Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). Plusieurs de ses articles récents portent sur le simulationnisme et ses représentants.

 

Avant même le vernissage de la rétrospective Jeff Koons à Paris en 2014, les médias évoquaient déjà une exposition « blockbuster[1] ». Né en 1955, l’artiste américain connaît en effet depuis de nombreuses années une puissante renommée médiatique, en raison notamment d’une efficace stratégie d’autopromotion, basée entre autres sur la diffusion très contrôlée de photographies le mettant en scène et des prix faramineux atteints par ses œuvres[2]. Dès la fin du mois d’avril 2015, à la clôture de la rétrospective, le Centre Pompidou pouvait s’enorgueillir, presque sans surprise, d’avoir enregistré un nouveau record d’entrées pour une exposition consacrée à un artiste vivant, avec plus de 650 000 visiteurs[3]… Avec une durée moyenne de visite d’environ 20 minutes, rétorqueront certains[4]. Certes. Une des activités prisées par une large partie des visiteurs consistait à se prendre en photo devant les œuvres miroitantes de l’artiste, activant ainsi à merveille ces invitations au narcissisme[5].

Pour Scott Rothkopf[6], le commissaire principal de cette exposition – qui n’a été initiée ni par le Centre Pompidou, ni par le Guggenheim Museum de Bilbao qui l’a également accueillie, mais par le Whitney Museum à New York –, il s’agissait surtout de réparer une injustice. Il note :

« En dépit de sa renommée, il est étonnant que Koons n’ait jamais bénéficié d’une rétrospective à New York, ville où il vit et travaille depuis près de 40 ans. Certains de ses contemporains, comme Cindy Sherman et Richard Prince, ont déjà eu par deux fois cet honneur, notamment avec les premières rétrospectives de leurs œuvres organisées par le Whitney Museum of American Art[7]. »

Vouloir organiser une rétrospective au Whitney Museum pour l’un parce que d’autres ont déjà bénéficié d’un tel honneur institutionnel – Cindy Sherman (1954) en 1987 et Richard Prince (1949) en 1992 – peut apparaître comme un argument un peu faible. Il est sans doute plus intéressant de se demander si la production artistique de Jeff Koons méritait l’organisation d’une exposition d’une telle ampleur qui, au-delà du coût qu’elle a représenté (ne serait-ce que pour assurer ses œuvres), tend à faire entrer Jeff Koons dans l’histoire de l’art, en montrant un ensemble de séries ayant marqué sa carrière dans plusieurs musées internationaux prestigieux. En effet, de telles institutions, comme le Centre Pompidou, ont indubitablement un pouvoir de légitimation : toute rétrospective d’un artiste vivant organisé en ces lieux peut se lire comme un engagement institutionnel en faveur de la reconnaissance d’un artiste important pour l’histoire de l’art contemporain. Jusqu’à présent, Jeff Koons bénéficiait essentiellement d’une reconnaissance médiatique et commerciale qui suffisait à faire de lui un artiste important. Il lui manquait les faveurs de l’institution pour simplement espérer inscrire plus durablement son œuvre dans l’histoire[8].

Un des principaux intérêts de cette rétrospective, largement souligné par ses organisateurs, consistait justement à inviter le public à faire l’examen critique de cette production artistique dans toute sa diversité, en faisant fi du filtre médiatique et économique. En effet, les polémiques autour du travail de Jeff Koons ont eu tendance, dès le début de sa carrière, à conduire nombre d’amateurs d’art à se limiter à un jugement préconçu de son travail, souvent négatif, reposant parfois sur une méconnaissance de son œuvre. Alain Seban, le président du Centre Pompidou, notait ainsi dans son avant-propos du catalogue :

« De série en série, d’entretien en entretien, d’apparition en apparition, il [Koons] fixe une position incomparable dans le champ de l’art contemporain, au point que l’analyse critique s’en trouve prise au dépourvu et souvent bien en mal d’appréhender les fondements de sa démarche. […] Il appartient désormais au public de juger sur pièce une œuvre bien plus complexe et profonde que l’apparence ne le laisse supposer, une œuvre qui défie le jugement et le goût, et marque de manière résolument emblématique le débat nécessaire sur la création de notre temps[9]. »

Scott Rothkopf, le commissaire principal de l’exposition, faisait une observation identique quelques pages plus loin :

« Les débats passionnés que suscite […] la “question Koons” justifient à eux seuls cet examen attendu de longue date d’une carrière artistique qui, indubitablement, est l’une des plus durables et des plus importantes de l’après-guerre. […] Qui plus est, aussi évident que cela puisse paraître, le spectacle d’œuvre originales réunies en un même lieu demeure une expérience irremplaçable. Pour percevoir, analyser et exprimer un jugement, il faut faire l’expérience directe de l’œuvre ; telle est la raison d’être des musées et, en particulier, de cette rétrospective[10]. »

Pour que l’entreprise de légitimation devienne opérante, créer cette occasion de confrontation aux pièces de Jeff Koons était effectivement un préalable indispensable. Mais il n’était néanmoins pas suffisant : il restait à accompagner ces œuvres d’un discours qui permette au spectateur de mesurer le poids historique de Jeff Koons, d’évaluer sa singularité dans l’histoire des 35 dernières années, d’apprécier la manière dont il a pu redéfinir le paysage artistique contemporain. Sur ce point d’historiographie, les organisateurs de la rétrospective ont fait un choix très surprenant en refusant manifestement de contextualiser le travail de l’artiste, pour mieux le placer hors du temps, du moins hors du cadre de production de ses œuvres.

Le paradoxe d’une rétrospective sans effort de contextualisation

Quelle était la physionomie de la scène artistique sur laquelle s’est développé son travail ? À quoi ressemblait le monde de l’art new-yorkais des années 1980, 1990, ou encore 2000 ? Comment Jeff Koons s’y est-il fait un nom ? Quels artistes fréquentaient-ils ? Quels étaient les principaux enjeux artistiques de ces différentes décennies, ou plus largement les défis artistiques, théoriques, mais aussi économiques et politiques que les artistes américains devaient alors relever ? Comment Jeff Koons s’est-il positionné sur ce terrain-là ? À quoi a ressemblé sa réception en France ? Ces données ont été occultées, pourtant elles ont déjà été rassemblées, en partie, dans l’imposante monographie trilingue que les éditions Taschen ont consacrée à l’artiste en 2009, plus précisément dans les textes qu’a écrits l’historienne de l’art et critique d’art Katy Siegel pour introduire chacune de ses séries[11]. L’exposition entendait focaliser son attention sur le travail de Jeff Koons, refusant d’adopter une perspective plus large.

Le parcours proposé par l’exposition était chronologique, présentant les unes après les autres les séries de l’artiste, depuis les Inflatables de 1978-1979 jusqu’aux Gazing Ball de 2013. À l’exception de deux espaces relativement clos[12], l’exposition proposait un parcours sous forme de U inversé, permettant ainsi une circulation fluide des visiteurs[13]. Seules quelques cimaises et des textes sur les murs permettaient de marquer le passage d’une série à une autre, en en présentant les enjeux de manière souvent judicieuse, mais en s’adressant essentiellement à un public de connaisseurs. Ainsi pour les séries Pre-New et The New, on pouvait lire :

« Souhaitant rompre avec l’aspect ludique de sa première série Inflatables, Jeff Koons travaille désormais avec des appareils électroménagers […] Koons en dispose différents modèles [d’aspirateurs] dans des vitrines en plexiglas éclairées par des tubes fluorescents évoquant l’œuvre de Dan Flavin. À travers de telles combinaisons, Jeff Koons semble assujettir le vocabulaire de la sculpture minimaliste à l’esthétique du display commercial, révélant non sans impertinence leurs accointances formelles.

C’est que Koons ne s’intéresse pas aux grandes utopies modernistes, mais bien à une certaine forme d’hédonisme. »

Des données qui auraient pu servir un effort de contextualisation étaient donc bien présentes à travers l’évocation du rapport de Jeff Koons à Dan Flavin, au minimalisme, et plus largement encore au modernisme –, mais non développées. Ces textes véhiculaient ainsi un discours qui n’était destiné qu’aux spectateurs ayant des connaissances approfondies de l’histoire de l’art contemporain, laissant les autres dans l’appréciation de leur ignorance. Plus loin dans l’exposition, la présentation de la série Antiquity (2009-2014) suivait la même logique en se clôturant sur ces phrases :

« Avec Metallic Venus et Pluto and Proserpina, Jeff Koons interprète dans un langage qui lui est propre deux célèbres thèmes de l’histoire de la sculpture. Balloon Venus fait quant à elle fusionner le vocabulaire plastique de l’artiste avec les formes archaïques de la célèbre statuette paléolithique dite vénus de Willendorf. »

Certes, le travail de médiation est difficile : présenter l’ensemble d’une série en quelques phrases synthétiques compréhensibles d’un large public, sans pour autant simplifier à outrance des données parfois complexes est une tâche ardue. Néanmoins, ce constat ne manque pas de piment dans une rétrospective de Jeff Koons qui déclarait :

« L’art peut être un discriminateur terrible. Il peut servir à élever les gens et à leur donner un sentiment de puissance, ou à les rabaisser et à les affaiblir. Et la corde raide entre les deux, c’est l’histoire culturelle de chacun. […] l’histoire culturelle de chacun est parfaite, elle ne peut rien être d’autre que ce qu’elle est – elle est la perfection absolue[14]. »

Il aurait donc mieux valu omettre certains détails (la Vénus de Willendorf par exemple) ou accorder davantage de place à quelques précisions nécessaires (sur la nature du minimalisme par exemple) afin de ne pas verser dans un entre-soi particulièrement déplacé dans une rétrospective Jeff Koons.

Au vu de ces éléments, l’absence de contextualisation déjà évoquée ne peut manifestement pas s’expliquer par une volonté d’éviter qu’une accumulation de données ne surcharge le spectateur : des précisions pointues lui étaient bien données pour chaque nouvelle série, sans qu’il puisse d’ailleurs en mesurer véritablement la pertinence si ses connaissances en histoire de l’art n’étaient pas suffisantes.

Le catalogue d’exposition, qui se dote de deux essais des commissaires (dont Bernard Blistène pour le Centre Pompidou) et de huit autres textes de théoriciens de l’art américains ou allemands, est présenté par Scott Rothkopf, le commissaire général, comme « l’un des principaux objectifs de cette rétrospective », à savoir « la production d’un ouvrage de référence et de belle facture, susceptible de contribuer à l’appréciation de l’œuvre de Jeff Koons, tant auprès du grand public que des chercheurs[15] ». Comptabilisant plus de 300 pages, le catalogue offre en effet un vaste espace de développement. Pourtant, là encore, les efforts de contextualisation, d’inscription du travail de l’artiste dans une scène artistique particulière, ne sont pas de mise, à l’exception du texte de l’historienne de l’art Pamela M. Lee, « Amour et basket-ball » qui revient sur la réception de l’exposition Made in Heaven à la Sonnabend Gallery de New York en 1991. Une vaste polémique s’était alors développée face aux photographies et sculptures de cette série présentant les ébats de l’artiste avec la Cicciolina (Ilona Staller), une actrice de films pornographiques italienne devenue sa femme[16]. L’article rappelle à juste titre que cette exposition avait rebattu les cartes de la « guerre culturelle » (culture war) déclenchée quelques années auparavant dans les États-Unis de Ronald Reagan par la censure conservatrice des photographies d’Andres Serrano et Robert Mapplethorpe[17]. Dans le texte de Scott Rothkopf, qui s’étend sur plus de 20 pages, apparaissent bien quelques comparaisons entre l’œuvre de Jeff Koons et celle d’autres artistes contemporains, mais elles restent sporadiques et servent essentiellement de faire-valoir à l’artiste exposé. L’œuvre canonique de deux artistes morts, Duchamp et Warhol, est préféré, pour mieux tenter d’inscrire Jeff Koons dans une tradition historique incontestable.

Le fascicule distribué lors de l’exposition ne délivrait pas davantage d’informations sur le contexte de développement du travail artistique de Jeff Koons[18]. Alors que dans la majorité des expositions du Centre Pompidou, cet outil de médiation présente un texte explicatif pour chaque section de l’exposition, il se contentait ici, après une présentation globale en première page, de dresser une liste laconique de dates prétendues significatives dans la carrière de l’artiste. On apprend ainsi qu’en 2002 il s’est marié avec Justine Wheeler. En revanche, l’année 1987 n’apparaît pas. C’est pourtant cette année-là que le Centre Pompidou présentait pour la première fois des œuvres de Jeff Koons, lors de l’exposition Les Courtiers du désir, organisé par la Georges Pompidou Art and Culture Foundation. Il s’agissait certes d’une exposition collective, Jeff Koons n’était pas le seul artiste. Est-ce l’unique raison expliquant cette omission ? Étrangement, le commissaire français de la rétrospective, Bernard Blistène, ne semble plus frappé d’amnésie lorsque sur le site internet du Centre Pompidou – et non dans le catalogue de l’exposition –, il présente brièvement l’exposition en rappelant au public que Jeff Koons a déjà exposé à plusieurs reprises ses œuvres dans l’institution parisienne[19]. Dans l’entretien qui suit ce court texte, Bernard Blistène interroge Jeff Koons sur ses influences artistiques, en tentant de ne pas retomber sur le sempiternel duo Duchamp-Warhol pour s’intéresser par exemple à l’intérêt qu’a pu porter l’artiste aux artistes de Fluxus, ou encore à sa définition de l’avant-garde[20]. De ces échanges constructifs, il ne reste malheureusement rien dans son article pour le catalogue d’exposition. Intitulé « Enjoy ! », celui-ci revient sur le projet artistique de Koons : celui d’un art consensuel, universel revendiquant un plaisir déculpabilisé[21] – « une célébration affriolante de la fin de l’histoire[22] ». L’artiste aurait-il exercé une quelconque censure sur les textes du catalogue ?

Cette volonté de faire abstraction du cadre historique dans lequel s’est développé le travail de Jeff Koons pour mieux se confronter à ses œuvres, à sa vision de l’art (dans l’article de Bernard Blistène), à son enfance (dans celui de Jeffrey Deitch), ou encore sa technique (dans celui de Michelle Kuo) sert l’image établie d’un artiste self-made-man qui serait apparu du jour au lendemain, et surtout tout seul, dans le monde de l’art new-yorkais, avec pour seules armes (et non les moindres) sa formation artistique auprès d’Ed Paschke à Chicago[23] et son talent inné pour le commerce (qu’il a démontré en vendant tout d’abord des cartes d’abonnement au bureau des adhésions du Museum of Modern Art de New York (MoMA), avant de devenir courtier en matières premières à la fin des années 1970). C’est sans doute un choix assez commun dans les discours qui entourent la rétrospective d’un artiste vivant. Il s’agit certainement de justifier l’organisation d’une telle rétrospective internationale, en suggérant que l’artiste concerné a déjà su se faire une place dans la grande histoire – celle qui permet à un artiste vivant de se comparer à des morts (en l’occurrence Duchamp et Warhol), sans s’attarder sur la petite, trop peu ambitieuse. Dans cette optique hypothétique, les organisateurs ont jugé sans doute nécessaire d’insister sur la singularité de l’artiste en question, sur sa position de supériorité par rapport au contexte qui a vu naître et se développer sa production artistique. Dans le cas présent, il s’agissait d’éviter de réduire Jeff Koons à la décennie 1980, aux États-Unis de Reagan, aux débats sur l’héritage des avant-gardes, sur le postmodernisme, sur le repositionnement des acteurs du monde de l’art face au boom du marché de l’art, ou encore au simulationnisme (autrement appelé « Neo-Geo »). À l’issue de la vingtaine de pages de l’article de Scott Rothkopf, qui s’annonce comme la démonstration de l’immense singularité de Jeff Koons – dont l’œuvre serait incomparable à celle des autres de son temps car celui-ci aurait repoussé comme jamais les limites de l’art et du monde de l’art –, cette hypothèse trouve sa confirmation :

« Qualifier Koons de reflet d’une époque n’est pas affirmer qu’il lui tend un miroir. Et faire de Koons le symbole d’une décennie à laquelle sont associés l’économie reaganienne, les yuppies et la crise du sida revient à peu près à faire de Jean-Honoré Fragonard l’emblème de la France des années 1780. Il serait plus réconfortant de choisir une incarnation dans le genre de Willem De Kooning, dont les toiles sont caractéristiques des années 1950 sans avoir été entachées du fléau du maccarthysme ou de la ségrégation raciale, par exemple. Nous avons néanmoins tendance à reconnaître aux artistes la capacité de cristalliser la nocivité d’une époque, surtout s’ils le font avec la limpidité singulière de Koons. En ce sens, il ressemble davantage aux peintres de la Neue Sachlichkeit [Nouvelle Objectivité] de l’Allemagne des années 1920, qui ont perpétué une figuration potentiellement réactionnaire tout en reflétant les mœurs complexes de leur société, avec toute l’ambiguïté éthique que cela impliquait.

Les années 1980 ont passé, Koons est resté[24]. »

L’argumentaire est malhabile, vraisemblablement parce que Scott Rothkopf pense, à tort, qu’associer l’art de Jeff Koons aux années 1980 le dessert. C’est tout le contraire[25]. Son art tout entier, et même sa personnalité artistique, ont été façonnés par cette décennie, en réaction contre un certain nombre d’éléments qui étaient alors au cœur des discussions. Certes, son œuvre ne peut être limitée à ces années-là, mais occulter ce contexte revient à empêcher la compréhension d’une part significative de l’art de Jeff Koons – et par là même la portée historique ultérieure des choix qu’il a faits à ce moment de sa carrière. Pour le mesurer, il importe à présent de se concentrer sur cette partie de son travail, décisive, présentée en tout début d’exposition.

Le terreau déterminant des années 1980

Dans les années 1980, la scène artistique occidentale est profondément bouleversée par un désenchantement idéologique généralisé qu’accompagne une sévère remise en cause de la logique passée des avant-gardes du XXe siècle (et l’influence qu’elles ont eue sur l’écriture de l’histoire de l’art). Autrement dit, dans une société où les utopies dogmatiques ne font plus recette, la logique sectaire et autoritaire des avant-gardes, leur vision linéaire et téléologique de l’histoire de l’art, leur foi démesurée dans le pouvoir de l’art à changer le monde sont rejetées, en tant que conceptions dangereuses et vaines de l’art[26]. Mais sans ces regroupements d’artistes, mus par des ambitions esthétiques et socio-politiques communes et prêts à engager un combat tant artistique qu’idéologique, le monde de l’art contemporain pourra-t-il encore s’affirmer comme une zone de contestation, de résistance, de contre-pouvoir critique ? Cette question s’est imposée très tôt, avec angoisse, à nombre d’acteurs du monde de l’art effrayés par le retour en force de la peinture, qui plus est figurative, sur le devant de la scène. Après avoir été combattu vigoureusement sur la scène artistique américaine des années 1960-1970, en raison de sa complicité plus ou moins assumée avec le marché – le tableau étant un objet facilement commercialisable – ce médium était désormais célébré par le monde de l’art contemporain, assurant la gloire d’un Jean-Michel Basquiat, d’un Keith Haring, ou encore d’un Anselm Kiefer. Quant à la figuration que les avant-gardes abstraites du début du XXe siècle avaient tenté de présenter comme obsolète, elle apparaissait désormais comme le mode d’expression dominant[27]. Cette situation fut perçue par nombre de critiques d’art de l’époque comme un nouveau « retour à l’ordre », rappelant l’abandon par de nombreux artistes dans les années 1920 des prétentions plastiques avant-gardistes pour renouer avec un certain académisme formel[28].

Dans ce paysage, Jeff Koons a pu apparaître comme le parangon de cette nouvelle scène artistique : non pas en tant que peintre, car ses œuvres relèvent majoritairement de la sculpture, mais parce qu’il semblait alors assumer clairement – et avec un certain plaisir provocateur – les règles capitalistes du monde de l’art, piétinant apparemment les prétentions critiques des avant-gardes du passé[29]. Il n’était toutefois pas le seul à l’époque : tous les artistes dits « simulationnistes » – parmi lesquels figurent des peintres et des sculpteurs, tels que Ashley Bickerton, Ross Bleckner, Peter Halley, Sherrie Levine[30], Haim Steinbach, Philip Taaffe ou Meyer Vaisman et auxquels Jeff Koons a été associé dans la seconde moitié des années 1980 – incarnaient alors sur la scène américaine cette nouvelle orientation d’une partie de l’art contemporain. Ils ne formaient pas un groupe autoconstitué, mais plusieurs événements – auxquels Jeff Koons a participé – ont contribué à en faire un ensemble cohérent.

Le premier événement est un débat organisé en mai 1986 à la Pat Hearn Gallery à New York et retranscrit quelques mois plus tard dans la revue Flash Art sous un titre révélateur : « De la critique à la complicité ». À cette occasion, le sculpteur Haim Steinbach déclare notamment assumer parfaitement les règles du capitalisme et l’entreprise de séduction dans laquelle il s’engage en tant qu’artiste :

« Un déplacement s’est opéré dans les activités du nouveau groupe d’artistes dans la mesure où il s’intéresse à la question du lieu du désir, que j’entends comme le plaisir que procurent les objets et les marchandises, y compris ce que nous appelons les œuvres d’art. Nous avons davantage le sentiment d’être complice de la production du désir, ce que nous appelons traditionnellement les beaux objets séducteurs, que de nous trouver quelque part à l’extérieur de ce champ[31]. »

Aucun des autres intervenants à la table-ronde ne conteste cette position, qui prend pourtant à revers toute la tradition critique des avant-gardes, notamment celles qui, dans les années 1960-1970, s’étaient engagées à remettre en cause le règne de l’œuvre-objet (à travers performances, œuvres protocolaires, etc.). La complicité décomplexée avec le marché semble de mise dans ce « nouveau groupe d’artistes ».

Un autre acte fédérateur a lieu en septembre 1986. Une exposition consacrée à ces jeunes artistes ouvre à l’Institute of Contemporary Art de Boston : Endgame, Reference and Simulation in Recent Painting and Sculpture – un titre qui précipite l’idée selon laquelle un nouveau mouvement serait né, le « simulationnisme ». Puis en octobre 1986, Jeff Koons, aux côtés d’Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman, quitte la jeune galerie alternative International with Monument située dans le quartier d’East Village à New York pour rejoindre la prestigieuse Sonnabend Gallery à Soho, un quartier plus chic. C’est la consécration. Quelques mois plus tard, au printemps 1987, Jeff Koons présente son œuvre pour la première fois au Centre Pompidou lors de l’exposition collective Les courtiers du désir – un titre encore une fois très évocateur[32].

