La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture

par Inès Chiab

 

Inès Chiab est doctorante en histoire de l’art contemporain sous la double direction d’Hélène Trespeuch et d’Érik Verhagen. Son sujet de thèse est le suivant : « L’influence de l’art conceptuel sur la peinture abstraite française de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980 ». Elle s’intéresse aux relations qu’entretiennent la peinture et l’art conceptuel deux topos de l’histoire de l’art trop souvent perçus dans la littérature scientifique comme étant antagonistes. Sous la direction d’Hélène Trespeuch, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de Montpellier, elle a rédigé ses deux mémoires de recherche sur la figure de Martin Barré, le premier soutenu en 2018 et ayant pour titre « Les peintures à la bombe de Martin Barré (1963-1967) : “Moins c’est plus” », le second soutenu en 2019 et étant titré « Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle ». —

 

Du 9 octobre 2019 au 2 février 2020, le musée d’Art moderne et contemporain de Genève (Mamco) accueillait la deuxième rétrospective de l’œuvre de Martin Barré, peintre abstrait français de la seconde moitié du XXe siècle à l’œuvre radical, sans concession et fondamentalement éthique. Cette nouvelle manifestation enrichit une liste d’expositions personnelles déjà prestigieuse[1] et est la première rétrospective à l’étranger, la première depuis la disparition de l’artiste en 1993. Cette occurrence a ceci d’important : Clément Dirié, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, endossait alors le rôle de chef d’orchestre de l’événement, il lui revenait donc de présenter de l’œuvre du peintre, une entreprise synonyme de discipline, une rigueur rappelée par le critique d’art Xavier Girard qui, dans un article de la revue art press de 1982, renouvelait la célèbre formule de Maurice Denis en ces mots :

« Une exposition de Martin Barré, avant d’être un casse-tête chinois, ou une leçon de formalisme, c’est avant tout un certain nombre de tableaux en un certain ordre assemblés[2] ».

Cette déclaration laisse entendre qu’il y aurait un ordre exact à respecter, comme si chaque toile était le maillon bien précis d’une chaîne dont la cohérence assurerait la solidité. Il faut avoir en tête l’exigence qu’était celle de Martin Barré vis-à-vis des accrochages de ses peintures ; en 1990 l’artiste se confiait à Catherine Lawless pour Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Dans le cadre d’une exposition personnelle, je n’aime pas que quelqu’un fasse l’accrochage à ma place, d’abord parce que j’aime beaucoup le faire – je pense que je le fais bien, que c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement – et puis parce que c’est vraiment une “installation[3]” ».

Ainsi, l’accrochage serait une installation, un terme savamment choisi qui renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait un sens bien particulier « pour que le tout fonctionne », une certaine façon de faire. Alors comment concevoir ces revendications : simples caprices ou véritable nécessité ? Dès 1960 Martin Barré annonçait à Michel Ragon :

« Mes intentions sont plus dynamiques que contemplatives. […] Je veux […] que ma peinture fasse sortir de lui-même celui qui la regarde ou celui qui vit avec elle ; et l’incite à, je dirais presque, refaire le monde et d’abord l’espace lui-même où il vit[4] ».

Les mots sont posés : la peinture de Martin Barré doit amener le regardeur à refaire l’espace, une ambition qui pointe comme le fil directeur de l’œuvre et qui explique le fait qu’elle soit synonyme de recherches plurielles. Plurielles, car en plus des recherches et du travail plastique, les diverses restructurations spatiales posent entre autres la question du tableau, objet qui, en tant que lieu pictural se définit comme espace dans un espace. Le dossier de presse relatif à l’événement rappelle que :

« L’entreprise picturale de Martin Barré […] l’a conduit à continûment expérimenter les possibilités sensibles, mentales, chromatiques, et physiques de la forme du tableau, envisageant la peinture comme un terrain de jeux conceptuels et visuels, un lieu où penser et mettre en forme cette pensée[5] ».

En outre, cette rétrospective engage une véritable entreprise curatoriale, une entreprise qui se doit de penser chaque œuvre dans son rapport à l’espace d’exposition ainsi que dans son rapport aux autres productions. L’exercice se veut donc délicat et précis, c’est dire si la responsabilité est grande et les enjeux importants. Car bien que la manifestation du Mamco ne soit pas la première exposition posthume de Martin Barré à l’international, il n’en demeure pas moins qu’elle reste la première rétrospective présentée au sein d’une institution muséale lui conférant ainsi un caractère officiel indéniable. Alors, la manifestation suisse organisée par Clément Dirié a-t-elle rendu justice aux ambitions du peintre ? Comment ? Le présent compte rendu se propose de répondre aux questions posées tout en analysant la production de Martin Barré afin de rendre compte de la potentielle efficience des divers phénomènes plastiques que suppose l’œuvre donnée.

La chronologie dessine le parcours décidé par Clément Dirié qui, à travers le cartel introductif, prend le soin d’énumérer les différentes périodes qui caractérisent l’œuvre de Martin Barré. Cette énumération sert la justification du parti pris chronologique en ce sens qu’elle dévoile la nature linéaire de l’œuvre, ses étapes réflexives et ses diverses expérimentations plastiques, louant au passage son « extrême cohérence[6] ». En revanche, sur les influences et l’entourage artistique du peintre le commissaire reste muet, pas un mot n’est écrit. Pourtant, de Frans Hals à Mies van Der Rohe, en passant bien-sûr par Malevitch et Mondrian mais aussi par des figures contemporaines telles que Jean Degottex, ces dernières s’avèrent nombreuses et porteuses de sens. Aussi, bien que l’œuvre de Martin Barré ne réponde d’aucune définition labellisée de l’histoire de l’art du XXe siècle, quelques lignes la replaçant dans l’histoire de l’histoire de l’art auraient été appréciables car après tout, il s’agit d’un récit dont elle fait incontestablement partie.

Fig : 1 : (de gauche à droite) –
Martin Barré, Grenam, 1957, Huile sur toile, 81 x 116 cm, Collection privée, Paris, Courtesy Applicat-Prazan, Paris.
Martin Barré, Peinture, 1956, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 57-50-B, 1957, Huile sur toile, 89 x 116 cm, Fondation Grandur pour l’Art, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’exposition s’ouvre avec trois œuvres caractéristiques du milieu et de la fin des années 1950 passant ainsi sous silence plus d’une décennie de pratique de la peinture (Fig. 1). Est-ce à dire que ce silence est synonyme de carence ? Loin s’en faut. Pour cette exposition, la représentativité prime sur l’exhaustivité, il n’y en a ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut[7].

La première salle donne le ton : le vocabulaire se veut résolument abstrait, une abstraction caractéristique – pour ne pas dire classique – du milieu du XXe siècle, celle qui, de Nicolas de Staël à Serge Poliakoff donne à voir et enjoint l’examen des notions de plan, d’espace et de couleur, d’espace par la couleur. Le spectateur est embrassé par les compositions accrochées à hauteur d’homme, une sur chaque mur. Ensemble, ces trois toiles exposent un premier bilan, une première strate d’expérimentations plastiques. Leur petit nombre confère une clarté de lecture appréciable et leur accrochage distancié s’avère judicieux à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il enjoint le spectateur à envisager la toile dans un espace qu’est la paroi murale, ensuite parce qu’il initie la relation particulière que peut entretenir une toile et son mur d’exposition, cette disposition fait germer le futur dialogue des deux protagonistes.

