S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938

par Julie Lageyre

 

Julie Lageyre est doctorante contractuelle en histoire de l’art contemporain à l’Université Bordeaux Montaigne, rattachée au Centre François-Georges Pariset.  Ses recherches portent sur les modalités de réception de la peinture britannique en France, durant la première moitié du XXe siècle. Ses communications – et futures publications – s’intéressent aux différents vecteurs des échanges culturels franco-britanniques. —

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la saison artistique de 1938 fut l’occasion de manifester l’alliance politique entre la France et le Royaume-Uni. Placée sous l’égide de l’Entente Cordiale, la vie culturelle parisienne fut scandée par quatre expositions d’art britannique : Caricatures et mœurs anglaises, 1750‑1850, au musée des Arts décoratifs de Paris ; La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, au palais du Louvre ; New English Art Club à l’ancienne galerie Georges Petit, rue de Sèze et La peinture anglaise indépendante au Salon d’Automne. Avec plus de 560 œuvres et une centaine d’artistes représentés, il était possible de contempler en France, pour la première fois depuis l’Exposition universelle de 1900, un panorama retraçant l’évolution artistique outre‑Manche du XVIIIe siècle aux années 1930.

Durant la première moitié du XXe siècle, la mise en place de réseaux transnationaux[2] portés notamment par les galeries et marchands d’art, alimenta une nouvelle circulation des biens artistiques et des personnes. Cette accélération des échanges internationaux participa à développer les contacts entre les foyers parisiens et londoniens. La capitale française attirait les artistes britanniques[3], le Royaume-Uni représentant, avec les États‑Unis, la plus importante communauté d’artistes étrangers en France[4]. Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux peintres britanniques venaient compléter leur formation à Paris, cherchant à s’initier aux dernières tendances de la capitale. D’autres artistes se rapprochèrent des avant‑gardes parisiennes, liés par des préoccupations artistiques communes[5]. Mais aucune manifestation d’ampleur, dans la première moitié du XXe siècle, n’avait permis jusqu’alors de donner une vision d’ensemble des mouvements et tendances de la scène artistique d’outre‑Manche.

Trois des expositions[6] de la saison de 1938 présentaient des travaux de peintres britanniques de la première moitié du XXe siècle, offrant ainsi une visibilité inédite à cette production artistique. La première grande rétrospective de la peinture anglaise dans un musée national, La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles, fut organisée au Louvre, du 1er mars au 26 juillet 1938. Elle regroupait quelques travaux d’artistes encore vivants. Dans la continuité de l’exposition du Louvre, tous les grands artistes associés au New English Art Club[7] étaient conviés à présenter leurs travaux, rue de Sèze à Paris, dans l’ancienne galerie Georges Petit du 30 juin au 23 juillet 1938. Pour conclure cette saison anglaise, le comité organisateur du Salon d’Automne décida de présenter plus d’une cinquantaine d’œuvres d’artistes britanniques, pour la plupart jamais exposés en France, dans une section intitulée La peinture anglaise indépendante, visible du 10 novembre au 18 décembre 1938.

Par ce rassemblement exceptionnel, l’occasion était donnée de dresser le bilan d’une évolution artistique outre‑Manche. Mais le rendez‑vous fut manqué et la réception de la peinture britannique contemporaine s’avéra particulièrement difficile. Les facteurs de ce rejet seront analysés dans cette étude. Ils permettront de mettre en lumière les phénomènes induisant un processus d’invisibilisation de la peinture britannique de la première moitié du XXe siècle, au sein de l’historiographie française.

Les manifestations d’une alliance franco-britannique

L’exposition La peinture anglaise, XVIIIe et XIXe siècles au Louvre, s’inscrivait dans le cadre du développement progressif d’une diplomatie culturelle, visant à raffermir les liens entre différentes nations européennes[8]. Durant l’entre‑deux‑guerres, l’exposition devint un outil de démonstration des alliances internationales[9], par la célébration d’une « école » artistique étrangère. Ainsi, le projet de réaliser une rétrospective d’art anglais portait un double objectif. Il fallait, en premier lieu, apporter une réponse diplomatique à l’exposition French Art (1200‑1900), organisée à la Royal Academy de Londres en 1932[10]. L’exposition au Louvre fut ainsi accompagnée de tout un faste diplomatique[11], comprenant notamment la visite des souverains britanniques au musée le 20 juillet 1938. L’occasion était également donnée de médiatiser une histoire de l’art britannique auprès d’un large public et de valoriser une production nationale peu représentée au sein des collections françaises.

Le conservateur de la National Gallery, Sir Kenneth Clark (1903‑1983)[12], fut en charge de la sélection des 156 peintures. Grâce à un assouplissement des normes britanniques concernant l’exportation de biens culturels, il put puiser pour la première fois dans les collections privées et nationales[13]. Le premier niveau de l’exposition[14], correspondant à l’ancienne salle La Caze, accueillait notamment les œuvres des grands maîtres britanniques du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, portraits de Joshua Reynolds (1723‑1792), paysages de Thomas Gainsborough (1727‑1788), John Constable (1776‑1837) ou encore William Turner (1775‑1851). La deuxième partie de l’exposition, couvrant une période allant de 1850 à 1920, se développait sur un second étage, à l’emplacement des anciens appartements de Mazarin. La quatrième salle mettait en lumière les dernières orientations esthétiques de la fin du XIXe siècle, en réunissant 36 œuvres dont des travaux d’Henry Tonks (1862‑1937), William Orpen (1907‑1931), Harold Gilman (1876‑1919). Les organisateurs firent une place de choix à la production de trois artistes encore vivants en 1938, l’impressionniste Philip Wilson Steer (1860‑1942), Walter Richard Sickert (1860‑1942) et le portraitiste Augustus John (1878‑1961). Parmi eux, Walter Sickert était certainement l’artiste britannique le plus connu à Paris. Personnalité excentrique et indépendante, son travail s’inscrivait dans la veine de l’œuvre d’Edgar Degas. S’inspirant des thèmes de la vie urbaine, particulièrement du music‑hall, il les dévoilait avec une certaine crudité et ambiguïté. Brighton Pierrots [Fig. 1], une des œuvres exposées au Louvre, datant de 1915, montre une troupe de comédiens de vaudeville jouant sur une scène temporaire sur le bord de mer de Brighton. L’emploi de couleurs brillantes et acides dénote dans la production de Sickert. Il utilise ici les tons vifs pour trancher avec la luminosité déclinante d’une fin de journée. Ce contraste, associé à l’absence de spectateurs à la représentation, crée une atmosphère étrange. Sickert souhaite ici rendre perceptible, au sein d’une scène d’apparente liesse, le malaise et la tension liés à la proximité de la guerre qui se déroule de l’autre côté de la Manche.

Fig. 1 : Walter Richard Sickert, Brighton Pierrots, 1915, huile sur toile, 63.5×76.2, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/sickert-brighton-pierrots-t07041

Ces trois peintres étaient également présents au sein de l’exposition New English Art Club, organisée sous le patronage de l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Georges Brunon‑Guardia, critique d’art pour la revue L’intransigeant, nous la présente comme la continuité de la démarche entamée au Louvre :

« L’exposition de la peinture anglaise, au Louvre, s’arrête à ses patriarches vivants : Wilson Steer, Sickert, Augustus John. En partant de ces trois artistes pour faire le tour des peintres anglais actuels de toutes les écoles, le New English Art Club nous offre dans les salles de la rue de Sèze, un panorama de la peinture anglaise contemporaine. L’histoire du New English Art Club s’étend sur un demi‑siècle, et l’influence de Jacques‑Émile Blanche y fut prépondérante. […] Mais ce que l’on nous montre aujourd’hui, c’est l’alignement sur la cimaise de ce que toutes les écoles, toutes les tendances ont produit et produisent en Angleterre[15]. »

L’initiative de cette manifestation est à attribuer à Dugald Sutherland MacColl (1859‑1948), peintre, critique d’art et conservateur de la Tate Gallery. Pour cette occasion, il réunit 124 œuvres de 64 artistes proches du New English Art Club. Aux « patriarches » de la peinture anglaise contemporaine, il associa les acteurs les plus reconnus du monde de l’art britannique, comme Sir William Rothenstein (1872‑1945), Sir Muirhead Bone (1876‑1953) ou encore Alfred Thornton (1863‑1939). La majeure partie des artistes présents à cette exposition avaient un profil francophile. Ils avaient, en grande majorité, passé une partie de leurs années de formation à Paris. Ils avaient été marqués, dans l’éducation artistique reçue en France ou en Angleterre, par des travaux impressionnistes, par des peintres tels qu’Edgar Degas ou Jules Bastien‑Lepage (1848‑1884). Dans un contexte de rapprochement franco‑britannique, le New English Art Club, par ses orientations esthétiques, était un outil de promotion de la richesse et de l’actualité des échanges culturels franco‑britanniques. Quelques adhérents récents, aux profils plus atypiques, semblaient signifier la volonté de diversifier l’image de l’association[16]. L’introduction d’artistes comme Paul Nash (1889‑1946), Edward Wadsworth (1889‑1949), proches des cercles surréalistes, de figures plus indépendantes comme Stanley Spencer (1891‑1959), peut se lire comme une tentative de moderniser la perception du Club.

