par Camille Béguin
— Camille Béguin est chercheuse en communication. Sa thèse de doctorat s’est intéressée aux processus de réécriture patrimoniale, en prenant pour cas d’étude les médiations des couleurs originelles des marbres antiques (Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, 2021, Avignon Université). Dans le cadre d’un projet post-doctoral intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition » (2022-2024, Université Côte d’Azur), elle poursuit ses réflexions sur l’exposition et s’intéresse aux usages et fonctions des écritures alternatives en sciences humaines et sociales. Parallèlement, elle est membre de l’équipe éditoriale de la revue Culture et Musées, responsable de la rubrique « Visite d’exposition ». —
Les écritures dites « alternatives » en sciences sociales (film, théâtre, photographie, bandes dessinées, etc.) se développent parallèlement aux modalités d’écriture traditionnellement utilisées par les universitaires pour s’adresser à leurs pairs (article, ouvrage, conférence, etc.). En témoigne la multiplication des structures et des initiatives destinées à accompagner les universitaires de la découverte à la maitrise de ces écritures, mais aussi la multiplication des financements pour favoriser les rencontres et les collaborations entre chercheurs et artistes ou pour inciter à la recherche-création[1]. Pour l’universitaire, le recours à ces écritures semble répondre à deux principaux objectifs. En tant qu’outil de transmission, il s’agit de conquérir de nouveaux espaces de parole et de toucher des publics diversifiés. En tant qu’outil de réflexion, l’utilisation de langages non exclusivement linguistiques permettrait d’écrire et de réécrire la recherche, de produire d’autres savoirs. Recourir à la fiction par exemple, ou donner à voir plutôt qu’à lire, sont des opérations d’où peuvent surgir des problèmes et des questionnements jusque-là évités par l’usage du texte et les conventions d’écriture académiques.
L’exposition compte parmi ces alternatives, bien que la présence d’universitaires n’y soit pas nouvelle (pensons par exemple aux premières Expositions universelles[2]). Les universitaires intègrent couramment des comités scientifiques pour garantir la véracité des savoirs communiqués ou endossent le rôle de commissaire pour mettre en scène leurs recherches et valoriser certains résultats[3]. Les raisons et motivations à l’origine de cet investissement semblent diverses : perçue comme un nouveau « mode d’action[4] », considérée comme « émancipée[5] », l’exposition présenterait de nombreux avantages en tant que modalité de publicisation de savoirs (modalité engagée, participative, collaborative, etc.). En tant qu’exercice intellectuel, pratiquer le métier de « metteur en scène d’idées et de connexions dans un théâtre nommé musée » serait particulièrement « passionnant » et « addictif », selon les mots de Barbara Cassin, philosophe deux fois commissaire[6]. Si l’on imagine aisément que l’exercice ne manque pas de stimuler le chercheur, nous souhaitons identifier ici ce qui favorise justement cette stimulation, c’est-à-dire comprendre le fonctionnement heuristique de l’exposition : dans quelle mesure écrire la recherche en trois dimensions (avec objets, sons, cartels, lumière, vidéo…) peut-il contribuer en même temps à la produire ? En quoi concevoir une exposition peut-il favoriser la production de connaissances ? Ces questions sont actuellement au centre d’un projet de recherche intitulé « La fabrique de la recherche par l’exposition », mené sur deux ans à l’Université Côte d’Azur (2022-2024) et pour lequel nous expérimentons nous-même la conception d’une exposition[7] . Une fois le contexte de cette expérimentation détaillé, nous en analyserons quelques étapes (s’approprier les techniques muséographiques ; tenter de dépasser une « pensée de l’écran » ; réfléchir à l’énonciation ; se laisser surprendre par la polysémie des objets), pour formuler des hypothèses quant au potentiel heuristique de cet outil d’écriture.
Le contexte de l’expérimentation
L’expérimentation peut débuter une fois défini le sujet à traiter par l’exposition. Pour des raisons méthodologiques, nous avons choisi d’opter pour une problématique de recherche déjà maîtrisée − en l’occurrence notre thèse de doctorat, soutenue en juin 2021. L’avantage en effet est de nous éviter la phase de définition et de délimitation du sujet de l’exposition qui requiert du temps. Il suffit ainsi, du moins a priori, de transposer notre manuscrit de thèse en exposition pour analyser ce qu’il se produit[8]. Si l’expérimentation aurait pu traiter d’un tout autre sujet, précisons que notre thèse s’est intéressée à la médiation d’une polychromie originelle des marbres antiques : alors que ces objets ont été patrimonialisés sans couleurs, les savoirs archéologiques sur les pratiques picturales antiques s’accumulent depuis deux siècles, et les institutions muséales font face à un devoir de réécriture patrimoniale, nécessitant des ajustements autant cognitifs qu’affectifs[9]. Ce doctorat en sciences de l’information et de la communication, s’est donc intéressé à ce que nous faisons aujourd’hui de ces savoirs[10] (comment en parle-t-on ? comment sont-ils mis en image ? comment célèbre-t-on un patrimoine en couleurs ?).