La rétrospective du Centre Pompidou en 2014 a donné l’occasion à ceux qui connaissaient cette histoire du début de la carrière de Jeff Koons – presque entièrement passée sous silence dans l’exposition et le catalogue[33] – de la confronter aux œuvres qu’il réalise à l’époque. Cette période qui s’étend de la fin des années 1970 à la fin des années 1980 s’avère être la partie la plus intéressante de sa production, car la moins univoque. Dans la série des Inflatables (1979) comme dans Pre-New / The New (1979-1987) – réunies dans la première salle –, Jeff Koons tente de redéfinir la sculpture en opérant un mélange habile et visuellement convaincant entre l’art minimal et le readymade, autrement dit entre deux types de production artistique qui ont participé à un bouleversement radical de la sculpture au XXe siècle : le readymade, parce qu’il érige un objet non artistique, usuel, banal en œuvre d’art ; l’art minimal, car il fait dialoguer l’œuvre et son espace d’exposition, invitant ainsi le spectateur à ne plus concentrer son regard seulement sur l’objet matériel. En effet, Jeff Koons associe dans Inflatables des objets gonflables readymades (représentant principalement des fleurs) à des miroirs, observables par exemple dans les sculptures minimalistes de Robert Morris (Mirrored Cubes, 1965-1971) ou Robert Smithson (Mirror Vortex, 1964). La mollesse des formes plastiques colorées offre ainsi un contraste avec la rigidité rectiligne des miroirs froids. Dans les deux séries suivantes, ce sont des objets électroménagers qui dialoguent avec les tubes fluorescents. Ceux-là renvoient visuellement – surtout dans Pre New (1979-1980), car ils sont accrochés au mur – au travail minimaliste de Dan Flavin chez qui cet objet manufacturé devient un outil artistique à même de sculpter un espace par la lumière. Cette dimension poétique est absente du travail de Koons ; le tube lumineux est chez lui renvoyé à sa fonction pratique, ce qu’affirme la série The New (outre son titre) en disposant les aspirateurs sur les tubes, alignés à l’horizontal, dans un caisson de Plexiglas : il s’agit de mettre en valeur l’objet readymade grâce à la lumière, comme dans un supermarché, pour mieux susciter le désir du consommateur-collectionneur.

Toutefois, ce sont les séries Equilibrium (1983-1993) et Luxury and Degradation (1986) exposées au Centre Pompidou à la suite des premières séries, dans deux espaces distincts – qui sont sans doute les plus intéressantes de la carrière de Jeff Koons, dans la mesure où elles contredisent en partie l’image de l’artiste ayant très tôt renoncé à toute prétention critique pour s’adonner à un art divertissant répondant aux attentes du plus grand nombre, qui s’impose à partir de 1987. Elles sont en effet marquées par un héritage conceptuel, celui-là même qu’on pouvait observer quelques années plus tôt chez l’appropriationniste Richard Prince, un ami de Jeff Koons.

La série Equilibrium est composée de trois types d’objets différents. Les premiers sont des ballons de basket immergés dans des aquariums, qui ne subissent pourtant pas les effets de la poussée d’Archimède[34]. Les seconds sont des posters Nike des années 1980, réimprimés par Jeff Koons à partir des fichiers d’origine, présentant de célèbres joueurs – noirs – incarnant des héros (Moïse, Frankenstein, etc.) ou, plus largement, dans des postures et des décors renvoyant visuellement à une certaine forme de réussite sociale (roi sur son trône, secrétaire à la Défense, assemblée d’hommes en costume-cravate, etc.). La troisième catégorie d’objets est constituée de sculptures en bronze représentant à taille réelle des objets permettant à l’être humain, dans leur matériau originel, de survivre dans l’eau (canot de sauvetage, tuba, etc.). Commentant cette série dans la monographie consacrée à l’artiste aux éditions Taschen, la critique américaine Katy Siegel évoque un « projet conceptuel au sein duquel les œuvres reliées entre elles seraient exécutées dans différents médiums et regroupées sous un thème commun[35] ». En effet, ces différents groupes d’œuvres sont reliés par une démarche intellectuelle critique visant à déconstruire les rêves utopiques sur lesquels se construit la publicité, experte du désir :

« Nike évoque un rêve que les superstars de la NBA incarnent pour des millions de gens, particulièrement pour de jeunes noirs. […] Les choix de Koons mettent en avant la manière dont ces athlètes exclusivement noirs sont présentés non pas seulement comme des stars, mais aussi dans des rôles où la revendication de pouvoir et de respectabilité devient le reflet d’un système social traditionnel qui refuse en réalité tout pouvoir et respect à la majorité des noirs américains.

[…] Les posters font miroiter l’idée “Je suis une star, tu peux toi aussi être une star” à de jeunes hommes qui statistiquement n’ont pratiquement aucune chance de devenir riches et puissants, par le sport ou par tout autre moyen. Koons ne se contente pas de dénoncer la pauvreté des options sociales ouvertes aux noirs américains, il voit aussi une analogie entre les espoirs que des enfants mettent dans le sport et la manière dont certains enfants blancs de la middle class américaine espèrent exploiter l’art au profit d’une ascension sociale[36]. »

Ainsi, les ballons de basket immergés anormalement dans l’eau sans qu’ils ne remontent à la surface seraient à la fois ce symbole d’un rêve impossible, d’une possible noyade, que viennent accentuer ce gilet de sauvetage et tuba en bronze qui ne sauvent plus de vie, parce que transformés dans une matière plus respectable, plus artistique – le bronze –, ils entraîneraient tout utilisateur au fond de l’eau.

Dans la série Luxury and Degradation (1986), Jeff Koons, à l’instar d’un artiste conceptuel tel que Hans Haacke, mène l’enquête. Il entend révéler à travers la reproduction sur toile de publicités d’alcool de l’époque qu’il y a une corrélation entre le degré d’abstraction des images et le public visé : les publicités les plus littérales vantent les produits les moins chers destinés à une catégorie sociale peu fortunée ; les plus sophistiquées ciblent une élite, financière et culturelle. Ainsi, I Could Go for Something Gordon’s (1986) reprend une publicité pour du gin présentant une femme entièrement vêtue de blanc, sur une plage, tenant à la main palette et pinceau, face à son tableau de chevalet ; derrière elle, assis sur le sable, un homme, en jean et chaussures bateau, la regarde, admiratif. Bien qu’appartenant à la série The New, la rétrospective du Centre Pompidou avait judicieusement réuni dans cette même salle l’œuvre New ! New too ! de 1983 qui apportait un pendant éloquent à celle déjà mentionnée. En effet, celle-ci reproduit une affiche publicitaire, moins subtile, destinée manifestement à un autre public, présentant deux cannettes de gin tonic et de vodka tonic plongées dans de la glace, à côté de morceaux de citrons, sous un slogan limité à « New ! New too ! ». À l’extrême opposé se trouve Stay in Tonight, une œuvre qui reprend une publicité pour la liqueur Frangelico, quasi abstraite, où n’apparaît qu’un flot d’alcool en gros plan. À ces affiches-tableaux, Koons associait dans cette série différentes sculptures reproduisant des objets destinés à contenir de l’alcool (carafe, seau, etc.), respectant deux principes qui deviennent des lignes directrices de son travail : une extrême fidélité à l’original (déjà observée dans la série Equilibrium), limitée par la transformation du matériau de l’objet originel. Si le bronze avait été choisi dans Equilibrium, Jeff Koons opte ici pour l’inox : ce matériau commun, offrant néanmoins des effets de brillance (donc de séduction), permet d’effacer la hiérarchie qui existait initialement entre les objets reproduits. La carafe d’origine en cristal de baccarat n’a assurément plus le même prestige – mais c’est une œuvre d’art.

Toute cette série propose ainsi un commentaire critique sur la manière dont la publicité cible diverses classes sociales et creuse leurs différences en leur proposant, souvent dans des lieux qui leur sont destinés, des modèles de communication visuelle particuliers. Jeff Koons utilise lui-même ce terme de « classe », déclarant : « Quand j’ai travaillé avec des publicités pour des alcools, le but n’était pas tant de guider le spectateur que de cerner les structures de classe[37]. » Pour expliquer les raisons qui l’ont guidé vers l’inox pour les sculptures de sa série, il emploie le terme de « prolétaire » : « L’argent est la matière des théières et des plateaux. L’inox est le luxe du prolétaire[38]. » Cette terminologie marxiste peut étonner, surtout lorsqu’elle est mise en relation avec le discours dominant des simulationnistes de l’époque (dont fait partie Jeff Koons) qui assument la complicité avec les règles du marché capitaliste, sans intention critique. En effet, le positionnement de l’artiste à l’époque est encore ambigu, et donc passionnant, parce qu’il conjugue avec une grande intelligence provocation, séduction et contestation. Il invite ainsi à revoir une certaine image de l’artiste qui s’est construite très peu de temps après ses premières séries, comme le suggère Katy Siegel :

« Pour un artiste qu’une vision réductrice a parfois décrit comme un flagorneur des riches, en particulier pendant l’ère Reagan, Koons ne présente pas seulement un regard sceptique, mais même une bonne dose d’hostilité à l’égard des structures dominantes du pouvoir[39]. »

Il ne s’agit néanmoins pas de prouver l’impossible en tentant de faire de Koons un artiste marxiste. Si ses œuvres peuvent être appréciées d’un large public, sur le plan marchand, elles s’adressent sans ambiguïté à une élite financière. En outre, elles reposent sur une vaste exploration des mécanismes du désir tels qu’ils existent dans une société capitaliste, ce qui les rend parfaitement adaptées à ce système qu’elles participent à mettre en lumière. Pour autant, si cet élément s’impose comme le fil directeur de son œuvre, il est important de prendre conscience du potentiel critique qui l’accompagnait au début de sa carrière, qui disparaît par la suite. Son travail connaît en effet une rupture importante à la fin des années 1980, précisément au moment où Jeff Koons accède à une certaine gloire médiatique personnelle, après avoir attiré l’attention du monde de l’art autour de son travail en étant associé aux simulationnistes. Avec les séries Banality (1988), Made in Heaven (1991), Celebration (1994-1995) et Easyfun (1999-2000) – qui marquaient justement le tournant du U dans l’espace d’exposition –, Jeff Koons abandonne manifestement ces ambitions conceptuelles critiques pour se livrer à un art plus opportuniste et populiste, comme s’il s’était décidé à incarner tout ce dont on l’avait accusé auparavant (au même titre d’ailleurs que les autres simulationnistes) : rompre avec les ambitions critiques des avant-gardes, assumer une complicité décomplexée avec le marché, etc. Ainsi, après avoir posé un regard relativement critique sur le désir capitaliste dans ses premières œuvres, Jeff Koons livre à la scène artistique, et au marché de l’art en particulier, des œuvres qui nourrissent en même temps qu’elles révèlent nos désirs les plus primaires et les plus faciles à assouvir – la série Made in Heaven (1991), célébrant les ébats sexuels des Jeff Koons et de son épouse, marquent en cela une rupture éloquente.

Si Jeff Koons mérite son exposition au Centre Pompidou, c’est parce qu’il incarne en partie cette décennie des années 1980 si singulière, parce qu’il a su tirer son épingle du jeu d’une scène artistique en perte de repères et de modèles. Après avoir tenté au début de la décennie de sauver en quelque sorte un art critique, il a renoncé. Qu’a-t-il proposé à la place ? Non pas, comme le soutient Scott Rothkopf, un dépassement des limites de l’art jamais observé auparavant, mais un savant mélange des apports de la modernité et de l’académisme. Il a renoncé aux critères intemporels du beau, y préférant le populaire kitsch ; il a renoncé aux ambitions critiques de l’art, y préférant la « célébration » « easyfun » – pour reprendre le titre de ses séries – de la culture populaire, associée aux effets de séduction du clinquant, des surfaces miroitantes ; il a remis au goût du jour la valorisation du métier (durée de réalisation de ses œuvres, souci des finitions, etc.). Néanmoins, il a su échapper à l’image d’un artiste réactionnaire en convoquant l’héritage de Duchamp (en raison de ses readymades) et celui de Warhol (en raison de son intérêt pour la culture visuelle populaire) et en faisant régulièrement l’objet de polémiques, voire de scandales, comme les grands artistes qui ont marqué l’histoire de la modernité, tels Manet, Matisse, Picasso, etc. Mais si Jeff Koons s’avère un artiste intéressant, c’est surtout en tant qu’artiste pompier – même si cet adjectif peut paraître anachronique pour qualifier un artiste du XXIe siècle – car il est formidablement représentatif des attentes, des goûts d’une époque post-utopique. Ses recettes sont connues et éprouvées, mais aucun artiste avant lui n’avait eu l’idée d’œuvrer avec ces différents ingrédients.

 

Notes

[1] Dommergue B., « Le Centre Pompidou devait-il succomber au « Made in Koons » », blog diffusé sur le site de Mediapart, 21 novembre 2014, en ligne : https://blogs.mediapart.fr/bertrand-dommergue/blog/211114/le-centre-pompidou-devait-il-succomber-au-made-koons (consulté en juin 2017).

[2] La rétrospective présentait à ce propos une sélection d’annonces publicitaires publiées dans diverses revues d’art (Arts ou Artforum) en novembre 1988. Toutes mettaient en scène l’artiste dans des postures gratifiantes, notamment devant des élèves d’une classe de primaire. Ainsi était annoncée la nouvelle exposition de l’artiste à la galerie Sonnabend à New York – sans montrer une seule de ses œuvres.

[3] Périer M., « Record de fréquentation pour l’exposition Jeff Koons à Pompidou », Le Figaro, 29 avril 2015, en ligne : http://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2015/04/29/03015-20150429ARTFIG00121-record-de-frequentation-pour-l-exposition-jeff-koons-a-pompidou.php (consulté en juin 2017).

[4] Parise C., « Jeff Koons, la rétrospective gonflée à bloc », Le Mag de myartmakers.com, 23 février 2015, en ligne : http://www.myartmakers.com/le-mag/jeff-koons/ (consulté en juin 2017).

[5] Certains de ces selfies ont, qui plus est, été encouragés par le Centre Pompidou à Paris et le Whitney Museum à New York. Voir le site du Centre Pompidou https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cyX6p86/rnX6nA7 pour l’organisation d’un concours de selfies #LoveKoons à l’occasion de la saint Valentin. Voir également l’article : Freeman N., « The Whitney Begged Teens to Take Jeff Koons Selfies in Pro-Selfie Propaganda », Observer, 21 octobre 2014, en ligne : http://observer.com/2014/10/the-whitney-begged-teens-to-take-jeff-koons-selfies-in-pro-selfie-propaganda/ (consulté en juin 2017).

[6] Scott Rothkopf est un jeune commissaire d’expositions américain, né en 1976. Après avoir été rédacteur en chef de la revue Artforum de 2004 à 2009, il a rejoint le Whitney Museum en tant que conservateur. Il y a organisé notamment une exposition de Glenn Ligon (2011) et Wade Guyton (2012). Après la rétrospective Jeff Koons, il est devenu conservateur en chef en 2015.

[7] Rothkopf S., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 7.

[8] Naturellement, l’œuvre de Jeff Koons a été présenté dans des musées à de nombreuses reprises par le passé. Une rétrospective de son travail avait déjà été présentée à Chicago, sa ville natale, en 2008. Néanmoins, celle de 2014-2015 est la plus complète et a une portée internationale.

[9] Seban A., « Avant-propos », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 4-5.

[10] Rothkopf S., « Avant-propos », ibid., p. 7.

[11] Voir Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Cologne, Taschen, 2009.

[12] L’un présentait la série Equilibrium (1983-1993) et l’autre les œuvres sulfureuses de la série Made in Heaven (1991), mettant en scène les ébats sexuels de l’artiste avec la Cicciolina. La première salle offrait trois entrées possibles, alors que la seconde n’en proposait qu’une seule, interdite aux mineurs et surveillée par un gardien.

[13] Le plan de l’exposition est présenté dans le fascicule lié à l’exposition, téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[14] Jeff Koons, à propos de la série Banality (1988), cité dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 252.

[15] Rothkopf S., « Remerciements », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, n. p.

[16] Lee P. M., « Amour et basket-ball », ibid., p. 228-233.

[17] La photographie la plus polémique d’Andres Serrano (1950) est Piss Christ, une photographie de 1987 qui présente un crucifix plongé dans un mélange d’urine et de sang de l’artiste. Plusieurs œuvres de Robert Mapplethorpe (1947-1989) ont également fait l’objet de polémiques, notamment parce qu’elles mettaient en lumière des pratiques sexuelles sado-masochistes.

[18] Ce fascicule reste consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/media/document/41/c8/41c850b230e510e081a22bfe2f5c1308/normal.pdf (consulté en juin 2017).

[19] Blistène B., présentation de l’exposition Jeff Koons, en ligne : https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cABRrbG/rRLxo6k (consulté en juin 2017) : « En 1987, sous l’impulsion du grand Walter Hopps, directeur de la Menil collection de Houston, le Centre Pompidou réunissait dans une exposition de groupe au titre affriolant – Les courtiers du désir – cinq artistes dont un homme jeune de trente-deux ans, enchanté de cette participation : Jeff Koons. En 2000, dans une exposition de groupe intitulée Au-delà du spectacle, j’invitais au Centre Pompidou, avec la complicité du non moins grand Philippe Vergne, un homme mature de quarante-cinq ans, toujours enchanté d’intervenir : Jeff Koons. Aujourd’hui, l’institution consacre, sous l’égide de Scott Rothkopf et moi-même, un homme mûr de cinquante-huit ans, encore plus enchanté de cette rétrospective : Jeff Koons. »

[20] Ibid., Entretien avec Jeff Koons, non daté : « JK – […] Après avoir passé du temps à Chicago, je suis retourné à New York, car j’avais besoin d’une connexion plus forte à l’art européen, entre autres à Fluxus, qui m’intéressait… Je voulais me faire le défenseur d’idées dans leur forme pure. BB – Vous citez souvent Fluxus et son influence sur votre travail ou sur votre processus de création, mais je dois dire que physiquement, visuellement, il n’y a aucun rapport entre le travail de vos débuts et ce que Fluxus faisait au même moment. JK – Cela a peut-être à voir avec une certaine avant-garde. Avec Fluxus, on trouve cette tradition de l’avant-garde et des artistes qui sont dans la revendication, qui croient à la revendication, qui créent leur propre réalité. »

[21] Blistène B., « Enjoy ! », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 11-16.

[22] Ibid., p. 13.

[23] Ed Paschke (1939-2004) est un peintre américain, lié à la ville de Chicago, et notamment au groupe des Imagistes de Chicago. Son travail figuratif est marqué par une double influence du Pop art et du surréalisme.

[24] Rothkopf S., « Sans limites », Jeff Koons, la rétrospective, cat. exp., Centre Pompidou, Paris, et al., 2014-2015, p. 39.

[25] C’est ce que démontre justement Pamela M. Lee dans son article déjà mentionné (voir note 16, p. 233). Bernard Blistène note quant à lui que « Koons s’est vite attaché à réconcilier les contraires en fin connaisseur de l’art de son temps […] Koons exprime et incarne la quintessence du postmodernisme » (voir note 21, p. 13).

[26] Sur ces éléments très généraux, je me permets de renvoyer aux analyses de mon ouvrage : Trespeuch H., La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques dans les années 1980, en France et aux États-Unis, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, notamment au chapitre 2, « Repenser l’histoire de l’art du XXe siècle », p. 47-83.

[27] Voir ibid., chapitre 1, notamment p. 35-45. Voir également Debrabant C., La peinture à l’épreuve du postmodernisme – États-Unis – Europe, 1962-1989, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de P. Dagen, Université de Paris I, 2014.

[28] Voir, par exemple, Buchloh B., « Figures d’autorité, chiffres de régression. Notes sur le retour de la représentation dans la peinture européenne », Buchloh B., Formalisme et historicité, autoritarisme et régression. Deux essais sur la production artistique dans l’Europe contemporaine, Le Vésinet, Éd. Territoires, 1982, p. 13-63.

[29] Voir par exemple Foster H., « The Future of an Illusion, or The Contemporary Artist as Cargo Cultist », Endgame, Reference and Simulataion in Recent Painting and Sculpture, cat. exp., Boston, The Institute of Contemporary Art, 1986, p. 91-105. Nombre de développements de cet article sont repris dans Foster H., Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005 (1996), p. 136-149. Voir également Trespeuch H., « Appropriationnisme versus simulationnisme : vraie et fausse avant-gardes ? », Schneller K., Théodoropoulou V. (dir.), Au nom de l’art. Enquête sur le statut ambigu des appellations artistiques de 1945 à nos jours, actes de colloque (Paris, institut national d’Histoire de l’Art – INHA, 2011), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2013, p. 85-96.

[30] Sur l’affiliation de Sherrie Levine au simulationnisme, voir Trespeuch H., « Sherrie Levine, de l’appropriationnisme au simulationnisme », Marges, n° 17 : « Remake, reprise, répétition », 2013, p. 44-53, en ligne : http://marges.revues.org/127 (consulté en juin 2017).

[31] Steinbach H., cité dans Steinbach H., Koons J., Levine S., Taaffe P., Halley P., Bickerton A., « De la critique à la complicité », Harrison C., Wood P. (éd.), Art en théorie, 1900-1990, Paris, Hazan, 1997 (1992), p. 1173.

[32] Voir Halle H., « Les courtiers du désir », Les courtiers du désir, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1987, p. 13 : « […] le lieu de codification traditionnel de l’art, c’est-à-dire le musée, est devenu lui-même une place de courtage du désir. […] La pratique artistique a toujours positionné ses produits comme objets du désir. […] Mais tous ces classements hiérarchiques s’écroulent sous le choc des tendances déshistoriques. De plus en plus, le centre de gravité de la pratique artistique se déplace de l’objet vers la place de courtage où se font les transactions sur l’art. »

[33] Voir Rothkopf S., « Avant-propos », Koons, la rétrospective, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, et alii, 2014-2015, p. 26, 33. Scott Rothkopf fait brièvement allusion au contexte de ce début de carrière en évoquant le « buzz critique » dont bénéficie Jeff Koons en 1986 et, plus tard, en indiquant très vaguement que les œuvres de l’artiste ont suscité à l’époque des commentaires de critiques d’art interrogeant le « fétichisme de la marchandise » observé également chez Bickerton, Steinbach et McCollum.

[34] Pour réaliser ces installations, Jeff Koons a collaboré avec Richard P. Faynman, prix Nobel de physique en 1965.

[35] Siegel K., dans Holzwarth H. W. (éd.), Jeff Koons, Taschen, Cologne, 2009, p. 165.

[36] Ibid., p. 168.

[37] J. Koons cité dans ibid., p. 202.

[38] J. Koons cité dans ibid., p. 206.

[39] Ibid., p. 210.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Jeff Koons (Centre Pompidou, Paris, 2014-15) : une rétrospective amnésique", exPosition, 25 septembre 2017, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles3/trespeuch-koons-pompidou-paris-2014/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos

par Caroline Tron-Carroz

 

Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018).

 

L’exposition Vidéo Vintage a ouvert ses portes en février 2012[1], au quatrième étage du musée national d’Art moderne (MNAM) à Paris, sous la direction de Christine Van Assche, conservateur du département des nouveaux médias du Centre Pompidou, et de Florence Parot, attachée de conservation au musée et commissaire associée. Ces dernières années, à Paris, peu d’expositions ont été consacrées aux collections vidéo du Centre Pompidou[2], une telle manifestation était particulièrement attendue.

