La visibilité des expositions de collections privées en France. Entre stratégies de rayonnement, de programmation et de déclassification

par Gwendoline Corthier-Hardoin

 

 — Gwendoline Corthier-Hardoin est docteure en histoire de l’art de l’École normale supérieure de Paris et de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où elle a mené une recherche sur les artistes collectionneurs en France des années 1860 aux années 1970. Son travail s’est attaché à étudier les acquisitions des artistes d’un point de vue esthétique, économique et sociologique. Elle a contribué à plusieurs revues et ouvrages dont Histoire de l’art (2021), Researching Art Markets. Past, Present and Tools for the Future (dir. Elisabetta Lazzaro, Nathalie Moureau, Adriana Turpin, 2021) ou encore Collectionner l’impressionnisme. Le rôle des collectionneurs dans la constitution et la diffusion du mouvement (dir. Ségolène Le Men et Félicie Faizand de Maupeou, 2022). Elle est actuellement chargée de recherche et d’expositions au Centre Pompidou-Metz.   —

 

En juin 2019 était inauguré le MO.CO. (Montpellier Contemporain) Hôtel des expositions à Montpellier, espace d’expositions dédié aux collections privées et publiques contemporaines du monde entier. La création de cette nouvelle structure, à l’image du projet d’ouverture du musée des collectionneurs à Angers[1], traduit un intérêt croissant pour les collections privées en France. Dans un contexte de raréfaction des fonds consacrés à l’acquisition d’œuvres, la visibilité de collections déjà constituées, entendue ici comme leur mise en exposition, représente un enjeu central pour les institutions culturelles publiques. Comme l’ont montré Judith Benhamou-Huet[2], Cyril Mercier[3], Anne Martin-Fugier[4], Kathryn Brown[5] ou encore Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal[6], les collectionneurs jouent aujourd’hui un rôle primordial comme instance de légitimation dans le monde de l’art, voire comme contrepoids des institutions publiques. Une situation qui conduit ces institutions à nouer des liens étroits avec des collectionneurs plus ou moins influents, et qui se matérialisent sous la forme d’expositions consacrées à leurs collections personnelles. Cette étude propose de mettre en lumière, grâce à un large dépouillement des programmations artistiques relatives aux institutions culturelles publiques françaises depuis les années 1950, comment les collections privées bénéficient d’une visibilité croissante dans la sphère publique. Cette visibilité témoigne d’une transformation progressive du paysage muséal en France, en même temps que de la frontière toujours plus poreuse entre acteurs publics et privés.

L’inventaire des expositions de collections privées

Afin d’analyser la visibilité des collections privées d’art contemporain d’un point de vue institutionnel, une liste des expositions des collections privées ayant eu lieu en France dans des structures publiques a été réalisée. Jusqu’ici, rares étaient les inventaires existant sur ce type d’événements. La plupart d’entre eux ont été effectués dans le cadre de recherches universitaires et s’inscrivent dans un champ de recherche délimité[7]. Nous avons complété ces travaux, en menant une recherche élargie à l’ensemble des expositions de collections privées d’art contemporain ayant eu lieu dans les institutions culturelles publiques françaises. Dans un premier temps, une liste des musées, centres et lieux d’art, ainsi que des FRAC existant sur le territoire français a été établie[8]. Dans un second temps, un dépouillement systématique des programmations relatives à ces institutions a été mené. Certaines d’entre elles sont disponibles en ligne[9], mais la majorité des programmations restent inaccessibles de prime abord. Le manque de temps, de moyens humains et budgétaires ; le désintérêt pour l’archivage ; ou encore les catastrophes naturelles et le piratage de données subis par certaines institutions, ont laissé dans l’ombre des décennies d’événements. Les institutions recensées ont donc été contactées individuellement, afin de recueillir une liste des expositions s’étant déroulées dans leurs lieux. Grâce à cette méthode, complétée par des articles de presse, les programmations de 61 musées, 13 FRAC, 29 centres d’art, 54 lieux d’art et 12 écoles d’art – soit 169 programmations d’institutions – ont pu être consultées[10]. Si cette liste n’est pas exhaustive, elle comprend la majorité des lieux conséquents d’art en France, susceptibles d’accueillir des collections privées. Par la suite, le dépouillement de ces programmations a permis de mettre au jour une liste de 339 expositions de collections privées ayant eu lieu dans 184 lieux sur le territoire français depuis les années 1950 (Fig. 1).

Fig. 1 : Cartographie des expositions de collections privées en France entre 1957 et 2022. Source : Gwendoline Corthier-Hardoin © OpenStreetMap contributors, © CARTO

L’hypothèse de ce travail se basait sur l’idée que les collectionneurs avaient gagné en visibilité au sein des institutions culturelles publiques, mais aucune enquête ne permettait de l’affirmer. Grâce à la collecte des données relatives aux expositions de collections privées, il est désormais possible d’analyser l’évolution de cette mise en visibilité, et de déconstruire certaines idées reçues sur le sujet, notamment des points de vue chronologique, géographique et économique.

Tout ne commence pas réellement avec Passions privées

L’exposition Passions privées, organisée en 1995 au musée d’Art Moderne de Paris, est communément considérée comme le point de départ de la visibilité des collections privées en France. Elle constitue, pour citer Stéphane Ibars dans le catalogue de l’exposition Collectionner au XXIe siècle, « un modèle en l’espèce tant les réflexions menées sur l’existence des collections privées d’art moderne et contemporain, leur constitution et leur médiatisation, ont permis d’imposer la figure du collectionneur au centre des nouveaux enjeux de l’art[11] ». Les motivations à l’origine de cette exposition sont à trouver dans le manque de visibilité des collectionneurs privés en France à cette période. Suzanne Pagé, commissaire de l’exposition, déclare à ce propos : « nous avons entamé une prospection systématique sur le terrain, privilégiant l’expérience directe et ignorant les allégations et autres a priori récurrents sur “l’absence bien connue de collectionneurs en France[12]” ». L’institution fait alors le pari de mettre en cause cette invisibilité, et dévoile qu’en réalité de nombreux amateurs existent sur le territoire français et soutiennent l’art contemporain. Si l’ampleur de cette exposition est inédite, son organisation doit néanmoins être appréhendée comme la résultante d’une évolution progressive du paysage muséal, des points de vue géographiques et temporels. En effet, plusieurs expositions de collections privées avaient eu lieu avant Passions privées.

En 1957 par exemple, l’événement Chefs-d’œuvre des Collections privées contemporaines du Tarn se tenait au musée Goya de Castres et, cinq ans plus tard, le musée des Arts décoratifs de Paris présentait Collections d’expression française. Au cours des années 1960, plusieurs institutions accueillaient par ailleurs la collection hollandaise Peter Stuyvesant. Entre 1964 et 1966 par exemple, les musées des beaux-arts du Havre et de Rennes, ainsi que le Centre Art et Recherches du Palais du Louvre, présentaient cette collection d’entreprise de tabac. Durant les années 1970, les collections de Suzy Solidor (1973), Gildas Fardel (1974), Pierre et Kathleen Granville (1974) étaient présentées au musée Grimaldi de Cagnes-sur-Mer, au musée d’Arts de Nantes et au musée des Beaux-arts de Dijon. Toutes étaient consacrées à la présentation des donations que ces collectionneurs avaient effectuées aux institutions. Une grande propension de la mise en visibilité des collections privées en France se déroule en effet à la suite d’une donation. Citons par exemple l’exposition après la donation d’Alexandre Iolas au Centre Pompidou en 1980, celle relative à la donation de Geneviève Bonnefoi à l’abbaye de Beaulieu la même année, ou encore Dons de la famille de Menil en 1984 et Donations Daniel Cordier : le regard d’un amateur en 1989, toutes deux au Centre Pompidou.

Parallèlement à ce type d’événements, se sont tenues des expositions proposant un regard novateur sur un courant ou un territoire spécifique de l’histoire de l’art, avec parmi elles Aspects historiques du constructivisme et de l’art concret —La Collection Mc Crory au Musée d’Art moderne de Paris en 1977, L’art depuis 1960. Collection Ludwig au CAPC de Bordeaux en 1979 ou encore Collection Pierre Restany « Une vie dans l’art » au Musée d’art moderne de Céret dix ans plus tard. Sans lister l’ensemble des expositions ayant eu lieu avant Passions privées, leur nombre (46 selon l’inventaire réalisé) révèle qu’une dynamique de collaboration entre le privé et le public était déjà à l’œuvre sur l’ensemble du territoire français avant 1995. En revanche, Passions privées fait figure d’événement catalyseur en raison de son envergure (92 collectionneurs prêtent alors des œuvres et 29 d’entre eux dévoilent leur identité). Par la suite, le nombre d’expositions de collections privées triple quasiment à partir des années 2000, pour atteindre son apogée dans les années 2010 (Fig. 2).

Fig. 2 : Histogramme des expositions de collections privées dans les institutions culturelles publiques en France par année. Source : Gwendoline Corthier-Hardoin

Si les collections privées contemporaines se donnent de plus en plus à voir au sein des institutions culturelles publiques, c’est entre autres parce que l’art contemporain, de manière générale, bénéficie de plus en plus de lieux d’accueil et de valorisation dans le domaine public. Non seulement de nombreuses institutions ayant accueilli des expositions de collections privées ont ouvert leurs portes depuis les années 1960, mais plusieurs fondations privées[13] et clubs de collectionneurs[14] ont également vu le jour, particulièrement dans les années 2000. En outre, les objectifs muséaux se sont progressivement modifiés. Les questions de rayonnement et de mécénat sont aujourd’hui indissociables des missions premières des musées (conservation, étude et diffusion des collections), entraînant une forte porosité avec le secteur privé[15].

Les collections les plus visibles : une question de rayonnement

La grande majorité des collections privées exposées en France sont françaises. Elles représentent 65% des collections présentées, suivies de collections allemandes (2%), suisses (2%), états-uniennes (2%) et néerlandaises (2%). Les dix collections les plus visibles en France, d’après l’inventaire constitué, sont celles de la Société Générale, de Jean Ferrero, de François Pinault, de Daniel Cordier, d’Agnès Troublé (agnès b.), de l’Adiaf, de Bernard Lamarche-Vadel, de Madeleine Millot-Durrenberger, de Marc Sordello et Francis Missana, puis de Nicolas Laugero Lasserre. Cette liste apparaît fortement hétérogène. De nombreuses différences séparent ces acteurs, de la nature de leur statut aux moyens financiers qu’ils possèdent en passant par le type d’œuvres collectionnées. Cependant, cette hétérogénéité témoigne des multiples enjeux rencontrés par les institutions culturelles publiques françaises, tant sur le plan du rayonnement – local et international – que sur celui de la programmation.