L’exposition devrait ainsi s’intituler Ils peignaient nos statues et prendre place au Musée d’archéologie Nice-Cimiez d’octobre 2024 à mars 2025[11]. L’espace expérimenté est donc bien un espace réel, avec ses spécificités et ses contraintes. Le projet bénéficie du soutien de l’équipe du musée, principalement du conservateur-directeur, de la chargée des collections, du responsable des publics et du responsable technique[12], de manière à ce que l’exposition soit faite sur-mesure (en lien avec l’histoire et la collection de cette institution). Pour ma part, j’assure les fonctions de commissaire et de scénographe : écriture du scénario, sélection des objets, création de contenus multimédias, mise en scène de l’ensemble.
Si je ne suis pas formée pour assurer l’ensemble de ces fonctions, le faire semble nécessaire pour ne pas dissocier contenu et forme de l’exposé, ce qui est traditionnellement le cas dans la conception d’exposition : au chercheur revient la production d’un discours et au scénographe sa mise en forme. Partant du principe que les outils d’écriture configurent les écrits[13], il nous faut tenter de tirer pleinement parti de l’outil (l’écriture expographique donc), pour répondre à notre questionnement de départ (son potentiel heuristique), et ainsi éviter de faire croire, comme l’ironisait Roland Barthes, que « parvenu au moment de communiquer des “résultats”, tout serait résolu : mettre en forme ne serait qu’une vague opération finale[14] ». Ne pas déléguer l’écriture de l’exposition doit nous permettre de focaliser notre intérêt autant sur ce qui se passe lors de la conception (sur le processus) que sur ce qu’il se passera une fois l’exposition ouverte au public (le résultat et sa réception). Cela implique aussi que nous prenions le risque d’une écriture peu maitrisée, d’un « texte expographique » peu clair, ou le risque de ne pouvoir assurer in fine « contentement de l’œil avec satisfaction de pensée[15] ». Pour l’heure, la présente contribution est une étape dans ce travail. Elle est l’occasion pour nous de faire un inventaire des questions soulevées par la transposition en trois dimensions de notre recherche doctorale.
S’approprier les techniques muséographiques
Nous commençons par nous intéresser à une des rares statues en marbre que possède le musée représentant Antonia Minor[16], pour laquelle une restitution polychrome est tout juste produite à notre arrivée. À partir des matériaux récoltés dans les réserves, nous réfléchissons à un agencement de l’ensemble et proposons une première version, dans un espace en « U », situé à mi-parcours de l’exposition (Fig. 1 et 2).
Sur le pan de mur de gauche et débordant vers le centre, une partie des archives liées à l’œuvre, habituellement contenues dans un dossier d’œuvre, est exposée. Ce dernier est mis sous vitrine pour signifier son importance (dans la constitution d’une valeur patrimoniale) puisque c’est grâce à lui que l’objet fait patrimoine, grâce aux données archéologiques, aux dossiers de presse, aux images, qu’il contient. Les photographies qui en sont issues, exclusivement en noir et blanc, sont quant à elles simplement collées sur le mur, afin de montrer que c’est moins leur valeur d’art que leur valeur documentaire qui importe, et surtout leur accumulation (signifiée par leur juxtaposition et superposition sur la cimaise, débordant de la ligne de regard). La seule image du dossier d’œuvre encadrée est celle qui présente de la couleur (Fig. 3) : couleur qui ne sert pas à médier un possible état originel polychrome ou à cartographier des traces de pigments, mais qui indique en orange la partie restaurée en plâtre, et en rouge les lignes de cassures. Sur le mur d’en face, la restitution polychrome[17] est elle aussi encadrée, et par conséquent davantage valorisée que ne le sont habituellement les outils de médiation de ce type. Ces deux images illustrent ainsi des usages différents de la couleur (au service de la structure ou de la surface de l’objet), mais c’est surtout l’agencement de l’ensemble dans l’espace qui importe : ce sont deux versions patrimoniales d’un même objet qui sont confrontées, comparées. Dans cette confrontation, la restitution polychrome semble toutefois peser peu de poids face à l’ensemble de la documentation en noir et blanc. Seul un positionnement assumé (comme le suggèrent les propos du conservateur transcrits à côté de la restitution[18]) engendre la production d’images en couleurs, nécessaires pour s’habituer à une version polychrome, pour construire de nouvelles valeurs liées à une Antiquité polychrome (et donc réécrire un patrimoine).