Sur les 64 artistes du New English Art Club, quinze d’entre eux exposèrent également au Salon d’Automne de 1938. Le Salon, ayant déménagé exceptionnellement au palais de Chaillot, était alors en pleine restructuration. Afin d’agrémenter la visite du promeneur parmi les 1673 œuvres exposées, de nouvelles sections thématiques furent aménagées dont La peinture anglaise indépendante. Plusieurs peintres furent à l’initiative de cette exposition, Robert Lotiron (1886‑1966), Pierre-Eugène Clairin (1897‑1980) et André Dunoyer de Segonzac (1884‑1974). Ces artistes furent aidés par l’aristocrate et peintre Lord Berners (1883‑1950), par Sir Kenneth Clark et le correspondant français au Daily Mail, Pierre Jeannerat de Beerski (1902‑1983). Plusieurs critiques, dont Waldemar-George, suggéraient que la rétrospective du Louvre devait être initialement complétée par une exposition de peinture contemporaine britannique. Celle-ci aurait eu lieu au musée du Jeu de Paume, alors musée des Écoles étrangères contemporaines :

« Y a-t-il un art anglais contemporain ? Sickert, dont on admire la science, l’indépendance d’esprit, la hardiesse et la diversité, a subi, les influences conjuguées de Degas, de Forain, et des Impressionnistes […] Duncan Grant, les Nash, Vanessa Bell, les peintres du London Group n’ont pas été admis à exposer. Mais M. André Dezarrois les présentera bientôt au Musée du Jeu de Paume[17]. »

L’exposition évoquée dans la citation n’a pas vu le jour en 1938[18]. La manifestation organisée durant le Salon d’Automne peut être alors interprétée comme une proposition alternative. Mais elle ne peut se réduire simplement à un corollaire des rétrospectives et manifestations précédemment citées. Cette exposition est la concrétisation d’une volonté de valoriser la richesse et diversité des recherches artistiques contemporaines menées en Angleterre, au-delà des milieux de la Royal Academy et du New English Art Club.

La sélection opérée, 104 œuvres de 56 artistes, présentait une lecture de l’histoire de la peinture moderne en Angleterre faisant écho aux transformations artistiques parisiennes. Les trois figures tutélaires de l’exposition du Louvre étaient de nouveau présentes, en tant que leaders du New English Art Club, premier groupe contestataire d’un monopole académique en Angleterre. Le comité choisit également des œuvres de peintres ayant cherché à affirmer une pratique moderne de la peinture au sein de regroupements artistiques, avant la Première Guerre mondiale. Ces artistes partageaient un intérêt pour les réflexions esthétiques portées à l’étranger, autour du postimpressionnisme, en adaptant le travail de la forme selon des sensibilités particulières. Les membres du Bloomsbury Group[19], représentés en 1938 par Vanessa Bell (1879‑1961) ou Duncan Grant (1885‑1978), participèrent activement à la promotion des œuvres de Cézanne, Van Gogh ou Gauguin en Angleterre. Ils affirmèrent leur rejet du sujet au profit de la construction de la forme, leur rupture avec une peinture descriptive qui aurait été caractéristique d’une partie de l’art britannique de la seconde moitié du XIXe siècle. Au sein des sociétés du Camden Town Group[20] et du London Group[21], les peintres s’inscrivirent également dans les transformations formelles de la pratique picturale. Les peintres du Camden Town Group, comme Harold Gilman, Charles Ginner ou Spencer Gore, s’attachèrent à saisir des sujets urbains populaires, travaillant une division des touches, une approche anti-naturaliste de la couleur [Fig. 2].

Fig. 2 : Harold Gilman (1876‑1919), Nude at window, 1912, huile sur toile, 61×50.8, Tate Britain, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/gilman-nude-at-a-window-t13227

Le comité décida également de représenter conséquemment des artistes actifs dans les années 1930, réunis dans des structures assimilables à des avant‑gardes. Ces peintres participèrent à une ouverture internationale de la scène artistique britannique, à la fin des années 1930. Les sculpteurs Ben Nicholson (1884‑1982) et Barbara Hepworth (1903‑1975), appartenant à la 7 & 5 Society[22], étaient représentés par des dessins de leurs œuvres. Des peintures de Sir Francis Rose (1909‑1979) et Roland Penrose (1900‑1983), appartenant au milieu surréaliste parisien, étaient également présentes. Il est possible de citer les paysages métaphysiques de Paul Nash (1889‑1946) [Fig. 3] et les dessins d’Henry Moore (1898‑1986) pour le groupe Unit One[23]. Malgré des orientations esthétiques communes, la plupart de ces regroupements n’avaient pas d’unité stylistique ni de programme établi. L’objectif était de réunir des expériences individuelles de la modernité artistique au sein d’une même communauté, plutôt que de revendiquer une transformation de l’activité artistique.

Fig. 3 : Paul Nash (1889 1946), Mansions of the Dead, 1932, dessin et aquarelle sur papier, 57.8×39.4, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-mansions-of-the-dead-t03204

Il est intéressant de noter l’absence de tous les peintres qui ont participé au vorticisme dans la sélection de l’exposition de 1938, à l’exception d’Edward Wadsworth. Avant la guerre, certains artistes du London Group, comme Wyndham Lewis ou David Bomberg, démontraient une attirance pour une géométrisation et une simplification des formes. Ces derniers participèrent à la fondation du vorticisme (1912‑1915). Se réappropriant les recherches cubistes et futuristes, les artistes cherchèrent par des compositions proches de l’abstraction, à exprimer le dynamisme du monde moderne, à célébrer l’énergie et le mouvement, la force et la machine. Aussi, d’une représentation de la peinture anglaise indépendante, fut exclu le seul groupe britannique constitué en avant‑garde, ayant affiché une volonté de rupture à travers des expositions et la diffusion d’une revue, Blast. Cette exclusion peut se comprendre au regard des rapports ambigus entretenus par certains membres du vorticisme, dont Wyndham Lewis, avec l’idéologie fasciste. La nature politique de l’esthétique développée par les vorticistes, si elle est moins affirmée que chez les futuristes, restait sensible en 1938, dans un contexte géopolitique extrêmement tendu.

Le paradoxe de l’art britannique moderne

Au sein du numéro de mars 1938 de la revue Amour de l’art, le critique d’art Michel Florisoone énonçait le constat suivant, au sujet de la salle de l’exposition du Louvre consacrée à la peinture anglaise contemporaine :

« La peinture anglaise n’est plus guère ensuite qu’un élément dans l’art européen, s’unissant tour à tour aux réalistes, aux impressionnistes, cherchant sur le continent ses maîtres et sa contenance. L’australien Charles Conder, Augustus John, Walter Sickert, Steer, sont les plus marquants. L’exposition du Louvre leur a réservé à eux et à quelques autres, Harold Gilman (1878‑1919), Frederick Spencer Gore (1878‑1914) […] Mac Taggart (1835-1914), William Orpen (1878‑1931), Tonks (1862‑1937), une salle, mais elle n’apporte pas de l’esprit contemporain anglais autre chose que ce que l’on trouve généralement dans un certain art européen d’aujourd’hui, l’originalité en moins[24]. »

Le bilan des expositions de 1938 servit, en France, à souligner une supposée absence d’indépendance de la peinture britannique contemporaine. Cette perte de spécificité serait directement liée à l’intégration des recherches formelles menées sur le continent. Le discours n’était pas nouveau. En 1924, Amelia Defries, correspondante à Londres pour la revue L’art et les artistes affirmait déjà ce manque d’originalité de l’art anglais :