Créée en 1995, la collection d’entreprise Société Générale rassemble plus de 570 œuvres originales et 750 lithographies, éditions et sérigraphies, constituant l’un des plus importants ensembles d’art contemporain réuni par une banque en France. Ce n’est qu’à partir de 2005 que la Collection Société Générale bénéficie d’une visibilité au sein des institutions culturelles publiques, avec une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen cette année-là, puis en 2006 au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole et au musée des beaux-arts de Nancy, l’année suivante au musée d’Art moderne de Céret, en 2009 au centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours, au Palais des Beaux-Arts de Lille et au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2010, au musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) de Nice l’année suivante, et enfin au Lieu d’Art et Action Contemporaine de Dunkerque en 2014.

Le début de cette visibilité correspond à un moment particulier de l’histoire de la collection puisqu’à partir de 2004, la Société Générale mène une intense politique de mécénat auprès d’institutions telles que le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Centre de création contemporaine Olivier Debré, ou encore le MAMAC de Nice. Ce mécénat se déroule fréquemment en parallèle des expositions dédiées à la collection Société Générale. Il s’agit, comme l’explique Angélique Aubert, responsable du mécénat artistique de l’entreprise en 2012, de privilégier des « musées en région pour exposer la collection[16] ». On assiste alors à une véritable volonté de diffusion géographique afin de valoriser le fonds constitué, et par extension la politique mécénale de la Société Générale.

Si ce rayonnement bénéficie aux collections privées, il permet également aux institutions et aux collectivités de jouir de retombées médiatiques et économiques. Lorsque l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault expose sa collection en 2018[17] puis 2019, 2020 et 2021[18] à Rennes – ville dont il est originaire –, la municipalité ne cache pas ses ambitions. Nathalie Appéré, Maire de Rennes, déclare en 2018 :

« Accueillir la collection de François Pinault au Couvent des Jacobins, notre nouveau Centre des Congrès, c’est, pour Rennes, l’opportunité exceptionnelle de vivre au cœur de la création internationale. Pour les Rennaises et les Rennais, mais aussi pour celles et ceux qui viendront, à cette occasion, découvrir notre ville, cette exposition va constituer, j’en suis sûre, une expérience inoubliable, le point d’orgue d’un engagement résolu pour promouvoir l’art contemporain à Rennes[19] ».

La collection privée constitue alors un gage de renommée dont usent les municipalités pour promouvoir leur ville. Nombreux sont les exemples de cette utilisation du privé à des fins de rayonnement, comme lorsque la Maire de Paris, Anne Hidalgo, se réjouissait de l’ouverture de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, considérée comme l’une des « marques » permettant de promouvoir l’art contemporain à Paris[20]. Un double bénéfice pour chacune des parties, posant toutefois la question de l’institutionnalisation progressive de ces mêmes collections, d’abord légitimées par les structures publiques.

La collection constituée à partir de 1983 par la créatrice de mode Agnès Troublé est un exemple supplémentaire de ce processus. Comprenant aujourd’hui environ 5 000 pièces, sa collection se déploie entre peintures, sculptures, photographies et vidéos. Jouissant d’une importante renommée dans le monde culturel, la collectionneuse a été fortement convoitée par les institutions publiques à partir des années 1990, et plus intensément à partir des années 2000 : Espace des arts de Chalon-sur-Saône et musée Picasso d’Antibes en 1992, Centre national de la photographie de Paris en 2000, Palais des arts de Nogent-sur-Marne en 2002, Les Abattoirs de Toulouse en 2004, Lille Métropole Musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, Musée National de l’histoire de l’immigration de Paris en 2017, École nationale supérieure de la Photographie d’Arles en 2019. Cette série d’expositions met en exergue « sa curiosité insatiable et son œil décalé[21] » qui fonctionne comme un vecteur de légitimation de ses choix, et qui aboutit à l’ouverture à Paris, en 2020, d’un lieu consacré à sa collection : La Fab[22].

Ces quelques exemples révèlent combien la visibilité des collections privées repose sur des facteurs multiples, allant des enjeux de rayonnement, de légitimité et d’institutionnalisation, à des questions davantage économiques et politiques. Face à la baisse des budgets publics nationaux, et à un État parfois davantage « pourvoyeur de normes que de ressources » selon les mots de Sylvie Pflieger, Anne Krebs et Xavier Greffe[23], il apparaît complexe, pour les musées, d’être aussi réactifs sur le marché de l’art que les collectionneurs privés. En outre, les œuvres rassemblées par ces derniers exercent un pouvoir d’attraction tel qu’il permet de répondre aux attentes de fréquentation et de renommée demandées par les structures subventionneuses.

Un moyen d’explorer de nouveaux champs visuels pour les institutions

Il serait cependant réducteur d’expliquer la visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques uniquement par le prisme du rayonnement, qu’il soit politique ou économique. La position du collectionneur lui permet d’opérer des choix personnels, à la différence des règles et limites qui incombent à la constitution d’une collection publique (inaliénabilité, historicité, cohérence…). Cette liberté propre au collectionneur privé l’amène à porter un regard singulier sur certaines œuvres, démarches ou courant artistiques, dont peuvent bénéficier les institutions culturelles publiques en les exposant, à l’image de la collection de Jean Ferrero principalement montrée sur la Côte d’Azur et qui promeut notamment l’École de Nice, ou des œuvres aborigènes rassemblées par Marc Sordello et Francis Missana.

Débutée dans les années 2000, la collection de Sordello et de Missana se compose d’une grande variété de pratiques artistiques (art aborigène « du désert » et art aborigène dit « urbain » notamment). Les deux collectionneurs se sont donnés pour mission de rendre visible leur collection afin de promouvoir l’art aborigène australien dans des espaces dédiés à l’art contemporain. Cette mise en visibilité se déploie principalement sur la côte sud-française : au MAMAC de Nice en 2007, à la Médiathèque Albert Camus d’Antibes en 2008 et en 2015, à la Médiathèque Jean d’Ormesson de Villeneuve-Loubet en 2015 également, à la Médiathèque Colette de Valbonne, ainsi qu’à la Médiathèque Sonia Delaunay de Biot la même année[24]. En 2016, la collection de Sordello et de Missana est présentée au musée océanographique de Monaco. Un objectif commun préexiste à ces événements, celui de faire sortir l’art aborigène des musées d’anthropologie. Autrement dit, la collection – au-delà d’être animée par des motivations fonctionnelles, sociales ou financières[25] – devient aussi le moyen d’étendre les frontières de l’art contemporain.

La visibilité de la collection de Bernard Lamarche-Vadel, écrivain et critique d’art, rejoint cet enjeu de déclassification. Cette collection a été exposée à six reprises (en 2003, 2004, 2009, 2011 et 2013), dans un même lieu, le Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône. Composée de près de 1 700 photographies, la collection de Lamarche-Vadel est mise en dépôt au sein de l’institution en 2003 par ses ayants droit, le collectionneur étant décédé trois ans plus tôt. Elle a non seulement permis d’enrichir le fonds muséal, mais surtout de repenser le parcours muséographique de l’institution. Sonia Floriant, chercheuse associée au musée, déclare à ce propos : « La collection Lamarche-Vadel nous sert de test pour poursuivre nos réflexions sur une nouvelle muséographie, sur l’idée qu’il faut “réinterpréter”, réviser la notion de collection[26] […] ». Des propos qui révèlent combien la monstration de collections privées peut aussi constituer, pour l’institution, un moyen de se questionner. À partir d’une approche transdisciplinaire, la collection privée est ici envisagée comme un outil de recherche sur l’appréhension et le rendu visuel d’une collection dans sa quasi-globalité, afin de proposer un display inédit, et par extension une réception nouvelle des œuvres par le public.

Une autre collection de photographies de près de 1 300 pièces, rassemblée par la Strasbourgeoise Madeleine Millot-Durrenberger, a elle aussi été régulièrement présentée au sein de structures publiques : l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes (Esban) en 2005, à la Maison d’art Bernard-Anthonioz de Nogent-sur-Marne en 2008, à trois reprises à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon en 2012, 2014 et 2017, puis à la Maison de Saint-Louis, Centre d’art et de photographie de Lectoure en 2018. Chacune de ces expositions adoptait un point de vue spécifique sur la collection, qu’il soit formel ou conceptuel. Régulièrement commissaire de ces expositions, Millot-Durrenberger mène aussi une intense politique éditoriale grâce à sa maison d’édition créée en 1986. La visibilité de cette collection repose donc sur une démarche particulièrement active de la collectionneuse, qui semble non seulement chercher à exposer régulièrement les pièces rassemblées, mais également à faire émerger de nouveaux questionnements. Elle déclare à ce propos :

« Je diffuse les activités des artistes de ma collection en exposant et en publiant leurs œuvres. Par exemple, j’essaie de créer quelque chose qui montre de nouvelles idées en réunissant des philosophes, des universitaires, des écrivains ou des psychanalystes pour discuter des images créées par les artistes. J’organise également de nombreuses expositions avec les idées qui me viennent à l’esprit[27] ».

La collection Millot-Durrenberger est un exemple particulièrement significatif de l’ambiguïté relative au rôle des collections privées, celles-ci étant désormais envisagées comme des outils réflexifs et pédagogiques, au même titre que les collections muséales. Une confusion – ou complémentarité – renforcée par la position que s’octroient les collectionneurs en tant que commissaires d’expositions, à l’image des directeurs ou conservateurs d’institutions. Se pose en effet parfois la question d’une visibilité autonome des acquisitions effectuées par les collectionneurs privés, à travers les institutions publiques[28]. Du choix des œuvres présentées à celui de leur circulation par la suite – conservées en mains privées ou revendues sur le marché –, il existe une ambiguïté, voire un conflit d’intérêt, sur la question des artistes promus. Dans son article « When museums meet markets », Kathryn Brown explique :

« Le rôle de plus en plus puissant des collectionneurs privés – dont beaucoup gèrent désormais leurs propres musées – est un facteur qui a précipité de nouveaux changements dans les paysages culturels du monde entier. Comme les particuliers se tournent vers le marché pour élargir leurs collections, les artistes qui sont promus par des marchands et des maisons de vente aux enchères motivés par des considérations commerciales sont inévitablement ceux qui se frayent un chemin dans le plus récent des musées[29] ».

Autrement dit, la réitération d’expositions relatives aux collections privées questionne de manière sous-jacente la diversité culturelle proposée au sein des structures publiques, et par extension l’équilibre précaire de cette diversité depuis l’avènement des collections privées dans le secteur muséal.

Quelles collections pour quels enjeux ?

