant d’une spécialité de la bibliothèque (tauromachie, protestantisme, hebraïca…),  fonds de collectionneurs, etc[2]. Ces expositions s’accompagnent de visites commentées en direction du public scolaire et de groupes d’adultes. Des supports de médiation tels que catalogues, livrets pédagogiques ou livrets de visites sont également proposés ainsi que des ateliers (jeunesse ou adultes) pour enrichir la découverte (Fig. 2).

Fig 2-1Fig. 2-2Fig. 2-3

Fig. 2 : Livret pédagogique à destination du jeune public © Bibliothèque Carré d'Art de Nîmes.
Fig. 2 : Livret pédagogique à destination du jeune public © Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes.

En dehors de ces moments forts liés à une exposition, une médiation régulière sous forme de présentation commentée de sélections d’ouvrages illustrant divers thèmes de l’histoire du livre, est proposée aux groupes de scolaires, étudiants, adultes en réinsertion, professionnels, spécialistes. Celle-ci offre l’opportunité de faire découvrir les richesses de la bibliothèque telles que les manuscrits ornés ou enluminés, des livres d’heures, des incunables, de grands livres illustrés, quelques monuments typographiques des divers âges de l’imprimerie, des éditions anciennes originales et rares, souvent de provenance locale, sans oublier de somptueuses reliures ou les livres d’artistes.

Repérer et sélectionner les « trésors » à exposer pour une grande occasion

L’année 2013 marque les 20 ans de Carré d’Art conçu par l’architecte Sir Norman Foster au cœur de la ville face à la vénérable Maison Carrée. Ce bâtiment regroupe en ses murs deux entités culturelles importantes de la Ville : le musée d’Art contemporain et la bibliothèque. Cet anniversaire est l’occasion d’offrir des manifestations à la hauteur de l’événement. L’art contemporain étant à l’honneur au musée avec une carte blanche laissée à Norman Foster, la municipalité souhaite qu’en regard de ces œuvres des XXe et XXIe siècles, les « Trésors » des collections patrimoniales de la bibliothèque soient également exposés au public. La salle d’exposition temporaire du Soleil Noir se doit d’être le lieu d’une exposition étonnante, surprenante, dynamique et inventive.

La commande politique pose aux professionnels la question de la définition du « trésor », ainsi que celle de sa mise en exposition[3]. Que pouvons-nous aujourd’hui montrer au-delà de tout ce que le public a déjà vu sous le label ressassé de « trésor » de la bibliothèque ? Conscients de la nécessité de proposer une vision différente de nos collections, nous reconsidérons les contours de la notion de « trésor  bibliophilique » et profitons de l’opportunité pour adopter un regard nouveau sur nos fonds en présentant des ouvrages auxquels le public n’a jamais accès, car conservés en réserve et qui n’ont encore jamais été montrés car n’entrant pas dans le périmètre traditionnel de la bibliophilie.

En effet, les critères de définition du « trésor » qualifiant le livre perdurent sur des schémas établis depuis le Moyen Âge avec la sacralisation de l’objet-livre alors rare, réalisé avec beaucoup de soins et l’usage de matériaux coûteux. Autres temps, autres aspects, autres sélections… Il ne s’agit pas de faire « étalage » de richesses mais bien de proposer une vision étendue et différente du « trésor », portée par le sens donné à la notion de collection entendue comme un corpus incluant sur le même plan des œuvres maîtresses et des pièces plus modestes.

Mettant au second plan les richesses des fonds convenues comme telles, signalées de longue date, ayant fait l’objet d’expositions précédentes, nous souhaitons dévoiler l’importance de ce qui reste habituellement invisible pour le public : l’étendue des fonds conservés sur plus de 13 kilomètres de rayonnages dans les réserves et magasins, installés dans les profondeurs du bâtiment.