Fig. 2 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 59-116×97-A, 1959, Huile sur toile, 116 x 97 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
Martin Barré, 59-120×110-C, 1959, Huile sur toile, 120 x 110 cm, Musée d’art contemporain, Marseille.
Martin Barré, 59-80×75-C, 1959, Huile sur toile, 80 x 75 cm, Collection privée, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Cette relation particulière se fait jour quelques pas plus loin dans la salle réservée aux œuvres du début des années 1960 (Fig. 2). Assurément, cet espace d’exposition rend parfaitement compte de la nature expérimentale des œuvres présentées, des réflexions engagées par Martin Barré. Toiles uniques, diptyques et polyptyques sont exposés afin de donner à voir au spectateur comment le peintre pousse le medium pictural dans ses retranchements et comment les toiles peuvent devenir des composants de laboratoire ; Clément Dirié écrit sur le cartel faisant office de préambule que : « Les œuvres réunies dans cette salle et le cabinet attenant donnent la mesure des expérimentations menées par Martin Barré au tournant des années 1960 ».

Ces expérimentations font directement écho au rapport qu’entretiennent les toiles à leur environnement, elles sont relatives aux blancs des fonds ainsi qu’à l’expansion de la peinture dans l’espace d’exposition. Alors que certaines œuvres demeurent encore partiellement crues, la majeure partie d’entre elles sont désormais parées d’un fond blanc dit cassé soigneusement travaillé par Martin Barré. Dès lors, une luminosité particulière émane de la salle : tandis que les fonds blancs donnent l’impression de se fondre dans l’espace blanc des parois murales, la lumière blanche se cramponne aux surfaces claires pour s’y réfléchir créant ainsi un milieu où la lumière apparaît comme une donnée visuelle, un élément plastique présent partout, aussi bien sur les toiles que dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Les toiles exposées rendent compte du travail de recherche du peintre, de ses avancées pas à pas. Car avant d’être définie comme une donnée immuable de l’œuvre, le blanc fut maintes fois essayé et ses divers essais se découvrent à travers l’exposition. D’abord apposé avec parcimonie, le blanc devient de plus en plus présent, le spectateur se fait le témoin de son affirmation progressive sur les surfaces picturales jusqu’à sa totale invasion, comme si le mur déteignait sur la toile pour pleinement s’y épancher.

Agissant comme de véritables miroirs, les œuvres sélectionnées reflètent une à une les étapes consécutives de la formation du style de Martin Barré et permettent l’assimilation aisée du spectateur qui appréhende à présent le blanc comme un dénominateur commun liant la toile au mur, faisant que cette dernière s’y fonde pour s’y confondre. Désormais acquise, cette fusion sert aussitôt un nouveau propos : celui de la propagation de la peinture dans l’espace d’exposition. Car face aux toiles qui tissent l’importance du blanc, le regardeur est mis en présence de peintures aux panneaux multiples qui semblent se jouer des frontières que leurs supports leur vouent (Fig. 3). Parmi elles, un imposant polyptyque composé de quatre panneaux de tailles variables agrippe l’œil de celui qui le regarde le temps d’un cheminement. Savamment distanciés sur le mur d’exposition, les panneaux de 60-T-45 n’en demeurent pas moins reliés, rattachés les uns aux autres par un tracé que les frontières de chacun d’eux peinent à retenir. La disposition des quatre toiles est telle que les extrémités du trait coïncident point par point, il passe de toile en toile en traversant le mur, outrepassant l’écart existant. Auteure d’un article consacré à cette œuvre dans la revue exPosition, Claire Salles écrit :

« On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles, invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide[8] ».

Fig. 3 : (gauche à droite)
Martin Barré, 60-T-45, 1960, Huile sur toile, 192 x 253 cm (quadriptyque, un panneau : 90 x 96 cm, un panneau 102 x 110 cm, deux panneaux : 80 x 86 cm), Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris ; achat de l’État, 1978, attribution, 1981.
Martin Barré, 60-T-47, 1960, Huile sur toile, 73 x 120 cm (diptyque), Dépôt de la Centre Pompidou Foundation au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2016 (Promesse de don de Thea Westreich Wagner et Ethan Wagner à la Centre Pompidou Foundation, 2016).
Martin Barré, 60-T-20, 1960, Huile sur toile, 140 x 130 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’œil du spectateur est donc initié à « combler les vides », à envisager la peinture en dehors des frontières matérielles imposées par la toile et, par voie de conséquence, dans l’espace d’exposition. Tout pédagogue qu’il est, le parcours tient le regardeur par la main afin que, d’œuvre en œuvre, il embrasse les avancées des recherches plastiques de Martin Barré. Le tout se veut fluide et facile, bien loin du « casse-tête chinois » annoncé par Xavier Girard sans doute parce que les tableaux sont (très) bien assemblés.

C’est avec 60-T-45 que s’achève l’itinéraire des œuvres du début des années 1960. Présenter ce polyptique à ce moment de l’exposition est un choix curatorial sensé et ce pour deux raisons. La première est la plus évidente : 60-T-45 réunit l’ensemble des investigations picturales du peintre qui, du blanc des fonds aux prolongements tacites de la peinture dans le hors-champ représentent déjà une somme non négligeable. La seconde se murmure : puisque ce polyptyque est l’œuvre qui témoigne le mieux de l’ambition de la diffusion de la peinture au mur d’exposition, il sert l’introduction de la prochaine salle.

Ce nouveau chapitre de l’histoire de la peinture de Martin Barré entendu entre 1963 et 1967 laisse apparoir de saisissantes métamorphoses, il faut l’écrire : d’un point de vue visuel, les toiles incluses dans leur milieu détonnent. Il y a la radicale économie du langage plastique : tracés, traits, cercles et flèches illustrent un essentiel pictural. Il y a aussi l’éradication de la couleur qui jusqu’alors subsistait sur les surfaces picturales, elle est ostracisée pour un temps, suppléée par l’ascétisme du noir et blanc sur blanc. Enfin, il y a la bombe aérosol ce nouvel outil substitut du pinceau et du couteau à palette associé dans les années 1960 aux tags vandales peuplant les murs du métro parisien que Martin Barré présentait à Catherine Lawless comme « ustensile aussi commun qu’un insecticide qui était à la fois le pinceau, la peinture et le récipient qui la contient[9] ».

Fig. 4 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 67-A-Z-3, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée.
Martin Barré, 67-Z-7, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 70 x 65 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-18-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Verviers.
Martin Barré, 67-Z-19-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-3-81×54, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 81 x 54 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Happé peut être le spectateur dans cette salle où « l’œil écoute[10] » et l’ouïe scrute, où l’immensité silencieuse des blancs contraste avec les bourdonnements insonores des pulvérisations de bombe aérosol qui font crépiter l’espace d’exposition et vibrer les surfaces picturales (Fig. 4). Clément Dirié l’écrit sans détour : « la toile […] devient un espace vibratile ». Bruits chimériques et réelles sensations prévalent dans cette salle et s’amplifient à la manière d’un crescendo de tableau en tableau. Sans l’ombre d’un doute, la réunion de plusieurs peintures à la bombe aérosol dans une même salle décuple les sensations et participe à la formation d’un environnement pictural. Car bien que les limites physiques des toiles sectionnent la plupart des tracés et autres flèches à l’instar d’une amputation forcée, le spectateur exercé à perpétuer la peinture au mur renouvelle l’exercice de façon naturelle, puisque comme le rappelle l’exégète du peintre Yve-Alain Bois dans une monographie de 1993 lui étant consacrée : « Très rares sont les tableaux où un tracé ne se prolonge pas dans le hors-cadre ou ne semblent pas en provenir[11] ».