« À partir du moment où règnent les pleinairistes français, on ne trouve plus toutefois, si ce n’est dans les détails, de caractère nettement britannique dans la peinture moderne anglaise. Les influences étrangères dont est pénétré l’art britannique trahissent exactement les différences que représenterait un poème français traduit en anglais[25]. »

Se dégage une forme de dédain pour la peinture anglaise dont les codes se rapprocheraient d’une peinture européenne. Georges Cattaui, à l’occasion d’un séjour à Londres durant l’été 1936, résumait le sentiment majoritairement exprimé par les critiques d’art, dans un compte rendu pour la revue Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques :

« Qu’on ne nous dise plus que les Anglais sont insulaires. La Grande-Bretagne est plutôt le cul‑de‑sac où viennent aboutir tous les courants du monde entier[26]. »

Aussi, il n’est pas étonnant de retrouver le même type de réaction dans de nombreux rapports du Salon d’Automne de 1938, notamment chez le critique de l’Amour de l’art, Michel Faré :

« Ces artistes doivent-ils traverser la Manche pour perdre sur les bords de Seine leur indépendance ? Aucune œuvre de Picasso, Léger, Matisse n’est accrochée mais celles de Gertler, Nadia Benois, John Piper, de Paul Nash, les évoquent[27]. »

L’analyse des discours critiques révélait, de fait, l’impossible posture de la peinture anglaise contemporaine. Les critères servant à définir son originalité étaient ceux‑là même qui participaient à l’exclure d’une histoire de l’art moderne[28]. L’examen de l’évolution picturale outre‑Manche faisait émerger plusieurs tendances : la valorisation d’une exploration personnelle de la pratique picturale, l’importance des genres traditionnels de la nature morte et du paysage, la place de la narration dans la construction de l’œuvre. Mais l’histoire dominante de la modernité artistique, telle qu’elle fut notamment développée en France, privilégiait la progression des innovations techniques et des transformations formelles menant à l’abstraction. Cette lecture restreinte des formes d’expériences de la modernité ne ménageait pas de place pour la pratique picturale outre‑Manche dans une histoire de l’art moderne. Elle avait tendance soit à l’en exclure ou soit à lui faire perdre une forme d’indépendance. La réception critique de Paul Nash illustre le paradoxe de la situation des peintres anglais. Il fut le principal représentant d’une peinture de paysage en Angleterre. Il y exprimait sa perception de l’espace, à travers des compositions denses, aux formes simplifiées, où presqu’aucune figure humaine n’est présente [Fig. 4]. Il est un exemple également de la persistance de formes poétiques ou narratives dans la peinture anglaise. Défendant la diversité des pratiques plastiques, abstraites ou surréalistes, notamment par la fondation de Unit One, Paul Nash représentait l’ouverture internationale de la scène artistique britannique des années 1930. Mais, par cela, ce « Chirico refroidi par le climat[29] » perdait de son identité britannique. Celle‑ci n’aurait été préservée chez Nash que parce qu’il aurait réussi à s’inscrire dans une tradition nationale, par l’utilisation de l’aquarelle.

Fig. 4 : Paul Nash (1889‑1946), Landscape at Iden, 1929, huile sur toile, 69.8×90.8, Tate Collection, Londres, Photo © Tate, CC-BY-NC-ND 3.0 (Unported) : http://www.tate.org.uk/art/artworks/nash-landscape-at-iden-n05047

Il faut également comprendre que la réception de la peinture britannique contemporaine subit encore, en 1938, l’ombre de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne organisée à Paris en 1937. De monumentales rétrospectives de l’art français avaient été organisées, dont la critique essayait encore de tirer les conclusions : Les chefs- d’œuvre de l’art français au palais de Tokyo ; Les maîtres de l’art indépendant au Petit Palais et L’origine de l’art international au Jeu de Paume. Ces expositions avaient été un moyen de mettre en place un discours autour de la cohérence, de la continuité, voire de la supériorité d’un art français, d’affirmer la force d’une civilisation au moment où elle était mise en danger par l’avènement des régimes nazi et fasciste[30]. La sélection de l’exposition L’origine de l’art international tendait à montrer que toutes les manifestations d’un art moderne avaient pour origine la France[31]. La moitié des artistes présents dans l’exposition étaient soit des Français, soit des étrangers vivant et exerçant en France. Par exemple, les deux artistes anglais sélectionnés, William Hayter (1901‑1988) et Roland Penrose (1900‑1984), étaient très implantés dans les milieux parisiens et menaient leur carrière dans la capitale française. C’est dans ce contexte particulier que les critiques, recherchant à définir un caractère spécifique de l’art anglais, échouaient à trouver une pratique moderne originale de la peinture en Angleterre. Mais leur lecture se basait sur une définition de la modernité construite par rapport aux évolutions artistiques parisiennes. Aussi, la sélection de l’exposition La peinture anglaise indépendante de 1938 se lit toujours à l’aune d’un point d’ancrage français : on évoque Sickert parce qu’il est lié à Degas, le Bloomsbury Group pour sa diffusion des postimpressionnistes, les artistes des années 1930 pour leur insertion dans des réseaux parisiens. En définitive, la présentation des expositions de 1938 ne vint qu’entériner l’image d’une évolution artistique à la traîne par rapport aux avancées menées par les milieux parisiens.

Les formules de l’insuccès

L’objectif majeur de la saison artistique de 1938 restait la démonstration d’une amitié franco‑britannique. En ce sens, les expositions furent conçues dans une optique de représentation. Michel Florisoone, dans son compte-rendu pour la revue Amour de l’art, soulignait cette forme de superficialité dans l’organisation de l’exposition du Louvre :

« La caractéristique de cette exposition est dans ce choix des peintres et des tableaux, à quoi ont été sacrifiées, au besoin, la démonstration de l’évolution artistique et l’explication de la continuité. Exposition de chefs‑d’œuvre avant tout, l’exposition du Louvre, première grande manifestation d’art anglais sur le continent, après celle d’Amsterdam il y a deux ans, est comme la magnifique présentation à la Cour Continentale d’une princesse étrangère parée de sa plus éclatante beauté[32]. »

On chercha à donner à voir et non à donner du sens. Cet objectif vint au détriment d’un discours cohérent entre les expositions. Le critique du Figaro, Raymond Lécuyer, soulignait le paradoxe de qualifier d’indépendants pour l’exposition du Salon d’automne « des personnalités de l’art officiel et décorés en conséquence[33]». Sickert, Steer et Augustus John, présents dans les trois expositions, furent tour à tour présentés comme des figures tutélaires, des leaders de la scène artistique ou des pionniers marginaux. Quinze peintres exposaient en même temps au New English Art Club et chez les indépendants. Ainsi, les trois expositions étudiées ne permettaient pas de créer un panorama de l’histoire de l’art britannique, mais opposaient, sans comprendre, différentes visions de l’évolution artistique outre-Manche, chacune répondant à des volontés particulières.

En outre, en Angleterre, le correspondant pour la revue Apollo, Alexander Watt, soulignait l’isolement involontaire dans lequel se trouvait la peinture britannique contemporaine, au sein de l’exposition du Louvre :

« Dans trois salles à l’étage, sont exposés les préraphaélites, les peintures de la fin du XIXe siècle et des dessins. Exception faite d’un certain nombre d’aquarelles, les œuvres exposées dans ces trois salles ne donnent qu’une pauvre impression de l’art britannique du XIXe siècle. Pourquoi, ai-je demandé, y a-t-il si peu de mentions faites de ces travaux ? Une réponse qui m’a été donnée fut qu’il y avait deux volées de marches abruptes pour atteindre le second étage, et que beaucoup de personnes ne prenaient pas la peine d’aller visiter ces salles. […] Quasiment personne ne sembla porter d’intérêt à la salle suivante dans laquelle étaient accrochées les Wilson Steer, les Conder, Innes, John, Sickert, Tonks et Orpen[34]. »

La disposition des œuvres soulignait et appuyait les habitudes de comportement du public français face à la peinture britannique. Pour une partie des visiteurs, seules les deux salles du premier niveau, allant du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, incarnaient « la peinture anglaise ». Ainsi, plusieurs critiques, à l’instar d’Alexander Watt, témoignèrent d’une tendance du public à se désintéresser de la seconde partie de l’exposition. Les critiques se firent l’écho de ce désengagement, en ne traitant que partiellement de cette partie de l’exposition du Louvre, comme le fit Raymond Lécuyer dans son compte rendu pour le Figaro en mars 1938 :