L’expérimentation commence ainsi par l’appropriation de techniques muséographiques, qui permettent d’appréhender plus sensiblement les résultats de notre thèse, en s’appuyant sur ce que James Putnam a appelé « l’effet musée[19] ». Dans une perspective heuristique, c’est le statut des expôts qui est interrogé et leur hiérarchisation inversée : la documentation habituellement reléguée au second plan prend toute son importance, sans être évincée par l’objet original resté exposé dans le parcours permanent. Et puisque les couleurs des marbres antiques n’existent généralement qu’à travers la documentation produite (les traces visibles à l’œil nu étant rares et les originaux ne pouvant être repeints), ce sont ces rapports qu’il faut inverser, si l’on veut échapper à une approche esthétisante de la statuaire antique exposée, qui valorise la forme sculptée, voire sa blancheur.
L’importance de la documentation, et plus largement de tout ce qui entoure les objets (dans n’importe quelle exposition), est approfondie dans une autre salle, intitulée « Derrière l’exposition » et située en fin de parcours. Derrière l’exposition, il y a les choix des concepteurs qui configurent la construction et la réception de la valeur patrimoniale des objets. Cette unité souhaite ainsi les rendre visibles en redonnant toute son importance au paratexte dans l’exposition[20] : éclairage, assises, cartels, couleurs, typographies, etc. Nous avons choisi d’utiliser la maquette (objet bien connu des visiteurs de musées, surtout des musées d’archéologie) pour mettre en scène différemment quatre objets du musée numérisés et imprimés en 3D en taille réduite (Fig. 4).
Les objets sont placés systématiquement au même endroit, seul le contexte change − le contexte d’intégration du signe pour reprendre la terminologie de Roy Harris[21]. Chaque maquette est associée à une affiche (à partir de laquelle nous construisons un horizon d’attente) et révèle ainsi l’importance d’un langage expographique dans la constitution d’une atmosphère. À propos de la médiation des couleurs des marbres antiques, il s’agit d’interroger la présence ou l’absence de couleur : le conventionnel rouge foncé du musée d’archéologie, le multicolore et psychédélique de l’exposition temporaire, le white cube du musée d’art contemporain.
Ces deux exemples (l’unité « En transition » et l’unité « Derrière l’exposition… ») mettent en évidence la possibilité de construire plusieurs discours selon les techniques muséographiques utilisées et les agencements privilégiés. Surtout, en jouant de ces possibilités, l’écriture expographique apparait comme un moyen de « mettre en ordre la connaissance ». La formule est empruntée à l’anthropologue Jack Goody[22], qui a montré comment la mise en ordre de la connaissance est caractéristique de l’écriture graphique. Il identifie en effet des techniques propres à un savoir graphique, comme la liste et le tableau (composé de lignes et de colonnes) qui ne sont pas de « simples modalités de présentation ou de transposition de la parole », mais bien « un moyen de mise en ordre de la connaissance », favorisant l’abstraction, la généralisation et la formalisation propre à la science[23]. Si l’on suit et paraphrase ce raisonnement pour analyser le fonctionnement heuristique de l’écriture expographique, nous proposons de considérer que celle-ci repose sur des techniques propres à un savoir expographique, comme la spatialisation, la mise sous vitrine ou l’encadrement, qui ne sont pas de simples modalités de présentation, mais bien des moyens de mise en ordre de la connaissance qui favorisent, cette fois-ci, l’identification d’un statut donné aux choses, aux expôts, également spécifique à la démarche scientifique. Recourir à l’écriture expographique serait donc l’occasion pour le chercheur en sciences sociales d’interroger le statut de ce qui est collecté (puisqu’indiquer comment regarder une chose nécessite de savoir ou d’avoir décidé en amont ce qu’est cette chose).