Le caractère naturel et spontané de l’entreprise se doit entièrement à la pédagogie du parcours, à la présentation au bon moment de l’exposition du polyptyque 60-T-45 qui enseigne au spectateur la manière de faire et par-là même déverrouille les mécanismes de lecture des œuvres. De fait, la peinture se déploie partout sur la paroi murale parce qu’à la différence de la prolongation virtuelle fortement suggérée pour le polyptyque, le trajet à tracer n’est pas indiqué, il dépend ainsi pleinement de l’imagination de celui qui voudra ou pas le faire exister. Voilà comment l’expression d’environnement pictural prend tout son sens et comment se comprend l’effusion du médium peinture dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Rassembler plusieurs zèbres de formats hétérogènes sur un même mur s’avère être une idée séduisante en ce sens qu’elle rend les déploiements imaginaires multiples et hétérogènes. L’habile zigzag de l’accrochage laisse chaque toile agir individuellement sur la paroi et se répandre à sa guise tout en rythmant leur lecture d’un tempo que l’irrégularité des intervalles rend irrégulier. Ce parti pris s’oppose à la linéarité qui fut privilégiée par Martin Barré lors de l’exposition de ses toiles bombées à l’ARC en 1979. Qu’importe ? En tout état de cause, force est d’admettre que l’alchimie opère, les pulvérisations de peinture marquent l’espace d’exposition de leurs empreintes et l’imprègnent des interrogations qu’elles soulèvent : jusqu’où la peinture existe-t-elle ? Quelles sont ses limites spatiales ? Comment est-il possible de faire perdurer la peinture dans l’espace et par extension dans le temps ? Car de toute évidence, le rapport que ces œuvres entretiennent à la temporalité est et restera équivoque. Pour s’en convaincre, la confrontation des données est nécessaire : à la pesanteur du blanc s’oppose l’immédiateté furtive de l’inscription qui s’oppose à son tour à la profondeur infinie car indéfinie des toiles. Rendue par le truchement de jeux de transparences, la profondeur des toiles n’est en rien quantifiable, tout comme l’expansion de la peinture dans l’espace, les palimpsestes plongent le spectateur dans l’indétermination.

Derechef, la sélection de Clément Dirié est à saluer, sa précision rend justement les différentes facettes de l’œuvre qui ne sont pas forcément offertes sur l’ensemble des compositions : toutes ne jouissent pas d’effets de transparence et toutes ne présentent pas l’expansion de la peinture avec la même vigueur. En outre, la sélection des toiles provenant davantage de collections privées que d’institutions muséales témoigne du sérieux de l’entreprise curatoriale tant elle prouve le long travail de recherche effectué en amont, faut-il encore préciser qu’il n’existe aucun catalogue raisonné de l’œuvre de Martin Barré.  Gage de solides connaissances, le corpus exprime explicitement la manière dont Martin Barré teste les limites physiques et conceptuelles du tableau.

Alors que jusqu’aux peintures à la bombe aérosol le parcours se profilait en une succession de pièces en enfilade après elles, tel n’est plus le cas. Les historiens de l’art et les critiques se prêtant au jeu de l’analyse pourraient y comprendre un indice de rupture, ils auraient raison. Dans le catalogue de la précédente rétrospective du peintre, Ann Hindry explique qu’ « on arrive là, avec les tableaux à la bombe – traits uniques, « zèbres » et « Flèches » –  à une somme, au sommet d’une recherche picturale rigoureuse et sans concessions » sans oublier de préciser que « tout sommet est aussi un aboutissement », ce pourquoi « Martin Barré décide d’orienter un moment sa vision vers d’autres modes[12] ».

Fig. 5 : Martin Barré, Archives des expositions Objets-décrochés (1969) et Calendrier (1970), Archives de l’Association des amis de Martin Barré.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

En l’occurrence ces autres modes sont : la photographie et l’art conceptuel (Fig. 5). Concevable peut être la surprise du spectateur qui s’attendait à visiter une exposition purement picturale et qui se trouve nez-à-nez avec deux photographies en noir et blanc, chacune surplombant une vitrine. Un spot d’éclairage et une photographie montrant ce même cliché exposé en face de l’objet qu’il représente ; le sensible cède sa place au prosaïque, la rupture se veut radicale.

D’un côté de la première vitrine, d’autres photographies réitèrent ce petit jeu avec un coin de mur, un livre d’or d’exposition, un bec de cane et un pilier ; ces objets sont tous des éléments constitutifs de la première galerie parisienne de Daniel Templon. À ces photographies se joint un carton d’invitation à une exposition de Martin Barré titrée « Objets-décrochés » sur lequel figure un texte introductif signé Tzetan Todorov célèbre historien des idées, sémiologue, essayiste et critique littéraire. De l’autre côté, une nouvelle série de photographies en noir et blanc montre une exposition d’agrandissements de pages d’un calendrier éphéméride ; accrochées à intervalles réguliers ces reproductions de dates réverbèrent une ligne du temps à la fois réelle et illusoire.

La seconde vitrine rassemble un courrier rédigé par la plume du critique Pierre Restany et envoyé à Martin Barré en vue de sa potentielle participation à l’exposition new-yorkaise Art concept from Europ, le projet d’exposition ainsi que deux schémas qui convoquent le globe comme support : ce sont les ultimes travaux conceptuels de l’artiste.

L’incompréhension est compréhensible, et les interrogations en tout genre peuvent pulluler à satiété : Où est l’art ? Pourquoi de la photographie ? Que présentent-elles ?… À l’accoutumée, l’exposition éduque le spectateur, le cartel vient à sa rescousse afin de dispenser quelques prérequis indispensables. C’est ainsi que le visiteur comprend que rien de ce qui est présenté ne fait art, qu’il s’agit plutôt de souvenirs d’événements passés. La notice révèle en effet qu’en 1969 et 1970, Martin Barré élabora deux « œuvres-exposition » conceptuelles respectivement titrées « Objets-décrochés » (1969) et « Calendrier » (1970). En outre, excepté la photographie du spot d’éclairage, l’ensemble des clichés sont des vues d’exposition destinées à laisser des traces des manifestations passées, leur nature intrinsèque est donc documentaire, ce qui explique par ailleurs qu’elles soient empreintes de tous les codes de ce style artistique.