Beaucoup de fonds patrimoniaux de bibliothèques possèdent encore aujourd’hui une part d’ouvrages méconnus ou mal identifiés. Ils représentent une réserve potentielle de contenus dignes d’intérêt à plusieurs titres, notamment l’opportunité de déterminer une édition rare, peu courante dans les fonds publics mais aussi de porter un regard nouveau sur un fonds constitué antérieurement. C’est le cas à Nîmes, avec la découverte d’un des cahiers des Manga d’Hokusai non signalé dans le catalogue informatisé des collections, le rendant de ce fait inaccessible au public. Sa reliure japonaise typique attire l’œil et l’intérêt du conservateur. Des recherches plus approfondies sont alors menées, afin de préciser son identification puisque la description de l’inventaire du XIXe reste très succincte et imprécise : elle identifie ce texte par erreur comme « chinois » ! Il est à noter que la notoriété de cet artiste[4] a beaucoup évolué. Ce n’est en effet, que depuis peu de temps que son pays d’origine lui manifeste enfin une certaine estime alors qu’il suscita l’engouement en France à la fin du XIXe siècle. Charles Liotard participa de cette mode. Bibliophile nîmois, il acquit cet ouvrage étranger pour sa riche et luxueuse bibliothèque conservée à Carré d’Art aujourd’hui.

C’est ainsi l’occasion pour l’équipe de mener une exploration des rayonnages à la recherche de surprises insoupçonnées et tant espérées, avec l’intérêt renouvelé pour le professionnel de redécouvrir son fonds sous un jour moins familier. Avec un autre regard, nous parcourons les étagères dans le but qu’une pièce de titre, un format, une reliure, une « curiosité », attirent notre œil puis notre main. De bibliothécaires, nous nous transformons en chercheurs « d’épaves », de « trésors oubliés » dans les rayons d’ouvrages « non cotés » ou « à traiter » qui deviennent nos lieux de prospection privilégiés. Nous menons parallèlement à ces « fouilles » aléatoires, un travail de recherche dans le catalogue, balayant à grands traits les siècles, fonds spécifiques, thématiques, éditeurs et auteurs de renommée, afin d’exhumer des pièces qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de se faire connaître à Nîmes.

La variété des fonds patrimoniaux de Carré d’Art Bibliothèque réunis depuis 200 ans, nous permettait de retracer l’histoire du livre, ses transformations et incarnations en exposant une anthologie des collections sous la forme d’une sélection raisonnée de pièces maîtresses issues de ce corpus : la collection patrimoniale, du manuscrit médiéval à la liseuse numérique. Il s’agissait de « […] montrer qu’à travers les âges, le livre n’a cessé de se transformer et poursuit son évolution, s’adaptant dans sa forme, sa matérialité et ses modes de diffusions aux grandes mutations historiques et aux usages que les lecteurs en attendent[5] ».

De la conception de l’exposition Livresque des profondeurs

La progression narrative

Le déroulé narratif s’impose naturellement autour des trois étapes de la vie du livre : sa fabrication, sa diffusion et son utilisation. Soit le livre comme objet qui prend en compte tous les aspects de sa fabrication, du manuscrit originel à l’objet final, ainsi que toutes les formes qu’il revêt, du rouleau à la liseuse électronique. Le livre en tant que média s’attache à le resituer dans le contexte économique, politique et culturel de sa diffusion. Enfin, les différents usages du livre sont explorés, même les plus insolites qui en ont été faits : marques de propriété, annotations, détournement…

Afin de parvenir à une certaine exhaustivité propre à l’anthologie, une sélection d’ouvrages assez vaste est nécessaire. Symbolisant les bougies d’anniversaire, nous retenons vingt pièces maîtresses plus une pour l’année débutée. Autour de celles-ci, plus de 70 livres « satellites » sont choisis, enrichissant ainsi l’illustration du propos par des aspects complémentaires ou des points de vue opposés. Le parcours de découverte suit, en un mélange anachronique, les trois parties énoncées et décline tout au long d’une grande vitrine panoramique les différents aspects pris par le livre.

Le livre, un objet évoque successivement : l’auteur et son travail manuscrit (maquette de Braque le patron annotée par Jean Paulhan), la richesse de la typographie, mais aussi l’introduction et le rôle de l’image au cœur du texte (dans une Bible enluminée du XIVe siècle ou dans une version du Petit Chaperon rouge revisitée en 1965 par l’artiste Wardja Lavater), la gravure, l’impression en couleurs, les livres animés (Astronomicum Caesareum d’Apian, 1540), les minuscules et les in-plano, les nombreux matériaux utilisés et les différentes formes prises par l’écrit du volumen au codex.