L’exposition propose de retracer 20 ans de création vidéo suivant une chronologie ciblée (1963-1983), en montrant à un large public une sélection de vidéos fondatrices collectionnées par le MNAM depuis 1977. Le dispositif spatial repose essentiellement sur une scénographie vintage avec des fauteuils, des tables basses et des télévisions. Le dépliant de visite, distribué à l’entrée de l’exposition, précise les visées scénographiques des commissaires : « une scénographie vintage qui emprunte aux années 1960-1970, restitue dans des salons les conditions de visionnage en temps réel, comme aux origines du médium[3] ». Dans un premier temps, il est intéressant de se reporter à la définition du terme vintage telle que Florence Parot la mentionne dans le catalogue, pour comprendre les enjeux scénographiques de cette exposition :

« Vintage est un terme anglais issu d’une forme altérée de l’ancien français correspondant au mot “vendange” qui désigne un vin remarquable par sa qualité en référence à un âge ou à millésime. La mode s’empare de ce terme pour qualifier des vêtements de grands couturiers rares et anciens : la musique, le rock à ses débuts, la photographie, ses tirages d’époque. Adhérer au vintage, c’est affirmer un style authentique, tout en se référant à un moment mythique que beaucoup n’ont pas connu. Les années 1960 et 1970 – période révolutionnaire, libertaire, anti-guerre, hédoniste – sont revisitées par la nouvelle génération. La performance, le happening, le body art, le militantisme féministe, homosexuel et antiraciste, la critique des médias et de la télévision, sont autant d’expressions que la vidéo a su capter à son époque[4]. »

Le terme vintage véhicule en effet l’idée d’un objet authentique, révolu et daté. Il traduit aussi l’idée d’un objet qui serait « remis au goût du jour », sous l’effet d’une mode, d’un engouement contextuel et culturel. Si l’on en juge par la définition retranscrite, ce sont plus particulièrement les années 1960 et 1970 qui sont envisagées comme période de référence, alors que le terme vintage n’induit aucune chronologie spécifique.

Les commissaires apportent d’autres précisions sur ce choix scénographique, en invoquant les conditions avantageuses de visionnement des vidéos :

« À l’ère de la reproductibilité électronique, la consultation des œuvres sur Internet entraîne un visionnage accéléré et plus déconcentré des œuvres tandis que dans le musée, lieu idéal, le temps nécessaire à leur réception peut être respecté. Le temps de l’œuvre redevient le temps du spectateur[5] ».

Ainsi, tout en se référant à une époque marquée par la contre-culture, l’exposition se donne pour but d’offrir au spectateur du musée un temps privilégié pour regarder des vidéos, comme à l’origine, c’est-à-dire sans les « zapper ». Et c’est pour répondre à cet impératif de mise en condition du visiteur, que les commissaires lui dédient des espaces organisés sous la forme de petits salons.

Pour comprendre ce parti pris vintage, le document intitulé « Scénographie de Vidéo Vintage », versé aux archives du MNAM, apporte quelques éclairages sur les intentions des commissaires :

« Il s’agit de créer une “ambiance d’époque” par des éléments de mobilier, mais pas d’en rajouter ni de transformer le musée en marché aux puces. Les éléments décoratifs choisis (tapis ou lampes) le seront pour des raisons symboliques. Trouver le ton juste et le bon équilibre sont des éléments très importants […] Le visiteur peut s’asseoir dans des fauteuils et canapés confortables pour visionner les œuvres dans leur entièreté […] Les moniteurs sont des appareils cathodiques posés sur d’autres meubles. Les lecteurs DVD sont cachés car ils sont contemporains. Les câbles peuvent être cachés par des tapis […] Des photos 50 x 70 environ sont accrochées ou collées sur les murs retraçant le contexte de l’époque. D’autres peuvent être présentées dans des vitrines. Une armoire vitrée type penderie expose du matériel de l’époque : Portapak […]. Dans le couloir attenant [à] la galerie du Musée pour la sélection des œuvres conceptuelles, une présentation plus muséale type 70/80 est proposée (moniteurs cathodiques sur socle, bancs et vitrines)[6]. »

À la lecture de ce document et du plan général de l’exposition, on comprend que les commissaires ont souhaité faire cohabiter plusieurs espaces à l’image de l’univers domestique : une « entrée » (avec des écrans plats et un « salon témoin »), quatorze « salons », un « couloir », des « vitrines », auxquels s’ajoutent deux projections vidéo. Trois sections scandent le parcours pour permettre au visiteur de comprendre la variété des écritures des œuvres vidéo : la première porte sur « la performance et l’auto-filmage », la deuxième concerne « la télévision : recherches, expérimentations, critiques », la troisième section présente « les attitudes, formes, concepts ». À première vue, l’organisation des petits salons dans la grande galerie est plutôt engageante. Les fauteuils, paradigmes de l’enveloppement et du confort, les lampes, les tapis, les tables basses et les vitrines chinés par l’agence parisienne Colonel, en charge de la scénographie, mettent le visiteur à l’aise, rassuré de retrouver un espace proche de son intimité. Mais l’abandon du corps du spectateur au confort des sièges en velours à dominante vert, marron et orange, génère une intrication volontaire entre l’espace public (le musée) et l’espace privé (le chez soi). En effet, si l’exposition Vidéo Vintage repose intégralement sur un modèle d’esthétique domestique, elle restitue, de fait, l’univers lénifiant de la maison, bercé par le rituel de la télévision, de sorte que l’agencement général (fauteuils et meubles), comme la présence des moniteurs à tube cathodique, renvoie à des habitudes communes de consommation télévisuelle. Et c’est précisément ce versant « ameublement » qui a marqué les esprits. Le livre d’or, comme les encarts et les articles de la presse hebdomadaire ou de la presse spécialisée[7], ont plébiscité la scénographie générale de l’exposition, revendiquant le moelleux des sièges en opposition sous-jacente aux conditions de visionnement ordinairement attribuées aux bandes vidéo dans le cadre des musées.

La réflexion qui suit propose de cerner les enjeux d’une telle orientation scénographique : est-on face à une tentative de conditionnement de la vidéo ? Puisque les commissaires revendiquent le choix du vintage en louant son authenticité, on est en droit de s’interroger sur celle-ci : la reconstitution du chez soi incarne-t-elle suffisamment les positionnements critiques propices aux artistes vidéo des années 1970 ? Qu’en est-il de la restitution de la part créative, authentique, de la vidéo analogique à travers cette exposition ?

Simulacres

Une grande partie du dispositif spatial repose ainsi sur un univers très attractif : l’intimité prosaïque du salon. Cependant, on constate que peu de raccordements scientifiques viennent compléter, voire étayer ce choix scénographique. Sur les murs, sur les cartels ou dans le livret d’exposition, quelques données factuelles se dessinent en interstices, fournissant de très brèves explications sur le contexte artistique et télévisuel de l’époque. Si la première partie regroupe de nombreux artistes performers ayant recours à l’auto-filmage[8], exprimant la part influente de la vidéo dans les arts de l’action, la deuxième section (« La télévision : recherches, expérimentations et critiques ») ne retrace qu’en très grandes lignes l’histoire des expérimentations des artistes dans les studios de télévision aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne (ex-RFA), sans toutefois spécifier les différences de statut entre les télévisions publiques et privées notamment aux États-Unis[9], ni même évoquer le soutien de producteurs curieux et audacieux[10], qui ont largement valorisé les nouvelles formes de création. Le cas de la France est très vite retracé, notamment dans le livret d’exposition, lorsque le nom de Jean-Christophe Averty est évoqué. Programmés dès la conception de l’exposition, ses travaux pionniers ont été finalement évincés de la sélection finale[11]. Les réalisations que Samuel Beckett a conçues pour la BBC en Angleterre[12], la Fernsehgalerie de Gerry Schum à Düsseldorf (1969-1970)[13] ou encore les studios de télévision à New York ou à Boston qui ont ouvert leurs portes aux artistes vidéo au cours des années 1970 sont également signalés.

Quelques lignes informent également le visiteur sur les prises de position critiques des artistes vis-à-vis de la télévision commerciale, alors qu’elles sont au cœur des liens problématiques entre art vidéo et télévision aux États-Unis. En effet, au tout début des années 1970, un malaise se fait sentir au sein des laboratoires vidéo des chaînes publiques américaines. Ces laboratoires, financés par des fonds privés (à l’image de la fondation Rockefeller), sont destinés à accueillir des artistes qui peuvent bénéficier d’un matériel vidéo professionnel pour expérimenter l’image électronique. Le statut avantageux de ces structures donne naissance à des créations vidéo expérimentales retransmises dans le cadre d’émissions spécifiques qui, progressivement, sont écartées des grilles de programmes, alors que la majorité des recherches entreprises sur la colorisation et les effets de surimpression des images sont copieusement récupérées par les studios de télévision. Dépités, de nombreux vidéastes (Steven Beck, Frank Gillette, Stan VanDerBeek…) admettent que la télévision nord-américaine ne sera jamais une vitrine, un lieu d’exposition envisageable. À partir de 1969, des collectifs d’artistes comme The Raindance Corporation, Videofreex ou Ant Farm commencent à entretenir une démarche radicale à l’encontre de la télévision. Ils prônent un art vidéo plus libre, plus proche du public que les studios ou autres laboratoires et entendent bien déconstruire le langage et les codes de la télévision.

Si nous insistons quelque peu sur ce contexte de délitement entre les artistes et les organes de production audiovisuelle, c’est parce qu’il contribue pleinement à l’installation des premiers dispositifs « salon » au sein des musées au cours des années 1970 aux États-Unis, sur lesquels l’exposition Vidéo Vintage s’appuie. En effet, les artistes aux positionnements critiques tranchés à l’encontre des organes audiovisuels nord-américains réfléchissent à des démarches alternatives pour présenter leurs travaux vidéo. Aidés par quelques directeurs de galeries et d’institutions notamment new-yorkaises ou californiennes – territoires historiques des recherches vidéo aux États-Unis –, ils construisent des espaces qui plagient le salon familial, véritables simulacres critiques à l’univers ménager des spectateurs. Ces espaces appelés « environnements », puis « installations », sont des dispositifs immersifs et opérants pour mettre en scène l’univers privé, mais aussi pour contrecarrer des comportements routiniers des téléspectateurs face à leur écran. Ébranler les habitudes télévisuelles est une des missions que se sont fixés les artistes appartenant à la mouvance de « Guerrilla Television[14] », à l’image du collectif Telethon (Billy Adler, John Margolies, Van Schley et Ilene Segalove) qui, en 1972, conçoit au Contemporary Arts Museum de Houston, un environnement restituant en détail un salon middle-class américain : une image volontairement fabriquée et familière de l’univers domestique. Le mur recouvert de papier peint, les tableaux de paysages, le canapé à carreaux placé devant un imposant poste de télévision offrent un cadre privilégié au spectateur pour découvrir les vidéos du collectif, diffusées en boucle, dont les images stigmatisent la télévision commerciale américaine, premier relai du discours politique et publicitaire de l’époque.

Les années 1970 ont donc vu l’affirmation d’une démarche commune qui consiste à réinterpréter à grande échelle le modèle domestique existant. La constitution au cœur des musées de ces simulacres engendre en effet une critique de la topique télévisuelle ou de la « Topique TV » selon l’expression consacrée de l’historien de l’art vidéo René Berger :

« J’appelle “topique” l’ensemble des “conditions” qui constituent le champ d’action d’un médium. Ainsi la topique de la TV se fonde, d’une part sur la relation bipolaire du téléspectateur et de son poste, d’autre part sur l’organisation du discours télévisuel […] S’il est un trait commun à tous les artistes vidéo, c’est de “rompre” délibérément avec la topique TV. Tel est ce que j’appelle “l’effet de dis-location” qu’ils pratiquent tous peu ou prou, soit comme l’ont fait dès leurs débuts un Nam June Paik, un Vostell […]. L’effet de dis-location n’est qu’un aspect de leur activité. L’effet de “re-location” ne leur tient pas moins à cœur. Dans cette perspective, ils visent à créer, par le truchement de la vidéo, mais non exclusivement par lui, des situations nouvelles qu’on pourrait qualifier, pour s’en tenir à un terme général, d’“expérimentales”[15]. »

La « Topique TV », autrement dit l’ensemble des conditions qui constitue le champ télévisuel, doit être repensée au sein même des musées et des galeries. Ainsi, les travaux vidéo in situ, sont d’authentiques réflexions formelles, mais aussi les témoins historiques des positionnements vindicatifs des artistes à l’encontre du pouvoir des mass-media dans les années 1970.

L’exemple le plus probant de ce type de démarche reste sans doute celui du collectif californien Ant Farm. En 1975, les artistes Chip Lord, Doug Michels et Curtis Schreier, membres fondateurs du collectif, réalisent deux bandes vidéo couleur qui feront date : Media Burn (1975, 26 min, couleur, son) et The Eternal Frame (1975, 23 min 50, n&b et couleur, son). Cette dernière, réalisée en collaboration avec le collectif T.R Uthco, est fondée sur la répétition, scène par scène, de l’assassinat de Kennedy en novembre 1963 à Dallas. L’année suivante, les artistes exposent la bande vidéo au Long Beach Museum of Art, sous la forme d’un environnement qui reconstitue en détail un séjour américain des années 1960 : les bibelots et les meubles, dont le poste de télévision, côtoient les reproductions photographiques du couple Kennedy accrochées au papier peint fleuri du coin-salon. Il s’agit ni plus ni moins d’une remise en condition du spectateur dans un univers familier délibérément contrefait. Cette reconstitution manifeste est illustrée par une photographie accrochée sur les murs de l’exposition Vidéo Vintage qui, dans ces conditions, suggère au public que cette pièce a servi de modèle d’inspiration pour la scénographie[16].

En 2008, l’environnement The Eternal Frame a été intégralement reconstruit dans le cadre de l’exposition California Video: Artists and Histories organisée au Getty Museum de Los Angeles[17]. On peut considérer cet événement comme marquant dans l’histoire du collectif californien, et par là même dans l’histoire des expositions d’art vidéo, puisqu’il s’agissait de la première réinstallation de l’œuvre depuis sa création. Glenn Phillips, commissaire de l’exposition et conservateur du département vidéo au Getty Research Institute, a tenu à rassembler minutieusement tous les éléments de l’environnement : les cartes postales commémoratives, la tapisserie, les bustes, etc., à partir de photographies prises pendant l’installation initiale en 1976 ou en menant des entretiens avec les artistes[18]. La plupart des objets avaient disparu, d’autres comme les bibelots kitsch étaient en très mauvais état et nécessitaient la mobilisation d’équipes spécialisées, notamment le personnel du département de conservation des arts décoratifs et de sculpture du Getty, qui s’est chargé de la restauration de l’un des bustes de Jacky Kennedy en plastique peint, pourtant acheté dans les boutiques bon marché de l’époque, mais rénové avec autant d’égard qu’un objet de collection ancienne. Ainsi, Glenn Phillips a œuvré à retranscrire au plus juste tous les éléments présents en 1976 grâce à des achats sur des sites spécialisés et des conseils auprès de professionnels. Le commissaire a également consulté l’équipe du Cooper-Hewitt National Design Museum de New York qui possède une des plus impressionnantes collections de papiers peints aux États-Unis pour tenter de retrouver le motif original. Vaines recherches. Il a donc fait appel à Beatriz Kerti, directrice artistique à Hollywood, pour réimprimer avec exactitude le dessin de la tapisserie[19]. De cette démarche scientifique menée aux États-Unis, certes très excessive mais développée à partir de données concrètes, il ne subsiste aucune trace dans les archives de l’exposition parisienne, notamment parce que les objets (fauteuils, lampes, tapis) ont été davantage choisis pour leur qualité esthétique « rétro » que pour leur portée historique et culturelle.

Salons versus couloir 

En retrait de la galerie principale, un espace en couloir, qui regroupe les travaux de la section intitulée « Attitudes, formes, concepts », a été installé. La commissaire Christine Van Assche prescrit pour ce secteur une scénographie plus traditionnelle : « douze vidéos sont “exposées” dans une perspective plus muséographique, celle des années 1970, à savoir sur des socles accompagnées de documents[20] », autrement dit, un dispositif avec des moniteurs noirs posés sur des socles blancs, juxtaposés les uns à côté des autres, diffusant en boucle des œuvres vidéo[21]. Le dispositif spatial est complété par une vitrine blanche, présentant les couvertures de catalogues d’exposition. En totale opposition avec le confort des salons attenants, des bancs ont été placés devant les écrans. Mais ce dispositif, qui revendique un hermétisme formel pour des œuvres conceptuelles, met surtout à l’index de nombreux projets qui souhaitent s’émanciper de la forme piédestal. Comme le précise, David Ross, responsable du premier département d’art vidéo monté en 1971 à l’Everson Museum de Syracuse dans l’État de New York, les artistes des années 1970 ont très vite cherché des moyens de sortir de la forme piédestal, obstinément marquée par la sculpture traditionnelle[22]. Beaucoup d’entre eux, comme Frank Gillette, Ira Schneider, Les Levine, Bruce Nauman ou Mary Lucier, ont produit des œuvres avec des constructions environnementales qui démultiplient le moniteur dans l’espace. En la matière, l’installation vidéo TV Garden (1974) de Nam June Paik ou Passages Paysages (1978) de l’artiste Theresa Hak Kuyng Cha sont pionnières. Certes, ces œuvres ne font pas partie des collections du Centre Pompidou, mais elles sont mises en exergue sur le mur de cette section au moyen de reproductions photographiques[23]. Ces travaux questionnent autant la nature des images vidéo qu’ils interrogent les premières formes de présentation des travaux vidéos en multicanaux, en correspondance avec les nombreuses expérimentations de l’époque, très éloignées des dispositifs bipartites[24] (moniteur et socle) des vidéos monobandes.

Matière télévisuelle et support analogique

En compulsant les archives de l’exposition Vidéo Vintage, on apprend que les appareils placés dans les différentes zones de l’exposition ont été fournis par le service audiovisuel du musée. Principalement des modèles des années 1980 et 1990, plus ou moins grands, reléguant souvent les œuvres vidéo sur de petits écrans, suivant une répartition et une sélection non déterminée. Il est pourtant utile de tenir compte des différences instaurées par la taille de l’écran qui engendrent plus ou moins de proximité avec l’image et qui, de ce fait, écartent certaines œuvres du regard du visiteur. Ce constat rejoint la nécessité de mettre en valeur la nature des objets exposés. Différents exemples peuvent être convoqués dans l’exposition Vidéo Vintage, en partie parce que de nombreuses réalisations vidéo semblent être vidées de leur substance électronique, mais nous nous concentrerons plus particulièrement sur les travaux de Steina et Woody Vasulka[25]. Dès les années 1970, le couple Vasulka a mis au point un système de production d’images qui associe l’ordinateur au travail vidéo. Les artistes choisissent ainsi de travailler avec des moniteurs très performants qui leur offrent une liberté essentielle et une qualité d’image bien supérieure à celles que peuvent proposer des moniteurs classiques. En diffusant leurs œuvres vidéo sur des moniteurs cathodiques inappropriés, l’exposition parisienne ne rend pas hommage à leurs travaux sur l’image électronique et sur le son (simplement restitué par un casque audio).

Les écrans cathodiques qui ne respectent pas le temps de création des vidéos minimisent les expérimentations entreprises sur la matière télévisuelle pour lesquelles les qualités formelles et électroniques des moniteurs originaux comptent. Dans les archives, on ne trouve aucune trace d’historicisation des modèles ou de collaborations éventuelles avec des musées spécialisés (musée de Radio France ou le musée des arts et métiers). En filigrane, se pose la question de la conservation et de la restauration des objets médiatiques dont le moniteur fait partie. L’exposition affirme un caractère vintage, donc authentique, mais qui manque de perspective historique.

Audrey Illouz, qui signe la critique de l’exposition dans le magazine art press, en juin 2012, articule son propos sur l’occultation programmée du support analogique, en évoquant les écrans plats placés à l’entrée de l’exposition « attestant de la disparition du tube cathodique et de la nature désormais “vintage” des bandes vidéos[26] ». Ainsi, cette exposition aurait pu être un plaidoyer en faveur d’une technologie analogique, non réductible à un moniteur passif, sans qualité cathodique. Cette vision passéiste de la technique vidéo et de ses supports est amplement relayée sous la plume du journaliste Eric Loret du quotidien Libération, qui débute son article sur l’exposition Vidéo Vintage de la manière suivante :

« Très vite, à Vidéo Vintage, une évidence vient. La vidéo, c’est fini, inregardable. D’ailleurs, une partie des films présentés ici est accessible en ligne sur différents sites internet, banals ou spécialisés (dont www.newmedia-art.org)[27]. Mais personne ne les regarde. Ils sont là, aussi invisibles que disponibles. La patience est morte. Ce qui signifie aussi que nous ne sommes presque plus capables d’appliquer nos yeux au monde, que l’attention est une occupation vintage. Une majorité des œuvres de l’exposition ont été d’avant-garde ; elles sont désormais dépassées[28]. »

Le ton du texte est sans équivoque concernant le parti pris de l’auteur. Il remise sans ménagement, mais aussi avec beaucoup de déterminisme, la vidéo à une forme archaïque et obsolète, sans révéler les potentialités techniques du médium, en partie parce qu’elles ne sont pas spécifiquement développées dans le cadre de l’exposition. Vidéo Vintage fait entrer le spectateur dans l’univers de l’art vidéo par une toute petite porte dérobée, abandonnant le moniteur-téléviseur à une fonction principalement sociale et domestique.

Outre ces constats, il est important de questionner la présence des deux vidéos projetées sur les murs du fond de la galerie principale : Facing a Family de Valie Export et Reverse Television-Portraits of Viewers de Bill Viola. Ces réalisations s’intéressent à « ce spectateur anonyme, situé hors champ[29] », propos même de l’exposition Vidéo Vintage. Selon Christine Van Assche, ces travaux constituent un contrepoint à l’œuvre Centers[30] de Vito Acconci diffusée sur un moniteur cathodique et placée sous la vidéo de Bill Viola. En réalité, cette forme de projection se heurte à un malentendu en raison du contexte de création de travaux vidéo de Valie Export et de Bill Viola, qui, contrairement à la vidéo de Vito Acconci, ont été spécifiquement conçus pour être retransmis à la télévision[31]. Si le retournement de point de vue qu’implique Facing a Family invite le visiteur à réfléchir sur la réception des œuvres vidéo dans la sphère privée, le renversement qu’engage Bill Viola montre aussi un téléspectateur isolé du monde, loin d’une expérience muséographique collective. Ces deux vidéos, extraites de l’appartenance domestique et du cadre télévisuel qui leur est destiné, nous orientent davantage vers les perceptions et les projections des deux commissaires, qui entendent cantonner les créations vidéo dans un univers domestique restrictif, à l’image des travaux vidéo de Jean-Luc Godard réalisés avec Anne-Marie Miéville[32], présentés dans le « salon témoin », sorte de prototype de l’esthétique vintage (papier peint aux formes géométriques, mobilier orange…), situé à l’entrée de l’exposition. Dévêtu de ses oripeaux théoriques, Jean-Luc Godard reste le parent pauvre de cette exposition, alors qu’en 2006, au sein même du Centre Pompidou, le réalisateur opérait une réflexion critique sur la scénographie des images en mouvement, ainsi que Barbara Le Maître et Jennifer Verraes le précisent : « [Jean-Luc Godard] mettait à nu la politique du goût pratiquée par l’institution[33] ». De même, les propos de Jean-Luc Godard sur le rapport télévision et projection invitent à réfléchir sur certains engagements scénographiques de l’exposition Vidéo Vintage :

« À la télévision, il n’y a pas de projection. Il y a un rejet, on est rejeté dans son fauteuil ou sur son lit. Au cinéma, on est projeté, mais on doit décider de ce que l’on est. À la télévision, il y a juste retransmission de quelque chose. La projection est propre au cinéma[34]. »

Cette dialectique moniteur/projection que soulève Jean-Luc Godard dès 1996 est pourtant au cœur des réflexions contemporaines sur les mises en exposition des vidéos historiques : équilibre entre le discours des artistes et l’obsolescence du matériel (rapport à l’industrie et au design des écrans en constante évolution).