Ces œuvres-expositions qu’Yve-Alain Bois définit comme des « ensembles temporaires[13] » offraient des expériences de l’espace, du temps, de l’espace-temps et critiquaient plus d’une convention[14]. Étant donné que ces photographies ne sont pas des œuvres d’art, leur présentation sous vitrine est on ne peut plus appropriée car elle force le spectateur à considérer ces images aux qualités plastiques indéniables comme des documents et rien de plus. En revanche, la stratégie d’accrochage des photographies présentées au mur peut quant à elle être discutée, surtout si on évoque l’ambiguïté de la nature de la photographie du spot d’éclairage qui se distingue davantage comme un vestige que comme un souvenir. En témoigne la vue d’exposition à ses côtés, la photographie du spot d’éclairage était originellement placée en miroir de l’objet duquel elle résulte, autrement dit de son référent. Il n’y a que dans cette confrontation que les Objets-décrochés faisaient sens, un des desseins de l’exposition passée étant de faire dialoguer un objet et sa reproduction photographique afin de dénoncer les écarts existants entre un référent et son indice, et sonner le glas de la légendaire vérité photographique. Séparée du spot de l’ancienne galerie Templon, la photographie est déchue de son intérêt et efficience raison pour laquelle elle peut être pensée comme un vestige. Par conséquent, il est possible de se poser la question de la pertinence de son exposition au mur, place ordinairement réservée aux œuvres d’art. Pourquoi ? Parce que ce choix pourrait bien fausser la compréhension du spectateur pour qui cette photographie reste le produit d’un artiste et qui pourrait la considérer comme une œuvre d’art à part entière. Ce raisonnement se rapporte pareillement à la vue d’exposition d’un format plus important que ses semblables, qui est de surcroît encadrée. En regard de la singularité de l’épisode conceptuel de Martin Barré, il ne s’agit nullement de blâmer les choix curatoriaux de Clément Dirié, juste de les discuter. Car il faut bien reconnaître l’audace du commissaire d’exposition d’avoir pris le parti d’exposer ces travaux qui, en raison de leur caractère éphémère, pâtissent d’un manque certain de visibilité, manque qui contribue à les obscurcir injustement. D’ailleurs, ces derniers sont, soit dit en passant, les grands absents de la rétrospective de 1989. Dans le catalogue publié à son occasion, l’historien de l’art Marcel-André Stalter donnait pour seul commentaire :

« Sépare ces moments [les moments dédiés à la pratique de la peinture] un intervalle de près de cinq ans, durant lequel l’espace et le temps furent interrogés par d’autres voies[15] ».

Heureusement, Ann Hindry rectifie le tir en prenant la peine de leur consacrer quelques lignes[16], tant mieux pour ces travaux et tant mieux pour l’œuvre de Martin Barré dont la vérité de l’unité est ainsi légitimement rendue. Probité oblige, il faut bien reconnaître que, pour un spectateur pas plus initié que cela, tout peut ne pas forcément poindre comme une évidence, la faute à la complexité de l’entreprise qui requiert une médiation particulièrement prenante qui pourrait perdre celui qui la suit. Quoi qu’il en soit, l’initiative mérite une nouvelle fois d’être saluée.

Passé cet épisode conceptuel, quelques pas suffisent pour retrouver le chemin des toiles tendues sur un châssis. Une nouvelle salle pour une nouvelle donne picturale : dorénavant, la peinture se veut strictement sérielle, c’est donc série par série que Clément Dirié expose les œuvres. Pour chacune d’elles un petit nombre de tableaux est présenté, des condensés qui suffisent à saisir comment chaque toile est une pièce constitutive d’un ensemble plus vaste, existant pour elle-même tout en étant un maillon essentiel d’un tout, étant différente et pourtant tellement familière (Fig. 6). Qui dit nouvelle donne dit nouveaux aspects : les séries de la décennie 1970 plongent le visiteur dans la rigueur de l’abstraction dite froide, des quadrillages tracés à la règle et au crayon de bois, des hachurés rectilignes de peinture colorés. Les tableaux ont des airs d’énoncés mathématiques voire de démonstrations géométriques, le spectateur s’aperçoit qu’ils sont liés entre eux grâce à des codes visuels répétés différemment selon les toiles d’une même série, la tendance est à l’analyse des toiles entre elles et dans l’espace d’exposition, bref au casse-tête chinois ! Sans jamais s’éloigner de sa ligne de conduite curatoriale, Clément Dirié présente sous une vitrine d’une salle annexe un document publié en 1977 dans le deuxième numéro de la revue Macula[17]. Ce dernier met au jour des schémas de systèmes établis par Martin Barré et sert directement la médiation des toiles exposées : le visiteur comprend que les systèmes sont posés en base de la création et qu’ils définissent les figures des toiles directement rattachées entre elles par des grilles qui émergent comme les fondements de chacun d’eux. Il suffit d’un retour dans la salle où sont exposées les toiles pour que tout devienne limpide, pour que le spectateur qui s’est imprégné des trames retranscrive mentalement les systèmes de toile en toile tout en les calquant virtuellement dans l’ensemble de l’espace d’exposition. La peinture dépend d’une méthode, d’ « une règle du jeu » pour reprendre les mots de Martin Barré cités dans un des cartels. Peut-être abstraite au moment où le spectateur rencontre ces peintures, la notion de jeu devient peu à peu appréhendable pour celui qui s’investit et retrouve les réflexes de lecture qui prévalaient jadis. Car bien que métamorphosée, la peinture de Martin Barré reste empreinte de son propre héritage, comme le rappelait Marcel-André Stalter dans le catalogue de sa première rétrospective :

« Plusieurs fois nous avons pu signaler les emprunts de Martin Barré à Martin Barré, ou plus exactement les retours féconds d’un style bien formé sur lui-même, puisant à sa propre histoire, la réactivant[18] ».

Fig. 6 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 74-75-A-113×105, 1974-1975, Acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée, Rennes.
Martin Barré, 74-75-B-139×129, 1974-1975, Acrylique sur toile, 139 x 129 cm, Collection Pierre Brochet, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Toutes les conditions plastiques sont à nouveau réunies pour que le spectateur puisse aisément se plaire à propager la peinture dans l’espace d’exposition ; dans le même catalogue, Ann Hindry écrit :

« Tout l’espace doit être compris comme espace pictural ; les grilles ne peuvent être perçues que comme fragments, souvent décadrés, et le blanc trouble du fond (trouble comme une eau vivante dont on peut apercevoir fugitivement les secrets immergés), comme un seul blanc, immense et continu[19] ».

Fig. 7 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 72-73-B-130×120, 1972-1973, Acrylique sur toile, 130 x 120 cm, Collection privée.
Martin Barré, 72×73-B-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 72×73-E-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée.
Martin Barré, 73×74-B-149×139, 1973-1974, Acrylique sur toile, 149 x 139 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Les phénomènes opèrent pareillement sans pour autant rendre les mêmes impressions et pour cause : il ne suffit plus de perpétuer des pulvérisations de peinture, mais bien l’ensemble d’un système composé d’une grille sous-jacente qualifiée par Jean Clay de « treillis continu[20] » et d’un code pictural arbitraire, ainsi que des jeux de transparences qui font se chevaucher plusieurs strates du système (Fig. 7), rendant la donne indéfinissable et faisant écrire à Yve-Alain Bois :

«  Le grand vide, la grande réduction des procédures indicielles sont soudain remplacés par un trop-plein, par une surdétermination qui phagocyte le spectateur et le conduit à déposer les armes de son regard, à reconnaître que bien que toutes les pièces et minutes du procès lui soient données, il ne saura jamais, il sera toujours débordé, il finira toujours par s’égarer  quelque part dans le labyrinthe de la peinture [21] ».