Tenter de dépasser « une pensée de l’écran »
Parmi les techniques muséographiques à disposition, la spatialisation caractérise spécifiquement l’écriture expographique, puisque l’exposition est un média « fondé sur l’espace[24] », comme le souligne Jean Davallon. Ce ne serait donc plus une « pensée de l’écran » qu’il faudrait mobiliser, celle à l’origine de l’écriture graphique[25], mais bien une pensée de l’espace (si nous paraphrasons l’expression d’Anne-Marie Christin), par l’ajout au plan d’une troisième dimension. Du moins en théorie, car cette dimension supplémentaire n’est pas toujours exploitée (ni même commentée[26]), lorsque les cimaises s’apparentent à des pages de livre posées à la verticale (dont le centre uniquement est occupé), situées en périphérie d’espaces vides dédiés à la circulation du visiteur. Il s’agit donc souvent d’« un usage de l’espace comme support d’écriture » (le « degré zéro de l’exposition »), et non d’« une écriture par l’espace[27] » (nous soulignons).
Cette distinction en tête, nous constatons notre propre difficulté à nous détacher d’une pensée de l’écran, une difficulté probablement renforcée par l’utilisation d’outils intermédiaires en deux dimensions (le carnet papier pour dessiner, puis la page informatisée pour les numériser). Si les conventions de l’écriture expographique (comme celles de l’écriture académique) permettent de partager un vocabulaire commun et donc de se faire comprendre (voire de jouer de ce vocabulaire), elles peuvent aussi enfermer le concepteur dans des modes de présentation dont il est difficile de s’affranchir. Au centre de l’exposition, une unité tend toutefois à s’en éloigner.
En face de la thématique « En transition » présentée plus haut (Fig. 2), un socle est posé, isolé, pour accueillir un verre d’eau (Fig. 5). Ce verre est à moitié vide, ou à moitié plein, selon le regard porté sur lui. Sur deux faces opposées du socle sont inscrites les phrases suivantes : d’un côté « Je sais bien que c’était peint, mais quand même je préfère ne pas proposer de reconstitution pour ne pas tromper le public » et de l’autre « Je sais bien que les savoirs sont hypothétiques, mais quand même, je préfère montrer la couleur pour au moins en donner une idée ». Ces deux phrases reflètent deux positionnements professionnels antagoniques observés sur le terrain de la thèse, et la formule « je sais bien, mais quand même » fait référence aux ajustements cognitifs nécessaires pour faire coïncider nos discours et pratiques[28]. L’emplacement du verre n’est pas non plus choisi au hasard, puisqu’il scinde l’exposition en deux, et les deux parties de l’exposition à gauche et à droite du socle correspondent à chaque positionnement et les expliquent : d’un côté une culture visuelle achromatique, une poétique de la ruine, une valorisation du marbre nu ; de l’autre l’accumulation des savoirs sur les couleurs, la production de certaines images polychromes, etc.
Mais est-ce là une écriture par l’espace ou une simple prise de conscience de l’espace, qui invite le visiteur à considérer deux parties bien distinctes dans l’exposition ? Par ailleurs, à l’image d’une double page, l’espace est utilisé ici pour opposer des points de vue, ce qui est pertinent au regard du sujet de l’exposition, mais qui peut aussi forger une vision binaire de la réalité − là où les résultats sont décrits avec plus de nuances et de manière plus subtile dans le manuscrit de thèse.
En outre, lorsque nous avons travaillé à un second livrable pour l’équipe du musée, nous avons apporté plusieurs modifications à notre première version de l’exposition. Ces modifications concernent notamment l’unité thématique « En transition » (Fig. 2) qui prend finalement place sur un unique pan de mur au lieu de trois (Fig. 6).
Dans cette nouvelle configuration, l’isolement de la restitution polychrome n’est pas assez explicite à notre goût, c’est pourquoi nous proposons d’ajouter des feuilles grises à ces côtés. Cela nous permet de signifier l’absence d’une documentation en couleurs. Il s’agit de marquer le vide, de révéler le manque, de rendre visible l’espace que ne prennent pas d’autres restitutions (puisqu’inexistantes). « Écrire par accrochage », comme le formule l’historien Philippe Artières, offre « une place pour le blanc » : « on peut matérialiser très facilement ce qui manque, ce qui échappe[29] ». Ou alors il est possible d’interpréter ces zones grises comme des espaces vacants, disponibles pour accueillir une documentation à venir. Dans les deux cas, l’écriture expographique semble favoriser une réflexion par le vide et le plein.