« Au talent des maîtres de la seconde moitié du dernier siècle, on ne se décide pas à trouver un caractère spécifiquement britannique. Reconnaissons qu’ils ont à souffrir de la proximité de leurs devanciers […] On peut se demander si avec Lawrence, d’une part, et Turner, de l’autre, l’ère des éblouissements ne s’est pas close[35]. »

Cette perception aurait pourtant pu être contrebalancée, par l’analyse de la riche sélection de la seconde exposition New English Art Club. Dans une série de lettres datées de 1938, adressées à D. S. MacColl[36], le peintre Jacques‑Émile Blanche (1861‑1942) prévenait l’organisateur de l’insuccès probable de cette manifestation. Outre un contexte critique peu favorable, il soulignait, à juste titre, que la période choisie, de juin à juillet, correspondait à un creux dans la vie artistique parisienne. En outre, il était sceptique par rapport au lieu d’exposition. Le local abandonné de l’ancienne galerie Georges Petit lui semblait préjudiciable pour inspirer un élan de sympathie envers la peinture anglaise contemporaine. L’absence de références à cette manifestation dans la plupart des grandes revues artistiques et des titres de presse aurait tendance à corroborer les suppositions de Blanche[37]. L’exposition New English Art Club eut très peu de publicité et sombra rapidement dans l’oubli. Il restait alors La peinture anglaise indépendante pour modifier le regard du public. Elle profita de la visibilité qu’offrait le Salon d’Automne, en tant qu’événement mondain majeur de la vie parisienne. Néanmoins, les rapports sur la peinture anglaise furent noyés dans des chroniques plus globales sur le Salon d’Automne et ses 1673 œuvres.

Le fil rouge liant critiques françaises et anglaises sur les trois expositions est celui de la mauvaise qualité des œuvres sélectionnées pour représenter la peinture anglaise contemporaine[38]. Sélection hétéroclite, œuvres datées, absence de parcours cohérent au sein de certaines expositions, les œuvres présentées en 1938 ne rendaient pas justice à la scène artistique outre‑Manche. Le jugement le plus sévère fut porté sur les œuvres de La peinture anglaise indépendante. Dans sa chronique sur le Salon d’Automne pour Le Figaro, Raymond Lécuyer décrivait l’impression générale donnée par cette section :

« Malheureusement, soit commodité, soit consigne donnée, soit pur hasard, les envois de ces invités du Salon d’Automne sont tous d’un format restreint. D’où cette surprise un peu agaçante d’apercevoir collés sur les cimaises de cette vaste salle tant de timbres‑poste[39]. »

Les travaux sélectionnés, portraits, scènes de genre, paysages, étaient tous de petits formats, certains correspondant plus à des esquisses ou des dessins préparatoires. Louis Vauxcelles, dans son compte rendu pour l’Excelsior[40], expliquait la difficulté de réunir un ensemble de peintures britanniques contemporaines du fait de l’absence d’un intermédiaire officiel en Angleterre. Outre-Manche, Alexander Watt énonçait le même constat. Selon le critique, le problème venait de l’absence d’intermédiaires étatiques, « de corps officiel à Londres pour les [Messieurs Escholier, Lotiron et Clairin] aider à sélectionner un groupe de peintres véritablement représentatif de l’art britannique indépendant[41] ».

À travers la remise en cause de la sélection, Watt relançait le débat sur les conséquences d’une absence de politique culturelle outre‑Manche. Le système des multiples comités d’organisations, opérant leurs choix en fonction de leurs connivences et goûts personnels, échouait, aux yeux des critiques, à soutenir la diffusion et la visibilité des peintres britanniques. L’Angleterre s’est, en effet, tardivement intéressée à la mise en place d’une politique culturelle officielle. Le British Council fut fondé en 1934 mais n’ouvrit un bureau à Paris qu’en 1945. L’Art Council fut une création d’après‑guerre. Le critique d’art Frank Rutter[42], dans son ouvrage publié en 1933, Art in My Time[43], revint longuement sur les effets du désengagement des autorités anglaises dans les sélections nationales. Il déplorait l’absence d’appui de la part des institutions officielles dans la défense et la valorisation d’une scène artistique contemporaine. Selon Rutter, il était nécessaire d’avoir une représentation beaucoup plus réfléchie pour se confronter au mépris suscité par la peinture britannique contemporaine en Europe. Il écrivait :

« Nous ne pouvons nous permettre d’envoyer que le meilleur du meilleur de l’art anglais à l’étranger, et encore faut-il qu’il soit soigneusement sélectionné, et présenté avec le maximum de tact et de goût. Nous avons une quantité considérable de préjugés à surmonter dans presque chaque pays d’Europe. Notre art n’a pratiquement aucune réputation sur le Continent[44]. »

Aux yeux du critique, il était nécessaire de faire la démonstration de la vitalité de la scène artistique outre‑Manche, avec l’aide d’un fort discours critique et d’un appui officiel. Mais Rutter, dans son dernier chapitre, remarquait que les travaux présentés lors d’expositions internationales étaient très peu représentatifs de la scène artistique contemporaine. Selon lui, les expositions à l’étranger contribuaient plutôt à nourrir une vision d’une Angleterre déconnectée de toutes les questions artistiques majeures de la première moitié du XXe siècle. Aussi, dans Art in My Time, il imagina un plan en plusieurs étapes de promotion de la peinture britannique moderne en Europe[45]. Les noms d’artistes sélectionnés étaient sensiblement les mêmes que ceux présents dans les trois expositions de 1938. Ce choix n’est pas étonnant au vu des accointances de Rutter avec les développements de la peinture en France. Le critique cherchait ici à valoriser les adaptations et intégrations faites par les artistes britanniques de recherches menées sur le territoire français. La différence se jouait principalement sur les œuvres sélectionnées. Le critique anglais Herbert Read, pour un numéro spécial de Cahiers d’art[46] en 1938, choisit, lui, d’introduire une jeunesse artistique qui lui semblait porteuse d’une renaissance de la peinture britannique moderne. Il développait trois approches : le réalisme, le surréalisme et l’abstraction. Cette génération promue par Read est d’ailleurs, en grande partie, absente des manifestations étudiées et toujours si peu connue en France.

La saison artistique de 1938 fut l’une des dernières expressions, avant l’avènement de la Seconde Guerre mondiale, d’un système de communication entre nations, utilisant l’exposition comme outil politique et diplomatique[47]. En ce sens, les manifestations de 1938 servirent à symboliser la force de l’entente franco‑britannique. Elles se distinguèrent également par la place particulière aménagée pour la peinture britannique contemporaine. Néanmoins, malgré les efforts menés, les trois événements étudiés échouèrent à transformer le regard porté sur la peinture d’outre‑Manche. Si la saison artistique de 1938 offrit une visibilité inédite à cette production artistique, elle ne produisit pas de nouvelle lecture de l’art britannique contemporain. En définitive, la prise de conscience, énoncée notamment par Frank Rutter, de la nécessité d’une politique culturelle en Angleterre ne prit forme qu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’exprima notamment en 1946, avec l’exposition Tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, au musée du Jeu de Paume. Organisée sous les auspices du British Council, cette exposition présentait une généalogie beaucoup plus complexe et complète de la peinture britannique moderne, en réintroduisant par exemple le vorticisme ou les dernières tendances des années 1930. Exposition itinérante, visible à Paris, Berne et Munich, elle incarna la volonté politique de réhabilitation de la peinture britannique moderne auprès du public européen.

 

 Notes

[1] En 1938, l’emploi de l’adjectif « anglais » se fait indistinctement pour les différents pays qui composent le Royaume-Uni. L’adjectif doit être ainsi compris dans son acception la plus large et recouvrera l’Angleterre, mais également l’Écosse, l’Irlande et le Pays de Galles. Le terme « britannique » sera également utilisé. L’emploi de cet adjectif correspond à une évolution de la terminologie employée par les études anglo-saxonnes. Citons à titre d’exemple Bindman D., Stephens C., The History of British Art, Volume 3, Londres ; New Haven, Yale Center for British Art, 2009.

[2] Joyeux‑Prunel B., « Nul n’est prophète en son pays » ou la logique avant-gardiste : l’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, N. Chaudun, 2009 ; Id., Les avant-gardes artistiques, 1918‑1945 : une histoire transnationale, Paris, Gallimard, 2017.