Se sentir égaré(e) quelque part dans le labyrinthe de la peinture, telle est la sensation qui domine le spectateur à ce moment de l’exposition. Il faut s’imaginer être pris dans un réseau d’une multitude de lignes imaginaires obsédantes par l’insolence de leur ambivalence qui oscille entre présence et absence. D’autant que rien ne garantit que les toiles d’une même série soient convenablement ordonnées, les séries n’étant pas complètes, rien ne permet d’assurer le rattachement physique des toiles entre elles, déroutant toujours un peu plus la rétine et l’esprit du visiteur, les contrariant peut-être. En 1979, le peintre confiait à la critique Anne Tronche : « J’utilise une règle, une règle du jeu ; je la transgresse quand la peinture l’impose[22] ». Évidemment, la peinture impose la transgression lorsque le jeu s’avère trop facile, lorsque le spectateur peut rattacher la grille sans mal et déjouer les mille et un méandres que l’entreprise permet car c’est ainsi que le spectateur manque de refaire l’espace mille et une fois. Parce que là est tout l’intérêt du jeu et que c’est aussi son seul gain, il faut prendre du plaisir à se perdre, s’appliquer à se laisser submerger par les tracés tous-azimut pour se rendre compte de la rareté de l’expérience proposée et rejouer la partie afin de renouveler l’espace autant que faire se peut. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en réunissant parfois plusieurs séries dans une même salle, l’exposition du Mamco déconcerte encore un peu plus le visiteur qui peut être tenté de faire fusionner les systèmes entre eux et façonner un enchevêtrement infini de formes et de couleurs virtuelles.

Comme une coutume, l’exposition épouse les postulats picturaux de l’œuvre et s’attache à les rendre tout aussi visibles qu’intelligibles. Clément Dirié adapte sa médiation : lorsqu’une savante sélection d’œuvres accrochées selon un ordre bien précis afin d’exposer un phénomène allant en s’affirmant et/ou primordial à la compréhension de l’œuvre s’avère inopérante, le commissaire présente des documents qui ont une valeur d’archive et soigne la rédaction des cartels en insufflant des notions clés de l’œuvre au visiteur. Exhiber les schémas des systèmes est une idée aussi éclairée qu’efficace car en plus de participer de la pénétration des toiles répondant d’une nouvelle donne picturale, elle favorise la médiation des œuvres. Ces schémas s’apparentent à des modes d’emplois qui livrent les instructions du regard et le mettent en condition pour la suite de l’exposition.

Fig. 8 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 82-84-104×101, 1982-1984, Acrylique sur toile, 104 x 101 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 82-84-128×124, 1982-1984, Acrylique sur toile, 128 x 124 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris.
Martin Barré, 82-84-108×104, 1982-1984, Acrylique sur toile, 108 x 104 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Substituée au profit de formes géométriques colorées à partir des années 1980, la grille s’évanouit des surfaces (Fig. 8). Cette disparition ne rend pas pour autant la notion de système pictural caduque, chacune des séries s’en tient à ses motifs pour encoder l’espace d’exposition. De par leur simplicité et la gaité que leur confèrent leurs différentes couleurs, ces formes amusent l’œil du spectateur et parviennent à rendre ludique la nature analytique des entreprises tout en faisant oublier que système il y a ; occurrence qui rend à la peinture son autonomie.

Bien que visuellement différentes, les séries présentées portent l’ADN des productions passées : elles gardent une nature conceptuelle intrinsèque en se lisant et se pensant entre elles ainsi que dans l’espace d’exposition qui leur est imparti. Il s’agit toujours d’essayer de déchiffrer les règles des jeux et leurs dérogations, automatismes de l’œil et de l’esprit que l’exposition configure et auxquels le regardeur s’accroche pour raccrocher les toiles entre elles tant que cela lui est permis.

En outre, les réflexions engagées – et parfaitement rendues – par la pratique sérielle de Martin Barré témoignent de l’essence conceptuelle de sa pratique picturale, l’œuvre et l’exposition offrent au spectateur l’expérience d’une peinture conceptuelle qui pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Quelles qu’elles soient, ces questions restent relatives à l’espace des surfaces picturales et de l’exposition. Car gagnant en autonomie, la peinture se libère des postulats systématiques et aspire à envahir l’espace d’exposition selon l’unique bon vouloir de l’esprit du spectateur qui peut spontanément animer les différentes formes géométriques sans se soucier des règles.

Fig. 9 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 91-72×288-A, 1991, Acrylique sur toile, 72 x 288 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 91-120×160-A, 1991, Acrylique sur toile, 120 x 160 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Marchant sur les traces de Martin Barré et sûrement parce que « c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement[23] », c’est en hauteur que Clément Dirié accroche les œuvres des séries des années 1989, 1990 et 1991[24] (Fig. 9). Le visiteur se doit donc de lever la tête, fait qui participe de l’élargissement de son champ visuel et le force à englober la peinture dans l’espace. Sans nul doute, cet accrochage est à comprendre comme un énième moyen d’intégrer la peinture dans son milieu afin que peinture et espace d’exposition forment un tout unitaire ; comme s’il fallait le dire une nouvelle fois, une fois pour toute.

La rétrospective suisse de Martin Barré au Mamco livre un émouvant hommage à son œuvre, l’une des plus enivrantes qu’ait connue l’histoire de l’art occidental du XXe siècle. Certes complexe, la production de l’artiste bénéficie d’une médiation minutieuse, le commissaire d’exposition la rend accessible à celui qui se prendra au jeu. Les soins tout particuliers de Clément Dirié choient le visiteur qui n’a qu’à se laisser guider et suivre un parcours savamment orchestré qui expose toute la cohérence de l’œuvre : tandis que les enjeux de chaque décennie sont clairement compréhensibles, les développements picturaux s’affirmant progressivement se lisent sur les surfaces des toiles doctement sélectionnées. La progression de salle en salle permet de pénétrer le processus de mûrissement de l’œuvre, des recherches et expériences des années 1950-1960 jusqu’à la pleine maturité à partir de la décennie 1970, lorsque le peintre renoue avec le pinceau.

Le terme d’hommage n’est pas uniquement employé pour évoquer la présentation du travail de l’artiste au sein d’une institution prestigieuse mais sert également la qualification de l’entreprise curatoriale de Clément Dirié, d’une pertinence égale à l’œuvre, l’ensemble des alchimies opère si bien que l’on pourrait croire que les accrochages et la scénographie sont signés Martin Barré, c’est dire la qualité du travail accompli. Car il y a vraiment une manière d’exposer et de présenter le travail de Martin Barré et cela, le commissaire l’a bien compris. Depuis les peintures à la bombe aérosol, chaque nouvelle série relance les dés et une nouvelle partie peut commencer, faut-il encore que le visiteur se soit imprégné des règles ou qu’il se soit façonné les siennes – sempiternelle et inlassable rengaine qui cadence le parcours.

L’œuvre et l’exposition ont en commun une haute éthique qui ne facilite ni la tâche du commissaire, ni l’appréhension du visiteur mais qu’à cela ne tienne, Clément Dirié fait honneur à l’œuvre sans jamais s’arranger avec l’histoire et présente l’œuvre conceptuelle de Martin Barré, ce à quoi peu se sont risqués. Quand bien même cette salle de l’exposition laisse le regardeur perplexe et que ce dernier ne saisit pas l’ensemble des nuances de ces travaux, cette présentation permet d’éduquer en vue d’une mutation voire d’une métamorphose en passant d’une peinture que l’on regarde à une peinture que l’on pense.