Réfléchir à l’énonciation
L’expérimentation nous pousse également à interroger l’énonciation dans l’exposition. Cette dernière ne peut être sans auteur(s), puisque la recherche est à la fois individuelle et collective, à la fois objective et impossible à détacher de ses auteurs. Or dans l’exposition, les commissaires une fois mentionnés par l’ours en introduction se font oublier, et c’est l’institution muséale qui parle. Rien d’étonnant néanmoins puisque, comme le souligne Jean Davallon, si l’opérativité de l’exposition est autant communicationnelle que référentielle, le premier circuit se met en effet au service du second :
« venu pour voir un ensemble d’objets réuni par un producteur, le visiteur va se trouver emporté vers le monde auquel appartiennent ces objets. Il apparait donc comme constitutif de l’exposition que l’objet soit là pour représenter son monde et non l’intention du producteur. Toute exposition qui quitte cette règle constitutive quitte aussi le registre de l’exposition pour entrer dans celui de l’œuvre. C’est sur cette limite que joue l’installation en art contemporain[30] ».
Pour faire en sorte que le visiteur soit mis en relation autant avec le monde des objets choisis qu’avec les auteurs de la recherche, nous avons imaginé deux solutions. La première consiste à présenter une vidéo introductive qui retrace une histoire personnelle de la thèse, rappelant l’investissement du chercheur, tant intellectuel qu’émotionnel[31]. Autrement dit, il s’agit d’introduire, comme le suggère d’ailleurs Boris Grésillon, « une part d’autobiographie[32] ». L’unité introductive intitulée « Derrière la science − la recherche » (dans laquelle s’intègre cette vidéo) renvoie au bureau comme lieu de travail (Fig. 7) – et constitue la seconde solution envisagée. Pour que le visiteur soit mis en relation avec le monde scientifique, il fallait donc choisir des objets qui y appartiennent : collections de cartes postales glanées sur le terrain, dessins personnels, objets imprimés ou moulés − soit des objets plus intimes que les habituels outils du chercheur (carnet de terrain, dictaphone, appareil photo, etc.).
Notre réflexion sur l’énonciation nous amène également à restituer la parole des enquêtés, professionnels et visiteurs de musée (interrogés pour comprendre les modalités de conception et de réception d’une médiation muséale), ainsi que les travaux antérieurs sur lesquels notre analyse s’est appuyée. Comment conserver dans l’exposition ces matériaux discursifs, sans lesquels la recherche n’existerait pas ? Comment leur rendre leur juste place ? Nous avons choisi d’exposer les discours des enquêtés et de les associer à des citations d’auteurs qui nous ont aidés à les interpréter. Par exemple, concernant une partie de l’unité thématique « Derrière le culturel − l’habituel » (Fig. 8), les deux textes reproduits ci-dessous dialoguent côte à côte.
Conservateur du musée du Louvre, interrogé en entretien en 2015.
« Il faut bien penser qu’il y a ce que c’était dans l’Antiquité − et comme il n’y avait pas la photographie on ne le saura jamais, quelque part − et ce qu’on perçoit nous aujourd’hui. Et c’est vrai que le côté très violent, pour moi [de certaines reconstitutions colorées], il est aussi dû, et il faut le reconnaitre, à notre perception, à nous, contemporaine, de la polychromie antique ».
Michel Pastoureau, Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites, 2005.
« Pendant près de quatre siècles, la documentation en noir et blanc a été la seule documentation disponible, ou presque, pour étudier les témoignages figurés du passé, y compris la peinture. Par là même, les modes de pensée et de sensibilité des historiens et des historiens de l’art sont eux aussi quelque peu devenus en noir et blanc[33] ».
Mais alors que les discours recueillis sur le terrain sont visibles, les citations ont besoin de l’activité du visiteur pour être révélées. Écrites en bleu mais brouillées par un amas de traits rouges, il est nécessaire de superposer un filtre rouge (qui s’apparente formellement à une loupe) pour être lues : autrement dit, une façon plus métaphorique d’illustrer la démarche du chercheur.
Se laisser surprendre par la polysémie des objets
Enfin, l’écriture expographique apparait comme heuristique lorsqu’elle nécessite la manipulation des matériaux récoltés sur le terrain (devenus expôts), et par conséquent favorise de multiples articulations desquelles émergent de nouvelles significations. Or, ces opérations de manipulation ne sont pas toujours facilitées par les outils traditionnels du chercheur qui, une fois les matériaux récoltés, les archive dans des dossiers distincts, et s’attèle à l’écriture des résultats par terrain.