Originalité scénographique

Si une telle exposition affronte avec difficultés des contingences financières et techniques qui nécessitent de la part des commissaires d’opérer des sacrifices, le catalogue se doit en contrepartie de fournir des éléments historiques et théoriques. Pourtant, le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, composé de 64 pages avec une centaine d’illustrations couleur en grand format, n’est pas à la hauteur de la politique historique des acquisitions des œuvres vidéo par le musée national, ni à la hauteur de la bibliographie sur l’histoire de la mise en exposition des œuvres vidéo. Rien ne transparaît dans les discours, pas même les ouvrages placés dans les vitrines, les textes de Gregory Batteson, de Marshall McLuhan ou de Rosalind Krauss pourtant évoqués dans le dépliant qui accompagne la visite. Ce constat d’un déficit de cadres de référence est d’autant plus déroutant que les archives révèlent les premières intentions scénographiques des commissaires qui allaient dans une tout autre direction curatoriale :

« Une scénographie simple permettrait au public de regarder/écouter confortablement les bandes vidéo. Un livre/Anthologie de textes d’époque pourrait accompagner le projet. Une réédition des textes des années 60/70 publiés dans des ouvrages désormais introuvables procurerait au public des informations indispensables sur le contexte, les intentions, les perspectives esthétiques de ces années vintage[35]. »

Avec la scénographie finale, c’est bien la dimension ludique qui l’emporte, dépouillant la vidéo analogique de ses potentialités électroniques, pour vouer un culte au salon, s’opérant au nom du divertissement tel qu’il est finalement défini par la télévision commerciale. L’itinérance de l’exposition en Allemagne, en Israël et en Corée a donné naissance à des scénographies disparates[36] qui n’ont pas inversé la tendance, d’autant que chaque lieu d’accueil était chargé de s’occuper du mobilier et des supports de diffusion des vidéos. En Allemagne, le Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) de Karlsruhe  a ainsi adopté une identité vintage très marquée, en disposant des postes de télévision d’époque, des modèles au design atypique, véritables pépites, il faut le reconnaître, pour les amateurs de technologie analogique, mais l’absence de cadre historique suffisant a, là encore, réduit l’entreprise à une opération récréative.

Aujourd’hui de nombreux visiteurs comme acteurs des musées appellent de leurs vœux un confort de visionnement des œuvres vidéo. Soit. Mais pourquoi sélectionner une scénographie vintage qui concourt à représenter et non véritablement à transmettre une histoire de l’art vidéo ? Et dans le fond, pourquoi pas ? À partir du moment où la scénographie est au service du propos historique, et non le contraire. Au Centre Pompidou, il existe des précédents de présentation vintage des vidéos, notamment lorsque les artistes Herman Asselberghs et Johan Grimonprez ont été invités en 1997 à monter Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient. La scénographie de cette exposition, évoquée par Christine Van Assche[37], était effectivement pensée à partir de meubles de différentes époques, néanmoins elle était accompagnée d’un livret-catalogue d’une vingtaine de pages, au graphisme délibérément kitsch, marqué par des descriptifs présentant chaque œuvre vidéo avec des réflexions sous forme de brèves ou d’encarts sur le domaine des médias et de la télévision. Citons également l’exposition Changing Channels: Art and Television (1963-1987) qui s’inscrit dans une thématique similaire que celle de Video Vintage, elle fut présentée au Museum moderner Kunst Stiftung Ludwig (Mumok) de Vienne[38] en 2010. Pour cette exposition, le commissaire Matthias Michalka, assisté de Manuela Ammer, optait pour une mise en espace radicale des vidéos – certes discutable – fondée sur des assises rectangulaires et colorées, dessinées par les artistes Julie Ault et Martin Beck, à l’encontre de toute orientation vintage. C’est pourquoi, au regard de la valeur scientifique de la riche collection du département Nouveaux Médias du MNAM, il est permis d’espérer une exposition d’art vidéo à sa mesure, qui lierait cadre théorique et scénographie audacieuse.

 

Notes

[1] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection des vidéos fondatrices de la collection du musée national d’Art moderne, exp., Paris, Centre Pompidou, 2012. Ce sont 72 vidéos réalisées par 52 artistes choisies parmi 1400 vidéos.

[2] Généralement, une sélection de vidéos est exposée en lien avec le thème du nouvel accrochage des collections permanentes du musée national d’Art moderne comme Big Bang (2005-2006), elles@centrepompidou (2009-2010). « L’espace nouveaux médias », situé au quatrième étage du musée, permet également de consulter librement les vidéos à partir d’un écran d’ordinateur. Mais cet espace en couloir, avec des chaises de bureau, est peu engageant, il reste peu fréquenté par le public.

[3] Le dépliant/livret de l’exposition est édité par la direction des publics, service de l’information des publics et de la médiation du Centre Pompidou, n. p.

[4] Vidéo Vintage, 1963-1983. Une sélection de vidéos fondatrices des collections nouveaux médias du musée national d’Art moderne, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2012, p. 5. Il est indiqué dans une note la source des définitions : portail CNRTL, centre national des Ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr.

[5] Ibid., p. 8.

[6] « Scénographie de Vidéo Vintage », document non daté, non paginé, archives du MNAM. Les archives de cette exposition étant en cours de traitement, il n’y pas de numéro de boîte ou d’inventaire.

[7] Voir : Vidéo Vintage : 8 février – 7 mai 2012, Centre Pompidou, revue de presse, Paris, Centre Pompidou, Direction de la communication, 2012.

[8] Parmi les artistes : Marina Abramovič, Vito Acconci, Chris Burden, Jean Dupuy, Valie Export, Esther Ferrer, Dan Graham, Mona Hatoum, Sanja Ivekovič, Joan Jonas, Alla Kaprow, Paul McCarthy, Bruce Nauman, Nam June Paik, Letícia Parente, Martha Rosler, William Wegman et Nil Yalter.

[9] Le réseau des télévisions publiques, appelé Public Broadcasting Service (P.B.S.), regroupe des stations de télévision locales, à but non lucratif, le plus souvent éducatives. Il est à différencier des chaînes câblées ou des chaînes commerciales historiques (television networks).

[10] Un producteur comme Fred Barzyk est très rapidement présenté dans le catalogue de l’exposition Vidéo Vintage, alors qu’il a conçu des émissions consacrées à l’art vidéo, comme The Medium is the Medium (1969, 27 min 50, couleur, son). Notons que l’image de l’enfant tenant une caméra qui a servi au visuel de l’affiche et de la communication de l’exposition Vidéo Vintage est précisément extraite de Video: The New Wave (1973, 58 min 27, n&b et couleur, son) un programme produit par Fred Barzyk sur la chaîne WGBH de Boston en 1973. Pour plus de précisions sur le producteur, voir : Fred Barzyk: the Search for a Personal Vision in Broadcast TV, cat. exp., Milwaukee, Patrick and Beatrice Haggerty Museum of Art, 2001.

[11] Les raisons évoquées dans les archives pour justifier l’éviction des travaux de Jean-Christophe Averty restent floues, mais on peut mettre en avant le prix coûteux des restaurations des bandes et de leur transfert numérique, utiles pour un visionnement en boucle dans le cadre d’une exposition courant sur plusieurs mois. Ainsi toutes les vidéos diffusées dans l’exposition Vidéo Vintage ont été dupliquées sur support numérique.

[12] Il s’agit de pièces spécifiquement écrites par Samuel Beckett pour la British Broadcasting Corporation (BBC), au Royaume-Uni, à partir des années 1960 ou pour la télévision allemande (Süddeutscher Rundfunk, SDR), comme Quad I+II (1981, 15 min, couleur, son). Dans cette pièce, Samuel Beckett conçoit la mise en scène à partir d’un plan carré. La caméra, fixe, enregistre les déplacements répétitifs et rythmés par les percussions des quatre acteurs vêtus de longues tuniques colorées.

[13] Le concept de galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) a pour objectif d’exploiter la télévision à des fins artistiques et de rendre l’art vidéo accessible à un large public, à travers des films d’abord conçus pour la télévision, puis transférés sur bande-vidéo, à l’image du programme IDENTIFICATIONS (1970, 18 min, 16 mm, n&b, son) qui rassemble des artistes comme Giovanni Anselmo, Joseph Beuys, Daniel Buren, Gilbert & George, Mario Merz, Richard Serra, Keith Sonnier ou Lawrence Weiner.

[14] En référence au titre de l’ouvrage manifeste de Shamberg M., Raindance, Guerrilla Television, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1971.

[15] Bovier F., Mey A. (éd.), René Berger. L’art vidéo et autres essais (1971-1997), Zurich, JRP/RingierDijon, Les presses du réel, 2014, p. 112.

[16] L’installation est également mentionnée dans le catalogue de l’exposition, visuel à l’appui, notamment dans la partie « Histoire des représentations “vintage” », Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 18.

[17] California Video: Artists and Histories, cat. exp., Los Angeles, Getty Research Institute, J. Paul Getty Museum, 2008.

[18] Ibid., p. 234-237.

[19] Pour plus de précisions sur cette reconstitution, voir : Kino C., « A Moment in History, Recaptured for a Second Time », The New York Times, 12 mai 2008, en ligne : http://www.nytimes.com/2008/03/12/arts/artsspecial/12GETTY.html?_r=0 (consulté en février 2015).

[20] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 8.

[21] Parmi les artistes exposés dans la section « Attitudes, formes, concepts », on peut citer Joseph Beuys, Peter Campus, Daniel Buren ou Lawrence Weiner.

[22] Schneider I., Korot B. (éd.), Video Art, an Anthology, New York, Hartcourt Brace Jovanovich, 1976, p. 248.

[23] Le travail de Theresa Hak Kuyng Cha a été réalisé dans le cadre de son diplôme (Master of Fine Arts à l’Université de Californie, Berkeley). Une vidéo de l’artiste (Permutations, 1976, 12 min, n&b, silencieux) était également présentée dans la section « Attitudes, formes, concepts ».

[24] Une forme qui se développera surtout à partir des années 1980, notamment avec la vidéo sculpture, comme le précise Christine Van Assche. Voir : Van Assche C. (dir.), « Aspects historiques et muséologiques des œuvres nouveaux médias », Collection Nouveaux médias, Installations, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 23 : « Vito Acconci, en 1971, dans Remote Control, pose sur deux socles se faisant face deux moniteurs sur lesquels sont diffusées des vidéos dialoguant l’une avec l’autre […] Les artistes ont poursuivi dans les années 1980 à 2000 le détournement de téléviseurs, en donnant toutefois une autonomie à l’image, qui est désormais réalisée directement pour la diffusion muséale. Les nouvelles configurations empruntent plusieurs formes : moniteur simple, sur socle ou étagère ».

[25] Les travaux de Steina et Woody Vasulka comme Heraldic View (1974, 4 min 20, couleur, son) ou Soundsize (1974, 5 min, couleur, son) explorent de manière expérimentale la nature ductile du son et des images électroniques abstraites (ondes, formes géométriques spécifiques) produites par des modulateurs et des synthétiseurs vidéo. Très impliqué dans la recherche sur l’art électronique, le couple Vasulka ouvre, en 1971 à New York, « The Kitchen », un lieu consacré à la production et la diffusion de créations vidéo, mais aussi de performances.

[26] Illouz A., « Vidéo Vintage 1963-1983 », art press, n° 390, juin 2012, p. 32.

[27] Le site Internet www.newmedia-art.org (Encyclopédie nouveaux médias) a été réalisé en partenariat avec le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques, l’association bruxelloise Constant VZM, le Museum Ludwig de Cologne, le Centre pour l’image contemporaine de Saint-Gervais Genève. Rédigé en français, en anglais et en allemand, l’encyclopédie propose en libre accès un glossaire des artistes vidéo (notices des œuvres et biographies), des repères historiques sur l’histoire de l’art vidéo, ainsi qu’une bibliographie générale. Ce site ne présente que des extraits de vidéo, il faut se rendre à « l’espace nouveaux médias » au quatrième étage du Centre Pompidou pour regarder les vidéos dans leur intégralité.

[28] Loret E., « L’art vidéo joue sur du velours », Libération, 24 février 2012, en ligne : http://next.liberation.fr/culture/2012/02/24/l-art-video-joue-sur-du-velours_798327 (consulté en février 2015).

[29] Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 14.

[30] Ibid. En effet, la vidéo performance Centers (1971, 22 min 28, n&b, son) n’expose pas directement le spectateur mais elle le désigne, hors-cadre, par l’intermédiaire de l’artiste qui, immobile, cadrage resserré, pointe son doigt vers la caméra (donc vers l’écran), en essayant de garder la même position pendant toute la durée de l’action.

[31] La vidéo Facing a Family (4 min 44, n&b, son) de Valie Export, diffusée le 2 février 1971 sur les écrans autrichiens (Österreichischer Rundfunk, ORF), met en scène une famille à table, qui regarde la télévision. Reverse Television-Portraits of Viewers (1983-1984, 15 min, couleur, son) est un projet vidéo de Bill Viola mené en partenariat la chaîne WGBH de Boston qui a autorisé la transmission durant quinze jours consécutifs, en novembre 1983, de 44 portraits de téléspectateurs filmés devant leur écran, en plan fixe.

[32] Le « salon témoin » présentait le travail de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville, Six fois deux / Sur et sous la communication (1975-1976, 610 min, couleur, son), une série d’émissions diffusée sur la troisième chaîne de la télévision française en 1976.

[33] Le Maître B., Verraes J. (dir.), Cinéma muséum. Le musée d’après le cinéma, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013, p. 8.

[34] Jean-Luc Godard, entretien avec Gavin Smith, 1996, cité et traduit dans Cassagnau P., Un pays supplémentaire. La création contemporaine dans l’architecture des médias, Paris, Les éditions Beaux-arts de Paris, 2010, p. 226.

[35] Document tapuscrit, versé aux archives du MNAM, non daté.

[36] Vidéo Vintage 1963-1983, exp., Paris, Centre Pompidou ; Karlsruhe, ZKM, 2012-2013 ; Beyrouth,  Beirut Art Center, 2013 ; Gwacheon (Corée du Sud), Museum of Modern and Contemporary Art, 2013.

[37] Prends garde ! À jouer au fantôme, on le devient : une vidéothèque conçue par Herman Asselberghs et Johan Grimonprez, exp., Paris, Centre Pompidou, 1997. L’exposition était coproduite par le musée national d’Art moderne et la Documenta X de Kassel. Citée dans Vidéo Vintage…, cat. exp., 2012, p. 17.

[38] Changing Channels: Art and Television, 1963-1987, cat. exp., Vienne, Mumok, 2010. L’exposition autrichienne est assortie d’un catalogue d’exposition de près de 300 pages, avec des œuvres largement illustrées et commentées, nourri de textes et d’interviews de penseurs de la télévision et de l’art vidéo, comme Kathy Rae Hauffman, Wulf Herzogenrath, Christian Höller, David Joselit, Pamela M. Lee ou Matthias Michalka.

Pour citer cet article : Caroline Tron-Carroz, "L’exposition Vidéo Vintage (Centre Pompidou, Paris, 2012) : un parti pris scénographique au détriment des vidéos", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/tron-carroz-exposition-video-vintage-centre-pompidou-paris-2012/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)

par Fleur Chevalier

 

Fleur Chevalier est doctorante en esthétique, sciences et technologies des arts à l’Université de Paris 8. Sa thèse en cours se propose d’écrire et de nouer les histoires parallèles de l’art vidéo et de la performance en France au sein du réseau de télédiffusion de 1975 aux années 1990. Dans le cadre de ses recherches, elle a notamment signé un article sur « Salvador Dalí et la télévision française » paru dans le n° 183 de la Revue de l’art (mars 2014). Elle a également co-organisé les journées d’étude « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes », à l’INHA les 28 et 29 juin 2013. En 2010, elle a été recrutée par le C2RMF pour reconstituer une histoire du flicker film dans le cadre d’une étude sur la numérisation des films d’artistes pilotée par Cécile Dazord et Clotilde Boust

 

« En tant qu’artiste, j’ai pris l’habitude d’assimiler mes travaux filmiques à des “sculptures” vis-à-vis de certains musées, juste pour éviter qu’ils ne décident de transférer mes films en DVD et de les projeter avec un projecteur LCD miteux[1]» – Stan Douglas

L’appropriation du medium film par les artistes en dehors des circuits industriels de production pose depuis plusieurs années le problème de son exposition. Livrées aux institutions avec leurs instructions d’installation, certaines œuvres sont aujourd’hui directement pensées par les artistes comme des installations cinématographiques. Ce n’est pas forcément le cas des films expérimentaux, réalisés par certains cinéastes qui, ayant pour seul horizon les salles de cinéma, n’ont pas toujours prévu la diffusion de leurs œuvres au sein des musées[2]. Comment exposer des films conçus à rebours des conventions cinématographiques classiques, sans dénaturer le travail des réalisateurs qui infligent à la pellicule des traitements plastiques divers, plus ou moins agressifs ? Loin d’être exhaustive, cette réflexion s’articule sur un choix resserré d’œuvres confrontées à des partis pris de présentation eux-mêmes évalués au regard des intentions singulières de leurs créateurs. Construit comme une étude de cas de présentations, et non comme une critique d’accrochage ou d’exposition, cet article se propose avant tout de promouvoir une historiographie de fond au service de l’exposition des films expérimentaux dans les musées.

Peu d’expositions ont été dédiées en France au cinéma expérimental. C’est pourquoi nous avons majoritairement tiré nos exemples d’un accrochage thématique des collections du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou (MNAM) intitulé Le mouvement des images[3], qui voulait justement redonner au cinéma la place qu’il mérite dans l’histoire de l’art moderne et contemporain depuis son appropriation par les avant-gardes, de Marcel Duchamp à Fernand Léger, en passant par László Moholy-Nagy. Lorsqu’ils sont présentés en contexte muséal, les films expérimentaux sont communément greffés à des thématiques généralistes, dans le cadre desquelles, le plus souvent, ceux-ci ne sont pas projetés dans leur format original, mais dans leur copie numérique. En 2004, lors de l’exposition Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle[4], les films des peintres et cinéastes Viking Eggeling et Hans Richter furent par exemple projetés au milieu de leurs dessins, permettant au visiteur de comprendre l’importance du cinéma dans la construction de leur œuvre synesthésique au cours des années 1910-20. Si la projection numérique sur cimaise rendait possible la confrontation des dessins statiques avec leur traduction cinétique, ce dispositif niait cependant la matérialité du support original, réduisant les films d’Eggeling et de Richter à de simples documents illustratifs, au regard de leurs authentiques dessins. Cette dématérialisation courante de l’œuvre originale causée par sa diffusion sur un support différent – en l’occurrence, un DVD[5] – s’accompagne parfois même d’une dénaturation de ses effets. On l’observe notamment dans le cas des cinéastes, comme Peter Kubelka ou Paul Sharits, qui, à travers le flicker film (ou « film à clignotements »), travaillent sur les déflagrations sonores et lumineuses ou la génération de couleurs subjectives. Au-delà de la seule question de leur projection numérique, la réception de ces œuvres dépend aussi de conditions physiques de monstration particulières, relatives à leur mise en espace. Pour étayer ce raisonnement, nous avons tenu à intégrer à cette étude un cas complémentaire tiré d’une exposition tenue en 2013 au Grand Palais, Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, durant laquelle l’emblématique The Flicker de Tony Conrad a été projeté sur une cimaise dans son format original. Ce détour nous permettra de questionner la pertinence de la projection des films expérimentaux en dehors des salles de cinéma, un absolu revendiqué par des cinéastes qui, à l’instar de Stan Brakhage, se sont affirmés contre les normes imposées par les réseaux industriels de production audiovisuelle. 

Le mouvement des images : « montrer le cinéma sous toutes ses formes[6] »

Se voyant confier le commissariat du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud[7] s’est attelé à la tâche ardue de briser la dichotomie arts statiques/films en proposant une lecture historique inédite des collections du MNAM, examinées sous le double éclairage des investigations plastiques des cinéastes expérimentaux et du succès d’un cinéma commercial a contrario très codifié. Nous ne débattrons pas ici des choix historiques établis par le commissaire de l’accrochage. Pour Philippe-Alain Michaud :

« L’idée était de montrer le cinéma sous toutes ses formes. C’était important de montrer la matérialité du film. Le film est diffusé, il est projeté, donc la présence du projecteur sert à souligner la matérialité. On est du côté des arts de l’inscription, comme pour la peinture, dans le film. Il y a une vraie rupture entre le film, la culture analogique, et le numérique. Le film est du côté de l’analogique, comme tous les arts du support et de l’inscription, et le numérique, c’est autre chose [8]… »

Malgré cette nécessaire reconnaissance d’une rupture technologique entre les cinémas argentique et numérique, Philippe-Alain Michaud n’a toutefois pas pu projeter tous les films sélectionnés dans leurs formats d’origine.

Rappelons qu’en cinéma argentique, la prise de vues réelles consiste en l’impression négative des images filmées sur un ruban photosensible – la pellicule, divisée en photogrammes[9]. C’est donc l’action de la lumière sur cette surface qui produit l’image. Tous les réalisateurs ne travaillent pas forcément en prises de vues réelles : nombreux sont les cinéastes expérimentaux qui réalisent leurs films sans caméra. Quoi qu’il en soit, la nature de l’image digitale est différente dans la mesure où elle procède de la traduction d’un signal électronique en codes numériques. Par conséquent, le photogramme ne s’y impose plus comme un repère structurel pertinent. Malgré les progrès effectués dans le domaine de la numérisation des films argentiques, une difficulté demeure entière : celle de la restitution la plus fidèle possible des effets souhaités par le réalisateur alors qu’il travaillait sur son ruban filmique. La projection numérique est fréquente sur les cimaises, plus que l’utilisation des projecteurs 16 mm, 35 mm ou 8 mm. Une autre option est également souvent privilégiée : la diffusion sur un moniteur de télévision ou un écran plat, le film étant inscrit sur un DVD. Le projecteur disparaît alors, dégageant de l’esprit du spectateur l’une des conditions sine qua non du cinéma argentique : pas de mouvement sans projection. Car c’est la projection qui donne au spectateur l’illusion du mouvement des images figées sur la pellicule.