Cette manifestation internationale est le signe d’un regain d’intérêt d’envergure pour un œuvre et une figure de l’histoire de l’art majeurs, tout comme l’est la rétrospective-événement du Centre Georges Pompidou (14 octobre 2020 – 4 janvier 2021). Il ne reste plus qu’à espérer que les institutions s’engouffrent nombreuses dans cette brèche.

 

Notes

[1] La première exposition personnelle de Martin Barré eut lieu du 19 janvier au 20 février 1955 à la galerie parisienne La Roue. S’en suit une longue liste d’expositions en galerie parmi lesquelles se trouvent des expositions présentées au sein d’institutions nationales et internationales : dès 1965 au museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro ; la même année au centre culturel Haus am Lützowplatz de Berlin ; en 1979 à l’ARC, musée d’Art moderne de la ville de Paris ainsi qu’au Henie-Onstad Kunstsenter d’Oslo ; en 1982 à l’école des Beaux-Arts de Nantes ; en 1983 au Porin taidemuseo et au Helsingin taidemuseo en Finlande, puis à Malmö ; en 1989 au musée des Beaux-Arts de Nantes, de Tourcoing ; et enfin, en 1993 à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris.

[2] Girard X., « Martin Barré, une légèreté sans nom », art press, n° 55, janvier 1982, p. 12.

[3] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 121.

[4] Ragon M., Martin Barré et la poétique de l’espace, Paris, Galerie Arnaud, 1960, p. 39.

[5] Dossier de presse de l’exposition, en ligne : https://www.mamco.ch/download/docs/pdgj25qh.pdf/DP-MAMCO-automne-19-MartinBarre.pdf, (consulté en novembre 2019).

[6] Dirié C., cartel introductif à l’exposition.

[7] Tout de même, il convient de rappeler que la pratique picturale de Martin Barré ne s’est pas immédiatement inscrite dans une pratique abstraite. L’artiste a aussi peint quelques natures mortes académiques et d’autres toiles aux motifs figuratifs. Seulement, ces toiles datant d’avant 1949 – date des premières compositions abstraites – sont si peu représentatives de l’œuvre que leur absence ne détonne pas. Aussi, la majeure partie des toiles anciennes, même abstraites, se font rares en raison de leur dispersion, dans une monographie consacrée au peintre, son exégète Yve-Alain Bois note que les premières peintures conservées datent de 1954. Bois Y.‑A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 8.

[8] Salles C., « Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet », exPosition, 3, 23 septembre 2017, en ligne : https://www.revue-exposition.com/index.php/author/claire-salles, (consulté en décembre 2019).

[9] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 117.

[10] Cette formule est empruntée à Jacques-Louis Thibault qui l’employa pour évoquer la peinture de Martin Barré dans : « Martin Barré », Cimaise, n° 3, janvier-février 1957, p. 29.

[11] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 41.

[12] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51.

[13] Propos recueillis lors d’un échange par courriers électroniques avec l’historien de l’art.

[14] Pour une plus ample analyse des expériences offertes par ces œuvres-expositions, voir : Chiab I., Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle, mémoire de Master 2 en histoire de l’art- sous la dir. d’Hélène Trespeuch, Université Paul – Valéry Montpellier 3, juin 2019, vol.1.

[15] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 9.

[16] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51-52.

[17] Clay J., « Convergence des formats et des tracés dans la peinture de Martin Barré », Macula, n° 2, 1977, p. 77-78.

[18] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 24.

[19] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 53.

[20] Clay J., « Le dispositif Martin Barré : l’œil onglé », Macula, n° 2, 1977, p. 76.

[21] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 72.

[22] Barré M. dans Tronche A., « Martin Barré », Opus International, n° 74, automne 1979, p. 52-53.

[23] Ce sont les mots de Martin Barré, cités en introduction à ce compte rendu.

[24] Lors de la présentation de ces peintures à l’occasion de l’exposition monographique du peintre à la galerie nationale du Jeu de Paume en 1993 à Paris, c’est ainsi que Martin Barré les exposa.

Pour citer cet article : Inès Chiab, "La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chiab-retrospective-suisse-martin-barre/%20. Consulté le 23 novembre 2024.

Quelques réflexions autour du White Cube de Brian O’Doherty

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). 

 

Dans ce dossier « Le peintre et l’espace d’accrochage de son œuvre », trois artistes français de générations éloignées sont convoqués : Claude Monet (1840-1926), Théophile Deyrolle (1884-1923) et Martin Barré (1924-1993). Ces trois peintres ont chacun exploré des univers plastiques distincts : Théophile Deyrolle inscrit son œuvre dans une tradition figurative, que Claude Monet s’attache à remettre en cause – ses Nymphéas pouvant apparaître dans l’histoire de la modernité comme un exemple de représentation se défaisant de ses points d’ancrage figuratifs, préparant ainsi l’avènement de la peinture abstraite – quand Martin Barré cherche à renouveler la peinture abstraite en redéfinissant son espace, près de 50 ans après sa naissance officielle dans les années 1910.

Outre ces choix formels distincts, le statut matériel des œuvres ici analysées n’est pas comparable. En effet, si ces trois peintres au cours de leur carrière ont tous conçu des tableaux – à savoir des œuvres picturales réalisées sur un support autonome, transportable[1] –, leurs « peintures » soumises à analyse dans ce dossier sont de natures très différentes. Les œuvres de Théophile Deyrolle étudiées par Gwenn Gayet-Kerguiduff sont des toiles peintes dans l’atelier de l’artiste, puis envoyées à leur commanditaire avant d’être marouflées et enchâssées dans les lambris des diverses pièces du manoir de Kerazan auxquelles elles étaient destinées. Félicie Faizand de Maupeou rappelle quant à elle la nature singulière des Nymphéas de Claude Monet, exposés à l’Orangerie à Paris : des toiles de très grand format, également marouflées sur des murs, mais ceux d’un lieu dédié à leur seule exposition, qui en outre n’était pas celui que le peintre avait imaginé au moment de leur création. Le polyptyque de Martin Barré, 60-T-45 (1960), auquel s’intéresse Claire Salles dans ce dossier, peut apparaître comme l’œuvre qui s’approcherait le plus de la tradition du tableau de chevalet ; néanmoins, c’est bien cet objet et son mode de fonctionnement que le peintre s’applique à remettre en question, comme l’auteur le démontre.

En dépit de ces choix très différents, ces trois artistes ont en commun d’avoir cherché à établir un dialogue entre leurs œuvres picturales et leur lieu d’accrochage (en assumant par exemple chez les deux premiers la portée décorative de leurs réalisations), et ce à un moment de l’histoire de l’art contemporain qui fut identifié par le récit moderniste[2], longtemps dominant, comme celui où la peinture, avec Monet justement, aurait cherché à développer et accroître son autoréférentialité (ce qui devient patent avec l’épanouissement de l’art abstrait), renforçant ainsi, a priori, son autonomie, en se coupant non plus seulement physiquement, mais également formellement du monde extérieur. Par nature, la toile du peintre et a fortiori le tableau, en tant qu’objet mobile, laissent déjà penser que le lieu spécifique dans lequel ils sont présentés est secondaire, du moins non pris en considération par l’artiste au moment de la création de ses œuvres dans l’atelier. Dans les pratiques analysées dans le présent dossier, l’encadrement des toiles par des baguettes (chez Deyrolle ou Monet) ou bien l’épaisseur du châssis des tableaux (chez Barré) tendent en effet à isoler l’espace pictural de l’espace environnant, comme pour éviter tout parasitage visuel, permettant ainsi au spectateur de mieux concentrer son regard sur les formes et couleurs du tableau. Toutefois, si cette conception n’est pas fausse, elle est néanmoins réductrice en ce qu’elle tend à suggérer que les peintres, qui plus est les peintres abstraits, ne se seraient jamais préoccupés de l’environnement visuel de leurs œuvres, s’attachant au contraire à les présenter comme des entités autonomes.