Si les collections précédemment mentionnées ont toutes bénéficié d’une forte visibilité en France grâce à des expositions, les motivations à l’origine de ces événements, comme leurs objectifs, diffèrent. On observe premièrement un contraste assez net entre des collectionneurs dotés de moyens conséquents qui montrent leurs collections par stratégies de visibilité (n’empêchant pas une démarche de mécènes engagés) et des collectionneurs plus locaux, présentant leurs collections au sein d’un territoire restreint parce qu’ils y sont implantés depuis plusieurs années. Deuxièmement, une distinction doit être faite entre les collections privées restées en main privées – visibles pour montrer l’engagement actuel d’un collectionneur – et celles rendues visibles à la suite d’une donation ou d’un dépôt – lorsque les institutions rendent hommage ou usent de ces collections pour repenser leur muséographie, à l’image de la collection de Daniel Cordier. Enfin, si certaines grandes collections privées se composent d’œuvres reconnues et établies sur la scène artistique contemporaine, d’autres se donnent pour missions de soutenir et de défendre des productions encore peu visibles dans le champ culturel français, à l’instar de Nicolas Laugero Lasserre œuvrant à la diffusion de l’art urbain. De nombreuses variables doivent ainsi être prises en compte pour comprendre la visibilité croissante des collections privées et les réactions qu’elles suscitent, du développement des institutions muséales aux enjeux historiographiques, en passant par les attentes des instances subventionneuses, des lieux d’accueil et du public.

En 2021, plusieurs voix s’élevaient en effet contre l’exposition des œuvres de Jeff Koons par François Pinault au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Un tract intitulé « KOONS MUCEM WTF ? » (Fig. 3) s’insurgeait contre la mainmise du collectionneur sur une structure publique, accusant l’institution d’accueillir une exposition qui allait par la suite valoriser la cote d’œuvres appartenant à un acteur privé[30].

Fig. 3 : Tract des Occupant·es du FRAC PACA. Source : Occupant·es du FRAC PACA

Dans sa conférence sur « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel[31] », Kathryn Brown mettait en garde sur les dangers que peut représenter le mécénat privé, sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art – les méga-collectionneurs –, sur le clientélisme des institutions, ainsi que sur l’extension du goût privé dans la sphère publique. Selon l’historienne de l’art, il ne doit pas être oublié que ces collections privées reflètent les intérêts intellectuels, sociaux et économiques d’une élite. Elle défendait par la même l’idée que les musées doivent pouvoir garder leur esprit critique, malgré la proximité aujourd’hui indéniable qu’il existe entre la sphère privée et les institutions culturelles publiques. Les expositions de collections privées en France montrent en effet combien cette proximité est de plus en plus présente, bien que les collectionneurs mis en lumière ne concernent pas majoritairement de méga-collectionneurs. En outre, elles révèlent combien il est déterminant de s’interroger sur ce qui est donné à voir, tant d’un point de vue social qu’historiographique.

 

Notes

[1] Le musée des collectionneurs, développé par la Compagnie de Phalsbourg, accompagnée de Steven Holl Architects et de Franklin Azzi Architectes, a pour but d’exposer les œuvres de collections privées. Son ouverture est prévue en 2026 à Angers.

[2] Benhamou-Huet J., Global Collectors = Collectionneurs du monde, Bordeaux, Cinq sens ; Paris, Phébus, 2008.

[3] Mercier C., Les collectionneurs d’art contemporain : analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art, thèse de doctorat de sociologie sous la dir. d’Alain Quemin, Université Sorbonne Nouvelle -Paris 3, 2012, 1 vol.

[4] Martin-Fugier A., Collectionneurs : entretiens, Arles, Actes Sud, 2012.

[5] Brown K., « Patrimony and Patronage: Collecting and Exhibiting Contemporary Art in France », présentation lors de la conférence Collecting and Public Display : Art Markets and Museums, Université de Leeds, 30-31 mars 2017 ; « Public vs private art collections: who controls our cultural heritage? », The Conversation, 11 août 2017, en ligne : https://theconversation.com/public-vs-private-art-collections-who-controls-our-cultural-heritage-80594 (consulté en novembre 2022).

[6] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015.

[7] Bissirier T., Une nouvelle génération de collectionneurs : motivations, comportements d’acquisition et pratiques de la collection chez les jeunes collectionneurs d’art contemporain en France, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Cecilia Hurley et Sylvain Alliod, École du Louvre, 2019, 1 vol. ; Corthier-Hardoin G., Artistes collectionneurs : un oxymore ? Évolution du collectionnisme chez les artistes en France des années 1860 aux années 1970. Entre fraternité, dynamiques marchandes et stratégies de légitimation, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Béatrice Joyeux-Prunel et Nathalie Moureau, École normale supérieure de Paris ; Université Paris Sciences et Lettres, 2022, 1 vol.

[8] Ont été pris en compte pour cette recherche les musées d’art contemporain, musées d’art moderne, musées des Beaux-Arts, musées d’archéologie, centres d’art contemporain (labellisés ou non), lieux publics accueillant de l’art contemporain (galeries municipales, artothèques, médiathèques), fonds régionaux d’art contemporain, scènes nationales (conventionnées ou non), établissements publics de coopération culturelles, écoles d’art. Les lieux à caractère privé ont été écartés de la liste.

[9] Voir par exemple le catalogue raisonné des expositions du Centre Pompidou, en ligne : http://catalogueexpositions.referata.com (consulté en novembre 2022).

[10] Environ 80 lieux n’ont pas donné de réponses : 38 écoles d’art, 37 lieux d’art municipaux, 17 musées et neuf FRAC.

[11] Ibars S., « Si une accumulation reflète une vie… », Collectionner au XXIe siècle, cat. exp., Avignon, Collection Lambert, 2019, p. 16.

[12] Pagé S., « Préface », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 12.

[13] La fondation Maeght a ouvert ses portes en 1964 ; la fondation Cartier en 1984 ; la coopérative-musée Cérès Franco en 1993 ; la fondation Jean-Marc et Claudine Salomon et la fondation Kadist en 2001 ; la maison rouge – fondation Antoine de Galbert et la fondation Blachère en 2004 ; la fondation Clément en 2005 ; la fondation Ricard en 2007 ; la fondation Francès en 2009, la villa Datris ; l’institut culturel Bernard Magrez et le fonds Hélène et Édouard Leclerc en 2011 ; la fondation François Schneider en 2013 ; la fondation Louis Vuitton en 2015 ; la fondation Carmignac et Lafayette Anticipations en 2018 ; La Fab en 2020 ; la collection Pinault, le pôle culturel de l’Île Seguin ou encore la fondation Helenis en 2021.

[14] Comme l’association pour la Diffusion internationale de l’Art français (Adiaf), créée en 1994, suivie d’autres associations comme L’Œil Neuf, Les Centaures, le Club Buy Art d’Art Process, le Barter Paris, CLAC !, ART38, le Club Achetez de l’art ou encore Le Club Spring.

[15] Quemin A., « The Market and Museums: the Increasing Power of Collectors and Private Galleries in the Contemporary Art World », Journal of Visual Art Pratice, vol. 19, n°3, 2020, p. 211-224.

[16] Alliod S., « Trois questions à Angélique Aubert », La Gazette de l’Hôtel Drouot, n°25, 2012, en ligne : https://artstorming.fr/wp-content/uploads/2017/06/Gazette-Drouot_2012.pdf (consulté en novembre 2022).

[17] Debout ! : Pinault Collection, cat. exp., Rennes, Couvent des Jacobins, Musée des Beaux-Arts, 2018.

[18] Au-delà de la couleur : le noir et le blanc dans la collection Pinault, cat. exp., Rennes, Couvent des Jacobins, Musée des Beaux-Arts, 2021.

[19] « « Debout ! » Une exposition de la collection Pinault à Rennes », en ligne : https://www.tourisme-rennes.com/fr/decouvrir-rennes/actualites/exposition-collection-pinault/ (consulté en novembre 2022).

[20] « François Pinault installe sa collection à Paris, à la bourse du Commerce », en ligne : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/francois-pinault-installe-sa-collection-a-paris-a-la-bourse-du-commerce_3279163.html (consulté en novembre 2022).

[21] Présentation de l’exposition Un regard sur la collection d’agnès b. au Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, en ligne : https://www.musee-lam.fr/fr/un-regard-sur-la-collection-dagnes-b (consulté en novembre 2022).

[22] « Une « fabrique culturelle et solidaire » : Agnès b. inaugure « La Fab. », sa fondation d’art contemporain », en ligne : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/une-fabrique-culturelle-et-solidaire-agnes-b-inaugure-la-fab-sa-fondation-d-art-contemporain_3803165.html (consulté en novembre 2022).

[23] Pflieger S., Krebs A., Greffe X., « Quels designs économiques et financiers des musées face à la raréfaction des ressources publiques ? », Rapport pour le ministère de la Culture et de la Communication, Rapport de recherche Université Paris Descartes/CERLIS, mai 2015.

[24] Cérémonie aborigène : art aborigène contemporain : la collection Antiboise de Marc Sordello & Francis Missana, exp., Antibes, Médiathèque Albert Camus ; Villeneuve-Loubet, Médiathèque Jean d’Ormesson ; Valbonne, Médiathèque Colette ; Biot, Médiathèque Sonia Delaunay, 2015.

[25] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015, p. 42-52.

[26] Floriant S., « « Corpus » ou l’économie d’un système de visualisation de collections », La lettre de l’OCIM, n°102, 2005, p. 22-23, en ligne : https://ocim.fr/wp-content/uploads/2013/02/LO.1023-pp.20-26.pdf (consulté en novembre 2022).

[27] Shiboh M., « Une énigme insoluble. Interview with Madeleine Millot-Durrenberger », Iesa arts&culture, en ligne : https://www.iesa.edu/paris/news-events/une-enigme-insoluble (consulté en novembre 2022).

[28] Citons par exemple la célèbre exposition consacrée à Jeff Koons au château de Versailles en 2008, pour laquelle plusieurs œuvres de l’artiste appartenaient à François Pinault. Cette manifestation fut organisée par Jean-Jacques Aillagon, précédemment responsable du Palazzo Grassi.

[29] Brown K., « When museums meet markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, n° 3, 2020, p. 203-210.

[30] « Quand le Mucem fait dans le bling-bling et le fric », Sudculture-solidaires13, en ligne : http://sudculture-solidaires13.com/quand-le-mucem-fait-dans-le-bling-bling-et-le-fric/ (consulté en novembre 2022).

[31] Brown K., « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel : enjeux et tendances », dans le cadre de la journée d’étude Du privé au public. Enjeux et stratégies dans la présentation des collections privées d’art contemporain dans les institutions publiques, 2021, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Vo5NAwjBe6o (consulté en juin 2022).

 

Pour citer cet article : Gwendoline Corthier, "La visibilité des expositions de collections privées en France. Entre stratégies de rayonnement, de programmation et de déclassification", exPosition, 6 décembre 2022, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles7/corthier-visibilite-expositions-collections-privees-france/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas

par Mickaël Pierson

 

Mickaël Pierson est historien de l’art. Il est l’auteur d’un doctorat en art, esthétique et sciences de l’art de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le thème : De la salle obscure à l’exposition et au-delà : appropriation et réinterprétation du cinéma par les artistes plasticiens 1986-2016. Il travaille sur les circulations entre le cinéma et les arts plastiques et la redéfinition des pratiques artistiques. En 2013, il organise avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Ses textes ont été publiés dans diverses revues (Chimères, L’Art même, Magazine du Grand Palais, Marges, exPosition) et ouvrages consacrés aux travaux de divers artistes (Brice Dellsperger, Nicolas Rubinstein, Francesco Vezzoli, Bill Viola…).