Afin d’éviter l’écueil du nivellement technologique inhérent à l’élection d’un seul parti pris de présentation, et de conjurer la dissimulation coutumière des projecteurs au sein des espaces d’exposition, dans Le mouvement des images, la part belle a été donnée à la projection, numérique ou argentique[10]. Nous n’aborderons pas le cas des installations cinématographiques conçues pour les institutions muséales et qui réclament la visibilité des projecteurs argentiques, voire leur mise en valeur en tant que mécaniques obsolètes, comme c’est le cas pour Rheinmetall/Victoria 8[11] de Rodney Graham ou Skytypers[12] de Marijke Van Warmerdam, qui étaient présentées dans l’accrochage. Nous préférons nous focaliser sur les films qui n’ont pas forcément été pensés dans la perspective unique d’une diffusion/installation en musée, à l’instar de ceux mis en avant dans la travée centrale de l’accrochage – la « rue »[13] –, sur les murs de laquelle étaient projetés : Hand Catching Lead[14] de Richard Serra, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square[15] de Bruce Nauman, Gnir Rednow[16] de Joseph Cornell, Le Ballet mécanique[17] de Fernand Léger, Rhythm[18] de Len Lye, Bob[19] de Chuck Close, Piece Mandala/End War[20] de Paul Sharits, Anémic cinéma[21] de Marcel Duchamp, Le Retour à la raison[22] de Man Ray, La Pluie (Projet pour un texte)[23] de Marcel Broodthaers, Jeu de lumière noir-blanc-gris[24] de László Moholy-Nagy, Home Stories[25] de Matthias Müller, et 70[26] de Robert Breer. Tous ces films, réalisés en 16 mm, 35 mm ou Super 8, ont été numérisés en haute définition grâce à un mécénat obtenu pour l’accrochage. Le choix a été fait de projeter leurs copies numériques en enfilade, dans cette zone de passage qui ne permet pas d’installer correctement des projecteurs argentiques posés sur des socles sans gêner la circulation. D’où l’agencement de projecteurs numériques, fixés en hauteur et, par conséquent, écartés des regards. Cet espace envisagé dans son ensemble, le visiteur plongé dans la pénombre avançait dans cette travée du musée, s’engageant dans un dispositif quasi immersif, semblable à une installation vidéo. La forme couloir, contraignante, invitait à un rapport physique avec les films projetés, accru par le rythme saccadé de la disposition des bancs, chaque fois décalés, qui empêchait le visiteur de poursuivre un cheminement fluide. Le corps pénétrait dans une dimension où le temps du film s’élargissait à l’expérience sensible du spectateur, habituellement captif des sièges de la salle de cinéma. Si cette mise en scène appuyait à merveille la portée phénoménologique de l’accrochage, tout entier articulé autour de l’étymologie du terme « cinéma » – qui vient du grec « mouvement » –, elle instrumentalisait aussi les œuvres de chacun des artistes cités, conçues isolément, à des époques différentes, dans des formats différents, et dans des buts différents.

Philippe-Alain Michaud voyait là un moyen de préserver « l’energeia » des images[27] – un mot qui désigne à la fois leur force et leur pouvoir générateur sur la conscience. On songe au cinéaste Peter Kubelka qui déclarait adorer l’expression « hit the screen », car « frapper l’écran – c’est ce que font vraiment les images[28] ». Ce dernier, qui participait à l’exposition, n’a pourtant pas aimé le dispositif mis en place dans la « rue ». Le cinéaste ayant refusé toute présentation numérique de ses œuvres, la pellicule 35 mm d’un de ses films, Arnulf Rainer[29], fut punaisée sur le mur blanc de l’une des salles de l’accrochage[30].

Peter Kubelka : la numérisation vécue comme aseptisation

Qu’entend exactement Peter Kubelka par « frapper l’écran » ? Pour cet artiste qui a qualifié son propre cinéma de « métrique », la dimension rythmique du cinéma est essentielle. La notion de « battement », aux sens musical et optique, est fondamentale pour comprendre son œuvre :

« La machine cinématographique me permet d’introduire cette mesure harmonique dans le temps et la lumière. Le cinéma me permet d’introduire dans le temps des mesures exactes. […] il me permet de créer un événement simultané pour les deux sens, les yeux et les oreilles. Je peux déterminer exactement la place de ces événements 24 fois par seconde. Une rencontre de la lumière et du son, du tonnerre et des éclairs, si vous voulez[31]. »

Peter Kubelka a réalisé Arnulf Rainer artisanalement à mains et œil nus, sans table de montage, avec des ciseaux, en taillant dans de l’amorce de film transparente et de la pellicule complètement noire, puis pour composer la bande son, dans de la bande magnétique perforée 17,5 mm, une première vide (silencieuse) et une autre transportant un son continu (du bruit blanc). Qualifiée de « light-film[32] » par la cinéaste Birgit Hein, l’œuvre est emblématique de la production d’un cinéma dit « structurel » par le théoricien P. Adams Sitney, et dont la caractéristique réside dans l’exploration minimaliste des rudiments technologiques du cinéma, parmi lesquels l’effet de clignotement[33]. Cet effet de clignotement, ou flicker, est provoqué à la projection par l’interaction entre la discontinuité des photogrammes, calculée au montage, et le mouvement alterné de l’obturateur. Dans un projecteur argentique, l’obturateur est un élément mécanique situé entre la source lumineuse et le film, qui, en s’ouvrant et se fermant, produit des battements lumineux. Destiné à masquer le glissement de la pellicule entre deux arrêts et, ainsi, à créer un fondu entre les photogrammes pour garantir l’illusion de mouvement, cet élément n’existe pas dans un projecteur numérique. Les 24 images par seconde évoquées par Peter Kubelka correspondent à la cadence de défilement des photogrammes argentiques. Cette cadence n’est pas la même en numérique.

De même, Peter Kubelka affirme « découper » du son. Suivant la partition préalablement établie pour Arnulf Rainer, le cinéaste a coupé et scotché les fragments de ses deux bandes magnétiques en faisant en sorte que le son et les images soient parfaitement synchrones. Une fois montée, la bande sonore magnétique a été transférée sur la piste sonore optique d’une pellicule 35 mm afin d’obtenir le négatif son. Montés séparément, les images et les sons ont été tirés sur une seule copie standard destinée à la projection. Le son optique du film provient d’une piste photographique latérale située sur la pellicule, entre les perforations et le photogramme. Lors de la projection, le passage de cette piste devant le faisceau lumineux permet sa lecture par la cellule photoélectrique. Cet instrument mesure l’intensité lumineuse et la transforme en courant électrique. Tout l’effet du film, fondé sur l’alternance de la lumière et de l’obscurité, du silence et du bruit, repose donc sur le dispositif de projection associé à sa pellicule. Le cinéaste Jonas Mekas décrivait ainsi l’effet produit sur lui à la projection : « Je pouvais le regarder les yeux fermés, à mesure que les rythmes lumineux pulsaient sur et à travers mes paupières[34]. » Plutôt que de projeter Arnulf Rainer sans l’équipement adéquat, Peter Kubelka a donc fait clouer sa pellicule sur un mur de l’accrochage, choisissant d’exposer la partition matérialisée de sa composition optique et sonore.

Peter Kubelka est intraitable au sujet de la numérisation des films argentiques. Selon lui, le procédé ne peut générer que des cartes postales, des répliques édulcorées des films. En 1989, le cinéaste accusait déjà les archivistes de céder au productivisme, de soumettre leurs fonds à des normes industrielles et de neutraliser les objets les plus hétérogènes :

« Si on garde la conception d’aujourd’hui des archivistes, tout sauf le film fini, œuvre finie de fiction, est détruit, sera détruit. La conception dans les archives est de ne conserver que des œuvres bien finies et artificielles[35]. »

Le lancement de la campagne de numérisation concomitante à la genèse du Mouvement des images n’a aucunement rassuré le cinéaste qui ne voit là que le prolongement d’une plus vaste entreprise de standardisation de la production cinématographique, en aval, jusque dans les institutions culturelles. Pour Philippe-Alain Michaud, le numérique est moins une trahison qu’une commodité, dans la mesure où les pellicules originales, si elles étaient toutes projetées dans leurs formats d’origine, coûteraient une fortune à exposer. D’après le commissaire, les copies sont fragiles, elles finissent par casser et on en use énormément, pour finalement rapporter peu, car le dispositif lourd boucleur/projecteur ne permet pas de montrer autant de films à la fois.

Paul Sharits : de la peinture en mouvement ?

Habituellement dévolue aux peintures grand format, la travée centrale du musée s’est donc retrouvée colonisée par plus d’une dizaine de films expérimentaux. En réinvestissant cet espace sans en modifier la configuration, Philippe-Alain Michaud désirait mettre en exergue la picturalité des films projetés. Celle-ci se révélait accrue par les dimensions des films projetés sur chaque cimaise, toutes identiques, accentuant l’effet cadre, lui-même favorisé par la quasi invisibilité des projecteurs numériques. Dans le cas de Piece Mandala/End War de Paul Sharits, présenté dans la « rue », l’analogie volontaire avec la peinture était soutenue dans le catalogue à travers une évocation plus large du travail du cinéaste :

« Utilisant un projecteur modifié dont il a retiré l’obturateur et la griffe d’entraînement, Paul Sharits produit un flux de couleurs sans définition ni contours : le point n’est plus le terme ultime de l’image, le film n’apparaît plus comme un continuum discret de photogrammes, mais comme un avatar du monochrome[36] ».

Ce résumé, qui légitime en filigrane la projection numérique[37], découle d’une étude prononcée en 1970 par le cinéaste, quatre ans après la réalisation de Piece Mandala/End War :

« Je développe à présent une autre approche qui puisse révéler simultanément la double nature de la pellicule, comme photogramme et comme défilement (deux dimensions normalement dissimulées par le système d’obturation intermittente), en ôtant du projecteur la griffe et le mécanisme d’obturation[38]. »

Cette citation prouve toutefois l’attachement de Sharits aux composantes de base du cinématographe : le passage du ruban filmique à travers le projecteur.

Comme Peter Kubelka, Paul Sharits a beaucoup travaillé sur l’effet de clignotement. Piece Mandala/End War n’est pas un film à proprement parler abstrait : il s’agit d’un flicker film couleur dans lequel les photogrammes d’un couple en train de faire l’amour alternent avec des phases monochromes, ou bien avec le visage de Sharits, prêt à se tirer une balle dans la tête. Sharits a plus tard confessé que « flicker works » n’était « pas un bon terme » pour désigner ses œuvres : « je les appellerais plutôt des œuvres de pures couleurs séquentielles, ne serait-ce que parce que ça ne clignote pas toujours[39]. » Le rapprochement avec les monochromes est donc justifié. Néanmoins, dans une lettre à l’historien d’art Jean-Claude Lebensztejn, à propos de l’influence de Matisse sur son œuvre, Sharits précise qu’il ne veut pas que son travail soit réduit à une « peinture en mouvement » : « mon travail actuel dérive essentiellement d’un intérêt pour le cinéma classique, quintessencié jusqu’au point où la question du partage entre film, peinture et sculpture devient inopérante[40] ». Le cinéaste réaffirme ici son goût pour l’investigation des fondamentaux du cinématographe. Le détournement du projecteur n’est pas à prendre comme un geste anecdotique destiné à donner à ses films des allures de peintures, mais comme une modification conséquente d’un paramètre technologique destinée à bouleverser les prérequis du cinéma en tant que spectacle.

Conçu juste avant Piece Mandala/End War, Ray Gun Virus[41] confirme dès 1966 ce dessein esthético-politique, en particulier lorsque Sharits en décrit l’effet souhaité sur l’audience :

« […] tout comme la “conscience du film” se voit infectée, il en va de même pour celle des spectateurs : le projecteur est un pistolet audiovisuel ; l’écran regarde l’audience ; l’écran rétinien est la cible. But : l’assassinat temporaire de la conscience normative du spectateur[42]. »

Premier film de couleurs pures du cinéaste, Ray Gun Virus consiste en un montage de photogrammes monochromes dont la succession saccadée, associée à l’oscillation du rayon lumineux du projecteur, provoque des effets optiques d’after-image. Les couleurs de chaque photogramme interagissent entre elles dans l’œil du spectateur qui ne perçoit plus l’alternance objective des couleurs telles qu’elles se succèdent sur la pellicule. Les couleurs de la composition, métamorphosée par la projection, fusionnent dans l’œil du spectateur qui en perçoit de nouvelles, virtuelles, ce qui permet à Sharits de parler d’« infection » des consciences. Afin d’amener le spectateur à comparer la partition du film à l’événement lumineux survenu lors de la projection, Paul Sharits a exposé ses pellicules sur lesquelles il intervient manuellement, à l’instar de Peter Kubelka. Ces Frozen Film Frames sont présentés sous plexiglas dans le cadre des expositions :

« En 1965, je rompis définitivement avec la forme d’“imagerie” liée à la narration et je commençai à travailler à Ray Gun Virus, le premier de mes films dont je voulais qu’il soit à la fois la projection d’une expérience sur la lumière-temps et un objet spatial (Frozen Film Frame). À cette époque, je commençai à configurer mes films de manière analogue aux partitions musicales et aux dessins modulaires[43]. »

Cette distinction opérée par le cinéaste entre l’objet physique – le ruban filmique – et l’expérience lumineuse éphémère et subjective vécue durant la projection souligne encore le rôle primordial joué par le faisceau du projecteur.

A titre comparatif, signalons que Ray Gun Virus a plus récemment été présenté lors de l’exposition Dynamo, un siècle de lumière et de mouvement dans l’art 1913-2013, tenue au Grand Palais du 10 avril au 22 juillet 2013. Sa copie numérique était diffusée sur un écran numérique encastré dans une cimaise. Une projection numérique aurait au moins pu maintenir à portée d’œil la présence du rayon lumineux – celui du « pistolet audiovisuel » –, qui tient un rôle capital dans la réception sensible des montages colorés de Paul Sharits. Ironie du sort : le film concluait le parcours d’une section entière de l’exposition consacrée aux expériences stroboscopiques. On suppose que le commissaire, Matthieu Poirier, n’a pas eu la place d’installer une projection de plus dans un espace déjà très rempli.

Exposer The Flicker de Tony Conrad : une tentative à l’exposition Dynamo

Dans la même section de Dynamo, la décision a par contre été prise de projeter The Flicker[44] de Tony Conrad en boucle dans son format original, via un projecteur 16 mm installé dans une cellule aux murs blancs. Comme Arnulf Rainer, The Flicker est un film entièrement fondé sur l’alternance du noir et blanc. À la différence du premier, néanmoins, l’objet du deuxième ne réside pas dans la mise à l’épreuve extrême des relations contrapuntiques entre son et image. The Flicker consiste plutôt en une mise à l’épreuve de la perception. Sa genèse a été inspirée par le fonctionnement du système nerveux, le diagnostic de l’épilepsie et les traitements utilisés contre les névroses de guerre. La fréquence du flicker, de 8 à 16 images par seconde, correspondrait en effet au rythme des ondes alpha du cerveau. En construisant The Flicker autour de cette donnée, Tony Conrad espère obtenir l’implication psychique totale des spectateurs :

« Techniquement, le champ de perception du flicker ou de la lumière stroboscopique se situe sous une fréquence d’à peu près 40 flashes par seconde (40 fps), au-dessus de laquelle la lumière est perçue comme continue. Une projection sonore normale est à 24 fps [24 images par secondes]. En dessous d’environ 4 fps, le seul effet réel perçu est semblable à celui d’une lumière s’allumant et s’éteignant. Mais dans un champ compris entre 6 et 18 fps, plus ou moins, des choses étranges adviennent. The Flicker défile progressivement de 24 fps à 4 fps […]. Habituellement, le premier effet notable est une palette tourbillonnante et chaotique de séquences colorées intangibles et diffuses, probablement lié à un type d’effet rétinien d’after-image. La vision s’élargit aux zones périphériques et les images réelles peuvent être “hallucinées”. Un état hypnotique s’enclenche alors, et les images deviennent plus intenses. Fixer son regard sur un point peut aider ou s’avérer nécessaire à l’engendrement le plus complet des effets. Le cerveau lui-même est directement impliqué dans tout cela ; ce n’est pas un hasard si l’une des principales fréquences des ondes du cerveau, le rythme alpha, évolue sur une portée de 8 à 16 cycles par seconde[45]. »

Chaque obturation du faisceau rayonnant du projecteur provoque des vacillements lumineux qui interagissent avec le défilement plus ou moins rapide des photogrammes. Les photogrammes eux-mêmes laissent leurs empreintes sous forme de flashes dans l’œil du spectateur, ainsi soumis à la perception subjective d’ombres colorées. Subjective, car ces effets d’after-image diffèrent d’une personne à l’autre.

Jonas Mekas décrit une batterie de symptômes développés suite aux premières projections du film à sa sortie :

« Il se peut que ce soit une expérience optique. Ou un test médical pour les yeux. L’introduction du film prévient que ceux qui ont des tendances à l’épilepsie sont priés de ne pas rester. Pendant les projections à la Cinémathèque, un docteur était présent à toutes les séances. […] The Flicker est une des rares œuvres originales du cinéma et une très insolite expérience esthétique de la lumière. […] The Flicker peut être utilisé comme détecteur de la migraine photogénique. […] Quelles autres réactions y a-t-il eu à la projection ? – Mullins : Quelqu’un a vomi. […– Mekas : ] C’était indubitablement une réaction favorable. L’homme avait probablement quelque chose de mauvais dans l’estomac et le film lui a nettoyé l’estomac. C’est chouette, non[46] ? »

L’exposition regroupant un vaste ensemble d’œuvres d’art optique, un avertissement avait déjà été placardé à l’entrée de Dynamo à l’intention des personnes susceptibles de subir des crises d’épilepsie, redoublé à l’entrée de la white box étroite dans laquelle était projeté The Flicker. Cependant, quand bien même le film était projeté en 16 mm, les conditions physiques de présentation de l’œuvre ne permettaient malheureusement pas de comprendre le caractère sensationnel qu’ont pu avoir les premières séances du Flicker. Placé à hauteur d’homme, le projecteur se situait à une petite distance du mur-écran, de telle sorte que les visiteurs, en passant devant le faisceau, voyaient l’ombre de leur tête se projeter sur la cimaise d’en face. Il était donc quasiment impossible de se concentrer sur l’évolution du film sans être interrompu par un défilé de silhouettes humaines. Impossible également de se placer dans l’axe du faisceau, de sorte à focaliser son regard sur un point de la surface de projection, de la manière préconisée par Tony Conrad. La pénombre était, de plus, insuffisante dans cette box aux murs blancs, empêchant l’impression optimale des flashes lumineux dans l’œil du spectateur, qui renonçait très vite à se tenir debout, à côté du projecteur, durant les trente minutes du film. Dans un tel cas, si l’on ne veut pas réduire l’intérêt du Flicker à une attraction lumineuse anecdotique, la projection en salle de cinéma semble un idéal difficile à égaler.

La projection en salle : un absolu inégalable ?

Lors de la préparation du Mouvement des images, Philippe-Alain Michaud a justement dû longuement négocier avec la veuve de Stan Brakhage afin de pouvoir projeter Chartres Series[47] sur une cimaise. Marilyn Brakhage souhaitait que le film soit projeté en salle. En cause : la portée enveloppante de l’œuvre sensualiste du cinéaste qui prônait l’immersion totale du spectateur dans la contemplation des films :

« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive[48]. »

Peint sur pellicule, Chartres Series a été inspiré à Brakhage par les vitraux de la cathédrale de Chartres suite à un voyage en France. Confronté aux études de Matisse pour les vitraux de la chapelle de Vence, le film était projeté en face, depuis un projecteur 16 mm placé sur un très haut socle. La projection argentique permettait d’établir un beau rapprochement entre les deux pièces, en mettant en exergue le pouvoir révélateur de la lumière à travers la copie du film ouvragé, dont on observait le défilement. Cette fois, aucune silhouette humaine ne pouvait venir parasiter la réception du film en s’interposant physiquement entre le rayon lumineux du projecteur et la cimaise. Néanmoins, l’image semblait prisonnière d’un cadre étroit fixé trop haut sur le mur par rapport aux yeux du visiteur, ce qui atténuait la force du phénomène visuel. Impossible de s’immerger dans la partition colorée peinte par le cinéaste. Philippe-Alain Michaud regrette de n’avoir pu utiliser un projecteur plus performant, qui aurait amélioré le dispositif. La cohabitation d’un film et de dessins dans la même salle a, de plus, posé quelques problèmes d’éclairages. Cette exhibition ostentatoire de la machine présentait, d’autre part, un inconvénient : celui d’empêcher le rapport direct du visiteur au film. Celui-là se retrouvait en effet pris dans une relation triangulaire entre son œil, la visée du projecteur et la surface de projection, délimitée en hauteur, tel un vitrail dans une église. La perspective cartésienne résultant de cette mise en scène transcendentaliste écartait le corps du spectateur de la relation exclusive machine-image, au lieu d’inviter les sens à se plonger dans la contemplation du film. Un résultat contraire au dessein de Brakhage, dont le but était plutôt d’augmenter l’état de conscience du spectateur que de rendre hommage à la précision des machines :

« Et ici, quelque part, nous avons un œil capable de tout imaginer. Et là, nous avons l’œil de la caméra, pourvu d’objectifs polis propres à rendre les compositions occidentales des perspectives du XIXe siècle […], qui savait certes apprivoiser la lumière et imiter le cadrage juste comme il faut, cette caméra standard et son projecteur à la vitesse réglée pour enregistrer le mouvement comme s’il s’agissait d’une valse viennoise parfaitement lénifiante[49] ».

Si le film avait été projeté en salle, comme le désirait initialement Marilyn Brakhage, le spectateur se serait retrouvé face à un écran beaucoup plus large, dans un espace propice à l’immersion dans l’œuvre.

L’épouse du cinéaste n’était pas la seule à promouvoir la projection en salle. Peter Kubelka ne s’opposait pas uniquement à la numérisation des films, mais également à leur juxtaposition sur des cimaises. Notons également qu’aucun film lettriste n’a pu être présenté au Mouvement des images à cause des durées : la numérisation HD des formats longs coûtait trop cher[50]. Pour cette raison, Philippe-Alain Michaud a renoncé à intégrer à l’accrochage des films d’Isidore Isou, Maurice Lemaître ou Gil J. Wolman. Il ambitionnait de reconstituer une salle de cinéma dans le musée d’art moderne. Cela n’a pas été possible car il faut payer un projectionniste, dont le poste a été supprimé[51]. Une salle de cinéma existait dans le musée, au sein de l’accrochage des collections, jusqu’à sa fermeture pour travaux en 1997, mais elle n’a pas été reconstruite pour la réouverture en 2000[52]. Ce dispositif compensait pourtant la discrétion du film expérimental, présent dans les collections du MNAM, mais le plus souvent invisible dans les salles du musée. Il a donc fallu se contenter des salles de cinéma du sous-sol et du premier étage, qui dépendent du Département du développement culturel, et dont l’accès aux séances n’est pas compris dans le tarif d’entrée au musée.