[3] Citons pour l’étude de ces interactions artistiques franco britanniques : Bensimon F., Le Men S. (dir.), Quand les arts traversent la Manche : échanges et transferts franco britanniques au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2016 ; Poirier F. (dir.), Cordiale Angleterre. Regards trans-Manche à la Belle Époque, Paris, Ophrys, 2004.

[4] Carter K. L., Waller S. (dir.), Foreign Artists and Communities in Modern Paris, 1870‑1914: Strangers in Paradise, Farnham ; Burlington (VT), Ashgate, 2015.

[5] L’exemple le plus étudié fut celui des relations établies en France par les peintres du Bloomsbury Group, Vanessa Bell ou Duncan Grant. Voir Caws M., Wright S., Bloomsbury and France: Art and Friends, New York, Oxford University Press, 2000. Nous pouvons citer également le cas connu de Walter Sickert : Degas, Sickert and Toulouse-Lautrec: London & Paris, 1870‑1910, cat. exp., Londres, Tate Britain, 2005.

[6] La première manifestation de cette saison « anglaise », Caricatures et mœurs anglaises, 1750-1850, fut organisée au musée des Arts décoratifs de Paris, pavillon de Marsan, grâce à l’association franco-britannique Art et Tourisme. Ne présentant pas de travaux de la première moitié du XXe siècle, cette exposition ne sera pas traitée dans notre étude.

[7] Association d’artistes fondée en Angleterre en 1885, le New English Art Club cherchait à offrir une alternative au monopole institutionnel de la Royal Academy. En créant un nouvel espace de formation et d’exposition, les artistes fondateurs, George Clausen, Frederick Brown, ou encore Wilson Steer, souhaitaient engendrer une réforme artistique par l’introduction de recherches impressionnistes et réalistes outre-Manche.

[8] Voir Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, Paris, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

[9] Londres organisa toute une série de rétrospectives à la Burlington House au sein de la Royal Academy : Flemish and Belgian Art (1300‑1900) en 1927 ; Dutch Art (1450‑1900) en 1930 ; French Art (1200‑1900) en 1932.

[10] Sur la généalogie de l’exposition de la peinture anglaise au Louvre, voir Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[11] Cornick M., « War, Culture and the British Royal Visit to Paris, July 1938 », Synergies Royaume-Uni et Irlande, n° 4, 2011, p. 151­‑162.

[12] Sir Kenneth Clark (1903‑1983) fut une figure majeure de la vie culturelle britannique. Conservateur à la National Gallery (1934‑1945), il joua un rôle de protecteur envers la scène artistique britannique des années 1930, notamment en collectionnant les œuvres d’Henry Moore, Victor Pasmore ou encore John Piper. Kenneth Clark fut également un pionnier dans l’utilisation de la télévision comme outil de médiation de l’histoire de l’art auprès d’un large public. Après la Seconde Guerre mondiale, il anima plusieurs émissions culturelles consacrées à l’art, notamment Civilisation à partir de 1966, qui connurent un grand succès outre-Manche.

[13] En 1935, le Parlement britannique adopta l’Overseas Loan Act, autorisant la circulation à l’étranger des œuvres d’art présentes dans les collections nationales.

[14] Pour la description de l’exposition, nous nous appuyons sur les comptes‑rendus suivants : Watt A., « The attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juillet 1938, p. 295 ; Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2. Voir également Michaud P., L’entente cordiale à l’œuvre : l’exposition de peinture anglaise de 1938 au musée du Louvre, mémoire de Master 2 en muséologie, sous la dir. de Cecilia Hurley-Griener, Paris, École du Louvre, 2015, 2 vol.

[15] Brunon‑Guardia G., « Peintres anglais d’aujourd’hui », L’intransigeant, 10 juillet 1938, p. 2.

[16] En 1938, le New English Art Club n’est plus une simple force de contestation. Son poids institutionnel est équivalent à celui de la Royal Academy. L’association est critiquée, à son tour, pour sa mainmise sur la scène artistique britannique. On lui reproche également un attachement obtus à la figuration qui lui fit évincer toutes recherches trop proches de l’abstraction.

[17] Waldemar-George, « L’exposition de la peinture anglaise au Palais du Louvre », La renaissance de l’art français et des industries du luxe, avril 1938, n°2.

[18] Il est possible que cette volonté ait abouti sous une autre forme, après la Seconde Guerre mondiale, à travers l’exposition Les tableaux britanniques modernes appartenant à la Tate Gallery, exposés sous les auspices du British Council, qui eut lieu en 1946 au musée du Jeu de Paume.

[19] Le Bloomsbury Group, fondé en 1905, est composé notamment des critiques d’art Roger Fry et Clive Bell, grand défenseur de Cézanne et des recherches postimpressionnistes, des peintres Vanessa Bell, Duncan Grant et de l’écrivaine Virginia Woolf.

[20] Le Camden Town Group est une société d’exposition (1911-1913), fondée par Walter Sickert, regroupant des peintres explorant de nouvelles pratiques picturales en adéquation avec une vie urbaine moderne dans l’Angleterre édouardienne.

[21] Le London Group est une société d’exposition fondée en 1913, prenant la suite du Camden Town Group, souhaitant promouvoir le spectre complet des pratiques artistiques modernes au Royaume-Uni.

[22] La 7 & 5 Society, fondée en 1919, devint, progressivement, une plate‑forme des recherches abstraites en Angleterre, particulièrement sous l’impulsion de Ben Nicholson, membre depuis 1924.

[23] Le groupe artistique  Unit One fut fondé en 1933 par Paul Nash. Il incluait des œuvres d’Edward Burra, Barbara Hepworth, Ben Nicholson, Henry Moore ou encore Edward Wadsworth, soit autant d’artistes surréalistes que ceux travaillant l’abstraction. Ces derniers se retrouvaient dans l’opposition au naturalisme dominant dans la peinture britannique.

[24] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[25] Defries A., « Les artistes anglais contemporains », L’art et les artistes, mars 1924, p. 191.

[26] Cattaui G., « Lettres de Londres », Nouvelles littéraires, artistiques, scientifiques, 8 août 1936, p. 5.

[27] Faré M., « Le Salon d’automne au palais de Chaillot », Amour de l’art, décembre 1938, p. 390.

[28] Sur les rapports complexes entre la définition d’une identité artistique britannique et l’histoire de la modernité, nous renvoyons à Nash P., « Going Modern and Being British », The Weekend Review, 12 mars 1932, p. 322‑323 ; Peters Corbett D., The Modernity of English Art, 1914‑1930, Manchester, Manchester University Press, 1997 ; Harisson C., English Art and Modernism, 1900‑1939, New Haven ; Londres, Yale University Press, 1994 (1981).

[29] Brunon‑Guardia G., « Le Salon d’automne », L’intransigeant, 11 novembre 1938, p. 2.

[30] Voir Kangaslahti K., « The Exhibition in Paris in 1937: Art and the Struggle for French Identity », Purchla J., Tegethoff W. (dir.), Nation, Style, Modernism, actes de la conférence internationale présidée par le Comité international d’histoire de l’art (CIHA) (Cracovie, 6-12 septembre 2003), Cracovie, International Cultural Centre ; Munich, Zentralinstitut für Kunstgeschichte, 2006, p. 285‑297.

[31] Origines et développement de l’art international indépendant, cat. exp., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1937.

[32] Florisoone M., « Regards sur l’exposition anglaise. Les peintres et leurs œuvres au XVIIIe siècle et au XIXe siècle », Amour de l’art, mars 1938, p. 86.

[33] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[34] Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 298-299 : « In three rooms, on the floor above are exhibited the Pre-Raphaelites, the late XIXth century paintings and the drawings. Apart from a number of water-colour drawings, the exhibits in these three rooms apparently convey a poor impression of XIXth century British Art. Why, I asked, is little mention made of these works? One answer I was given was that there are two steep flights of stairs to climb up to this second floor, and that many people do not bother to visit these rooms […] Hardly anybody stopped to take an interest in the next room in which are hung the Wilson Steers, Conders, Innes, Johns, Sickerts, Tonks and Orpens ».

[35] Lécuyer R., « L’exposition de la peinture anglaise ouvrira cet après‑midi au Musée du Louvre », Le Figaro, 4 mars 1938, p. 2.

[36] Ms MacColl B224 – B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Sur la prévision de l’insuccès de l’exposition du New English Art Club, voir particulièrement MsMacColl B228, datée du 4 mai 1938.

[37] Ms MacColl B224‑B230, MacColl Papers, Special Collection, University of Glasgow. Dans la lettre B229 datée du 10 juin 1938, le peintre français évoque l’échec de l’exposition : « Are you aware of the chocking failure and reception met by your distinguished artists? ».