 

La question de l’exposition ou de la ré-exposition peut s’avérer complexe dans le cadre d’œuvres pensées pour un contexte, un espace et un temps spécifiques. C’est une problématique à laquelle se retrouve régulièrement confronté l’artiste français Pierre Huyghe (né en 1962). Depuis le début des années 1990, une large partie de ses projets revêt une dimension éphémère et performative. Sa pratique se heurte à des problèmes similaires à ceux des premiers artistes de la performance : un art éphémère qui ne s’incarne pas nécessairement en un objet et se trouve donc difficile à exposer (et par là-même à vendre). Comme pour ces derniers, la photographie, puis l’enregistrement filmé peuvent s’offrir, pour Huyghe, comme des moyens de transcrire l’événement[1]. Des gestes simples (de discrètes actions sur l’espace et le mobilier urbains comme Daily Event 1, 2, 3 en 1994 ; le traçage d’un nouveau sentier avec Or en 1995) ou plus complexes (Extended Holidays en 1996, une exposition qui prend la forme d’un voyage de vacances pour quelques étudiants) sont traduits par une ou plusieurs images fixes ou en mouvement. D’autres actions ne donnent lieu, à leur issue, à aucun objet. Les Passagers (1996) propose à quelques participants d’effectuer un trajet nocturne en bus à travers une ville tandis qu’une captation filmée du même trajet de jour est diffusée à l’intérieur du véhicule. Cet événement est documenté[2], mais il n’en résulte à ce jour pas d’œuvre à exposer.

Du fait de la nature de son travail, la question de l’exposition est un nœud central dans la carrière de Pierre Huyghe. Quelle forme et quel format donner à l’éphémère pour le faire exister dans l’espace d’exposition ? L’œuvre en tant qu’objet à exposer vient régulièrement chez lui évoquer et redoubler un événement réel passé. L’ « objet d’art » est ainsi non pas une répétition, mais une transcription nécessaire dudit événement. En parcourant le travail de l’artiste, nous viendrons montrer comment les premières tentatives d’enregistrement d’un événement laissent volontairement de la place au contexte dans lequel celui-ci s’inscrit. Dans ses projets ultérieurs, la traduction filmique de l’événement flirte volontiers avec sa dimension fictionnelle. La captation ne permettant jamais réellement une transcription littérale, Huyghe exploite finement la distance entre celle-ci et l’événement pour l’emmener ailleurs. Cet aspect devient primordial lorsque le format de l’œuvre résiste, comme nous le verrons, à l’exposition dans son espace conventionnel. Chez Huyghe, l’œuvre n’est ainsi pas nécessairement la même à chacune de ses présentations. Ce qui amène à se poser la question de la rétrospective et de sa possibilité, pour une œuvre aussi mouvante et évolutive.

Filmer le réel : les traces d’une action et son contexte

La vidéo et le film apparaissent tôt chez Huyghe non seulement comme des relais nécessaires à la traduction de l’œuvre en un objet, mais aussi en tant que sièges de discours sur la construction des images et des récits contemporains. À l’exception de captations de jeunesse lors de voyages et de recherches (le montage d’archives filmiques À Part, 1986-1987), l’artiste réalise sa première vidéo en 1994. Dévoler[3] montre Huyghe, dans deux brèves séquences, déposer un objet dans un magasin, soit ajouter un stock improbable au lieu de le voler[4]. La captation de l’action est ici relativement brute.

Par la suite, son rapport à l’image en mouvement se complexifie. Remake[5] (1994-1995) est le retournage en intégralité et à l’identique (scénario, mise en scène, montage) du film Fenêtre sur cour (1954) d’Alfred Hitchcock dans un immeuble d’une banlieue parisienne en cours de construction avec ses habitants. Le principe et l’intérêt résident moins dans le film en tant que résultat, que dans le film en tant que partition et projet. L’artiste dira plus tard : « ce qui m’intéressait était d’étudier comment une fiction, comment une histoire, pouvait en fait produire un certain type de réalité. […] nous pouvons appeler cette fiction une “partition[6]” ». Le scénario original est ici pris comme une partition à redéployer pour questionner le réel. La prise en main de la fiction et du dispositif originel par les nouveaux interprètes et les conditions du retournage prennent autant d’importance que la trame narrative. Remake comprend le processus complet qui mène au remake exposé sous forme filmique.

Le débordement et les passages incessants entre fiction et contexte de l’œuvre sont mis en avant dans L’Ellipse[7] (1998) qui, sous la forme d’une triple projection, rend compte de la tentative de combler une ellipse narrative dans le film L’Ami américain (1977) de Wim Wenders. Huyghe filme l’acteur Bruno Ganz effectuant le trajet de son personnage de l’appartement à un hôtel à Paris, jamais tourné ou finalement exclu du montage. Sur les écrans latéraux, on découvre deux séquences du film de Wenders, tandis que sur l’écran central l’acteur américain traverse, vingt ans plus tard, le pont le menant au lieu de rendez-vous du personnage. Ce que montre ce segment contemporain de l’installation n’est pas seulement le fragment omis dans le film initial, mais aussi les écarts temporels entre les deux tournages et la fiction en butte avec le réel (Ganz heurté par un « vrai » cycliste), soit la réalité de ce déplacement dans l’espace et dans le temps (le vieillissement du comédien est aisément perceptible). La vidéo est une trace, l’enregistrement d’une action précise qui, plutôt que de l’abstraire, laisse de la place et met en exergue le réel et ses accidents.

Fictionnaliser le document 

Photographies et enregistrements filmés dépassent souvent dans le travail de Huyghe la simple transcription documentaire pour intégrer en eux la part de fiction que l’événement met en place. En 1993, La Toison d’or[8] est une manifestation à Dijon : l’artiste demande à un groupe d’adolescents de revêtir les costumes des animaux qui figurent sur les armoiries de la ville. Le blason dijonnais inspira aussi la création d’un parc d’attraction récemment fermé. De même, « La Toison d’or » est le nom d’un centre commercial de la ville. Ces personnages, représentations symboliques de la cité, investissent le jardin de l’Arquebuse. En amont de la manifestation, on trouvait à l’office de tourisme un dépliant montrant des vues de l’événement avant même qu’il n’ait eu lieu. La documentation précède ici l’action. L’image précède l’œuvre qui est à venir[9].

Une problématique similaire se pose dans les vidéos et films ultérieurs de l’artiste. L’image en mouvement peut être l’enregistrement plus ou moins fidèle de l’action[10], elle peut aussi volontairement proposer une bifurcation[11] pour emmener cette action ailleurs. Huyghe n’hésite pas à creuser et travailler l’intervalle entre la réalité de l’événement et sa captation. En 2005, Huyghe entreprend une expédition en Antarctique à bord du Tara, voilier de Jean-Louis Etienne destiné à la recherche scientifique et la défense de l’environnement. Deux présupposés donnent lieu à ce voyage : l’un scientifique, l’autre fictionnel. Du fait de la fonte des glaces, de nouvelles îles, ne figurant sur aucune carte, apparaissent. Il s’agit alors d’aller découvrir et de cartographier une île qui sera enregistrée auprès des autorités chiliennes[12] sous le nom de Isla Ociosidad/Île de l’Oisiveté. Aux côtés de cette recherche scientifique, l’artiste propose une quête fondée sur la rumeur de l’apparition d’une nouvelle espèce animale : un mythique pingouin albinos errant sur l’île. Plusieurs œuvres évoquent ce voyage : une photographie (A Journey that wasn’t, 2008), une sculpture sonore animatronique de l’animal (Creature, 2005) et un pavillon mobile reprenant la forme de l’île (Terra Incognita/Isla Ociosidad Pavilion, 2006[13] avec François Roche, R&Sie(n) architectes).

Un film d’une vingtaine de minutes, A Journey that wasn’t (2005)[14], retrace aussi l’expédition. Mais ce film ne peut être résumé ou réduit au documentaire. Il est autre chose : tout autant fiction et dérive que transcription. Aux images de l’expédition se mêlent des plans tournés plus tard la même année sur la patinoire de Central Park à New York. Des volumes évoquant les reliefs de l’île récemment découverte en recouvrent la surface, tandis qu’un orchestre interprète une partition écrite d’après les données topographiques de l’île.

« Les intensités sonores déclenchent des variations lumineuses éclairants par moments l’étendue noire sur laquelle l’animal automate se déplace. Pendant que le public assiste à une équivalence de l’expédition, l’événement est diffusé live à la radio[15]. »

Si l’artiste emploie le terme d’ « équivalence » pour la transcription new-yorkaise de l’expédition, il peut être appliqué également au film qui en est tiré. Face à une impossibilité à représenter réellement et fidèlement le voyage, Huyghe opte pour une transcription et une représentation du lieu découvert sous la forme d’un spectacle musical, puis de divers objets d’exposition. Le film A Journey that wasn’t déborde le seul voyage pour embrasser la globalité de l’expérience : le voyage comme expérience et sa représentation spectaculaire. À la différence de nombreux performeurs, le film ou la vidéo s’éloigne du document, du seul témoignage pour construire un objet et une fiction parallèles à une expérience bien réelle. Une distance similaire s’applique d’ailleurs, nous le verrons plus loin, à la nécessité de réexposer les œuvres dans les expositions de l’artiste.

Quand l’œuvre résiste à l’exposition

L’écart volontaire entre un événement et sa transcription sous la forme d’un objet qui puisse être ré-exposé devient récurrent dans le travail de l’artiste, notamment dans les cas où une captation filmique ou vidéographique est moins évidente. Huyghe participe en 2012 à documenta 13, l’exposition quinquennale à Cassel. L’artiste fait le choix d’investir le compost du Karlsaue Park de la ville. La légende de l’œuvre, telle que mentionnée aujourd’hui dans les catalogues, est surprenante : « Untilled, 2011-2012 : entités vivantes et choses inanimées, fabriquées ou non. Variable[16]. » Il dépose dans le compost une large quantité d’éléments : divers objets, végétaux, un homme, une chienne sevrant un chiot, des fragments d’œuvres d’anciennes éditions de documenta (un des 7000 Oaks de Joseph Beuys de 1982, un banc coloré en rose par Dominique Gonzalez-Foerster pour Park – A Plan for Escape en 2002). Plutôt qu’un objet figé, Huyghe compose un nouvel écosystème dont il choisit les éléments qu’il distille mais dont il ne contrôle pas le développement[17] : untilled signifie « non cultivé ».