Devant ces dilemmes, au Mouvement des images, la cinéaste Rose Lowder a accepté de tenter l’expérience d’un mode de diffusion inhabituel de ses Bouquets (1-10)[53]. Pour réaliser cette série, Rose Lowder a filmé le paysage dans un même site à des moments différents. Les plans ont été montés sans tenir compte de l’ordre chronologique de leur enregistrement, dans la caméra, au tournage, image par image, ce qui engendre un tressautement de l’image à la projection. Ce clignotement n’est toutefois pas l’enjeu des Bouquets maritimes ou végétaux composés par Rose Lowder[54] qui, au moyen de la succession saccadée des photogrammes, s’est attachée à tresser les images cueillies entre elles pour générer des tableaux quasi abstraits. Ces Bouquets d’une minute chacun furent diffusés sur une suite de dix petits écrans alignés et encastrés dans la cimaise noire à l’entrée de la « rue ». L’effet cadre, encourageant à l’analogie avec la peinture impressionniste, était cette fois assumé par la cinéaste[55]. Alors que la juxtaposition des écrans visait à restituer la vivacité du défilement des images durant la projection, la disposition dans l’espace évoquait la succession des photogrammes sur la pellicule et l’opération du montage image par image. D’un point de vue technique, d’après Rose Lowder, le tournage image par image souffre moins du transfert en numérique :

« Dans mon cas, je décide au cas par cas pour toute demande d’exposition de mes films 16 mm sous forme électronique. La série des Bouquets se présente le mieux car les images ont été réalisées image par image, ce qui procure une meilleure définition que celle des images tournées à des rythmes traditionnels. Mais l’exposition de cette façon représente l’équivalent des reproductions d’un tableau de Monet dans un catalogue ou livre sur l’art. Cela est très utile pédagogiquement[56]. »

Ainsi, si la cinéaste autorise parfois l’exposition des copies numériques de ses films sous forme d’installations, rien ne vaut la projection en 16 mm.

Loin de nous la volonté de cantonner l’expérience du film à la salle de cinéma, mais plutôt de montrer que, malgré la présence du cinéma expérimental dans les collections muséales et son indispensable prise en compte dans les rétrospectives historiques d’art moderne et contemporain, la présentation de certains films pose des questions inhérentes à leur déplacement, des salles obscures aux cimaises, ou encore, du projecteur argentique à l’écran plat ou au vidéo projecteur. Il s’agit maintenant de réfléchir à l’exposition de ces œuvres de sorte à en préserver les effets, et à rendre compte de leur fabrication de la manière la plus fidèle possible. À cette fin, les écrits de cinéastes – ou leurs témoignages lorsqu’ils sont encore en vie – demeurent les sources de référence les plus riches pour cerner des recherches très variées. Malgré les efforts fournis par les historiens et critiques du cinéma expérimental pour dégager des courants de pratiques, chaque cinéaste mène sa propre exploration du medium film. Travaillant comme des plasticiens (et parfois plasticiens eux-mêmes), les acteurs du cinéma expérimental s’écartent précisément du cinéma commercial par leur usage non standard de l’appareil cinématographique.

Remerciements chaleureux pour leur aide à Christophe Bichon (Light Cone), Cécile Dazord, Peter Kubelka et Rose Lowder. 

 

Notes

[1]  Stan Douglas, dialogue avec Christopher Eamon, dans Beyond Cinema: The Art of Projection. Films, videos and installations from 1963 to 2005, cat. exp., Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, 2006, p. 17 : « As an artist, I’ve taken to identifying my film works as “sculpture” to certain museums, just to avoid them deciding to transfer my films to DVD and projecting on some crappy LCD projector ».

[2] En France, c’est Pontus Hulten qui, en 1975, favorise l’intégration du cinéma expérimental aux activités du MNAM en demandant au cinéaste Peter Kubelka de constituer la collection du futur Centre Pompidou.

[3] Le mouvement des images, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006-2007.

[4] Sons & Lumières, une histoire du son dans l’art du XXe siècle, exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2004-2005.

[5] Nous n’insisterons d’ailleurs pas sur l’anachronisme entretenu par un tel choix.

[6] Exergue tiré d’un entretien avec P.-A. Michaud réalisé le 15 février 2007, retranscrit dans Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[7] Depuis Le mouvement des images, P.-A. Michaud a notamment monté l’exposition Hans Richter. La traversée du siècle, en collaboration avec Timothy O. Benson (directeur du Rifkind Center, LACMA, Los Angeles) au Centre Pompidou – Metz (2013-2014).

[8] Voir : Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, annexes, p. 44.

[9] On tire ensuite des copies à partir du négatif, destinées à la projection.

[10] L’accrochage était d’ailleurs divisé en quatre secteurs thématiques : Défilement, Montage, Projection et Récit.

[11] Rodney Graham, Rheinmetall/Victoria 8, 2003, installation cinématographique, 35 mm, 10 min 50 (boucle), couleur, silencieux, projecteur 35 mm Cinemeccanica Victoria 8, boucleur, socle.

[12] Marijke Van Warmerdam, Skytypers, 1997, installation cinématographique, 16 mm, 6 min 25 (boucle), couleur, silencieux, table de projection en bois, projecteur.

[13] C’est ainsi que la longue allée centrale du MNAM a été baptisée  : « la rue ».

[14] Richard Serra, Hand Catching Lead, 1968, 16 mm, 3 min, n&b, silencieux. Précisons que ce film a été réalisé pour sa télédiffusion au sein d’un programme télévisé produit par Gerry Schum, IDENTIFICATIONS, retransmis le 30 novembre 1970 sur la SWF allemande.

[15] Bruce Nauman, Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square, 1968, 16 mm, 10 min 40, n&b, silencieux.

[16] Joseph Cornell, Gnir Rednow, 1955, 16 mm, 6 min 30, couleur, silencieux.

[17] Fernand Léger, Le Ballet mécanique, 1924, 35 mm, 14 min, n&b, muet.

[18] Len Lye, Rhythm, 1957, 16 mm, 1 min 09, n&b, son.

[19] Chuck Close, Bob, 1973, Super 8, 11 min, n&b, silencieux.

[20] Paul Sharits, Piece Mandala/End War, 1966, 16 mm, 5 min, couleur, silencieux.

[21] Marcel Duchamp, Anémic cinéma, 1925, 35 mm, 7 min, n&b, muet.

[22] Man Ray, Le Retour à la raison, 1923, 35 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[23] Marcel Broodthaers, La Pluie (Projet pour un texte), 1969, 16 mm, 2 min, n&b, silencieux.

[24] László Moholy-Nagy, Jeu de lumière noir-blanc-gris, 1930, 35 mm, 7 min 30, n&b, silencieux.

[25] Matthias Müller, Home Stories, 1991, 16 mm, 6 min, couleur, son.

[26] Robert Breer, 70, 1970, 16 mm, 5 min, couleur, son.

[27] D’après les notes prises lors de l’intervention de P.-A. Michaud durant la table ronde sur Le Mouvement des images, lors de la journée d’étude Cinéma, art contemporain tenue le 9 décembre 2006 au Centre Pompidou, sous la dir. de Jacques Aumont et Philippe Dubois.

[28] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 61.

[29] Peter Kubelka, Arnulf Rainer, 1958-60, 35 mm, 6 min 30, n&b, son.

[30] Cette présentation du film Arnulf Rainer n’était pas inédite.

[31] Kubelka P., « La théorie du cinéma métrique », Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 80.

[32] Film as film: formal experiment in film (1910-1975), cat. exp., Londres, Hayward Gallery South Bank, 1979, p. 97.

[33] Sitney P. A., Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine (1943-2000), Paris, Paris Expérimental, 2002, p. 329.

[34] Mekas J., « An Interview with P. Kubelka », Film Culture, n° 44, 1967, p. 46 : « I could watch it with my eyes closed, as the light rhythms pulsated on and through the eyelids ».

[35] Kubelka, P., « Entretien avec Peter Kubelka par Christian Lebrat »,  Lebrat C. (éd.), Peter Kubelka, Paris, Paris Expérimental, 1990, p. 56.

[36] Michaud P.-A., « Le mouvement des images », Le mouvement des images, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 2006, p. 23.

[37] Nous l’avons déjà écrit : il n’y a pas d’obturateur dans un projecteur numérique.

[38] Sharits P., Entendre : Voir / Mots par page / Filmographie, Paris, Paris Expérimental, 2002 (1978), p. 21.

[39] Lebensztejn J.-C., « Entretien avec Paul Sharits (1983) », Lebensztejn J.-C., Brice Marden, Malcolm Morley, Paul Sharits : écrits sur l’art récent, Paris, Éd. Aldines, 1995, p. 172.

[40] Lettre de 1975 retranscrite dans Brenez N., McKane M. (dir.), Poétique de la couleur : anthologie, Paris, Auditorium du Louvre ; Aix-en-Provence, Institut de l’Image, 1995, p. 132.

[41] Paul Sharits, Ray Gun Virus, 1966, 16 mm, 14 min, couleur, son.

[42] Sharits P., « Notes on Films / 1966-1968 », Film Culture, n° 47, 1969, p. 14 : « Just as the “film’s consciousness” becomes infected, so also does the viewers’: the projector is an audio-visual pistol; the screen looks at the audience; the retina screen is a target. Goal: the temporary assassination of the viewer’s normative consciousness », à propos du film Ray Guns Virus.

[43] Sharits P., « À propos de la série Frozen Film Frames », Beauvais Y. (dir.), Paul Sharits, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 131.

[44] Tony Conrad, The Flicker, 1966, 16 mm, 30 min, n&b, son.

[45] Conrad T., « Tony Conrad on “The Flicker” », Film Culture, n° 41, 1966, p. 2 : « Technically, the range of perception of flicker or stroboscopic light is below a frequency of about 40 flashes per second (40 fps), above which the light is seen as continuous. Normal sound projection is at 24 fps. Below about 4 fps, the only real effect is of the light switching on and off. But in the range from 6 to 18 fps, more or less, strange things occur. The Flicker moves gradually from 24 fps to 4 fps […] The first notable effect is usually a whirling and shattered array of intangible and diffused color patterns, probably a retinal after-image type of effect. Vision extends into the peripheral areas and actual images may be “hallucinated”. Then a hypnotic state commences, and the images become more intense. Fixing the eyes on one point is helpful or necessary in eliciting the fullest effects. The brain itself is directly involved in all of this; it is not coincidental that one of the principal brain-wave frequencies, the so-called alpha-rhythm, lies in the 8 to 16 cycles per second range ».

[46] Mekas J., Ciné-journal : un nouveau cinéma américain (1959-1971), Paris, Paris Expérimental, 1992 (1972), p. 208-210.

[47] Stan Brakhage, Chartres Series, 1994, 16 mm, 9 min, couleur, silencieux.

[48] Brakhage S., Métaphores et visions, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998 (1963), p. 19.

[49] Ibid., p. 21.

[50] Voir Chevalier F., Le mouvement des images, place du film, mémoire de recherche de 4e année sous la dir. de Cécile Dazord, École du Louvre, 2007, p. 63.

[51] Ibid, p. 51 : « Avoir une salle de cinéma dans un musée c’est parfait. Simplement, la salle a été supprimée, et on n’a plus de poste pour un projectionniste à demeure dans le musée. »

[52] Une petite salle obscure a depuis été reconstruite au sein des collections permanentes, accolée à l’espace « Nouveaux Médias ».

[53] Rose Lowder, Bouquets (1-10), 1994-95, 16 mm, 11 min, couleur, silencieux.

[54] Au sujet de la genèse de ses Bouquets 21, 22, 23 et 24, R. Lowder affirme n’avoir pas voulu se contenter d’ « obtenir simplement un motif décoratif clignotant ». Voir : Lowder R., « Le cinéma comme art plastique », Aumont J. (dir.), Le septième art : le cinéma parmi les arts, recueil de conférences tenues en 2001-2002 au collège d’Histoire de l’art cinématographique, Paris, Léo Scheer, 2003, p. 195.

[55] Ses Bouquets 1, 7 et 10 avaient d’ailleurs déjà été présentés en boucle sur un panneau digital monté pour l’exposition Impressionnisme et naissance du cinématographe (Lyon, Musée des beaux-arts, 2005).

[56] Lowder, R., courrier électronique du 13 mars 2015. Rose Lowder y expliquait que certains films perdent énormément à la numérisation : « Accepter cette situation dépend de quel film il s’agit. Le résultat en prenant mon film Roulement, rouerie, aubage [1978, 16 mm, 15 min, couleur/n&b, silencieux] est lamentable parce que l’image digitale est incapable de représenter les différents grades de gris ou les transitions entre le plus ou moins flou et la définition des aspects de ce qui a été filmé. Même chose pour Couleurs mécaniques [1979, 16 mm, 16 min, couleur, silencieux] où l’évolution des couleurs plus ou moins soutenues ne peut pas être correctement représentée sous forme digitale ».

 

Pour citer cet article : Fleur Chevalier, "Le film expérimental à l’épreuve des cimaises : étude de cas tirés de l’accrochage Le mouvement des images (Centre Pompidou, Paris, 2006-2007) et de l’exposition Dynamo (Grand Palais, Paris, 2013)", exPosition, 17 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/chevalier-film-experimental-mouvement-des-images-dynamo/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)

par Delphine Miel

 

Delphine Miel est architecte DPLG et scénographe. Elle travaille principalement dans le domaine culturel, en France et à l’international. Elle a ainsi pu prendre part, au sein de différentes agences, à plusieurs projets de musées et de scénographies d’exposition, dont la rénovation du Musée d’Histoire de Marseille (avec le Studio Adeline Rispal), le concours pour l’extension du Musée d’Art Moderne de Sydney (avec Lordculture), ou encore la création de la National Art Gallery de Singapour (avec le Studio Milou). Elle a intégré très récemment l’agence d’architecture Philippe Prost et participe au projet d’aménagement des espaces d’exposition permanente et de la boutique de la Monnaie de Paris. Très attachée aux notions de contexte et de scénarisation des espaces, elle développe dans son travail une approche pluridisciplinaire et transversale, intervenant aussi bien en maîtrise d’œuvre qu’en assistance à maîtrise d’ouvrage. —

 

Le musée Guimet a présenté du 16 octobre 2013 au 27 janvier 2014 l’exposition Angkor, naissance d’un mythe. Élaborée à partir du travail de l’explorateur Louis Delaporte (1842-1925), qui fut directeur du musée indochinois du Trocadéro et contribua à faire connaître la civilisation khmère en France, cette manifestation fut surtout l’occasion de mettre en scène l’importante collection de moulages réalisés par Delaporte et ses équipes, au cours de leurs différentes expéditions, entre la fin des années 1870 et le début des années 1920. Issues de travaux passionnés et méticuleux d’observation, de compréhension et de recherche, ces pièces sont aussi pour la plupart les seuls éléments témoignant de vestiges aujourd’hui disparus ou du moins fortement altérés par l’humidité, la végétation grimpante ou les pillages successifs.

Louis Delaporte dirigea deux des missions réalisées entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans ce qui était alors l’Indochine, en 1873 puis en 1881-1882. Il en ramena – outre les moulages – une série de photos, croquis, relevés, ainsi que quelques pièces originales. En tout, plus de 250 pièces ont donc été exposées au musée Guimet, incluant également des prêts de différents musées, dont le musée national du Cambodge, à Phnom Penh, et le musée national d’Angkor, à Siem Reap.

Associant collections lapidaires et graphiques originales, moulages et agrandissements de dessins, l’exposition tendait à faire revivre l’atmosphère spectaculaire et « exotique » des expositions universelles et coloniales du temps de Delaporte (Fig. 1), par une scénographie mêlant restitutions et éléments de décors. Le visiteur pouvait ainsi à la fois appréhender l’histoire, l’architecture d’Angkor, et la façon dont l’Europe coloniale percevait ce site exceptionnel tout en contribuant à en faire un mythe.

Fig. 1 : présentation de sculptures khmères à l'exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).
Fig. 1 : Présentation de sculptures khmères à l’exposition universelle de 1878 (d’après, DELAPORTE L., Voyage au Cambodge. L’architecture khmer, Paris, C. Delagrave, 1880, p. 245).

Au-delà du contenu de l’exposition et de son intérêt tant artistique que scientifique, il convient de s’interroger sur la pertinence des choix faits pour la mise en espace des collections et de ce mélange entre objets originaux et copies, sans réelle distinction pour le public non averti, hormis par une lecture attentive des cartels. Nous reviendrons donc ici sur la mise en scène et le parcours de visite proposés, en regard de la nature des pièces présentées et de l’évolution des dispositifs de médiation aujourd’hui disponibles pour raconter, faire revivre ou immerger.

Le parcours de visite

L’exposition est scindée en deux espaces : le premier occupe les salles d’exposition temporaire du musée, au rez-de-jardin ; le second investit partiellement la salle dite salle khmère, au rez-de-chaussée.

Au rez-de-jardin, après une présentation, sous forme d’introduction, de Louis Delaporte et de Henri Mouhot[1], premier découvreur d’Angkor, débute donc l’exposition proprement dite, avec le récit des missions archéologiques de 1873 et 1881-82. Dessins et gravures, photographies anciennes, livres, plans et cartes accompagnent les premiers moulages et quelques pièces lapidaires originales.

Ensuite les espaces se succèdent, cloisonnés par des cimaises figurant des portes, à l’image des galeries en enfilade des temples khmers : après le temps de la découverte est ainsi raconté celui du retour en Europe, avec les présentations réalisées au musée indochinois du Trocadéro et lors des expositions universelles et coloniales, entre 1878 et 1936. Évoquant les reconstitutions ou projets de reconstitutions à l’échelle 1 de l’époque, c’est donc cette partie de l’exposition qui présente l’essentiel de la collection de moulages. Complets ou partiels, parfois à vocation purement didactique, ils rendent compte de la richesse et de la qualité de détail de la sculpture khmère, dont les bas-reliefs sont de véritables livres d’images.

Puis les moulages tombent dans l’oubli. À la fermeture du musée indochinois en 1927, ils sont affectés au musée Guimet. Mais, quelque peu considérés comme des copies sans valeur, ils sont démantelés et entreposés dans des lieux divers pour être finalement stockés, en 1973, à l’abbaye de Saint-Riquier, dans la Somme, que le musée Guimet a investi comme réserve. L’exposition évoque alors brièvement le travail de restauration entrepris en 2012 pour sauver la collection de moulages, fortement endommagée par de mauvaises conditions de conservation dans l’abbaye, ainsi que par des déplacements successifs et sans précautions particulières dans les différentes salles de réserve.

La visite se poursuit par une dernière salle au rez-de-jardin, dédiée à l’apport du travail de Louis Delaporte sur l’étude de la culture et de l’architecture khmère, et s’achève par la salle khmère, au rez-de chaussée, dans laquelle sont présentées les pièces les plus impressionnantes de la collection, dont les moulages d’une des tours à visages du Bayon, sur le site d’Angkor Thom.

Moulages et pièces originales : l’écueil de l’homogénéité scénographique 

Nul ne conteste plus aujourd’hui l’importance et la qualité des pièces présentées, originales tant que moulages. Devenus les seules traces d’une architecture à présent disparue ou fortement altérée, certains moulages font d’ailleurs figure de quasi originaux.

Pourtant, c’est justement par cette ambiguïté entre pièces originales et copies que la scénographie échoue partiellement à transmettre l’émotion et la magie de la découverte, qui pourtant est un des sujets de l’exposition et un des fondements du « mythe » Angkor. Au-delà de l’image romantique de ruines perdues dans la jungle, de l’évocation d’une splendeur passée et d’une civilisation disparue, il y a en effet le destin de ces découvreurs, plus ou moins célèbres, dont Louis Delaporte est l’un des représentants.

Les moulages en eux-mêmes témoignent de la véritable passion de Delaporte pour la civilisation khmère et les vestiges qu’il fit connaître. Leur qualité traduit également le labeur qu’ils ont dû nécessiter. Les carnets de voyage présentés dans l’exposition nous aident en effet à imaginer les conditions dantesques dans lesquelles les pièces ont été réalisées : la chaleur et l’humidité de la forêt cambodgienne ; le transport, à l’aide d’éléphants, puis en bateau jusqu’à Saïgon[2], puis sur les océans, et enfin sur la Seine jusqu’à Paris…

Mais de cette histoire là, peu nous est raconté. Présentés comme des objets originaux (même typologie de cimaise, d’accrochage, de soclage, de cartels), on ne voit ni la structure, ni la matière des moulages. C’est seulement dans la section – très succincte – dédiée à leur restauration que le visiteur est pour la première fois confronté à un moulage endommagé et présenté de telle façon qu’il peut ainsi en mesurer l’ampleur, en percevoir les défauts, les reprises éventuelles, les gestes du travail manuel.

Dans les autres séquences de l’exposition, seule une lecture attentive des cartels permet de faire la distinction entre objets originaux et reproductions. L’on pourrait passer outre en considérant ces moulages comme des œuvres en elles-mêmes mais, paradoxalement, l’absence de mise en valeur de toute trace de fabrication, de défauts, bref, de tout ce qui en fait des objets incarnés et vivants, les banalisent et leur font perdre leur statut d’objet précieux, dont seuls les visiteurs spécialistes du sujet peuvent alors mesurer la valeur.

À cela s’ajoute le contexte spatial difficile dans lequel prend place l’exposition. La salle d’exposition temporaire, un espace incertain, en sous-sol du musée, ne bénéficie d’aucune vue ou éclairage naturel et offre une hauteur sous plafond relativement faible pour ce type de collections et pour des restitutions partielles ou totales. Par ailleurs le découpage en deux parties entre le rez-de-jardin et le rez-de-chaussée n’aide pas à la cohérence du propos : en entrant dans le hall du musée, le visiteur est naturellement attiré par la salle khmère, où s’achève l’exposition, tandis que l’accès à la salle d’exposition temporaire, où débute la visite, se fait par un escalier latéral, sans véritable mise en valeur ou signalétique spécifique.

Enfin, les périodes d’affluence trahissent d’évidents problèmes de flux et de gestion des accès, que le musée aura sans doute à régler dans les années à venir : en raison de l’exiguïté des espaces, les files d’attente sont longues et fastidieuses – à l’entrée du musée, puis à l’entrée de l’exposition proprement dite et enfin au cours de la visite, entre l’espace d’introduction et les premières salles du parcours.

L’exposition se situe donc dans une sorte d’entre-deux : d’un côté, une présentation ambiguë de moulages à la fois œuvres et objets désincarnés ; de l’autre, pour comprendre et saisir justement cette différence entre pièce originale et reproduction, un contenu très détaillé nécessitant une lecture attentive, mais rendue difficile du fait de l’exiguïté des espaces au regard du nombre de visiteurs. Les deux facettes ne dialoguant finalement qu’assez peu.