L’expérimentation nous a ainsi conduite à manipuler des objets et des idées jusque-là dissociées dans le manuscrit de thèse. Par exemple, le concept de « naturel » a souvent été invoqué par les visiteurs interrogés pour justifier leur préférence pour l’état de conservation actuel de la statuaire, c’est-à-dire sans couleur − « je préfère au naturel, en comparaison à la version colorée ». Pendant notre recherche doctorale, nous avions déjà saisi que le qualificatif utilisé n’était pas approprié pour désigner une pierre taillée à l’effigie de l’homme par l’homme lui-même (une statue faite à partir d’un minéral, certes naturel, mais une statue toute de même). En réfléchissant à la manière d’exposer ce raisonnement (dans la première unité thématique de l’exposition intitulée « Derrière le naturel – le culturel », qui succède à l’introduction), il semblait pertinent d’y intégrer les matériaux utilisés dans l’Antiquité pour produire des pigments. Or, puisque ces matériaux sont également extraits de la nature, comme le marbre avant d’être sculpté, nous comprenons surtout qu’une sculpture peinte n’est donc a priori pas moins naturelle qu’une sculpture achromatique. Cette addition (naturel + naturel = naturel) ne nous était pourtant pas apparue avec autant de clarté, car la rédaction du manuscrit avait dissocié d’une part les pratiques picturales antiques traitées en état de l’art et d’autre part les discours des visiteurs traités lors de la restitution des enquêtes de terrain.
La manipulation d’idées, incarnées par différents expôts, peut donc favoriser de nouvelles associations[34]. Cela semble d’ailleurs facilité par la nature particulièrement polysémique des objets manipulés. Ainsi de nombreux musées proposent de renouveler leur discours et de construire de nouveaux récits à partir de collections restées inchangées : ce sont les réagencements qui offrent ces possibilités, et qui « provoquent simplement des intelligibilités inédites[35] », comme l’analyse Philippe Artières. Or, c’est justement ces intelligibilités inédites qui peuvent intéresser le chercheur et le pousser à se saisir de l’écriture expographique.
Quid du potentiel heuristique de l’exposition pour le chercheur ?
Au-delà des quelques qualités heuristiques de l’écriture expographique ici discutées, est-il possible de démontrer plus généralement l’existence d’une manière proprement expographique de raisonner, pour paraphraser Jack Goody et son analyse d’une manière proprement graphique de raisonner[36] ? Cela ne serait-il possible qu’en étudiant des sociétés avec et sans exposition (si elles existent) − pour faire référence aux sociétés avec et sans écriture étudiées par l’anthropologue ? Cette question pour le moins caricaturale a le mérite d’illustrer la difficulté à éprouver notre hypothèse de départ. Jack Goody avertit d’ailleurs son lecteur des risques d’une telle démarche (faire de l’usage d’un outil, d’une technologie intellectuelle[37], le seul facteur responsable de la production d’un type de pensée et de savoirs particuliers). Autrement dit, un avertissement pour ne pas tomber dans un « déterminisme technique » : « il y a trop de remous et de courants divers dans les affaires humaines pour qu’on ait le droit de s’en tenir à une explication unilinéaire et unicausale[38] ». Sa démarche ne se borne d’ailleurs pas aux avantages des outils, elle interroge également leurs limites. Il constate par exemple que le « caractère bidimensionnel et figé [des cases d’un tableau] simplifie la réalité du discours oral, au point de la rendre quasiment méconnaissable, et que donc il en réduise notre compréhension au lieu de l’augmenter[39] ». Dans quelle mesure l’écriture expographique est-elle aussi limitative ? Par exemple, notre découpage de l’exposition en unités thématiques et scénographiques (suivant les usages habituels) ne nous empêche-t-il pas d’appréhender l’espace autrement ? Comment dépasser cette habitude (propre au raisonnement linéaire de l’écriture) de tout segmenter en chapitre, sous-chapitre, etc. ? Et en donnant à voir les choses simultanément (au même moment et au même endroit), la mise en exposition des matériaux de terrain serait-elle réductrice en comparaison à la complexité de l’enquête (surtout lorsque celle-ci prend le social pour objet) ?