« L’ensemble des opérations qui se produisent n’a pas de script. […] Il y a des rythmes, automatismes et accidents, transformations invisibles et continues, mouvements et processus, mais pas de chorégraphie […]. Les rôles ne sont pas distribués, il n’y a pas d’organisation, pas de représentation, pas d’exposition. […] La colonie [d’abeilles] pollinise des plantes aphrodisiaques et psychotropes. […] Il y a myrmécochorie : les fourmis dispersent des graines. […] C’est sans fin, incessant[18]. »

L’œuvre n’est plus ici un objet, ni même un espace, mais l’ensemble des relations et interconnexions qui se développent en cet espace. La visite d’Untilled lors de documenta 13 pouvait ainsi avoir un caractère déceptif. Qu’y avait-il à observer si ce n’est un biotope en cours de construction ? Une construction en partie visible, mais rarement spectaculaire. La présence, largement commentée par la critique de Human, un lévrier à la patte colorée en rose – écho à la couleur du banc de Gonzalez-Foerster, mais aussi à celle des fleurs cultivées dans le compost – était aléatoire, dépendant de la venue, régulière mais contrôlée par la réglementation sur la protection animale, de la chienne et de ses déplacements indéterminés. L’élément le plus immédiatement identifiable en tant qu’œuvre était Untilled (Liegender Frauenakt[19]) (2012) : la reproduction d’une sculpture d’une femme nue accoudée dont le visage était recouvert par une ruche et une colonie d’abeilles. Cette statue pouvait apparaître comme un centre ou un pôle marquant la constitution de l’environnement Untilled : les abeilles pollinisant l’espace et entremêlant ainsi la végétation originelle et celle importée par l’artiste. Une autre œuvre – Plan for Untilled (2012), un tapis de laine tissé à la main – dévoilait un schéma ou une carte des différents éléments de l’intervention artistique. Entre ce que l’œil du visiteur pouvait percevoir lors de sa visite et l’ampleur réelle du geste artistique révélée par ce schéma, le fossé était large. Untilled dépasse le seul visible comme elle dépasse aussi les limites chronologiques de l’exposition. L’œuvre est datée de 2011-2012. Elle précède ainsi documenta 13[20] car l’intervention sur le compost, la culture ou la non culture a été commencée bien avant l’ouverture de l’exposition. De la même manière, elle ne s’achève pas à sa clôture. Si une partie des éléments n’est plus présente sur le site (Untilled (Liegender Frauenakt), l’humain, la chienne), d’autres (les végétaux, possiblement certains petits animaux…) en restent indissociables et continuent à y croître et à y mourir.

Que peut-on à nouveau exposer d’Untilled à l’issue de documenta 13 ? Nous aborderons plus loin la façon dont Huyghe « déplace » une telle intervention au sein même du musée. Cette question se pose d’ailleurs pour bon nombre des projets de l’artiste. Huyghe n’a jamais dissimulé une certaine proximité théorique avec la pensée de Daniel Buren.

« Depuis les années 1960, écrit Dorothea Von Anthelmann, les travaux in situ de Daniel Buren se caractérisent par la suspension des frontières entre œuvre, support, cadre et lieu. Le lieu d’élaboration de l’œuvre devient partie intégrante de l’œuvre elle-même, qui se situe dans une interaction constante entre le site et sa transformation artistique[21] ».

Ce rapport au site peut également rapprocher Huyghe des artistes du Land Art,  et notamment de Robert Smithson. Ce dernier reste une figure dont l’œuvre atteste, dès 1968, d’une dialectique entre interventions, souvent monumentales, sur sites (parmi lesquelles Asphalt Rundown, 1969, ou Spiral Jetty, 1970), et non-sites (des fragments de sites rassemblés dans des bacs géométriques, parfois en présence de cartes et photographies[22].

Évoquer la présence du site dans un lieu éloigné, une telle question se pose chez Huyghe depuis longtemps. Streamside Day en 2003 en est un exemple majeur. Invité à la DIA Foundation en 2002, l’artiste découvre, lors d’un trajet vers DIA Beacon dans l’État de New York, le complexe de Streamside Knolls en cours de construction dans la ville de Fishkill. L’artiste propose aux responsables du programme immobilier d’organiser un festival pour la communauté qui s’y installe. Le Streamside Day a lieu le 11 octobre 2003 : arbre commémoratif, déguisements, parade, discours, dîner et feu d’artifice rythment cette journée. Il s’appuie, pour la construction de cet événement, tant sur l’histoire locale et nationale que sur des référents cinématographiques[23]. Le projet de l’artiste ne se limite pas à une seule journée, mais à inventer cette célébration et à en faire une date récurrente pour cette communauté. Il s’agit pour lui de créer ce rassemblement et de laisser aux membres de Streamside la charge de le reconduire d’année en année et de l’inscrire dans le calendrier.

Huyghe tire un film de cet événement. Aux images documentaires de la fête, Streamside Day[24] (2003) mêle des plans évoquant le passé des lieux (une nature idyllique vierge de présence humaine) et le récit fictif d’une famille venant s’installer dans la ville. Une nouvelle fois, le film ne peut se résumer à la seule documentation d’un événement pourtant bien réel, mais en donne une transcription qui confine au mythe au sens premier du terme : « récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine[25] ».

Lors de sa première présentation au DIA Center for the Arts à New York en 2003, le film est accompagné d’un dispositif qui tente de reproduire la notion même d’une célébration cyclique intégrée dans le calendrier. L’exposition Streamside Day Follies s’offre tout d’abord comme un espace vide à l’exception de rails suspendus au plafond. Cinq parois automatisées se détachent du mur et se déplacent dans l’espace. L’une des faces de ces cloisons mobiles est couverte d’une surface réfléchissante colorée, l’autre est blanche. Ces cloisons, suspendues à quelques centimètres du sol, se meuvent lentement le long des rails avant de former un pavillon destiné à la projection du film. L’espace mural laissé vacant par les parois mobiles révèle la présence de dessins liés au projet. À la fin du film, les cloisons se détachent et retournent à leur positionnement initial. Ce pavillon temporaire évoquait tout autant l’œuvre permanente de Dan Graham placée sur le toit de l’espace d’exposition (Two-Way Mirror Cylinder Inside Cube and a Video Salon: Rooftop Urban Park Project for DIA Center for the Arts, 1981-1991) que le projet utopique de Huyghe de concevoir un pavillon de projection évolutif pour la communauté de Streamside[26]. Cette chorégraphie de l’espace de l’exposition, cette alternance entre espace vide et composition d’un espace de projection est une manière de mettre en scène le rituel qu’est l’œuvre : une célébration à réitérer annuellement, mais qui n’est ni transférable ni « exposable ».

L’exposition au DIA Center for the Arts est la seule à avoir bénéficié d’un dispositif aussi complexe de monstration pour cette œuvre. Les présentations ultérieures furent plus simples, mais néanmoins très précises. Le film Streamside Day s’accompagne désormais de plusieurs éléments à même de recontextualiser la célébration : le Streamside Day Calendar (2003), un calendrier commémorant l’événement ouvert à la page du mois d’octobre sur laquelle la fête est signifiée ; Nœud 01 pour Streamside Community Center (2003, avec Roche&Sie(n) architectes), un dessin mural représentant le possible pavillon communautaire de projection ; et enfin un arbre poussant dans les environs de Streamside Knolls. Si pour des raisons pratiques, l’arbre est souvent omis des présentations, le dessin mural et le calendrier sont des indispensables à l’exposition du film[27]. Huyghe fit pourtant le choix de présenter seulement le film pour sa rétrospective au Centre Pompidou à Paris en 2013.

Une rétrospective impossible ?

Pour un artiste dont l’œuvre est déjà complexe à présenter lors de sa première exposition, la rétrospective est un enjeu majeur. Ajoutons que certains de ses travaux n’avaient jamais été réexposés jusqu’alors[28]. D’autant plus que Huyghe est plutôt rétif à la question de la rétrospective, comme le précise Randy Kennedy :

« Trop de rétrospectives d’art contemporain, déclare l’artiste, ont commencé à “ressembler à Un Jour sans fin avec Bill Murray”. Ce qui a commencé à l’intéresser, c’est l’idée de faire une exposition qui ressemble à une sorte de corps étranger logé dans un musée, comme par accident[29] ».

L’exposition du Centre Pompidou condense 52 œuvres. Refusant un parcours linéaire, la rétrospective, itinérante à Cologne et à Los Angeles, adopte un parcours labyrinthique dans lequel les « œuvres se fondent les unes dans les autres pour une expérience en partie chorégraphiée et en partie laissée au hasard[30] ». L’artiste utilise et redéploye les cimaises de la rétrospective de Mike Kelley qui avait eu lieu dans les mêmes salles et qui venait de se terminer. Ces cloisons temporaires déplacées, parfois découpées pour ouvrir de nouvelles circulations, laissant les tranches et les accidents de coupe visibles, donnent un aspect de chantier ou de décharge d’œuvres (pour reprendre l’analogie avec le compost de Cassel) à l’exposition.

La rétrospective de Huyghe n’est pas organisée de manière chronologique et la logique thématique des rassemblements d’œuvres n’est pas immédiatement apparente. L’exposition s’ouvre avec la performance Name Announcer (2011) : à l’entrée de la rétrospective, une personne demande le nom des visiteurs y pénétrant, puis l’annonce à voix haute. Cette première œuvre exposée n’est présente que de manière intermittente : elle peut être absente, invisible lors du passage du visiteur dans l’exposition. Les deux éléments exposés suivants ne sont pas de la main de l’artiste. Après l’entrée, dans une salle qui précède immédiatement le grand espace d’exposition, sont montrés Mère Anatolica 1 (1975), une sculpture délabrée de Parvine Curie présente dans le collège que fréquenta Huyghe, et des extraits de conférences de l’Institut des hautes études en arts plastiques où il fut élève. À de rares exceptions près[31], les films sont projetés à même les cimaises, non repeintes pour l’occasion, portant les marques de leur précédente utilisation, et à proximité immédiate d’autres œuvres. Cela permet de souligner des liens plus ou moins évidents entre des projets parfois assez éloignés[32]. Mais cela renforce aussi l’aspect sépulcral que pouvait avoir cette rétrospective, qui soulève ainsi volontairement le problème inhérent de l’exposition pour les projets de Huyghe.

Qu’exposer quand une œuvre ne peut être déplacée ou n’existe plus ? Aux restes des cimaises de l’exposition précédente se mêlent des fragments d’œuvres de Huyghe. Une extension de la rétrospective à l’extérieur du Centre Pompidou (tout en lui étant immédiatement jointive) a été aménagée. Au fond de cet espace, on découvre Untilled (Liegender Frauenakt) issu d’Untilled. Face à cette sculpture, un étrange climat fait de neige, de brouillard et de précipitations programmé se développe. Il s’agit de L’Expédition scintillante. Acte 1. Untitled (Weather Score) (2002).