Le thème de ce dossier a été suscité par la lecture et la relecture de l’ouvrage de Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie[3], qui s’interroge sur le pouvoir du « cube blanc », cet espace d’exposition des œuvres d’art bien spécifique qui s’est imposé dans les galeries et les musées, en Europe comme aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. À plusieurs égards, les trois textes de ce dossier y font largement écho, renforçant certaines des réflexions qui y sont menées ou, au contraire, insinuant un doute sur la pertinence de certaines d’entre elles. L’article « L’atelier et le cube. Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé », rédigé par Brian O’Doherty en 2007, à savoir quelques décennies après ceux constituant la majeure partie du recueil datant de 1976 et 1981, peut apparaître comme l’élément déclencheur de ce dossier. L’auteur, cet artiste-critique d’art irlandais ayant fait sa carrière aux États-Unis, s’interroge : « Comment l’atelier a-t-il influé sur le cube blanc ? » Pour répondre à cette question, l’auteur convoque Piet Mondrian ; il rapporte notamment les propos de Nelly van Doesburg, l’épouse de Theo, célèbre fondateur du mouvement De Stijl :

« “Comme chacun sait, le décor de l’atelier de Mondrian, rue du Départ [à Paris], présentait les mêmes couleurs pures et la même austérité géométrique que ses tableaux abstraits. […] Dans le cadre artificiel de son atelier, poursuit Nelly, la disposition des cendriers, des objets sur les tables, etc., ne devait pas être altérée, afin de ne pas nuire à l’ ‘équilibre’ global du décor qu’il avait recherché.” Horizontales et verticales étaient entretenues avec zèle[4]. »

Mondrian ayant déménagé de Paris à New York, Brian O’ Doherty poursuit son analyse en suivant l’artiste dans ses différents lieux, continuant à mettre en avant le souci de ce dernier de voir ses œuvres dialoguer les unes avec les autres et les rares objets de son atelier :

« Dans sa dernière période, à New York, Mondrian se montra extrêmement curieux de tout ce qui l’environnait, les idées, le jazz […], l’architecture […]. Mais, dans son atelier, pas de bric-à-brac, pas de livres […] – rien ne devait interférer avec les coordonnées de son idée, si ce n’est, peut-être, ce sac d’organes suant que nous sommes. […] Le puritanisme de Mondrian s’est transmis au cube blanc, où le visiteur est toujours une transgression. Tout ce qui pouvait interférer avec sa vie était retranché. Tout ce qui pouvait interférer avec son art était retranché. Sur le mur, chaque tableau autonome (et il n’y a pas de tableaux plus autonomes que ceux de Mondrian) disposait d’une quantité déterminée d’espace. […] Il maintenait entre eux un écart, sans trop les éloigner toutefois, afin qu’ils ne s’ignorent pas les uns les autres. […] Il est clair que cet atelier était une version primitive de la galerie. Le mur était déjà une puissance, la séparation et la distance, une langue nouvelle qu’on n’avait pas encore mise en pratique. L’atelier de Mondrian fut, me semble-t-il, l’une des origines de l’arrogante stérilité et de l’isolement de l’art à l’intérieur du cube blanc. La galerie blanche ne connaît que des angles droits, comme l’atelier de Mondrian[5]. »

Ces remarques ne sont-elles pas contradictoires ? Comment concilier l’ambition de Mondrian de faire de son atelier un espace où ses œuvres dialoguent les unes avec les autres, autant qu’avec les lignes verticales et horizontales de l’architecture du lieu, ou encore avec l’emplacement des objets mobiliers – assurant l’ « équilibre global du décor » qu’il avait cherché à créer, pour reprendre les termes de Nelly Van Doesburg – et cette idée, présentée comme une évidence par Brian O’ Doherty, selon laquelle les tableaux de Mondrian sont les plus autonomes qui soient ? Si l’on revient sur la première observation, il semble que l’artiste attendait du spectateur un regard large sur l’œuvre et son environnement, plus précisément sur l’œuvre dans son environnement, alors que la seconde remarque suggère que le regard du spectateur devait se limiter à la surface délimitée du tableau, autonome, donc transportable, ne dépendant pas de son lieu de présentation. Cette apparente contradiction pourrait être anecdotique, mais elle apparaît comme une des thèses principales de son ouvrage White Cube. Selon Brian O’ Doherty en effet, l’histoire de l’art moderne – du moins telle qu’elle est pensée par le récit moderniste dominant – est étroitement liée à l’avènement de l’espace de la galerie, dont le modèle dominant est le white cube, à savoir un espace aseptisé, coupé du monde extérieur :

« La galerie idéale retranche de l’œuvre d’art tous les signaux interférant avec le fait qu’il s’agit d’ “art”. L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son auto-évaluation. Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos. Quelque chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique : une chambre d’esthétique. À l’intérieur de cette chambre, le champ magnétique perceptif est si puissant que s’il en sort, l’art peut déchoir jusqu’à un statut séculier. À l’inverse, les choses deviennent art dans cet espace où de puissantes idées de l’art se concentrent sur elles. […] La dimension sacramentelle de cet espace se révèle alors clairement, et avec elle l’une des grandes lois projectives du modernisme : à mesure que le modernisme [l’art moderne ?] vieillit, le contexte devient le contenu. En un singulier retournement, c’est l’objet introduit dans la galerie qui “encadre” la galerie et ses lois[6]. »

Ainsi, selon Brian O’Doherty, le système autoréférentiel de la peinture abstraite de Mondrian – et de beaucoup d’autres artistes modernes – aurait en quelque sorte contaminé l’espace de la galerie, en faisant un système clos, aseptisé, hermétique.

Pour mieux montrer la singularité de ce mode de présentation des œuvres, Brian O’Doherty revient sur le modèle d’accrochage des toiles antérieur à celui imposé par la galerie : celui des salons du XIXe siècle, où les tableaux étaient tous juxtaposés les uns aux autres, remplissant ainsi un mur de bas en haut et de droite à gauche de nombreuses œuvres. Comment comprendre ce choix de disposition spatiale qui nous paraît aujourd’hui visuellement insupportable et éthiquement critiquable ? Brian O’Doherty répond : « chaque tableau était vu comme une entité autonome et se trouvait totalement isolé de son voisin de nuitée, à l’extérieur par un cadre massif, à l’intérieur par un système perspectif complet[7]. » Comment concilier cette remarque avec celle évoquée précédemment selon laquelle « il n’y a pas de tableaux plus autonomes que ceux de Mondrian » ?