Le livre, un média rappelle la variété des origines éditoriales et des lieux d’impression, mais également la diversité des langues représentées dans les collections, tels une Bible en Kabyle ou un rouleau hébraïque qui côtoient un ouvrage en syriaque et un autre en japonais, ou encore l’exotisme du fonds tauromachique avec des ouvrages hispano-américains et le pittoresque des impressions nîmoises en languedocien. Les aspects publicitaires et commerciaux sont évoqués à travers notamment des jeux multiples d’imitation et de remise au goût du jour des éditions locales des XVIIIe et XIXe siècles, décrivant les antiquités nîmoises. Les enjeux politiques ne sont pas oubliés avec la censure ou le livre de propagande idéologique ou religieuse, de même que l’essor de nouveaux médias ou la recherche de nouveaux publics, à travers l’exemple du livre pour enfants et de la presse.

Le livre, des usages illustre les différentes utilisations qu’en firent leurs propriétaires successifs : depuis l’acquisition avec l’apposition d’une marque de propriété sous forme d’ex-libris ou d’armes ornant le cuir de la reliure, jusqu’à la destruction par négligence ou vandalisme (ouvrages plus ou moins mal coloriés, découpages, etc.), en passant par les usages laborieux (herbier médicinal annoté de commentaires) ou la transformation des gardes en lieu de mémoire individuelle ou familiale, gardant par exemple trace d’un arbre généalogique.

Choix scénographiques

Pièces précieuses et ouvrages du quotidien se trouvent exposés en un même plan, proposant ainsi une multitude de visages du « trésor » illustrant l’histoire du livre et laissées à l’appréciation du public, avec la volonté de pouvoir les sensibiliser tous au-delà des seuls bibliophiles.

L’enjeu principal était celui de montrer l’invisible. Invisible la totalité de l’ouvrage ouvert à une seule page, qu’elle soit celle de titre ou de la gravure principale, la présentation restant figée à celle choisie par le professionnel, afin d’illustrer au mieux le propos. Invisible aussi pour le public l’intérêt de tel ou tel livre, qu’il est alors nécessaire d’expliciter à l’aide d’une médiation. Invisibles également les collections elles-mêmes de la bibliothèque, situées dans les sous-sols du bâtiment, suggérant la métaphore des profondeurs sous-marines, d’abysses ou de « cales » du navire que serait le bâtiment. Carré d’Art, tel un paquebot aux façades vitrées, est tout à la fois très haut – trois niveaux supérieurs, comme des ponts – et très profond – quatre niveaux inférieurs, où se trouve conservée une importante partie des collections cachées aux yeux des lecteurs. Aussi, toute présentation d’ouvrages au public nécessite une mise en lumière des livres. Une émergence depuis les réserves – milieu confiné, secret, protégé et enfoui au plus profond du bâtiment – est nécessaire jusqu’à la surface des vitrines des espaces publics.

Par jeu, cette métaphore a décidé du titre de l’exposition Livresque des profondeurs et a donné le ton au parti pris muséographique inspiré du milieu marin et sous-marin, cachant en ses fonds des trésors insoupçonnés. Ainsi, avant même d’entrer dans la salle des « trésors », des photographies des réserves[6] non accessibles au public étaient installées sur le sol, comme signalétique d’accès à l’exposition, proposant de regarder depuis la « surface » vers les profondeurs des magasins remplis de documents. De même, l’ambiance lumineuse générale de la salle plongée dans la pénombre permet de respecter les conditions d’exposition des ouvrages les plus anciens, tout en créant l’impression d’être immergé dans le milieu sombre du monde sous-marin.

La particularité de la salle d’exposition du Soleil Noir dans sa configuration actuelle se trouve dans sa large vitrine panoramique longue de 27 mètres, habillée pour l’occasion d’un film plastique transparent bleuté et évidé d’une succession de hublots donnant accès aux ouvrages. La vision centrée sur la pièce maîtresse n’empêche pas, pour autant, celle des ouvrages « satellites » présentés à la périphérie. En effet, la succession de jeux de miroirs positionnés à l’arrière ou sous les livres démultiplie les perspectives sur les pièces dans cette vitrine qui offre exclusivement une vue frontale. Le jeu des reflets participe également à l’ambiance marine.

Ce florilège se veut « insolite », rompant avec les convenances traditionnelles de la bibliophilie comme l’indique le titre de l’exposition. Cette définition élargie permet, autour d’ouvrages définis traditionnellement comme des « trésors » (manuscrits enluminés, rouleaux hébraïques, reliures délicates, livres d’artistes ou manuscrits d’auteurs célèbres, tel Jean Paulhan), d’en associer d’autres jugés plus ordinaires ou banals. Notre volonté de réunir des extrêmes (rouleau en vélin du XIVe et liseuse numérique, livre d’artiste minuscule  – Le Voyage de Gulliver d’Albert Dupont et La Description de l’Égypte, monumental ouvrage scientifique issue de l’expédition de Bonaparte – suscite plus facilement étonnement et questionnement du public.