À ce stade de notre recherche, on admettra que les questions soulevées sont aussi nombreuses que les réponses apportées. On s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’un pas de côté : non plus interroger le fonctionnement heuristique de l’exposition, mais identifier l’objet sur lequel l’expérimentation peut produire de la connaissance. Est-ce sur la médiation des couleurs antiques, sur le médium exposition ou sur la construction de la science ? La réponse concerne probablement ces trois objets à la fois, mais là encore est-il possible d’attribuer le mérite à l’écriture expographique (à la pratique comme à la théorie) ? La conception de l’exposition Ils peignaient nos statues s’intègre d’ailleurs dans un contexte qui a autant son importance par les cadres qu’il impose, comme les interactions avec un conservateur soucieux de ses publics, ou l’usage d’un espace existant qui, à l’inverse d’une page vierge, possède ses caractéristiques propres (taille, recoins, ouverture, passage, couleurs des cimaises, etc.). Par ailleurs, puisque l’exposition sera effectivement programmée pour octobre 2024, il n’est pas évident de concilier d’une part la volonté de « faire comprendre » une recherche doctorale achevée et d’autre part de se focaliser sur les problématiques d’une recherche postdoctorale pour laquelle le processus importe davantage que le résultat.
Notes
[1] Peuvent être cités à titre d’exemples : La fabrique des Écritures ethnographiques (FÉE) du centre Norbert Elias (EHESS / AMU / CNRS) ; le groupement de recherche « Images, écritures transmedias et sciences sociales » (INSHS / CNRS 2019-2021) ; le réseau national des Écritures alternatives en Sciences sociales ; le centre de Recherche-Création sur les mondes sociaux ; l’école universitaire de Recherche ArTeC (université Paris 8) ; la Revue française des Méthodes visuelles, etc.
[2] Voir notamment la notice de l’Exposition des sciences anthropologiques rédigée en 1878 par Arthur Bordier, dans laquelle il explique que l’événement avait « pour but de rendre service à la science plutôt que de fournir un spectacle au public », en réunissant des collections d’habitude dispersées, voire inaccessibles à certains savants qui purent alors les étudier. Bordier A., « Notice sur l’Exposition des Sciences anthropologiques », Rapport administratif sur l’exposition universelle de 1878, Paris, Imprimerie nationale, 1878, vol. 1, p. 571-578.
[3] Peuvent être cités à titre d’exemples : l’exposition Rituels grecs. Une expérience sensible (musée Saint-Raymond de Toulouse, 2017-2018), rattachée au projet de recherche Synaesthesia mené sur deux ans à l’université de Toulouse, dont le commissariat scientifique a été assuré par Adeline Grand-Clément ; l’exposition Le complexe d’Actéon, proposée à la galerie l’Artichaut (Nantes, 2022) par Antoine Jeanne pour clôturer sa recherche doctorale ; ou les expositions dirigées notamment par Bruno Latour, Critical Zones (ZKM, Karlsruhe, Allemagne, 2020-2022) et Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète (Centre Pompidou-Metz, 2021-22) initialement produite pour la Biennale de Taipei 2020. Pour d’autres exemples, nous renvoyons à l’ouvrage de Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020, et précisément au chapitre 3 « Dévoyer les mediums traditionnels ».
[4] Dayre É., Gautier D. (dir.), L’art de chercher. L’enseignement supérieur face à la recherche-création, Paris, Éditions Hermann, 2020, p. 11.
[5] La recherche s’expose. Espace public et sans domicile fixe, catalogue du colloque-exposition, Saint-Étienne, Cité du Design, 2012, p. 8.
[6] Cassin B., « Des objets migrateurs », Perspective, n° 1, 2022, p. 23.
[7] Il s’agit d’une recherche postdoctorale encadrée par Patrizia Laudati (SIC.Lab Méditerranée), à la suite de l’obtention d’une « bourse d’excellence jeunes chercheurs » financé par l’agence nationale de la Recherche au titre des projets Investissements d’Avenir UCAJEDI portant la référence n° ANR-15-IDEX-01.
[8] « A priori » puisqu’une transposition médiatique n’est pas moins neutre qu’une traduction linguistique. Sur la vulgarisation scientifique, voir par exemple les travaux de Jacobi D., Diffusion et vulgarisation : itinéraire du texte scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
[9] Voir sur ce sujet l’ouvrage de Jockey P., Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin, 2013. Sur l’actualité des savoirs, voir les publications issues des rencontres Polychromy Round Table (https://www.polychromyroundtable.com), ou les numéros 40 et 48 de la revue Technè (2014 et 2019).
[10] Béguin C., Écrire et réécrire un patrimoine. Approche communicationnelle de la statuaire antique, entre blancheur idéelle et polychromie originelle, thèse de doctorat sous la dir. de Lise Renaud et Éric Triquet, Avignon Université, 2021, 1 vol.