Et l’on ne peut que regretter que, oscillant entre décor ou reconstitution partielle et présentation très didactique, la mise en espace ne soit finalement ni dans le spectaculaire des expositions coloniales ou universelles, ni dans la mise en avant du travail humain. En choisissant cette dernière comme angle d’attaque, la scénographie aurait alors pu montrer davantage le processus de fabrication de ces moulages, ne serait-ce qu’en permettant au visiteur de les visualiser dans toute leur dimension, en face avant comme en face arrière ; et, ainsi, expliciter de façon plus affirmée le processus de relevé et de restitution, sans nécessairement tenter de « rejouer » les mises en scène des expositions universelles et coloniales. Les moulages ont aujourd’hui en effet changé de monde et de vocation : réalisés à une époque où il s’agissait d’affirmer le rayonnement de l’empire colonial français et sa richesse culturelle, ils ne participent plus de cette logique, mais témoignent en revanche d’un savoir-faire et d’une démarche scientifique.

Il nous semble donc qu’il aurait été juste de présenter ces moulages non comme un résultat, mais comme un processus, et ainsi de développer dans ce sens tant la médiation que la mise en espace. À ce titre, il aurait été intéressant notamment de pouvoir consulter les carnets de voyage et photographiques, par le biais d’outils multimédia ad hoc (livre virtuel, table tactile, etc.).

Prospectives

Cet exemple d’exposition au musée Guimet nous amène à nous poser la question suivante : à l’heure des images de synthèse, des photographies numériques, de la vidéo, d’internet et surtout de la possibilité élargie à un plus grand nombre de voyager, la présentation de moulages a-t-elle encore du sens ? Nous nous plaisons à croire que oui. L’histoire et le temps passé ont donné à de tels objets – instantanés en trois dimensions – une valeur à la fois scientifique et patrimoniale. Pour autant, il convient de s’interroger sur la nécessité de trouver la bonne articulation entre ces objets et les nouveaux supports de médiation et de présentation du réel, ainsi qu’avec les pièces originales.

Dans cette perspective, la scénographie doit servir à la mise en valeur de ces instantanés, mais sans les travestir : ne pas les cacher, ne pas les habiller, bien au contraire. Car c’est dans la limite entre vrai et faux que résident tout l’intérêt et la force de telles collections.

 

Notes

[1] Henri Mouhot (1826-1861), naturaliste et explorateur, découvrit le site d’Angkor au cours d’une expédition menée durant l’hiver 1859-60. Il mourut de la fièvre jaune le 1er novembre 1861 à Luang-Prabang, au Laos.

[2] Aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville.
 

Pour citer cet article : Delphine Miel, "Exposer des moulages : le cas de l’exposition Angkor, la naissance d’un mythe (musée Guimet, Paris, 2013-2014)", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/miel-exposer-moulages-exposition-angkor-naissance-mythe-musee-guimet-2013-2014/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)

par Armelle Fémelat

 

— Armelle Fémelat est docteure en histoire de l’art moderne, chercheuse associée au centre d’Études supérieures de la Renaissance (CESR-Université François-Rabelais de Tours). Spécialiste du portrait équestre, elle a contribué au catalogue de l’exposition Le printemps de la Renaissance avec un article sur Donatello, inventeur du monument équestre public moderne. Elle poursuit ses recherches sur la problématique de la représentation animale, en particulier sur la question du portrait animal à l’époque moderne. —

 

L’ambition de l’exposition Le Printemps de la Renaissance, présentée au Louvre en 2013, était de taille : montrer « comment les sculpteurs florentins ont inventé la Renaissance », ce qui constitue un défi par rapport à l’imaginaire collectif « qui place plutôt la Renaissance du côté de la peinture » à en croire Marc Bormand, conservateur en chef du département des Sculptures du musée du Louvre[1]. Ce dernier fit le choix de le relever avec Beatrice Paolozzi Strozzi, directrice du museo nazionale del Bargello de Florence, co-commissaire de cette exposition qui se déclina au Palazzo Strozzi de Florence (La Primavera del Rinascimento. La scultura e le arti a Firenze 1400-1460, 23 mars – 18 août 2013), puis au Louvre (Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence, 26 septembre 2013 – 6 janvier 2014). Si le catalogue d’œuvres était identique et le projet scientifique commun, ces deux expositions n’en eurent pas moins une esthétique propre, reflet des personnalités, des goûts et des conceptions des professionnels qui les pensèrent et réalisèrent. En particulier, chacune se distinguait par sa muséographie, fruit de la spécificité des lieux – le piano nobile du Palazzo Strozzi et le hall Napoléon du Louvre – et du travail des équipes dirigées par Beatrice Paolozzi Strozzi et l’architecte Luigi Cupellini[2] à Florence, par Marc Bormand et le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri[3] à Paris, offrant in fine des perceptions parfois assez différentes – et complémentaires – des œuvres.

À projet exceptionnel, muséographie exceptionnelle : en effet, l’exposition parisienne, qui sera l’unique objet de cet article, a su s’appuyer sur une scénographie, sobre et efficace, ainsi que sur un parcours, rythmé et séquencé, le tout servant à la fois le propos scientifique et l’expérience de visite du spectateur (Fig.1).

Affiche de l'exposition
Affiche de l’exposition © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Des chefs-d’œuvre rarement venus en France

La première grande qualité de cette exposition fut de donner à voir au public parisien quantité de chefs-d’œuvre rarement, voire jamais, venus en France. Parmi les plus remarquables figurent les bas-reliefs en bronze de Brunelleschi et Ghiberti du concours de 1401 pour la porte du baptistère de la cathédrale de Florence, la Maquette de la coupole de Brunelleschi (ca. 1420-1440), le Saint Matthieu de Ghiberti (1419-1422) et le Saint Louis de Toulouse de Donatello (1422-1425), les bas-reliefs donatelliens représentant Saint Georges et le dragon (ca. 1417), le Festin d’Hérode (ca. 1435) et La Madone Pazzi (ca. 1420-1425), le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Desiderio da Settignano (ca. 1450-1455) ou celui d’Antonio Chellini par Antonio Rossellino (1456). Habituellement dispersés au gré de leurs lieux de conservation respectifs, ils furent ainsi rassemblés le temps de l’événement, un rêve muséal que nul ne s’autorisait à croire réalisable.

L’exposition permit en outre la confrontation de sculptures de dimensions, de matériaux et de destinations très variables, allant de médailles, de pièces d’orfèvrerie et de petits objets de dévotion privées à des statues monumentales, parfois mises en parallèle avec des enluminures, des panneaux peints et même des fragments de fresque. Bienvenues, ces confrontations entre peintures et sculptures florentines permettaient de donner à voir et de démontrer visuellement le primat de la renaissance de la sculpture.

Un autre mérite de la sélection des œuvres tenait à leur nombre limité. Triés sur le volet, les 145 objets échappèrent ainsi à l’inévitable « effet zapping » induit par trop de sollicitations. Il semblait ainsi possible de se concentrer sur chacun des objets présentés, avec la satisfaction – malheureusement pas toujours autorisée dans les expositions et les musées – de pouvoir en faire le tour, au propre comme au figuré (Fig. 2).

Reliefs concours (1401) et maquette de la coupole
Fig 2 : Reliefs du concours (1401) et maquette de la coupole © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une scénographie structurant le propos et mettant en valeur les œuvres

La deuxième grande réussite du Printemps de la Renaissance tint à sa scénographie : une véritable architecture qui eut le double avantage de structurer le propos et de mettre en valeur les objets exposés – et non d’en gâcher la lecture et l’appréciation comme cela arrive malheureusement trop souvent. Conçue par le duo d’architectes Anne Philipponnat et Michel Antonpietri rattachés au musée du Louvre, une telle scénographie s’inspirait aussi discrètement qu’efficacement de l’architecture florentine de la Renaissance. Évitant l’écueil de perdre les œuvres dans un décor artificiel, cette mise en contexte permit au contraire de mieux les comprendre. Les architectes souhaitaient qu’il n’y ait surtout « aucune ambiguïté, que le public n’ait pas à chercher la suite du parcours de manière à pouvoir être complètement absorbé et disponible pour les innombrables données à intégrer. En revanche, du coup, il fallait combattre une monotonie en trouvant des séquençages assez subtils[4] ». Ce raisonnement s’avéra pertinent et convaincant.

Construite à partir des formes géométriques simples à la base de l’architecture florentine de la première Renaissance, en particulier le double carré, le cercle dans le carré et le cube, cette scénographie évoquait la ville et l’architecture, de manière à « restituer au mieux les œuvres dans leur contexte[5] », comme l’appela de ses vœux le commissaire de l’exposition. Le but fut de « rester dans l’évocation par la mise en place de géométries très simples et de ne jamais être dans la restitution[6] », via « un langage très sobre, permettant de trouver des situations spatiales très différentes pour accompagner la spécificité des œuvres[7] » en évitant ennui et redite. De fait, Michel Antonpietri affirmait « ne pas avoir voulu être dans le pastiche, dans le décoratif, la théâtralisation, mais bien plutôt dans la suggestion de l’architecture, l’évocation de l’urbain et de Florence[8] ». Et ces évocations furent d’autant plus essentielles qu’elles participèrent du propos scientifique visant à établir le primat de la renaissance sculpturale. En se référant ainsi explicitement à l’architecture de la Renaissance florentine à laquelle la sculpture fut étroitement liée, la scénographie matérialisait l’idée selon laquelle la sculpture « a été la première à se faire l’interprète de la nouvelle civilisation », ce « rôle d’avant-garde de la Renaissance[9] » lui étant encore trop rarement reconnu. La présence concrète de l’architecture démontrait clairement la manière dont la renaissance de la sculpture advint dans le cœur sacré de la cité florentine, en particulier au Duomo – tant sa façade et ses contreforts que son campanile et les portes de son baptistère – puis à Orsanmichele.

Ce faisant, les scénographes réussirent à surmonter les contraintes architecturales inhérentes à l’espace Napoléon du Louvre, la grande difficulté tenant en particulier aux deux longues salles structurées par leur hauteur, facilement perçues comme de longs couloirs. L’aménagement de la longue section dédiée aux Madones, rendue attrayante en dépit d’un grand nombre d’œuvres relativement similaires, paraît emblématique de cette réussite scénographique. La solution fut de séparer les hauts-reliefs des bas-reliefs. Les hauts-reliefs furent présentés d’un côté, sur des socles harmonieusement assortis mais tous différents, et sous des cloches pour certains d’entre eux. Quant aux bas-reliefs, ils furent répartis de l’autre côté, à l’intérieur de deux séries de trois niches, à fond plat ou plus souvent arrondi, séparées par un long banc. Les scénographes réussirent ainsi à concevoir un parcours clair et cohérent, évitant les écueils de répétition et d’un certain systématisme tout en respectant les règles et principes préétablis de cohérence et de simplicité, doublés du souci de la déclinaison et du détail (Fig. 3).

Fig. 3 : Section Madones
Fig. 3 : Section dédiée aux Madones © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le pari fut tout aussi réussi pour la seconde section en longueur, consacrée à la romanité. Le fait de positionner à son extrémité le Saint Matthieu de Ghiberti en œuvre d’appel s’avéra particulièrement pertinent. D’une manière générale, dans cette exposition, les œuvres de format monumental, c’est-à-dire outrepassant la grandeur nature, relativement nombreuses, jouèrent un rôle déterminant dans l’organisation de l’espace et le séquençage du parcours. Nécessairement positionnées dans les grandes hauteurs, elles contribuèrent à structurer et à dynamiser l’architecture tout en évoquant la cité de Florence par leur échelle monumentale. Cela étant, il fallut parfois également créer des subdivisions internes pour guider l’œil du spectateur par un système de perspectives et de points de focale intermédiaires qui, à l’image de l’ensemble du parcours, dessinait des trajectoires et des tableaux d’ensemble permettant de relier les œuvres entre elles. L’espace central fut ainsi ponctué de l’Autoportrait d’Alberti, de la Base d’autel provenant de la Santissima Annunziata et du Buste de San Rossore de Donatello et se referma sur les statues monumentales du Saint Louis de Toulouse et du Saint Matthieu. De nombreuses mises en binôme ou triangle d’œuvres furent ainsi ménagées tout au long du parcours au moyen de perspectives visuelles, à l’image du petit Reliquaire de la Sainte Ceinture et du Chapiteau de la chaire de la Sainte Ceinture provenant de la cathédrale de Prato, ou encore des Deux anges en adoration et de l’Epigraphie du monument funéraire Aragazzi de Michelozzo placés en vis-à-vis d’une reconstitution photographique dudit tombeau conçu pour Santa Maria de Montepulciano (Fig. 4).

Fig. 4 : Section romanitas
Fig. 4 : Section dédiée aux Romanitas © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Une autre contrainte architecturale et matérielle qui s’imposa finalement comme un élément structurant et constitutif du parcours muséographique résidait dans les normes de sécurité visant à la bonne conservation des œuvres. Pour imposer une indispensable distance de sécurité avec certaines pièces, les scénographes préférèrent le système du podium, renforcé par un code couleur, à celui des barrières. Ces podiums ou trottoirs de mise à distance, pour rester dans le langage architectural, contribuèrent à évoquer l’architecture et l’urbanisme de Florence. Comme d’autres éléments de la scénographie, ils permirent ainsi de matérialiser la place que prit la sculpture dans leur cœur de la cité florentine dans la première du XVsiècle. En outre, de tels trottoirs présentèrent les avantages combinés de créer « une mise à distance et en même temps une mise en scène qui unifiait le parcours », avec une incidence « par rapport à la signalétique ainsi que sur le plan de la lumière, dans la mesure où ils accentuaient l’illumination de l’espace[10] », tout en servant de support aux cartels des œuvres. Marc Bormand y vit « l’énorme avantage de pouvoir placer les cartels, écrits en gros caractères et de la sorte bien lisibles, à plat, ce qui permettait de résoudre la question de leur localisation[11] ». Les architectes parvinrent donc à « utiliser la contrainte forte qu’était cette nécessité de mettre à distance les œuvres, et de faire en sorte qu’elle participe au langage global de la géométrie. Utilisée comme une des composantes de la géométrie générale, cette contrainte s’est transformée en outil[12] », les podiums et les vitrines étant venues structurer le parcours.

Et de la même manière, les vitrines – uniques et construites spécialement pour chaque objet, à l’image de l’ensemble du mobilier muséographique – n’en possédèrent pas moins une dimension esthétique, en sus de leur incontournable et parfois irremplaçable rôle sécuritaire. Marc Bormand avoue avoir caressé le « rêve de voir les objets flotter dans l’espace », ce qui se matérialisa via d’importantes vitrines, à l’image de celle contenant la petite Vierge en ivoire dans la première section « qui flotta dans son énorme dans son énorme espace, ce qui lui donna à la fois légèreté et monumentalité[13] ». La difficulté pour les scénographes fut cependant de penser chaque vitrine « tout en arrivant à garder des séries, à ne pas multiplier les dispositifs et à garder une homogénéité[14] », toujours en vertu du principe de clarification de la lecture et dans l’objectif de « ne pas multiplier les langages architecturaux, pour faire qu’ils s’oublient. Que dans l’espace, on soit à chaque fois dans un événement, mais dans la déclinaison, dans les typologies de mobilier[15] ».

Pour résumer, voici les principes qui guidèrent cette scénographie et en assurèrent la réussite : luminosité, clarté, fluidité et sobriété, quatre notions définies au départ par Marc Bormand, qui servirent de références tout au long du projet. Selon lui, « la clarté et la sobriété étaient très importantes pour bien percevoir les œuvres et pour leur donner, peut-être, une valeur plus moderne[16] ».

Un parcours rythmé, séquencé et ponctué de surprises

La troisième qualité de la scénographie de cette exposition découlait de la seconde : le parcours rythmé et séquencé, produit d’une scénographie performante jusque dans ses codes couleurs, signalétiques et graphiques. Découpé en dix sections thématiques, le parcours était spatialement structuré en fonction de quatre grands temps forts : l’arrivée, les salles d’entrée et de sortie ainsi qu’une rupture à mi-parcours.

Comme précédemment évoqué, l’une des manières de structurer l’espace et la scénographie fut de placer des sculptures monumentales à des endroits stratégiques. Ces œuvres d’appel s’imposèrent très efficacement dès l’entrée de l’exposition, où trôna le célèbre protomé équin antique, également visible aux visiteurs du musée, d’en haut grâce à la rotonde. Le commissaire Marc Bormand s’en félicita, à juste titre, saluant « ce point de vue perspective depuis l’entrée scénographique, construit, extrêmement fort et qui permettait en même temps dès l’entrée de donner le propos de l’exposition, avec la mise en parallèle du Protomé Carafa Renaissance et de la tête grecque du IVe siècle[17] ».

Mais le séquençage et le rythme du parcours résultèrent aussi des couleurs et des matériaux des murs et du sol, de l’éclairage et de la sonorisation. La singularité des espaces d’entrée et de sortie de l’exposition, traités de façon similaire, et fort différente des autres salles du parcours, était particulièrement marquante. La première et la dernière salle étaient en effet à la fois totalement blanches et refermées sur elles-mêmes. Outre la couleur et la lumière, tout un travail fut mis en œuvre de manière à étouffer les sonorités, à absorber les sons, offrant du même coup au spectateur une perception spatiale unique. Ces espaces matérialisaient ainsi un véritable passage – initiatique ? – entre l’espace interne de l’exposition et l’extérieur, un passage mental et sensoriel exprimé par la couleur blanche.

Dans les autres salles, le blanc alternait avec le gris, les deux couleurs de l’architecture florentine du Quattrocento, s’alliant à la fois au marbre et au bronze. La présence du gris permit en outre d’évoquer « l’idée architecturale de l’intérieur-extérieur » via « une sorte d’extérieur à fond perdu sur lesquelles ressortaient des architectures blanches. Les surfaces grises matérialisaient le fond de la boîte existante à l’intérieur desquelles les constructions blanches se structuraient[18] ». (Fig. 5).

Fig. 5 : Salle d'entrée
Fig. 5 : Vue de la salle d’entrée © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Autre zone traitée de manière spécifique : la cassure agencée à mi-parcours dans l’espace ménagé à l’arrière de l’entrée. Ouvert sur les lumières et les rumeurs de l’espace situé sous la pyramide inversée, ce passage fut conçu comme une sorte de respiration, destinée à soutenir l’attention du public, ce à quoi s’ajoutait un effet de surprise ménagé par deux têtes de cheval « tellement saisissantes que les gens étaient pris par la contemplation de ces œuvres[19] ». Et ce d’autant plus qu’ils découvraient ensuite, dans la salle suivante, une reconstitution du Gattamelata de Donatello, rendant l’expérience de cette dernière découverte encore plus intéressante pour Michel Antonpietri, convaincu des ressorts vertueux de l’inattendu en matière de scénographie (Fig. 6).

Fig. 6 : Vue depuis la rotonde
Fig. 6 : Vue depuis la rotonde © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Manifeste, cette volonté de créativité et d’effet de surprise assumée par les scénographes se jouait à tous les niveaux, y compris dans le choix de l’emplacement des panneaux de section. La volonté d’échapper à tout systématisme dans ce domaine ne fut cependant pas une réussite totale, certains passages entre deux sections paraissant confus. Un certain temps était parfois nécessaire pour trouver les titres et les textes d’introduction des sections III, IV, VI, faute de structure architecturale claire et de reprise du même système d’un espace à l’autre.

L’inattendu avait donc été pensé par les architectures comme un acteur à même de dynamiser le parcours. Il paraît rassurant de savoir que les concepteurs de l’exposition ont compté sur la sensibilité et l’intelligence du public, qu’ils lui reconnaissaient a priori. Par ailleurs, ils veillèrent également à son confort, en ne négligeant ni son éventuelle fatigue physique ni la lassitude qu’ils essayèrent de contrer au mieux. Ainsi, des moments de repos et de méditation furent conçus. Des zones de transition furent disséminées ça et là, parfois à l’intérieur des espaces d’exposition, parfois en périphérie, ponctuées de longs bancs.

Une autre manière de soutenir l’attention et d’éviter la monotonie fut de varier la hauteur d’accrochage des œuvres. Là encore, aucun systématisme ne fut adopté mais un principe de départ, tempéré par des ajustements et des exceptions, au cas par cas. Plusieurs objets furent ainsi volontairement exposés en hauteur par rapport à l’œil du spectateur. Parfois pour évoquer la hauteur d’exposition originelle, de certaines statues monumentales d’extérieur notamment, comme celles de la série de Piero di Giovanni Tedesco provenant du deuxième niveau de la façade de la cathédrale de Florence, ou d’Abraham et Isaac de Donatello et Nanni di Bartolo conçus pour la façade du campanile de la même cathédrale ; d’autres fois pour créer un effet, telle la Maquette de la coupole qui dominait « comme une silhouette emblématique » sans nuire à sa lisibilité. En réalité, cette hauteur fut d’abord le résultat des tractations autour des conditions de prêt et d’exposition de cette œuvre symbolique et rarement prêtée. Une nouvelle fois, la contrainte de départ se transforma en avantage scénographique (Fig. 7).

Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi
Fig. 7 : Maquette de la coupole de Brunelleschi © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Le relief de Saint Georges délivrant la princesse de Donatello d’Orsanmichele fut, quant à lui, volontairement exposé un mètre plus bas que dans sa configuration d’origine. La lisibilité et la possibilité offerte au public de pouvoir contempler ce bas-relief en détail, dans des conditions optimales, tant d’éclairage que de hauteur, primèrent donc sur la volonté de restituer l’œuvre dans ses conditions originelles d’exposition, notamment de perspective. Marc Bormand revendiqua « le parti de le présenter à une hauteur où l’on puisse facilement voir le fond[20] ». Même choix pour les Saint Matthieu et Saint Louis de Toulouse monumentaux, exposés 80 cm ou un mètre plus bas que leur hauteur d’origine, de manière à ce que les spectateurs puissent voir leur visage. Détail et lisibilité versus perspective, tels sont les données de « cet équilibre toujours fragile entre le respect du positionnement d’origine de l’œuvre et le fait qu’on est dans une exposition, dans un musée, avec une nécessaire visibilité de l’œuvre[21] ». Les choix et la politique d’accrochage varièrent donc d’une œuvre à l’autre, sans que le spectateur n’en fut conscient ni averti, ce qui est monnaie courante. Aurait-on intérêt à informer d’emblée les spectateurs de tels enjeux de muséographie et de scénographie ? Le public est-il en demande de ce type d’informations ? N’a-t-il déjà pas assez – trop parfois – à lire, sans que cela n’empiète sur la contemplation des œuvres ?

D’autres surprises encore furent suscitées par des dispositifs signalétiques originaux, en particulier des photographies tramées en grisaille qui permirent d’évoquer quelques œuvres monumentales fondamentales pour le propos mais qu’il n’était pas possible de présenter dans l’exposition. Utilisé avec parcimonie – pour éviter de le dévoyer –, ce procédé fut répété à trois reprises : pour la Reconstitution du tombeau Agarazzi par Michelozzo, puis la Statue équestre du Gattamelata par Donatello sur la place du Santo à Padoue, et enfin le Tabernacle d’Antonio Rossellino à l’hôpital de Santa Maria Nuova (Fig. 8).