L’Expédition scintillante est une exposition de Huyghe qui eut lieu à la Kunsthaus de Bregenz en 2002. À la manière d’un opéra, elle déployait sur les étages du musée trois séquences préfigurant une expédition à venir. L’acte 1 se fondait sur le climat décrit par Edgar Allan Poe dans le roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Ce climat (neige, brouillard, pluie) était reproduit dans la salle dans laquelle Untitled (Ice Boat), un bateau fait de glace, fondait au fur et à mesure de l’exposition (jusqu’à disparaître totalement laissant un espace quasi vide) tandis qu’une radio diffusait Radio Music de John Cage. L’Expédition scintillante fonctionnait sur le principe de la disparition, il n’était donc pas envisageable de reproduire le bateau de glace ultérieurement. Il ne fut donc jamais remontré. Untitled (Weather Score) n’avait pas non plus été réexposé jusqu’alors. L’œuvre n’est donc qu’une fraction de la version initiale exposée à Bregenz : un vestige.

Le seul fragment de L’Expédition scintillante qui ait trouvé une forme durable est Untitled (Light Box) : une boîte produisant de la lumière sur de la fumée au son des Gymnopédies 3 et 4 d’Erik Satie. Exposée à de nombreuses reprises, elle est montrée dans la rétrospective parisienne aux côtés de la projection de A Journey that wasn’t. Les deux projets sont en effet intimement liés. L’Expédition scintillante préfigure un voyage en Antarctique, le fantasme. A Journey that wasn’t le réalise. C’est la première fois que les deux œuvres sont montrées à proximité l’une de l’autre. Elles fonctionnent en alternance : lorsque qu’Untitled (Light Box) termine son cycle, la projection du film commence et ainsi de suite. Le troisième acte de L’Expédition scintillante est lui aussi remontré pour la première fois depuis 2002. Untitled (Black Ice Stage) est une patinoire noire sur laquelle une danseuse vient régulièrement évoluer au son de Music for Airports 4 de Brian Eno. Elle est située dans la rétrospective entre Untitled (Weather Score) et la black box contenant le film et la boîte lumineuse.

À la manière d’Untitled (Weather Score) et de son bateau manquant, d’autres œuvres étaient lacunaires dans l’exposition. Ghost Room (2004) est une vaste structure gonflable de la forme d’une salle d’exposition que l’artiste avait fait léviter en dehors du Castello di Rivoli où son empreinte avait été prise. Elle est ici présentée dégonflée telle une peau morte ou un souvenir impossible à reproduire. L’exposition se voit aussi animée de manière régulière par le déplacement d’un homme portant alternativement un masque animalier renvoyant à La Toison d’or ou le masque Players (2010) en forme de livre ouvert recouvert de LED qu’on retrouve dans l’événement et le film The Host and the Cloud (2009-2010). L’homme est parfois accompagné de Human, la chienne à la patte rose apparue à la documenta en 2012. Celle-ci gambade librement dans l’exposition sous l’œil d’abord interloqué des visiteurs[33]. Elle s’étend parfois sur une fourrure déposée dans un coin de l’espace et qui évoque fortement la sculpture À Rebours (2012) mais désossée de sa structure[34]. La patte rose de Human rend ainsi plus compréhensible la présence de tas de sable d’une couleur identique dans l’exposition. Chienne et sable sont une évocation du biotope Untilled, déjà remémoré par Untilled (Liegender Frauenakt) à l’extérieur.

La documenta de Cassel se voit aussi intégrée dans la rétrospective avec le film A Way in Untilled[35] (2012). Comme les films précédemment cités, celui-ci dépasse le seul document pour tenter de mettre en œuvre sous forme de film les processus en cours dans le projet de l’artiste. A Way in Untilled n’est pas Untilled et ne peut l’être. Mais comme l’indique son titre, il tente de se frayer un chemin dans Untilled. Il passe ainsi de l’environnement au microcosme indiquant le processus de naissance et de germination à l’œuvre autant qu’il montre les figures identifiables du projet (sculpture et chienne), soutenu par un montage sonore minutieux, à même de révéler ce qui n’est pas immédiatement visible.

L’ambiance générale de la rétrospective au Centre Pompidou est assez lourde, accentuée par les cimaises désaxées et délabrées, ainsi que la présence intermittente de Music for Airports 4 de Brian Eno et la tonalité sombre de certaines œuvres. Autant que la relecture d’une vingtaine d’années de carrière, la rétrospective montre aussi le musée comme un lieu d’embaumement. L’espace labyrinthique que constitue l’exposition devient alors comme un cimetière des projets de l’artiste dont il ne reste plus que des états figés ou des fragments métonymiques. « Seul n’existe d’ailleurs pour lui que le projet abouti[36], » précise Roxana Azimi. La rétrospective est alors une balade entre les fantômes des projets passés et un manifeste même de sa pratique.

L’itinérance de l’exposition au Ludwig Museum de Cologne en 2014 produit un effet fort différent. Si l’artiste déplace en Allemagne les cimaises de l’exposition parisienne, la rétrospective n’y est pas rejouée de la même manière. Ce sont, à de rares exceptions près, les mêmes œuvres qui sont présentées. Mais, en partie du fait d’un espace d’exposition différent, un sens et une humeur autres émergent. Laurence Bertrand Dorléac note à propos des expositions itinérantes : « Une exposition est ancrée dans un lieu ; si vous changez de lieu, elle change de sens. […] Le lieu doit s’imposer pour une raison ou pour une autre, […] à chaque fois, c’est une autre expérience[37] ».

À la différence du vaste espace cubique du Centre Pompidou, celui de Cologne est tout en longueur. Les choix scénographiques de l’artiste imposent une fois l’exposition terminée de la retraverser quasi intégralement pour en sortir. La sculpture délabrée de Parvine Curie n’est pas présente au Ludwig Museum. L’exposition s’ouvre, passée la performance Name Announcer, sur une nouvelle version de Timekeeper (1999) : un trou creusé dans le mur qui révèle les couches successives de peintures des expositions précédentes[38]. Viennent ensuite des œuvres présentées bien plus loin lors de la version parisienne de la rétrospective (un aquarium, Shore (2013), The Host and the Cloud…). Le visiteur s’enfonce plus profondément de salles en salles, avec une ouverture sur un jardin du musée pour observer Untilled (Liegender Frauenakt). Si Untitled (Black Ice Stage) est toujours présente, elle a adopté une nouvelle forme. La patineuse évoluant par intermittence et la musique sont absentes. La patinoire est recouverte d’une épaisse et rocailleuse glace la mettant hors d’usage et nécessitant une température assez basse dans la salle qui l’accueille, à même de la maintenir en l’état. Cela renforce la dimension multi-sensorielle de l’exposition[39] et l’analogie avec le spectacle musical donné sur la patinoire de Central Park pour A Journey that wasn’t. La rétrospective s’achève en un cul-de-sac dans une salle projetant en alternance ce film et diffusant les circonvolutions lumineuses et colorées de Untitled (Light Box), faisant de ces deux œuvres jumelles les clefs de voûte et de compréhension de la pratique de l’artiste. Au cénotaphe muséal parisien répondait une grotte dans laquelle s’enfoncer, en quête des origines et de l’orientation du travail, avant de devoir rebrousser chemin pour regagner le jour et observer d’un œil différent et éclairé les œuvres déjà vues.

La rétrospective s’offre ainsi comme errance ou comme traversée, toutes deux créatives et toutes deux montrant un artiste désireux aussi bien de souligner la difficulté à exposer son travail que de le raconter autrement. Celui-ci disait déjà en 2006 :

« C’est lié à mon intérêt pour le jeu, l’extension, le déplacement en général. Travailler sur une rétrospective, c’est faire réapparaître des œuvres et continuer de les raconter. Le “RE” est présent. C’est aussi une mécanique que j’ai pratiquée avec Remake évidemment, mais aussi avec Blanche-Neige Lucie ou The Third Memory, un jeu avec les célébrités et les icônes de la culture populaire. Mais c’est sa part de devenir qui est intéressante, étendue à de nouvelles possibilités[40]. »

Si l’œuvre de Pierre Huyghe résiste au musée, elle y pénètre et produit parmi les expositions les plus riches et les plus fascinantes, tout en prenant parfois l’institution et le créateur à leur propre piège. Lors d’une de mes visites à la rétrospective un jour d’automne 2013, une œuvre parvint à littéralement s’échapper de la rétrospective : Human qui trouva le chemin de la sortie du musée et s’enfuit dans les rues de Paris, son gardien à ses trousses, ainsi que plusieurs touristes sortant du musée en courant pour immortaliser de leur appareil photo « l’événement ».

 

Notes

[1] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35 : Pierre Huyghe préfère le terme événement à celui de performance qu’il juge peu approprié pour sa pratique : « C’est un mot trop scénarisé, fermé à l’interprétation, comme celui de “performance” ».

[2] L’œuvre est précisément décrite dans certains textes agrémentés d’une photographie. Cf. « Passagers/Pierre Huyghe », Entre-deux.org, 2001, en ligne : https://www.entre-deux.org/cp_projets/passagers/ (consulté en février 2021).

[3] Dévoler, 1994, action, film, Betacam SP, couleur, son, 2 x 10 secondes.

[4] Huyghe P., « Dévoler », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 10 : « Dévoler est un geste en réponse à la demande d’un premier ministre de retrouver confiance dans la consommation. Acte d’inversion. L’artiste se déleste d’un objet dans son lieu d’achat ».

[5] Remake, 1994-1995, film, Betacam SP, couleur, son, 100 min.

[6] Baker G., « An interview with Pierre Huyghe », October, n° 110, automne 2004, p. 84 : Pierre Huyghe à propos de Streamside Day (2003) : « What interested me was to investigate how a fiction, how a story, could in fact produce a certain kind of reality. […] we can call this fiction a “score” ».

[7] L’Ellipse, 1998, triple projection vidéo du film super 16 mm transféré sur Beta numérique, couleur, son, 13 min.

[8] La Toison d’or, 1993, événement, Jardin de l’Arquebuse, Dijon.

[9] Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 227.

[10] C’est le cas pour In the Belly of Anarchitect (2004) avec Rirkrit Tiravanija et Pamela M. Lee qui est la captation d’un événement à la galerie de Portikus à Francfort-sur-le-Main ou de This is not a Time for Dreaming (2004), enregistrement d’un spectacle de marionnettes dans lequel le public et la structure temporaire (conçue avec Michael Meredith) l’accueillant apparaissent.

[11] L’un des néons de l’artiste se nomme Yo no poseo el jardίn de senderos que se bifurcan (2007) d’après la nouvelle Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941).

[12] L’île est située dans la partie chilienne de l’Antarctique.

[13] Créé pour Celebration Park au musée d’Art moderne de la ville de Paris, exposition itinérante à la Tate Modern de Londres, en 2006, cet objet n’existe plus à l’issue de ces expositions.