[38] Sur la critique de l’exposition du Louvre, voir Watt A., « The Attitude of the French Public to the Paris Exhibition of British Art », Apollo, vol. 27, juin 1938, p. 295-299.

[39] Lécuyer R., « Le Salon d’automne », Le Figaro, 11 novembre 1938, p. 7.

[40] Vauxcelles L., « Le Salon d’automne », Excelsior, 12 novembre 1938, p. 2.

[41] Watt A., « Notes from Paris », Apollo, vol. 28, Novembre 1938, p. 29 : « The choice of names are fair enough, but the general quality of their work is decidedly poor […] The difficulty arose when MM. Escholier, Lotiron and Clairin found no official body in London to help them select a group of painters truly representative of British independant art ».

[42] Frank Rutter (1876‑1937), critique d’art britannique, soutint la diffusion en Angleterre des impressionnistes et recherches postimpressionnistes, notamment en publiant Revolution in Art: An Introduction to the Study of Cézanne, Gauguin, Van Gogh, and Other Modern Painters, Londres, Art News Press, 1910 et Evolution in Modern Art: A Study of Modern Painting 1870‑1925, Londres, George G. Harrap, 1926. Il fut également correspondant pour l’Association Française d’Expansion et d’Échanges Artistiques.

[43] Rutter F., Art in My Time, Londres, Rich & Cowan, 1933.

[44] Ibid., p. 222 : « We cannot afford to send anything but the very, very best of English art abroad, and even that has to be most carefully selected, and shown with the utmost taste and tact. We have a vast amount of prejudice to overcome in almost every country in Europe. Our art has practically no reputation whatsoever on the Continent ».

[45] Ibid., p. 225‑235.

[46] Voir Read H., « L’art contemporain en Angleterre », Cahiers d’art, art contemporain : Allemagne, Angleterre, États-Unis, n°1-2, 1938, p. 28‑42. Aux côtés des artistes reconnus, comme Paul Nash, Wyndham Lewis, Henry Moore, Ben Nicholson, il cite également Eileen Agar, Edward Burra, Robert Medley, Roland Penrose, John Piper, ou encore Julian Trevelyan.

[47] Voir Haskell F., Le musée éphémère : les maîtres anciens et l’essor des expositions, Paris, Gallimard, 2002. Pour le cas particulier de la France, citons également Chougnet P., Les expositions d’art français organisées par la France à l’étranger dans l’entre‑deux‑guerres, mémoire de Master 2 en histoire de l’art contemporain, sous la dir. de Jean‑Michel Leniaud, École pratique des Hautes Études, 2009, 1 vol.

 

Pour citer cet article : Julie Lageyre, "S’exposer à l’étranger. La peinture anglaise[1] contemporaine à Paris en 1938", exPosition, 20 juin 2018, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles4/lageyre-peinture-anglaise-paris-1938/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Réflexions autour d’un projet d’exposer la revue Art d’aujourd’hui (1949-1954)

par Corine Girieud

 

— Corine Girieud (http://corine-girieud.blogspot.fr) est docteure en histoire de l’art contemporain et enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier Agglomération. Son travail personnel porte sur les revues d’art des années 50 (Art d’aujourd’hui et Cimaise) et, plus spécifiquement, sur les liens qu’elles permettent de tisser entre l’art et le public. Ses articles sont régulièrement publiés dans la revue scientifique La Revue des revues. Parallèlement à ses activités en histoire de l’art, elle exerce la critique d’art depuis 1998.

 

L’objet de notre recherche se concentre sur 36 numéros constitutifs de l’ensemble des parutions d’un périodique : Art d’aujourd’hui (1949-1954). Ce dernier n’est plus en devenir ; en conséquence, la somme de ses 36 livraisons forme un tout que l’on peut appréhender dans sa globalité. Sur un rayonnage de bibliothèque, il s’agit d’un volume carré de 24 x 31 cm x 12 cm d’épaisseur. L’important est bien sûr ailleurs, mais avant de tourner les pages d’Art d’aujourd’hui et de s’y plonger, il est plaisant de rappeler le peu de volume qu’occupe cet objet d’étude à l’aune de l’étendue des champs qu’il ouvre à l’exploration.

Il n’est pas sûr qu’Art d’aujourd’hui soit plus une revue[1] qu’un magazine[2]. Les terminologies de chacun ne permettent pas de trancher. Comme un magazine, Art d’aujourd’hui propose une publication périodique, attache de l’importance à l’illustration et cible son lectorat. C’est d’ailleurs peut-être ce lectorat très ciblé – jusqu’à la spécialisation – qui ferait entrer le périodique dans la catégorie des revues. Il reste également probable qu’Art d’aujourd’hui évolue vers le statut de revue – terme plus valorisant car l’autorisant à s’inscrire dans le temps – parce que devenant, aujourd’hui, 60 ans après la parution de son premier numéro, un sujet d’études. La salle que lui a consacrée le musée national d’Art moderne (MNAM) durant l’année 2008 vient affirmer ce statut autant qu’elle confirme l’intérêt d’Art d’aujourd’hui en tant que traces, sources de l’histoire de l’art et des idées.

La revue a donc déjà été exposée dans le sens premier de ce terme où elle a effectivement été montrée. Elle l’a été, qui plus est, dans le contexte prestigieux des collections permanentes du MNAM. Il nous semble cependant qu’elle n’a pas pour autant fait l’objet d’une exposition, qu’elle n’en a pas été le sujet ; l’événement de 2008 la reléguant au statut de fil conducteur. L’accrochage des collections s’organisait, en effet, cette année-là, autour d’organes de presse emblématiques de chaque période présentée. Art d’aujourd’hui n’était pas au cœur du propos – sa ligne éditoriale et ses actions ne se trouvaient pas au cœur de l’accrochage – mais constituait le maillon d’une prise en compte plus globale du rôle de la presse dans l’actualité et l’histoire de l’art, si ce n’est, le maillon offrant une occasion aux collections de la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du musée, de sortir de leurs réserves.

Il faut préciser ici que le propos des rédacteurs[3] d’Art d’aujourd’hui ne se résume pas à la défense d’une chapelle esthétique, l’abstraction géométrique ; il y a une forte dimension sociale dans les ambitions affichées par la revue – ce qui, du reste, a constitué l’essentiel de notre intérêt a priori au point d’y consacrer une thèse. Le rôle que se donnent les rédacteurs, en effet, est de faire un tri, de clarifier la situation artistique afin de répondre à cette volonté d’un plus large accès à la connaissance. Étudier cette revue s’entend, selon nous, comme une volonté d’expérimenter des formes de transmission ; c’est simultanément travailler un contenu et une manière de le partager. Cela nous a menée à proposer au sein même de la thèse, différentes manières d’appréhender un périodique. Le point de vue historique, s’il était indispensable, reste le plus évident pour une historienne de l’art et de la culture. Se sont ajoutées des analyses des textes critiques et journalistiques, une réflexion sur l’évolution des mises en pages de la revue, mais également une étude statistique accompagnée de courbes et de graphiques, ainsi que l’élaboration de son index à multiples entrées. Ce regard pluriel nous pousse aujourd’hui à sortir du cadre des pages universitaires.

La question que nous tentons d’éclaircir ici est la pertinence et la manière d’exposer une revue en tant que sujet même et non pas seulement comme source, et plus spécifiquement Art d’aujourd’hui. Cela en prenant en compte le fait que notre volonté est également de montrer l’intérêt de travailler sur et à partir de la presse, et, conjointement, d’apporter un éclairage sur ce que peut être le travail de l’historien. Soit : exposer un objet, les questions qu’il soulève et une méthodologie.

Transmettre une revue vivante

La difficulté à exposer une revue réside dans la nécessité temporelle qui est celle de la lecture ; problème rencontré dans toute exposition de livres. L’autre rapport au temps est la périodicité de la revue qui l’inclut dans une époque, dans une actualité et son évolution, mais aussi dans l’évolution de la revue elle-même. Ainsi, les questions que soulève l’exposition d’une revue pourraient être : comment d’une part, faire comprendre du contenu (textes et images / fond et forme) sans donner le temps de la lecture et, d’autre part, comment montrer la cohérence d’un ensemble, son évolution, tenter de définir une ligne éditoriale ? Cela est d’autant plus complexe que cette dernière peut s’élaborer a priori, comme elle peut se dessiner au fil des numéros, quand ce n’est pas a posteriori[4]. Il devient nécessaire ici, dans un premier temps, de poser les éléments qui forment un périodique : l’histoire de sa genèse et son évolution, ses rédacteurs et son comité, ses rubriques, ses séries, ses récurrences (thèmes, artistes, etc.), sa ligne graphique, ses originalités, enfin, ses actions, mais aussi son lectorat. Ces questionnements constitueraient des sections de l’exposition, qui peuvent être contenues dans des vitrines voire des tables-vitrines.