Fig. 8 : Gattamelata. Sections Condotierres
Fig. 8 : Gattamelata dans la section dédiée aux  Condottières © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

De ce point de vue, les choix muséographiques de l’équipe du Louvre furent très différents de ceux opérés en Italie, où la scénographie était davantage théâtralisée, notamment par la lumière, et par la présence de copies d’œuvres moulées, notamment le tabernacle qui accueillait à l’origine l’œuvre de Rossellino (Fig. 9 et 10).

fig. 9 : Moulage tabernacle Rosselino, Florence
Fig. 9 : Moulage du Tabernacle de Rossellino, exposition de Florence © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin
Fig 10 : Photographie Tramée tabernacle Rosselino, Paris
Fig 10 : Photographie tramée du Tabernacle de Rossellino, exposition de Paris © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Aussi didactique qu’esthétique, ce dispositif signalétique a été conçu par Frédéric Poincelet, un des graphistes du musée du Louvre, également en charge de la typographie. Pour l’exposition, il créa une typographie spécifique inspirée des inscriptions de la Renaissance. Notamment pour le titrage des sections, inscrites sur un fond d’argent vieilli, dont les lettres interprétaient celles « à l’antique » des débuts de la Renaissance, inspirées par l’épigraphie romaine. Si cette création typographique fut mûrement réfléchie, sur des critères d’esthétique et de sens, et mise en abyme au regard des diverses inscriptions présentes sur les œuvres exposées, à commencer par le fragment d’Inscription du tombeau Aragazzi, elle n’était pas entièrement convaincante. Certains titres de sections se sont avérés difficilement lisibles, tant du fait de la mauvaise visibilité due aux couleurs et à l’éclairage que de la présence de petits points entre chaque lettre (Fig. 11).

Fig. 11 : Section
Fig. 11 : Vue d’ensemble de l’exposition et texte d’introduction © 2014 Musée du Louvre / Antoine Mongodin

Il n’en demeure pas moins que le pari ambitieux de cette scénographie, pensée et construite comme une véritable « architecture d’exposition » participe de la réussite du Printemps de la Renaissance au Louvre, dont le dessein était de combiner exigence, rigueur scientifique et accessibilité. Aux antipodes des expositions spectacles à la scénographie théâtralisante de Robert Carsen[22] – expression d’un goût et d’un courant actuellement très en vogue –, l’architecture sobre du Printemps de la Renaissance n’en fut que plus efficace. En réponse au vœu pieux récemment formulé par Christophe Averty que la mise en scène d’une exposition « ménag[e] des surprises, évitant l’écueil du sensationnel » et que « les croisements ou rapprochements proposés suggèr[ent] des pistes de réflexion sans asséner de théorie ni de vérité historique contestable[23] », la simplicité, la rigueur et la beauté de la scénographie firent sens. On ne peut que saluer après Marc Bormand « un travail de scénographie formidable[24] » ayant réussi à la fois à mettre en valeur les œuvres, à donner forme au propos scientifique et à rendre l’expérience de visite très satisfaisante.

 

Notes

[1] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[2] Pour une présentation de la scénographie de l’exposition florentine au Palazzo Strozzi, voir : http://www.palazzostrozzi.org/mostre/la-primavera-del-rinascimento (consulté en janvier 2014).

[3] Architectes travaillant au sein de la direction Architecture, Muséographie, Technique du musée du Louvre.

[4] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[5] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[6] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[7] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[8] Ibid.

[9] Bormand M., Paolozzi Strozzi B., « À propos d’un primat », Le Printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence (1400-1460), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2013, p. 20.

[10] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[11] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[12] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[13] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[14] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[15] Philipponnat A., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[16] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[17] Ibid.

[18] Antonpietri M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[19] Ibid.

[20] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

[21] Ibid.

[22] Fémelat A., « Les expositions-spectacles de Robert Carsen et la scénographie en question », Penser l’exposition, points de vue pragmatiques, journée d’études interdisciplinaire, Université Paul-Valéry de Montpellier, 15 février 2013.

[23] Averty C., « Expositions. Les tableaux, voies de l’émotion et du plaisir », Le Monde, vendredi 4 octobre 2013, en ligne : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/10/03/les-tableaux-voies-de-l-emotion-et-du-plaisir_3489021_3208.html (consulté en janvier 2014).

[24] Bormand M., entretien avec Armelle Fémelat, le 25 novembre 2013.

 

Pour citer cet article : Armelle Fémelat, "Clarté, sobriété et élégance : le pari architectural réussi de la scénographie du Printemps de la Renaissance (musée du Louvre, Paris, 2013-2014)", exPosition, 9 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles2/femelat-scenographie-printemps-renaissance-musee-louvre-2013-2014/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*

par Sylvain Demarthe

 

Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition.

 

Le château comtal de Carcassonne est érigé au cœur de la cité par les vicomtes Trencavel, dès le début du XIIsiècle[1]. Aujourd’hui Monument national[2], il abrite un important musée lapidaire qui, créé en 1920, profite des fonds du musée des beaux-arts, eux-mêmes progressivement constitués grâce à la société des Arts et Sciences depuis 1836[3]. Réaménagé à partir de 1958 par son conservateur Pierre Embry (1886-1959), il est inauguré en 1961[4] et, organisé autour de sept salles[5], forme un aperçu condensé de l’intérêt essentiellement porté au patrimoine médiéval, carcassonnais et plus largement audois, depuis la première moitié du XIXsiècle[6]. Accessible à la suite d’un long parcours de promenade sur les remparts, cet espace, aux collections pourtant notables, semble toutefois avoir été figé dans le temps, où apparaît une certaine sclérose muséographique liée à nombre d’anomalies et d’incohérences.

L’espace muséal ou l’art de brouiller les pistes

Dans un premier temps, le musée de Carcassonne se déploie, comme beaucoup d’autres, dans un ancien bâtiment et est, de fait, soumis à des contraintes d’ordre spatial. La succession des différentes salles laisse, en effet, apparaître de grandes différences de volume, créant ainsi une impression de dilatation et de rétrécissement, également liée au nombre d’œuvres exposées et à la qualité de la lumière. Au début de la visite, la salle Pierre-Embry se présente comme un vaste espace, presque vide et par-là déconcertant, dont la salle antique ou celles du donjon et du passage constituent les contre-pendants étroits et confinés.

À cela s’ajoutent parallèlement de nombreux défauts d’éclairage, empêchant toute appréciation correcte des pièces montrées. Si la configuration structurelle des lieux est sans doute difficilement modifiable, au sein de laquelle les salles sont très profondes et plafonnées, il semble cependant qu’un effort pourrait être précisément porté sur la diffusion de la lumière. Celle-ci, surtout naturelle, ne filtre pas suffisamment à travers la plupart des grandes baies de la façade sur cour, dont le verre des vitres « rustique », de couleur jaune et contenant des bulles, se veut être une évocation faussement médiévale. Cette opacité favorise donc une ambiance plutôt tamisée – exceptée dans la salle romane – que les quelques spots, installés çà et là, ne parviennent malheureusement pas à corriger.

Enfin, un manque flagrant de logique surgit dans l’organisation même du parcours de visite, qui en affadit considérablement le sens et la portée. D’une part, la dénomination de certaines salles, rappelant la classification de périodes historiques et artistiques, n’est pas toujours en rapport avec leur contenu, s’avère trop restrictive à un endroit précis du musée ou bien énonce de façon erronée un environnement architectural inexistant. Ainsi, la salle romane conserve quelques éléments du haut Moyen Âge, entre autres un sarcophage mérovingien provenant de Floure[7], commune située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Carcassonne. La salle gothique serait par ailleurs censée abriter les œuvres produites à partir du XIIIsiècle jusqu’au début de la Renaissance, alors que ces dernières la débordent largement. Quant à la camera rotunda, autre nom de la salle du donjon, celle-ci, rectangulaire, n’a évidemment rien d’un plan centré[8]. Il faut ici noter que ces noms semblent avoir été modifiés, peut-être à une époque relativement récente[9]. En effet, l’inventaire de Pierre-Marie Auzas rend compte, en 1973, d’une tout autre réalité, tantôt axée sur une période, tantôt sur la mise en exergue d’un élément distinctif, notamment une œuvre ou une fonction. Si l’on considère le cheminement actuel, la grande salle Pierre-Embry y est par exemple scindée en deux, entre celle « d’expositions »[10] et celle « de la vitrine ». Elle est suivie par les salles « de l’arcature », « du gisant », « du donjon », « de la fontaine » et « gallo-romaine ». D’autre part, on l’aura déjà pressenti, le sens de la visite est contraire à la chronologie, débutant par la fin du Moyen Âge, s’achevant par l’Antiquité tardive ; là encore, il diffère de celui décrit par Auzas. L’idée pourrait ici paraître originale, mais ne se justifie guère sauf, de toute évidence, par des raisons pratiques, l’itinéraire ainsi tracé terminant par l’accès à la librairie. Dans ce contexte général un peu désordonné, si la répartition des œuvres dans la salle romane prête d’emblée à confusion, le déploiement des pièces gothiques n’est pas plus clair qui, depuis le début du parcours, n’a de cesse d’entretenir les allées et venues entre le XIIIe et le XVIsiècle.

Une collection délaissée 

Il est tout d’abord utile de rappeler que la collection lapidaire est ici de grande qualité et globalement en bon état de conservation. On peut toutefois déplorer le manque visible d’attention porté à certaines pièces majeures, comme le sarcophage dit « paléochrétien » daté du Ve siècle et exposé dans la salle antique[11]. Ce dernier, sculpté de scènes bibliques sur deux registres, entourant les figures des défunts dans une conque sous la forme d’une imago clipeata, est malheureusement très sali par les contacts répétés de la part des visiteurs (Fig. 1). Cela renvoie d’ailleurs à une mise en danger constante des pièces montrées, dont la vulnérabilité est, en l’absence de gardien dans les salles, renforcée par la quasi inexistence d’installations de dissuasion, voire de protection, à leurs abords.

Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)
Fig 1 : Sarcophage paléochrétien (Ve siècle – salle antique)

Dans un second temps, la présentation même des œuvres souffre d’une grande vétusté qui, il faut ici l’admettre, est liée à une contrainte majeure qu’il semble difficile de contourner, sans entreprendre de coûteux travaux. En effet, beaucoup d’entre elles, des éléments de corniches, des consoles, des chapiteaux ou des reliefs sculptés, souvent en hauteur et rappelant leur position in situ sur tel ou tel édifice, sont soit encastrés dans les murs, soit retenus par d’importants éléments métalliques. Dans la salle des arcades, c’est le cas de la frise végétale soutenue par huit corbeaux à têtes humaines[12], ainsi que des chapiteaux à feuillage[13], deux ensembles datés du XIVsiècle et provenant de la cathédrale Saint-Nazaire. Parallèlement, bon nombre d’éléments sont ici posés à même le sol, comme entre autres un oculus trilobé[14] (Fig. 2), rappelant davantage la notion de dépôt lapidaire plutôt que celle de musée. Dans ce contexte d’ailleurs, on observe quelques « îlots » d’accumulation, auxquels répondent des éparpillements, voire des isolements de type « bouche-trou ». Au sein de ce parcours anti-chronologique, aux regroupements d’œuvres parfois hasardeux, que penser des quarante chapiteaux et fragments de colonnes précédemment cités, des boulets[15] et des croix funéraires du XIIIsiècle[16] (Fig. 3) sur lit de gravier, présentés pour les uns dans la salle des arcades, pour les autres dans le passage après la camera rotunda ? De la même manière, dans la salle Pierre-Embry, pourquoi avoir déconnecté des autres œuvres, d’une part les fonts baptismaux[17] du XVIsiècle et, d’autre part, les deux consoles accrochées dans les angles du mur aux perturbations archéologiques volontairement laissées apparentes[18] ? Il semble aussi intéressant de s’interroger sur la pertinence de certains choix d’œuvres exposées, notamment dans la salle romane : un fragment de sarcophage, certes mérovingien mais au décor peu parlant, ainsi que des tableaux[19] dans la salle Pierre-Embry. Enfin, à cet endroit précis du musée, où commence d’ailleurs la visite, un détail plus que surprenant a retenu notre attention. Saint André et la Vierge à l’Enfant[20], deux statues se faisant face et remontant au XVIsiècle, y sont juchés sur de hauts piédestaux en bois, telles des portions de troncs d’arbre équarries et patinées, qui, semble-t-il bancales, ont été stabilisés à l’aide de vulgaires cales, dont l’une est un simple morceau de plastique blanc. Ici, on ne peut qu’évoquer l’idée d’une négligence qui confine même à la désinvolture.

Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)
Fig 2 : Oculus trilobé (XIVe siècle ? – salle des arcades)

 

Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)
Fig 3 : Croix funéraires (XIIIe siècle – passage)

Il faut ensuite souligner l’effort global de modernisation ayant porté sur les outils de médiation, surtout en ce qui concerne les planches portatives, les panneaux et les panneaux-cartels. Ces derniers, les uns thématiques, les autres approfondissant une œuvre importante, ne sont malheureusement pas toujours bien placés. Dans la salle des arcades par exemple, ces media ne sont pas (pour les boulets, la frise de Saint-Nazaire et les vestiges de la maison Grassalio[21]) assez proches des œuvres auxquels ils correspondent. Dans la salle du donjon, les planches, donnant des renseignements en plusieurs langues et accrochées à des présentoirs en métal vieilli, constituent quant à elles d’agréables éléments novateurs. Le parti pris vise à faciliter la circulation autour du calvaire central[22], tout en s’informant sur l’œuvre et les peintures murales du XIIsiècle[23] qui l’entourent. Cependant, ces outils, dont le support est lui-même visiblement en métal, apparaissent d’emblée très lourds, inconvénient qui a sans doute conduit à leur rapide dégradation. Les simples cartels, lorsqu’ils existent, sont en revanche beaucoup plus démodés, sous la forme de plaques gravées, et parfois très mal positionnés. Le cas des statues déjà citées de la Vierge à l’Enfant et de saint André est évocateur : les cartels se situent tous deux sur un des côtés du piédestal en bois. Plus loin, toujours dans la salle Pierre-Embry, celui qui informe sur les consoles du XIVe siècle sculptées de têtes de femmes[24] se trouve au-dessus d’une vitrine, ce qui le rend difficilement lisible. Dans la salle romane, le cartel présentant un des chapiteaux, en hauteur dans un angle, se confond plus bas avec d’autres éléments de support, celui de la vasque n’étant pas non plus à portée de vue immédiate, puisque rivé à son socle.

Un dernier point, non des moindres, mérite enfin d’être soulevé, inhérent à la mise à jour des connaissances scientifiques au sujet de certaines œuvres. Par exemple et bien qu’il faille être ici très prudent, l’observation de quelques chapiteaux romans ou gothiques rend vite perplexe et fait douter de leur authenticité. Au vu des nombreuses restaurations effectuées à Carcassonne, surtout au XIXsiècle, il serait ainsi souhaitable que ces sculptures, potentiellement des copies, fassent l’objet d’une analyse renouvelée et approfondie. Parallèlement, au-delà de la dénomination même des salles, le vocabulaire, employé pour désigner tel ou tel élément, devrait être parfois plus précis. Les « arcades » de la maison Grassalio, remontant au XIVsiècle et démolie en 1903, étaient, d’après un ancien relevé d’élévation, davantage des baies aveugles formant arcature continue au second niveau de la façade de cette habitation[25] (Fig. 4). Une des approximations les plus flagrantes demeure cependant le cartel de la vasque exposée au centre de la salle romane (Fig. 5), sur lequel on peut lire : « Fontaine d’ablutions décorée de rinceaux et de douze mascarons, marbre, deuxième moitié du XIIsiècle. Provenance abbaye de Lagrasse (Aude) » . En 1973, Pierre-Marie Auzas mentionne déjà que l’œuvre émane préférablement de l’abbaye de Fontfroide[26], conjecture qui, dans ce cadre, renvoie immédiatement au lavatorium ou lavabo des monastères appartenant à l’Ordre de Cîteaux. Relayé ensuite dans L’art cistercien par Jean Porcher et Dom Anselme Dimier[27], l’hypothèse semble se confirmer à la lecture d’un document notarié de 1792, conservé aux Archives départementales de l’Aude sous la cote E4149[28].

Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)
Fig 4 : « Arcades » de la maison Grassalio (XIVe siècle – salle des arcades)

 

Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)
Fig 5 : Fontaine à ablutions de l’abbaye de Fontfroide (XIIe siècle – salle romane)

Bien que possédant une riche collection, en partie protégée au titre des Monuments historiques, le musée lapidaire de Carcassonne, campé sur un parti muséographique et parfois scientifique dépassé, peine à trouver la voie de la modernité. Il n’est autre que le reflet de la cité qui, malgré un afflux constant de touristes[29], vieillit de façon inexorable, stagnant sur la réputation qu’elle s’est forgée depuis le XIXe siècle et, pour autant, inscrite sur la liste du patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1997. Le 4 janvier 2013, une pétition[30] adressée aux pouvoirs publics dénonçait toutefois une situation alarmante, comparant d’ailleurs le musée à un « parc d’attractions à 8,50€ ».

* Présentation à la suite d’une visite effectuée le 10 février 2013.

Les illustrations sont tirées de : http://chroniquesdecarcassonne.midiblogs.com/archive/2009/11/07/a-la-decouverte-du-musee-lapidaire-de-carcassonne.html
 

Notes

[1] Guyonnet F., « Le château comtal de Carcassonne. Nouvelle approche archéologique d’un grand monument méconnu », Chapelot J. (dir.), Trente ans d’archéologie médiévale en France. Un bilan pour un avenir, actes du IXe congrès international de la société d’Archéologie médiévale (Vincennes, 2006), Caen, Publications du CRAHM, 2010, p. 271-289.

[2] Voir à ce sujet : www.carcassonne.monuments-nationaux.fr (consulté en janvier 2014 ; ibid. pour les autres liens électroniques).

[3] Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116.

[4] Auzas P.-M., « Salles de sculptures du château comtal de Carcassonne », Congrès archéologique de France 131e session. 1973 : Pays de l’Aude, Paris, Société française d’archéologie ; Paris, musée des Monuments français, 1973, p. 533.

[5] Ibid., p. 533-547 : elles sont actuellement au nombre de six. Voir la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012) : 1er étage – salle 1 (n° 9) : salle Pierre-Embry ; salle 2 (n° 10) : salle des arcades ; salle 3 (n° 11) : salle gothique ; salle 4 (n° 12) : salle voûtée du donjon ou camera rotunda ;  salle 5 (n° 13) : salle romane ; salle 6 (n° 14) : salle antique.

[6] Voir à ce sujet le site du ministère de la Culture : www.carcassonne.culture.fr ; pour les collections du musée des beaux-arts de Carcassonne (objets métalliques, en verre, en céramique), voir : Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116-127.

[7] Auzas P.-M., 1973, p. 536. Voir également la notice PM11001869 de la base Palissy (patrimoine mobilier) du ministère de la Culture ; élément classé en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 6 avril 1960. Sauf mention contraire, les autres notices indiquées par la suite sont issues de la même base.

[8] Voir le plan du musée sur la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012).

[9] Aucun renseignement à ce sujet n’est en notre possession.

[10] Auzas P.-M., 1973, p. 546, 544, 541, 540, 536, 533.

[11] Ibid., p. 534.

[12] Ibid., p. 543. Voir notice PM11001921.

[13] Ibid., p. 541. Voir notice PM11001914.

[14] Ibid., p. 545 : l’auteur parle d’une rosace trilobée du xve siècle. Voir notice PM11001944 ; la base Palissy mentionne une « clef de voûte » du xve siècle. Sur un cliché de 1958, on constate qu’elle était exposée, comme l’évoque Pierre-Marie Auzas, dans la salle de la vitrine, devant le mur archéologique et soutenue par deux supports en briques. Toutefois, son trilobe renvoie davantage à la production du xive siècle.

[15] Pierre-Marie Auzas et la base Palissy ne les mentionnent pas.

[16] Auzas P.-M., 1973, p. 539. Voir notice PM11001897.

[17] Ibid., p. 546. Voir notice PM11001970.

[18] Situé avant l’accès à la salle « des arcades », ce pan de mur montre un nombre de reprises considérable (ruptures, percements, bouchons) ; sa présentation « brute » apparaît, pour le visiteur, comme un des témoignages de la complexité archéologique du château comtal.

[19] Voir par exemple la notice APTCF01659 de la base Mémoire du ministère de la Culture (BM).

[20] Auzas P.-M., 1973, p. 445-446 : ces deux statues sont citées dans la salle de la vitrine (n° 6), aujourd’hui seconde partie de la salle Pierre-Embry. La statue de saint André provient de Salsigne, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne ; la Vierge à l’Enfant provient, quant à elle, de la cathédrale Saint-Nazaire. L’auteur indique seulement qu’elles sont en pierre. Voir notice PM11001967 et notice PM11001965.

[21] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196 : cette maison appartenait au jurisconsulte Pierre Grassalio. Les vestiges exposés ont été sauvés par Raymond Esparseil, architecte, lors de la démolition de l’édifice en 1903. Voir notice PM11001905.

[22] Auzas P.-M., 1973, p. 540 : ce calvaire de la fin du XVe siècle provient de l’église de Villanière, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne. Voir notice PM11001954 ; l’œuvre est ici datée du XVIe siècle.

[23] Ibid. : l’auteur mentionne que ces peintures ont été découvertes par Pierre Embry en 1926 ; voir par exemple la notice APMH00012652 de la base Mémoire.

[24] Ibid., p. 545.

[25] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196-197 : voir l’illustration légendée, entre ces deux pages : « Carcassonne – Maison Grassalio (XIVe siècle). Démolie en 1903 à l’emplacement de la Place de la Poste ».

[26] Auzas P.-M., 1973, p. 538. Voir notice PM11001872 ; on parle ici d’une fontaine de sacristie (fontaine d’ablutions), classée en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 25 février 1920 et auparavant conservée à l’hôtel de ville de Carcassonne.

[27] Dimier A. (Dom), Porcher J., L’art cistercien. France, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1982 (1962), p. 251.

[28] Archives départementales de l’Aude – Carcassonne : série E / E4149.

[29] « Carcassonne. Son joyau, la cité », La dépêche du Midi, 26 juin 2013, en ligne : http://www.ladepeche.fr/article/2013/06/26/1658982-carcassonne-son-joyau-la-cite.html : « La Cité de Carcassonne accueille chaque année 5 millions de visiteurs ».

[30] Pétition lancée par M. Martial Andrieu : « Monsieur le Préfet de l’Aude et Madame la Ministre de la culture : sauver la cité médiévale de Carcassonne de sa ruine prochaine », en ligne : https://www.change.org/p/monsieur-de-pr%C3%A9fet-de-l-aude-et-madame-la-ministre-de-la-culture-sauver-la-cit%C3%A9-m%C3%A9di%C3%A9vale-de-carcassonne-de-sa-ruine-prochaine ; Carrie A., « Carcassonne. La pétition pour sauver la cité fait des vagues », Midi libre, 8 janvier 2013, en ligne : http://www.midilibre.fr/2013/01/08/la-petition-pour-sauver-la-cite-fait-des-vagues,623371.php

 

Pour citer cet article : Sylvain Demarthe, "Un espace d’exposition figé : le cas du musée lapidaire de Carcassonne*", exPosition, 3 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/demarthe-espace-exposition-fige-musee-lapidaire-carcassonne/%20. Consulté le 21 novembre 2024.