[14] A Journey that wasn’t, 2005, film super 16 mm et vidéo HD transférés sur vidéo HD, couleur, son, 21 min. 41.

[15] Pierre Huyghe, « Double Negative. A Journey that wasn’t. 14 octobre 2005 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 109.

[16] « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 235.

[17] Comme dans les aquariums qu’il conçoit depuis 2010.

[18] Pierre Huyghe, « Untilled, 2011-2012 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 186.

[19] Untilled (Liegender Frauenakt), 2012, moulage en béton avec une structure autour de la tête entourée d’une ruche, cire, abeilles. Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm ; dimensions de la ruche variables.

[20] documenta 13, Kassel, 9 juin – 16 septembre 2012.

[21]  Hantelmann D. (von), « Situated cosmotechnologies. Pierre Huyghe’s Untilled and After Alife Ahead », Pierre Huyghe, cat. exp., Londres, Koenig Books, 2019, p. 14 : « Since the 1960s, Daniel Buren’s in situ works have been characterized by the suspension of the boundaries between work, carrier, frame and place. The place where the work is developed becomes an integral part of the work itself, which is situated in a constant interplay between the site and its artistic transformation ».

[22] Lailach M., Land Art, Cologne, Taschen, 2007, p. 86 : selon Robert Smithson : « Le non-site (un earthwork dans un espace clos) est une image logique en trois dimensions qui, tout en étant abstraite, représente un site réel. C’est à travers cette métaphore en trois dimensions qu’un site peut représenter un autre site qui ne lui ressemble pas ».

[23] Les costumes portés par les enfants lors de la célébration et les images du film de l’artiste peuvent renvoyer tant à la faune locale qu’à l’imaginaire véhiculé par les films de Walt Disney, Bambi (David D. Hand, 1942) en premier lieu.

[24] Streamside Day, 2003, film super 16 mm et vidéo transférés sur Beta numérique, couleur, son, 26 min.

[25] Cf. « mythe », Rey A., Rey-Debove J. (dir.), Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 1465.

[26] Huyghe P., « Streamside Community Center, 2003 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 128 : « Cet environnement construit au cœur de la forêt joue sur la complexité et les mouvements entre ce qui est dedans, dehors. […] Cette cage peut se plier topologiquement en fonction de ces deux mouvements, afin qu’ils puissent se mêler ou être ambigus. […] Scénario 2 : Chaque année, à la date anniversaire, un bâtiment automate s’ouvre. Le film de l’événement y est présenté ».

[27] Le Mac/Val de Vitry-sur-Seine fit le choix d’une simple présentation du film, sans ses éléments de contexte, pour son accrochage des collections L’Effet Vertigo en 2015.

[28] Dont une large partie de L’Expédition scintillante (2002) sur laquelle nous reviendrons.

[29] Kennedy R., « Pierre Huyghe’s Unpredictable Retrospective », New York Times, 3 September 2014 : « Too many contemporary-art retrospectives, he said, have begun to feel “like Groundhog Day with Bill Murray.” What began to interest him, he said, was the idea of making an exhibition that felt like some kind of foreign body lodged in a museum, as if by accident ».

[30] Farago J., « Pierre Huyghe at Lacma – a sometimes baffling but always engaging retrospective », The Guardian, 4 décembre 2014 : à propos de l’itinérance de la rétrospective au Lacma de Los Angeles : « works bleed into one another, for an experience that’s partly choreographed and partly left to chance ».

[31] A Journey that wasn’t qui bénéficiait d’une projection grand format en black box, Blanche-Neige Lucie (1997) et A Forest of Lines (2008) diffusés comme à leur habitude sur moniteurs.

[32] Par exemple A Journey that wasn’t (2005) et L’Expédition scintillante, Acte 2. Untitled (Light Box) (2002) ; La Toison d’or (1993) et Streamside Day (2003) ; RSI, un bout de réel (2006), De Hory Modigliani (2007), The Host and the Cloud (2010) et Zoodram 4 (after The Sleeping Muse by Constantin Brancusi, 1910) (2011).

[33] Avant de devenir un phénomène critique marqué et une sorte de must have de l’exposition cf. Lequeux E., « L’exposition Pierre Huyghe, un étonnant phénomène », Le Monde, 30 décembre 2013 : « Fourmis, araignées, bernard-l’hermite, sans oublier Human, l’étrange chien blanc à patte rose dont la photo inonde les réseaux sociaux… ».

[34] À Rebours, 2012, objet, fourrure, structure, 60 x 60 x 100 cm. Une fourrure est enroulée autour d’un objet lui donnant la forme d’un animal agenouillé la tête entre les pattes. La notice de l’œuvre précise qu’il en existe « 5 variantes ». Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 235.

[35] A Way in Untilled, 2012, film, vidéo HD, couleur, son, 14 min.

[36] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35.

[37] Bertrand Dorléac L., Descola P., Georgel P., Preti M., « Qu’est-ce qu’exposer ? », Perspective, n° 1, 2015, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/5785?lang=en (consulté en février 2020).

[38] Un Timekeeper avait été réalisé au Centre Pompidou, de même que dans de nombreuses expositions de l’artiste.

[39] C’est cette version de l’œuvre qui sera présentée au Lacma à Los Angeles la même année, une itinérance de l’exposition que nous n’avons pu voir. Elle était néanmoins similaire à celles de Paris et de Cologne dans son côté fragmenté, non chronologique et ouverte sur l’extérieur. Seules les cimaises de l’exposition Mike Kelley avaient été allongées pour correspondre à la taille du bâtiment américain. Des œuvres de 2014 y avaient été ajoutées : les aquariums Nympheas Transplant et le film Untitled (Human Mask).

[40] Obrist H.-U., « Entretien avec Pierre Huyghe », Pierre Huyghe, Celebration Park, cat. exp., Paris, Paris musées, 2006, p. 121.

 

Pour citer cet article : Mickaël Pierson, "Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/pierson-huyghe-exposition/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive

par Quentin Petit Dit Duhal

 

Quentin Petit Dit Duhal est doctorant en histoire de l’art et prépare sa thèse sur les représentations d’une identité de genre non binaire sous la direction de Thierry Dufrêne à l’Université Paris-Nanterre (HAR), et en codirection internationale avec Thérèse St-Gelais de l’Institut de Recherches et d’Études Féministes de l’Université du Québec à Montréal. Il est également ATER à l’Université Aix-Marseille au département d’Arts plastiques. Auteur d’articles dans des revues scientifiques (Savoirs en Prisme, ArtItalies, Sculptures, Astasa) et cofondateur de l’ARQ (Arts et Représentations Queers), collectif de recherche sur l’histoire des arts féministes et queers, il s’intéresse aux questions liées aux gender studies, aux queer studies, au posthumain et de manière plus générale à l’art engagé à partir de la seconde moitié du XXe siècle.—

 

Faire une exposition sur une artiste française telle qu’ORLAN, prolifique depuis le milieu des années 1960 et protéiforme[1], nécessite de faire des choix dans la sélection des œuvres et pose plusieurs problématiques de présentation de l’œuvre exposée, liées notamment aux flux, à la mobilité, au corps et à la virtualité. L’exposition itinérante et monographique de 2015-2016, Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, sous-titrée Temps variable et baisers de Méduse, a la particularité de laisser à chaque commissaire d’exposition la possibilité de formuler son propre discours en sélectionnant certaines œuvres numériques et numérisées de différentes périodes de l’artiste rassemblées sur clé USB. Ce concept d’exposition-USB permet ainsi au·à la commissaire de mettre en évidence son propre thème et de composer son exposition en un lieu et un temps précis. L’exposition commence sur une proposition de la commissaire et directrice du centre d’Art Le Lait Jackie-Ruth Meyer, à Albi (France), qui présente dix-huit œuvres réunissant vidéos, enregistrements de performances et réalité augmentée, tout comme au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone (Italie), puis se poursuit au centre des Arts à Enghien-les-Bains, au FRAC Basse-Normandie de Caen (France) et au Sungkok Museum de Séoul (Corée du sud). Outre les dispositifs numériques de présentation, la particularité de ce projet réside aussi dans la réalisation d’une installation interactive en 3D, Expérimentale mise en jeu, qui détourne les codes du jeu vidéo et plonge le·la visiteur·euse dans un espace virtuel. Étant développée sur la durée, cette œuvre évolutive se complexifie à chaque nouvelle étape de l’exposition.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’adresse plutôt à un public connaisseur de l’œuvre d’ORLAN, puisqu’elle semble dématérialisée et performative en ce qu’elle place les dispositifs de médiation au second plan, les parcours proposés privilégiant ainsi l’expérience et la visibilité plutôt que la connaissance et la lisibilité. D’ailleurs le titre semble énigmatique pour un·e spectateur·ice novice. Il se rapporte en effet à des notions clés de la production de l’artiste avec le corps biologique, mais aussi à des œuvres précises, telles que le Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau de 1974-1975, le Baiser de l’artiste de 1977 et l’Étude documentaire : la tête de Méduse réalisée en 1978. Dès son titre, le propos général de l’exposition prend une orientation particulière, qui questionne le temps et le genre féminin, Méduse symbolisant le sexe de la femme. L’exposition donne lieu à la publication d’un catalogue[2] visant un public davantage diversifié. Il est édité en octobre 2015, c’est-à-dire à la fin de sa première étape. Ces 270 pages réunissent six textes rédigés par six auteur·ice·s commissaires, critiques d’art, et historien·ne·s de l’art, se concentrant davantage sur les problématiques liées à la réalité augmentée et au numérique[3].

Il s’agit d’examiner le lien qui s’opère entre la monstration des œuvres et le discours produit par l’exposition : en quoi cette dernière semble être une œuvre à part entière, qui pose la question à la fois de l’appréhension d’une œuvre d’art numérique et de l’agencement des œuvres comme syntaxe ? Il est d’abord nécessaire d’établir une étude générale de l’exposition avec des problématiques concrètes, comme l’accrochage ou le rôle du·de la commissaire et de l’artiste. Il faut s’attacher ensuite aux œuvres exposées, dont la nature numérique et interactive entraîne un questionnement sur les dispositifs de présentation dans l’espace muséal, ainsi que dans les rapports entretenus avec le public. Cette étude analyse enfin les relations entre le projet global d’ORLAN, c’est-à-dire l’interrogation du statut du corps de l’artiste dans son œuvre, et les notions de mobilité, de flux et de variabilités inhérentes à l’exposition.