[11] Pour avoir des chances que ce projet de recherche soit financé, il était préférable en effet que l’exposition soit montée et présentée à un public.
[12] J’en profite pour remercier ici chaleureusement Bertrand Roussel, Audrey Recouly, Romain Lavalle et Jean-David Fantone.
[13] Nous renvoyons pour exemple à l’ouvrage de Waquet F., L’ordre matériel du savoir, Paris, CNRS Éditions, 2015, et à son analyse introductive des propos de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il témoigne de son activité d’écriture. Dans un tout autre registre, on pense également à l’œuvre de Iannis Xenakis (architecte, ingénieur et compositeur), qui s’est séparé de la partition traditionnelle et a utilisé le papier millimétré pour penser une diffusion spatialisée du son et ainsi imaginer une nouvelle forme de musique électronique (voir par exemple les partitions graphiques de Metastasis).
[14] Barthes R., « Jeunes chercheurs », Communications, n° 19, 1972, p. 2.
[15] Freydefont M., Petit traité de scénographie, Nantes, Joca Seria, 2007, p. 13.
[16] Statue d’environ 2,10 m, datant du Ier siècle ap. J.-C., n° d’inventaire CIM.F.61.1.9.2.
[17] Réalisée par Mélodie Marchal en stage de fin d’études au musée d’Archéologie Nice-Cimiez (2022).
[18] Ces propos ont été recueillis lors d’une réunion de travail au musée : « On part du présupposé que les statues étaient peintes dans l’Antiquité, donc la nôtre devait l’être aussi » ; « quitte à restituer la forme, et à modéliser les bras, autant faire la couleur aussi ».
[19] Putnam J., Le musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames & Hudson, 2002, p. 34.
[20] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
[21] Harris R., La sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Éditions, 1993.
[22] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 109.
[23] Ibid.
[24] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 38.
[25] Christin A.-M., L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 2009 (1995), p. 8.
[26] Nous renvoyons à l’ouvrage de Sompairac A., Scénographie d’exposition. Six perspectives critiques, Genève, MetisPresses, 2016, et notamment au chapitre « La critique absente » (p. 15-23) dans lequel l’auteur dénonce le peu de débats autour des qualités spatiales des expositions.
[27] Davallon J., « Le pouvoir sémiotique de l’espace. Vers une nouvelle conception de l’exposition ? », Hermès. La Revue, n° 61, 2011, p. 39.
[28] Lambert F., Je sais bien mais quand même. Essai pour une sémiotique de la croyance, Paris, Éditions Non Standard, 2013.
[29] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p.198
[30] Davallon J., L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris ; Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 29.
[31] Waquet F., Une histoire émotionnelle des savoirs (XVIIe-XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2019.
[32] Grésillon B., Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2020.
[33] Pastoureau M., « Vers une histoire des couleurs : possibilités et limites », Cohen É., Gœtschel P., Martin L., Ory P. (dir.), Dix ans d’histoire culturelle, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2011, p. 74.
[34] Des opérations de manipulations sont également travaillées par Jack Goody qui explique que l’écriture graphique, par accumulation de documents, permet une pensée et un discours de type philosophique. L’écriture est un outil pour développer une pensée réflexive et permet l’« exercice de rumination constructive ». Une rumination est possible car le texte écrit peut être « manipulé », indépendamment des circonstances d’énonciation, « il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé ». Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 97.
[35] Artières P., « Comment tenter d’écrire l’histoire en mode mineur. Propositions », Le Bart C., Mazel F. (dir.), Écrire les sciences sociales, écrire en sciences sociales, actes des journées d’étude (Rennes, 1er et 15 mars 2019), Rennes, MSHB ; PUR, 2021, p. 198.
[36] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977).
[37] Pour reprendre la définition qu’en donne Françoise Waquet, « l’expression techniques intellectuelles ou technologie intellectuelles désigne les outils employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre le savoir, outils qui se réfèrent à l’écrit, à l’imprimé, à l’image, au numérique », mais aussi aux « gestes que les savants accomplissent dans leur travail », et à toute autre opération qui « mobilise à la fois la main experte, l’œil qui sait voir et l’oreille qui sait entendre ». Dans Waquet F., L’ordre matériel du savoir (XVIe – XXIe siècle), Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 9.
[38] Goody J., La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit, 1979 (1977), p. 49.
[39] Ibid., p. 111.