Chacune de ces sections offre des possibilités de muséographie qui donneront vie au propos. Les rédacteurs et les liens tissés entre eux se devinent à travers photographies, carnets de notes, courriers, archives de l’institut national de l’Audiovisuel (INA)[5]. Le choix des pages spécifiques de la revue sur lesquelles le visiteur sera amené à se pencher peut être appuyé par un propos graphique sur des planches didactiques ou des animations, afin de montrer la construction d’un article, sa mise en page, certaines similitudes avec une composition picturale néo-plastique, les évolutions de numéro en numéro. Les collaborations avec certains artistes peuvent donner lieu à l’exposition d’œuvres, de courriers mais aussi de films puisqu’Art d’aujourd’hui en a également produit deux en 1951, un sur le sculpteur Henri Laurens, l’autre sur le peintre florentin Alberto Magnelli.

Les activités menées au-delà des limites d’Art d’aujourd’hui constituent, en termes de muséographie, certainement ce qui laissera le plus de liberté : films sur l’art, donc, éditions d’ouvrages, photographies et comptes rendus de conférences, résultats parus dans la revue du concours de couvertures lancés aux lecteurs, photographies de l’atelier pour jeunes artistes – l’atelier d’Art abstrait –, catalogues d’expositions, notamment à la Galerie Denise René, rue de la Boétie à Paris, participation active au groupe Espace, collectif de plasticiens, architectes, urbanistes, artisans, réunis pour proposer une autre Reconstruction en ces temps d’après-guerre : une Reconstruction sous le signe de la synthèse des arts[6].

Ici, le manque d’archives impose doublement de savoir trouver la bonne distance entre respect des sources et impératif de faire revivre une aventure collective portée par l’enthousiasme et l’espoir en une création tournée vers le public. Il faudrait trouver autre chose que la seule option « visiteur devant des objets sous vitrine », s’octroyer quelques libertés comme le conseille Françoise Levaillant face à toute étude de revue :

« Entre la description à petits points, faite de citations et d’anecdotes, et la langue de bois dans laquelle se fige presque toujours un discours pétri de “stratégies”, il conviendrait de trouver un autre protocole d’analyse, quitte à déconstruire l’objet (la revue) pour parvenir à poser des séries de questions pertinentes[7] ».

Le travail de recherche sur les revues est en effet encore jeune et il doit ainsi inciter à trouver de nouvelles approches dans l’analyse et la démonstration. Une réponse serait probablement de faire intervenir sur un point très précis de l’exposition, grâce à un appel à projets, la jeune création actuelle, et rester ainsi fidèle à l’esprit d’Art d’aujourd’hui. La proposition plastique offrirait un autre regard sur une action ciblée de la revue ou sur un corpus d’archives ; certains échanges épistolaires entre les rédacteurs et les artistes, par exemple, sont très vivants et permettent une immersion dans l’activité journalistique de l’époque.

Présenter le contexte historique, culturel et éditorial, et artistique

L’ensemble de textes mis en pages et illustrés qui constitue une revue permet, dans les quelques centimètres carrés qui la délimitent, d’ouvrir vers de nombreux horizons. Aborder un organe de presse inscrit dans le passé implique, en effet, de couvrir plusieurs domaines. D’abord celui de l’histoire, car son rédactionnel découle de l’actualité, c’est sa raison d’être. Cette actualité, devenue aujourd’hui historique, se lit ici dans sa contemporanéité, donc avec ses partis pris, ses enthousiasmes et ses manques. Véritable source au même titre que des archives ou la collecte de témoignages, il s’agit, de la même façon, de poser sur les livraisons le regard du chercheur qui tend à une inatteignable objectivité. Avec Art d’aujourd’hui, c’est aussi, plus précisément, un pan complexe de l’histoire de l’art qui est convoqué : celui de l’après Seconde Guerre mondiale, du renouveau de l’abstraction et, partant, d’un désir d’implication de la création dans la société. De ce fait, un troisième champ alimente cette recherche, celui de la sociologie.

Ces trois approches se croisent et se complètent dans l’étude du chercheur mais elles sont peu exploitables visuellement. Pour rendre les conclusions compréhensibles sans avoir besoin de l’apport de trop de textes explicatifs sur les cimaises, il faut probablement poser le contexte historique : celui de l’après Seconde Guerre mondiale et de la Reconstruction mais aussi du début des Trente Glorieuses. La situation culturelle et éditoriale devra également être présentée : l’essor des galeries, la multiplication des salons, l’ouverture du musée d’Art moderne depuis 1947, mais encore très peu d’ouvrages consacrés à l’art et un désintérêt assez généralisé de l’institution pour l’abstraction.

L’inscription de la revue dans un temps très délicat de l’histoire de l’abstraction en constitue une des richesses. Cette forme d’expression est, en effet, encore bien récente au regard de l’ensemble de l’histoire de l’art. Chose rare dans la discipline, nous pouvons en effet situer sur une échelle de temps proche de nous, les débuts non pas d’un mouvement mais véritablement d’une esthétique nouvelle ; une nouvelle manière d’exprimer, de créer. À l’image de la photographie et du cinématographe, l’histoire de l’abstraction se lit dans les archives et témoignages récents, quand les réalisations donnent des indices sur les différentes tentatives et expériences, les débuts de l’abstrait, les concurrences de paternités mais aussi son évolution. De même, on s’accorde sur le fait qu’avec les années 1950, l’abstraction est dans une période de renouveau ; l’après Seconde Guerre mondiale lui offre des raisons de s’épanouir dans une quête qui est d’exprimer ce qui ne peut être représenté, figuré. Néanmoins, dès 1953-1954, l’art abstrait entre dans ce que l’historienne de l’art Sylvie Lecoq-Ramond appelle une période de « classicisation[8] ».

S’ensuit, à partir du mitan des années 1950, un débat sur un potentiel conformisme de l’abstraction qui conforte les tenants d’une nouvelle expression plus gestuelle, lyrique, dans l’idée que le combat doit se tourner autant contre la figuration que contre une abstraction géométrique sclérosée. Et Art d’aujourd’hui, précisément, participe à l’académisation de l’avant-garde abstraite du fait même, comme l’analyse l’historien de l’art Georges Roque, que la revue fait partie d’un réseau qui, en se contentant de lui-même – et ce, malgré lui –, clôt des possibilités[9]. L’ambition des rédacteurs ne peut se passer de la mise en place de ce réseau, ni d’une relative académisation. Pour réaliser leurs objectifs, de grande envergure, ils ne peuvent se passer de tenter de convaincre le plus largement possible, de répandre les idées que sous-tend l’art géométrique. Ils ne peuvent se passer d’agir.

C’est toute cette ambivalence de l’avant-garde géométrique qui est visible à travers l’étude d’Art d’aujourd’hui et l’expérience de l’atelier d’Art abstrait en constitue une bonne démonstration. Lorsque deux artistes guidés par leur élan de prosélytes, Edgard Pillet – par ailleurs co-fondateur et secrétaire général de la revue – et Jean Dewasne, créent le 16 octobre 1950, rue de la Grande-Chaumière, un lieu où les jeunes gens peuvent trouver un enseignement tourné vers l’abstraction, le critique et polémiste Charles Estienne publie L’art abstrait est-il un académisme ? qui fait grand bruit dans le petit monde de l’art[10]. Il est ainsi possible d’exploiter cet événement à travers des articles d’Art d’aujourd’hui annonçant la création de l’atelier, les différentes conférences des « Mardis de l’atelier », les concours lancés à ses élèves, puis le pamphlet d’Estienne, et enfin les réactions d’autres critiques et d’artistes.