Les ouvrages ainsi dévoilés illustrent l’histoire du livre avec un point de vue inattendu, surprenant, drôle ou fort d’une histoire singulière, proposant des images frappantes ou des courts-circuits stimulants issus d’associations d’ouvrages à première vue opposés.

De façon générale la muséographie des documents imprimés peut se résumer en deux mots : dilemme et frustration partagés de concert par le professionnel et le public. C’est pourquoi, afin de proposer un accès plus complet à l’ensemble des pièces, nous avons choisi de placer au cœur de la salle en accès libre pour le public, une table numérique Museotouch[7].  Cette table tactile de 0,50 x 0,88 cm dotée d’une interface de médiation, dont le graphisme a été créé pour la circonstance, offre la possibilité aux visiteurs d’accéder, du bout des doigts, à une découverte plus approfondie des thématiques évoquées par l’exposition. Des informations bibliophiliques (sous forme d’un glossaire notamment) et de nombreux clichés des ouvrages présents en vitrine sont disponibles pour les visiteurs désireux d’approfondir leur visite et accessibles via divers boutons (roue chronologique, filtre catégoriel, sélection aléatoire). Ces numérisations d’ouvrages, parfois intégrales, offrent un feuilletage digital à défaut de manuel. Ces fac-similés d’un nouveau genre permettent une opportunité nouvelle : celle d’agrandir les images en haute définition pour approcher les multiples détails, demeurant, sans cette aide, cachés (note sur un manuscrit, finesse d’une enluminure ou d’une gravure à la pointe sèche, grain de peau d’un cuir, etc.).

Enfin le côté ludique de la découverte a été renforcé par l’usage de jeux de mots suggestifs : « Ils ne manquent pas de pigments » évoque les techniques d’impression en couleurs, « Défense d’encrer » renvoie à la censure, « Passages en revues » annonce la présentation de périodiques…

Une dimension poétique était également présente avec des textes écrits pour l’occasion par l’écrivain sonore Daniel Martin-Borret, mêlant récits fictionnels d’artisans et d’usagers du livre et extraits de textes originaux de différentes époques. Quatre séquences sonores murmurées aux oreilles des visiteurs rythment ainsi la visite, sollicitant le sens supplémentaire de l’écoute.

Le nombre de textes et cartels présents dans l’exposition a, quant à lui, été réduit à sa plus simple expression : titres des parties collés sur la vitrine et traités en transparence, trois panneaux présentant les trois grands thèmes et cartels des ouvrages exposés, regroupés dans la vitrine. En complément et comme soutien de visite, un exemplaire de l’édition du catalogue  est à disposition dans la salle d’exposition, ainsi qu’un « livret découverte » de quatre feuillets à destination du jeune public et des tablettes permettant de réécouter plus à son aise les fictions sonores[8]. Des visites commentées sont régulièrement proposées.

L’apport des nouvelles technologies numériques à l’exposition d’ouvrages originaux

La mise en exposition de livres, entreprise délicate et très contraignante, d’autant plus à l’intérieur d’une vitrine équipée d’une seule face, reste très complexe et source de questionnements. Comment arriver à montrer au public le dedans et le dehors, la page de titre et la gravure, le détail intéressant et le tout ? La reliure des feuillets empêche la dispersion de ceux-ci, ne facilitant pas l’accès du public à l’intégralité du document lors d’une exposition. Là, réside essentiellement toute la difficulté de la muséographie des objets-livres rencontrée par l’ensemble des expositions, la présentation de ceux-ci reste incomplète, contrainte par leur forme même, réduite à un accès unique : la page ouverte.

Aujourd’hui, l’outil qui semble pouvoir le plus avantageusement pallier ces difficultés techniques d’exposition reste la numérisation des documents. En effet, la précision aujourd’hui obtenue des images numériques facilite leur mise à disposition grâce aux nouvelles technologies : tablettes, applications pour Smartphones… qui permettent d’offrir aux visiteurs de nouveaux moyens d’accéder à l’intégralité du document sur place, pendant la visite ou en aval après celle-ci, à tout moment grâce à internet, sous forme d’expositions virtuelles offrant la possibilité de feuilleter les pièces.