Si les idées avancées par Brian O’Doherty dans son recueil White Cube sont dignes du plus grand intérêt car il met au jour le mode de fonctionnement d’un système, celui de la galerie, qui conditionne singulièrement la production artistique de la période contemporaine, sa démonstration peine parfois à convaincre. En réalité, il semble se laisser prendre au piège des réflexes discursifs du modernisme dont il essaie pourtant de s’extirper, espérant pouvoir regarder son objet d’analyse du haut d’un vaisseau spatial – c’est sur cette métaphore que commence son premier article[8]. Comme le souligne très justement l’historienne de l’art Patricia Falguières dans la préface de l’édition française :

« son premier chapitre emprunte au meilleur de la grande analyse formaliste du moment, celle de Clement Greenberg et de son école, ses instruments et ses concepts : flatness (planéité), objecthood (objectité) organisent le premier mouvement d’Inside the White Cube. C’est alors une implacable analyse du “désencadrage” et du “désoclage” qui, aux lendemains du Romantisme, libèrent le déploiement du tableau de chevalet, le récit de l’émancipation de la peinture hors du régime de la perspective, de la mise en question de la limite du tableau, de l’activation du mur. BOD reprend à son compte et complète le “grand récit” greenbergien : l’assomption progressive de la planéité est le moteur de l’histoire de l’art moderne, elle a pour effet d’homogénéiser l’espace d’exposition et de littéraliser le tableau. […] Le cube blanc est le pôle complémentaire du tableau moderniste, il est issu du lent procès d’auto-définition de celui-ci : l’espace neutralisé, hors du temps et de l’espace, est “le médium alchimique” où toute marque inscrite sur cette surface sous tension qu’est le tableau prend sens[9]. »

Toute la pensée de Brian O’Doherty est en effet nourrie, pétrie du dogme moderniste greenbergien, de sa vision téléologique et exclusive de l’histoire de la modernité : la peinture moderne, de Manet à Newman, aurait travaillé à sa progressive « purification », éliminant de son développement tous les éléments ne constituant pas l’essence de son médium (comme l’illusion de tridimensionnalité, la narration, etc.) pour se concentrer sur la planéité de sa surface. Clement Greenberg a insisté lourdement sur la nécessaire auto-réflexivité de la peinture : celle-ci ne doit renvoyer visuellement qu’à elle-même, ne doit se penser qu’à partir de ses éléments essentiels[10], etc. Ce discours a véhiculé l’idée d’une peinture moderne, fondamentalement abstraite, coupée du réel, évoluant dans un système clos, formellement et physiquement. Dès lors, le parallèle entre cette vision (fantasmatique) de la peinture moderne et le white cube de la galerie est très séduisant. Mais il semble sous-estimer la question cruciale de l’autonomie (visuelle) de l’œuvre, en établissant trop rapidement une équation entre autoréflexivité et autonomie. Un tableau se présentant essentiellement comme une surface plane recouverte de peinture est-il nécessairement autonome ? Autrement dit, exige-t-il nécessairement de n’être perçu, apprécié que dans les limites du plan pictural ? La remarque de Brian O’Doherty sur l’accrochage des salons au XIXe siècle ne suggère-t-elle pas au contraire qu’une partie de la peinture moderne, en devenant visuellement de plus en plus autoréférentielle, est finalement devenue spatialement de moins en moins autonome, de plus en plus soucieuse de son lieu d’accrochage, sa pleine appréciation étant sans doute en partie conditionnée par ce white cube ? Sur ce point, il semble important de rappeler que l’histoire de la modernité est marquée par l’ambition de nombre d’artistes de développer une « œuvre d’art total » (Gesamtkunstwerk), une utopie qui a particulièrement marqué la production des pionniers de l’art abstrait, comme Piet Mondrian (la synthèse des arts étant prônée au sein du mouvement De Stijl) ou Wassily Kandinsky (notamment du fait de son enseignement au Bauhaus) ?

Si semblables soient les propriétés de l’espace pictural moderne et celles de l’espace de la galerie, ces deux espaces ne fusionnent pas. Ils dialoguent. Le white cube, si aseptisé, si neutre, si stérile puisse-t-il paraître, reste un lieu tridimensionnel, un volume, dont on fait l’expérience par le biais de son corps, pas seulement avec ses yeux – cette distinction entre l’Œil et le Spectateur se retrouve d’ailleurs dans un des articles de Brian O’Doherty[11]. Ainsi, à plus d’un titre, la démonstration développée dans White Cube tend davantage à révéler la capacité de l’œuvre moderne à briser sa soi-disant autonomie dans le cadre, certes artificiel mais réel, de l’espace de la galerie, qu’à prouver comment l’un et l’autre fonctionnent de la même manière, sur le même principe d’un système clos.

Les trois articles du présent dossier invitent tous à repenser cette histoire de l’art moderne, en mettant en avant la persistance du vœu formulé par trois artistes différents de voir leur œuvre s’intégrer à l’espace réel, concret qu’est celui du spectateur, à trois moments distincts : la fin du XIXe siècle, le début et la seconde moitié du XXe siècle. D’une certaine manière, cette chronologie fait écho aux développements de Brian O’Doherty. Les ensembles décoratifs de Théophile Deyrolle, analysés par Gwenn Gayet-Kerguiduff, sont intégrés dans un espace privé, qui autorise notamment des allers-retours visuels entre la végétation du jardin et les objets de la représentation peinte. L’idéologie du white cube est parfaitement étrangère à cette manière de penser l’œuvre dans un espace particulier. L’article de Félicie Faizand de Maupeou – qui commence d’ailleurs par une citation de Brian O’Doherty – s’attache, dans cette histoire de la modernité artistique, à une œuvre de transition : Les Nymphéas de Monet. L’artiste a voulu présenter ces œuvres dans un lieu singulier, spécialement dédié à leur contemplation. En tant qu’écrin blanc, l’Orangerie pourrait ainsi préfigurer le white cube, mais cet espace s’en distingue de manière non négligeable par le choix de murs courbes, par la volonté d’y faire entrer la lumière naturelle, ainsi que par le souhait de l’artiste d’établir un dialogue visuel, grâce au vestibule ouvert sur l’extérieur, entre ses paysages aquatiques et la Seine. Seule l’œuvre de Martin Barré, 60-T-45, à laquelle s’attache Claire Salles est une œuvre pensée pour l’espace spécifique de la galerie, dont elle active de manière singulière le mur.

Notes

[1] Voir la définition du mot « tableau » dans le dictionnaire en ligne du Cnrtl : http://www.cnrtl.fr/definition/tableau (consulté en septembre 2017).

[2] La lecture moderniste de l’histoire de la modernité artistique a été en grande partie développée par le critique d’art américain Clement Greenberg.

[3] O’Doherty B., White cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier ; Paris, La Maison Rouge, 2008.

[4] O’Doherty B., « L’atelier et le cube. Du rapport entre le lieu où l’art est fabriqué et le lieu où l’art est exposé » (2007), ibid., p. 191.

[5] Ibid., p. 193-194.

[6] O’Doherty B., « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Ibid., p. 35.

[9] Falguières P., « Préface. À plus d’un titre », ibid., p. 8.

[10] Voir notamment Greenberg C., « La peinture moderniste » (1961), Harrison C., Wood P., Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997 (1992), p. 831-837.

[11] O’Doherty B., « L’Œil et le Spectateur » (1976), O’Doherty B., White cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier ; Paris, La Maison Rouge, 2008, p. 59-92.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Quelques réflexions autour du White Cube de Brian O’Doherty", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-reflexions-white-cube-doherty/%20. Consulté le 23 novembre 2024.