Feuilleter la revue

Grâce à la numérisation, on peut aujourd’hui lire des publications rares, les manipuler à volonté sans prendre le risque de les abîmer, voire zoomer à l’intérieur de leurs pages. Cet apport du numérique dans le contexte de l’exposition ne doit pas être négligé. Outre le maniement aisé et très personnalisé de l’objet exposé, une digitalisation accessible par écran tactile, permet également d’ajouter des contenus plus précis que le visiteur consultera au gré de sa curiosité ou en fonction de son temps. Cependant, feuilleter une revue, c’est-à-dire réellement pouvoir en tourner les pages en papier, a également son importance pour rendre au périodique sa matérialité : son format, sa mise en page dans le rapport au format, la qualité du papier, l’enchaînement des articles, les doubles-pages. L’exposition présente les exemplaires dans des vitrines mais la question de l’intérêt et de la mise à disposition du fac-similési ce n’est de sa mise en scène, peut cependant se poser.

Le fac-similé pour pouvoir feuilleter la revue, mais encore ? Dans quel contexte peut-on donner envie de prendre le temps de feuilleter la revue ? Doit-on rejouer les années 1950 et recréer le salon d’un lecteur ? Quel en serait l’intérêt ? La médiation ne doit pas devenir du divertissement. Une évidence s’impose : pour que le propos historique apparaisse scientifiquement fiable, il faut alors que la reconstitution – même s’il s’agit de deux fauteuils, un tapis, une table basse et un luminaire – soit elle aussi, authentique. Serait-il alors raisonnable de mettre autant de moyens dans un agencement qui n’aurait pour but que d’installer une ambiance, autrement dit de distraire, voire de distraire du propos, d’illustrer sans argumenter ?

L’étude de l’historienne de l’art Caroline Tron-Carroz autour de l’exposition Vidéo Vintage du MNAM (2012), a assez montré les dangers d’une scénographie instrumentalisée quand elle n’est que mise en scène d’objets. Quel serait donc l’attrait du fac-similé autre que celui d’être feuilleté et d’apporter une matérialité à la revue ? Est-ce une raison suffisante ? L’usage qui a été fait de la reproduction du livre de comptes du marchand des impressionnistes, Paul Durand-Ruel, dans l’exposition au palais du Luxembourg, en 2014, n’était pas convaincant[11]. Bien que posé au milieu d’une salle à portée de toutes les mains, son statut est resté ambigu (résultat d’une trop belle réussite de la copie ?) ; peu le feuilletaient, en tout cas longuement, d’autant que l’ensemble restait obscur : la graphie dix-neuvièmiste ajoutée à la méconnaissance du marché de l’art de cette époque – que cette manifestation ne pouvait combler – conférait à l’idée de médiation et à ce beau travail de copie, un rôle d’anecdote dans l’exposition et dans son discours scientifique.

En prenant appui sur la frustration qu’a pu créer ce double du livre des comptes du célèbre marchand, il est possible de réfléchir à ce qui aurait pu, si ce n’est valoriser cet objet, au moins le rendre exploitable pour le public. Qu’en serait-il si des revues Art d’aujourd’hui étaient accessibles à la lecture, posées sur une table avec des chaises pour les consulter posément ? Ne peut-on pas imaginer que le visiteur, enrichi du parcours qu’il vient de faire, serait alors disponible pour cheminer dans une voie toute parallèle à celle de l’exposition : celle du travail de l’historien ? Est-ce que l’apport évident que peut avoir un fac-similé ne serait pas de tâcher de comprendre, cette fois par soi-même, l’intérêt pour l’histoire de l’art de l’objet de l’exposition ? En quoi cette revue, qui a participé pleinement à l’évolution de l’abstraction encore naissante, est devenue trace d’une théorisation de cette forme d’expression par les acteurs mêmes de cette aventure, puis source d’un moment-clef du XXe siècle ? Faire comprendre par l’exemple que, comme le notait Michel Foucault :

« […] l’histoire a changé sa position à l’égard du document : elle se donne pour tâche première, non point de l’interpréter, non point de déterminer s’il dit vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de travailler de l’intérieur et de l’élaborer : elle l’organise, le découpe, le distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas, repère les éléments, définit les unités, décrit des relations[12] ».

Ainsi, mettre en place les conditions d’un questionnement sur la revue, par des reproductions consultables d’archives ciblées, mais aussi d’outils de l’historien – carnets de notes, index, etc. – apporterait du didactisme vivant au sein de l’exposition, et placerait le visiteur au cœur du dispositif, le rendant ainsi pleinement actif.

Le travail des critiques et journalistes – observateurs, chroniqueurs, commentateurs, argumentateurs mais aussi initiateurs – au plus près, si ce n’est au cœur de la création, offre un terrain de réflexions encore trop peu exploité. Le grand apport d’Art d’aujourd’hui pour l’histoire de l’art tient notamment dans la proximité entre les critiques et les artistes – qui se livrent tant sur l’acte de création que leur quotidien pragmatique, laborieux et souvent difficile, qui ouvrent les portes de leur atelier – mais aussi par la vision sociale qui sous-tend leurs propos sur l’art, préoccupation très contemporaine à la revue et intrinsèque à l’abstraction. L’échec de la rencontre avec un large lectorat n’en diminue pas pour autant sa recherche incessante et l’inventivité sollicitée. Une telle intention de la part d’Art d’aujourd’hui ne peut se traduire pleinement, selon nous, dans une unique forme écrite dont la publication ne toucherait, une fois encore, qu’un lectorat déjà convaincu de chercheurs. Exposer un propos et tenter de le transmettre autrement, poursuit et complète notre étude universitaire nourrie d’articles et de conférences, dans un champ plus ancré dans le réel, bien davantage tourné vers le public. Cette envie, si ce n’est cette nécessité, rejoignent notre accord profond avec la ligne éditoriale de la revue ; car il nous semble manifeste que la recherche n’existe pleinement que lorsqu’elle rencontre l’autre et crée des échanges.

 

Notes

[1] Le petit Robert, Paris, Éd. Robert, 2009 : « Publication périodique souvent mensuelle, qui contient des essais, des comptes rendus, des articles variés, etc. ».

[2] Ibid. : « Publication périodique, généralement illustrée ».

[3] Les fidèles rédacteurs d’Art d’aujourd’hui sont Léon Degand, Roger Van Ginderteal, Pierre Guéguen, Roger Bordier mais également Michel Seuphor.

[4] La ligne éditoriale Art d’aujourd’hui pâtit encore aujourd’hui auprès des observateurs des revues, des années 1950 et de l’abstraction, d’une réputation de sectarisme que nous avons tenté d’éclaircir dans : Girieud C., « Art d’aujourd’hui et Cimaise. Deux revues concurrentes dans le microcosme de l’abstraction », Froissart Pezone R., Chèvrefils Desbiolles Y. (dir.), Les revues d’art. Formes, stratégies et réseaux au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 281-293.

[5] Les fonds d’archives relatifs à Art d’aujourd’hui (ce dernier étant très peu fourni), relatifs à Léon Degand ou à des acteurs contemporains de la revue (les critiques Julien Alvard et Charles Estienne, la Galerie Arnaud et sa revue Cimaise) sont conservés à la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du MNAM. Certaines archives personnelles (correspondance, photographies et films) du fondateur de la revue, André Bloc, ont été déposées au musée de Grenoble, et des entretiens sont disponibles dans les archives INA.

[6] Sur ce dernier point, il reste peu de traces. Diana Gay, conservatrice du musée Fernand Léger à Biot, prépare une exposition sur l’événement majeur du groupe Espace : l’exposition de l’été 1954, dans cette ville de la Côte d’Azur. Sa source principale reste un catalogue, édité avant la manifestation, à partir des projets des pièces.

[7] Levaillant F., « Préface », Chèvrefils Desbiolles Y., Les revues d’art à Paris (1905-1940), Paris, Ent’revues, 1993, p. 11.

[8] Lecoq-Ramond S., « Les vies différées de l’abstraction », Abstractions France (1940-1965). Peintures et dessins des collections du musée national d’Art moderne, cat. exp., Colmar, Musée d’Unterlinden, 1998, p. 20.

[9] Roque G., Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Paris, Gallimard, 2003, p. 206.

[10] Estienne C., L’art abstrait est-il un académisme ?, Paris, Éd. de Beaune, 1950.

[11] Paul Durand-Ruel. Le pari de l’impressionnisme, exp., Paris, Musée du Luxembourg, 2015.

[12] Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1994 (1969), p. 14.

 

Pour citer cet article : Corine Girieud, "Réflexions autour d’un projet d’exposer la revue Art d’aujourd’hui (1949-1954)", exPosition, 11 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/girieud-projet-exposer-revue-art-daujourdhui/%20. Consulté le 22 novembre 2024.