En aucun cas, ces outils ne peuvent se substituer à la proximité avec les œuvres originales, mais ils favorisent la présence discrète et  ludique d’informations complémentaires, toujours appréciées des visiteurs, voire réclamées par ceux-ci[9].

L’inventivité et la recherche sont indispensables pour renouveler l’attractivité des expositions de livres pour le public. Cela d’autant que son immersion dans une ambiance particulière permet de capter plus facilement son attention en jouant sur ses sensations, stimulant alors son intérêt pour ce qui lui est raconté. Nous souhaitons susciter une réflexion, un goût pour cette longue transformation de l’écrit et du livre par une succession d’histoires insolites et inattendues pour le visiteur.

C’est en jouant sur ce registre que l’équipe du service du patrimoine de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes s’est adressée à des publics potentiels très variés – enfants ou personnes âgées, spécialistes ou néophytes, touristes ou nîmois, en visite scolaire ou par choix – en présentant Livresque des profondeurs, une anthologie insolite.

 

Notes

[1] Les collections de Jean François Séguier (7 000 volumes), d’abord léguées à sa mort en 1784 à l’Académie de Nîmes, puis confisquées lors de la Révolution française, forment le cœur des fonds anciens de notre bibliothèque. L’inlassable activité de cet homme des Lumières fit de son cabinet de curiosités un point de passage obligé de l’Europe savante de son époque : plus de 1 500 visiteurs de 1768 à 1784. C’est à cet érudit polygraphe que l’on doit la fameuse restitution, après relevé et étude des traces de scellement, de la dédicace à « Caius et Lucius, Princes de la Jeunesse », qui figurait au  fronton de la Maison Carrée.

[2] Expositions réalisées : Marc Bernard, romancier du quotidien, 1994 ; La Bible à Nîmes, 1995 ; Le Corps du livre, l’œuvre éditoriale de Gervais Jassaud, 1998 ; Jean Paulhan : le patron, 1999 ; Le Livre s’habille : sept siècles de haute reliure, 1999 ; Livres et afición, 2002 ; Joël Leick, 2003 ; Passions et collections : le bibliophile Charles Liotard, 2006 ; Savoirs livresques et culture hébraïque, 2007 ; Quand le livre vivait sa première révolution, 2008 ; Calvin…la Réforme à Nîmes, 2009 ; Vous ne regardez pas…vous lisez, Scanreigh, 2011 ; Livresque des profondeurs, une anthologie insolite, 2013 ; En toutes lettres, Abécédaire de livre d’artistes, 2015.

[3] Voir : Éloge de la rareté, cent trésors de la Réserve des livres rares, exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2014-2015. Présentation de 20 ans d’acquisition.

[4] Voir le succès rencontré par l’exposition Hokusai présentée pour la dernière fois en Occident : Hokusai, exp., Paris, Grand-Palais, 2014-2015.

[5] Étienne M., « Avant-propos », Livresque des profondeurs, une anthologie insolite, cat. exp., Nîmes, bibliothèque Carré d’Art, 2013, p. 7.

[6] Photographies réalisées par Patrice Loubon pour l’occasion.

[7] Table numérique Museotouch équipée du logiciel Mosaïque développé par la société Biin, en collaboration avec le Centre Erasme, base numérique des savoirs du Rhône, en ligne : http://www.biin.fr/fr/mosaique (consulté en octobre 2015).

[8] Voir : « Les créations sonores de Daniel Martin-Borret » à écouter en ligne sur la page internet de présentation de l’exposition Livresque des profondeurs sur le site de la bibliothèque Carré d’Art de Nîmes : http://www.nimes.fr/index.php?id=2364 (consulté en mai 2016).

[9] Voir : « Quand la bibliothèque (numérique) prolonge l’exposition », juin 2014, en ligne : http://peccadille.net/2014/06/12/quand-la-bibliotheque-numerique-prolonge-lexposition-2/ (consulté en octobre 2015).

 

Pour citer cet article : Bénédicte Tellier, "Livresque des profondeurs, une anthologie insolite (Bibliothèque Carré d’Art, Nîmes, 2013)", exPosition, 11 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/tellier-livresque-des-profondeurs-bibliotheque-carre-art-nimes-2013/%20. Consulté le 24 novembre 2024.