Une mise en scène de la mobilité, du flux et de la variabilité 

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os propose une reformulation du discours muséal. Dans un contexte de pression des tutelles, les expositions deviennent un lieu d’investissement qui demande un retour financier[4]. Les expositions nécessitent surtout un certain coût pour ce qui est des emballages, des assurances, des déplacements des œuvres, ainsi que des différents corps de métier. Pour s’adapter à une crise économique, une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os doit procéder à de nouvelles approches. L’utilisation du numérique et du système d’exposition-USB permet alors à la fois d’économiser du temps, en ce qui concerne les rencontres et les négociations, mais aussi d’économiser de l’argent, puisqu’il n’y a plus besoin d’assurer les œuvres, de payer des transports[5] ; elle demande même aux musées d’exploiter leurs propres outils au lieu d’investir dans de nouveaux.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os avec son système de rassemblement et de déploiement d’œuvres numériques révèle aussi des spécificités dans le rôle des deux principaux acteur·ice·s de l’exposition : l’artiste et le·la commissaire. Concernant l’artiste, la proposition d’ORLAN est de questionner l’aménagement du lieu muséal. L’exposition lui donne l’opportunité de concevoir Expérimentale mise en jeu en fonction de sa monstration, imposant à l’institution des règles expographiques telle la constitution d’un espace exclusivement dédié à cette œuvre. ORLAN s’inscrit alors au sein du musée qui devient une sorte d’atelier, un laboratoire d’expérimentation. Le·la commissaire formule et met ainsi en scène un discours scientifique sur les œuvres, tout en ayant une certaine autonomie dans ses choix, le format numérique de l’exposition donnant l’occasion à chaque commissaire de se singulariser.

Cette liberté du·de la commissaire se limite d’ailleurs dans une moindre mesure aux contraintes du lieu, puisque le format numérique se déploie en fonction des espaces d’accueil[6]. Sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone[7], les œuvres sont pour leur majorité exposées aux murs des deux édifices, le centre d’art étant composé d’un petit pavillon du XIXe siècle et d’une chapelle médiévale. Le plan se compose d’une première partie qui commence par trois enregistrements des performances des MesuRages de 1979 et 2012. Dès le début de l’exposition, il est alors possible de remarquer que la chronologie s’entrelace, permettant de rendre compte de la continuité des œuvres qui se répondent dans le temps. Une grande salle expose ensuite six vidéos sur le thème de l’hybridation, tandis que dans la deuxième partie une autre grande salle présente trois vidéos, dont La Liberté en écorchée (2013) projetée sur un mur entier. Le passage vers l’abside est marqué par une Self-hybridation (2014), donnant à voir une identité mouvante. L’abside se compose quant à elle de vidéos sur le thème médical et chirurgical et d’un petit espace rectangulaire réservé au jeu vidéo.

L’espace semble sans traitement ni découpage, suggérant une absence a priori d’articulation. Aucune forme de distinction hiérarchique entre les sujets traités, ni de distinction fonctionnelle sont observables, l’espace étant à la fois un lieu d’exposition et un lieu de passage. Cette simultanéité de la monstration des œuvres peut donner une impression de désorganisation au·à la visiteur·euse, mais lui permet de favoriser son déplacement et sa progression, qui est un des enjeux importants de l’exposition. Ne pas encombrer l’espace est aussi un moyen stratégique pour ce qui est de la monstration : les enregistrements vidéo sont à appréhender dans la durée, ce qui nécessite donc un espace libre pour la circulation et la consultation.

 Par son accrochage, cette exposition révèle les différents choix des commissaires[8] et l’adaptation du format numérique des œuvres au lieu. Au centre des Arts à Enghien-les-Bains (France), le commissaire Emmanuel Cuisinier adopte un vocabulaire expographique « traditionnel » avec l’utilisation de cimaises, de murs neutres, un accrochage à niveau unique à hauteur des yeux et espacé, une lumière artificielle venue du plafond, etc. La commissaire Jackie-Ruth Meyer, qui initie l’exposition à Albi dans une ancienne minoterie et vermicellerie, présente des choix expographiques très différents. L’exposition se visite dans la quasi-obscurité pour se concentrer sur les œuvres, la lumière ne venant plus de dispositifs d’éclairage mais des œuvres elles-mêmes. Il est possible d’appréhender ce choix d’éclairage comme une métaphore de l’art qui illumine le chemin du·de la spectateur·ice dans une visée didactique chère à l’art des années 1960-1970[9]. À Albi, les œuvres sont projetées sur de très grands écrans qui viennent parasiter l’architecture du lieu, comme si l’exposition éclatait et venait contaminer les salles. Ceux-ci sont accrochés aux murs et aux plafonds, donnant, grâce à l’obscurité, l’impression qu’ils planent, suggérant une sorte de mysticisme qui fait écho aux œuvres vidéographiques des miracles profanes de Sainte ORLAN, avatar imaginé par l’artiste dans les années 1970-1980[10].

L’architecture entre d’autant plus ici en relation avec les œuvres : le vocabulaire baroque utilisé dans les vidéos d’ORLAN s’entrecroise avec les arcs en plein cintre, les voûtes en berceau aux pierres de taille de ce bâtiment. Cette dialectique entre le lieu et l’œuvre exposée rappelle d’ailleurs celle de l’exposition monographique d’ORLAN Unions mixtes, mariages libres et noces barbares, qui a eu lieu à l’Abbaye de Maubuisson à Saint-Ouen-l’Aumône (France) en 2009. Trois Robes sans corps : Sculptures de plis étaient alors exposées dans la salle des Religieuses, caractérisée par une architecture gothique dont les voûtes renvoient aux formes courbes des sculptures, qui font elles-mêmes écho aux robes des religieuses[11]. La mise en scène des œuvres faisant écho à leur lieu d’exposition semble ainsi favoriser l’immersion du public.

Ces choix de luminosité et d’un espace non séquencé permettent au·à la visiteur·euse de faire l’expérience de perdre ses références cognitives, lui donnant une impression de confusion et de désorientation. L’exposition l’emmène hors du temps, rejoignant le propos que Jackie-Ruth Meyer énonce dans le catalogue d’exposition :

« l’exposition rassemble des œuvres dans lesquelles le temps se révèle, se dissout et se démultiplie hors de toute chronologie, grâce à la simultanéité du présent, du passé et du futur ; le temps devient variable et capte ainsi la fréquence sensible des mutations de la conscience et de la perception du monde, de l’art et du corps[12]. »

Le·la visiteur·euse est alors immergé·e dans une certaine ambiance qui lui permet de faire l’expérience du temps, effectif dans l’exposition par le rassemblement des œuvres de différentes périodes de la carrière d’ORLAN. Cette variété chronologique du corpus amène à poser la question du parcours. Au regard du plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani, l’espace n’est ni ordonné selon une logique historique, ni selon les médiums initiaux des œuvres. Le type d’accrochage choisi est thématique : la première salle présente des œuvres qui posent un questionnement sur le réel[13], avec la place du corps féminin dans la société et des problématiques liées au racisme, tandis que la seconde partie de l’exposition semble être sous l’angle de la fiction[14], avec l’esthétique cyborg et le corps en mutation. Dans l’exposition à Albi et à Gérone, les dispositifs de médiation sont d’ailleurs rares et se composent du strict nécessaire avec des cartels et des textes informatifs sobres. Le·la visiteur·euse passe d’un espace à un autre sans indication sur la section, rendant la narration assez neutre. L’expographie met donc l’accent sur le sensible au détriment de l’intellect, ce qui rend le traitement du contenu plus personnel et confère au·à la spectateur·ice un rôle actif. Ce parcours valorise alors l’association, la mise à distance, la confrontation et la rupture entre les œuvres donnant à voir la dimension polysémique des objets exposés. Outre la capacité de dialoguer avec l’architecture, les œuvres sont mises en relation entre elles, comme dans une sorte de syntaxe, et se répondent. Il s’agit donc d’une mise en scène scénarisée de la pensée du·de la commissaire qui correspond aux missions pédagogiques et didactiques du musée.

Exposer des œuvres numériques et interactives

Une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, dans sa nature numérique, pose des questions de monstration touchant d’abord à la notion d’authenticité de l’objet exposé. Les caractères itinérant et simultané de l’exposition nécessitent une circulation de reproductions : le contexte expographique légitimerait en fait ici la reproduction, comme une reconnaissance de la copie par le musée. En outre, l’écran n’est que le dispositif matériel de monstration : l’œuvre, en tant que signifiant montré, relève de l’immatérialité, ce qui révèle le caractère dématérialisé de l’art d’ORLAN. Ainsi, le changement d’un médium à un autre, tel que la numérisation d’œuvre, serait l’occasion de présenter un nouvel original[15], propice à une nouvelle présentation au public. La reproduction numérique permet alors de renouveler la perception des œuvres, notamment les performances, dont la (im)matérialité ne se concentre non pas sur l’objet mais sur l’action.

Des performances exposées comme la série des MesuRages posent la question de l’appréhension de l’œuvre d’art relative à son expographie. Il s’agit pour ORLAN, à partir de 1968, de mesurer une rue ou un musée avec son propre corps en s’allongeant au sol. Interrogeant le musée comme instrument du pouvoir politique, l’artiste utilise doublement ce qu’elle dénonce : le musée devient le lieu de sa performance, puis le lieu de son exposition, donnant plus d’ampleur symbolique à son œuvre. Les vidéos présentes dans les deux premières étapes de l’exposition[16] sont au nombre de trois : le MesuRage du musée Saint-Pierre à Lyon en 1979 et ceux du musée Andy Warhol à Pittsburgh et du M HKA, le Musée d’art contemporain d’Anvers en 2012. Ces deux dernières performances sont une actualisation de la première, puisqu’ORLAN y introduit un élément nouveau, un des brassards de l’entreprise BODYMEDIA « capables de capter les données [du] corps telles que la transpiration, la tachycardie, la dépense du corps, [sa] situation dans l’espace et le temps[17] ».

L’exposition de la série des MesuRages pose la question de la manière dont il faut faire voir la performance. L’unicité du geste performatif dans un temps et un espace précis devient un signe enregistré par la caméra. L’œuvre perd alors son esthétique de la présence et de l’action à travers sa transposition filmique et vidéographique. La vidéo vise dans ce cas l’enregistrement de la trace performative selon un objectif de conservation, de documentation et d’archive. Dans le même temps, l’objet présenté révèle un travail de composition et de montage esthétisant le support vidéographique, ce qui fait perdre en cela son statut d’ « objet théorique[18] ». D’ailleurs, cette nature hybride de la vidéo diffère selon son utilisation dans le contexte expographique. Elle est présentée dans Strip-tease des cellules jusqu’à l’os comme une œuvre à part entière, dans la mesure où la présentation du sujet prime sur sa documentation. Cependant, il est possible de remarquer que si la vidéo d’un MesuRage est présentée, comme dans l’exposition À pied d’œuvre(s)[19] à la Monnaie de Paris en 2017, son statut d’objet d’art est rédimé par son caractère d’archive. En effet, le choix expographique était de présenter sur une estrade blanche et au mur une multitude de témoignages documentaires du MesuRage, comme les constats rédigés par l’artiste et signés par les témoins, des plaques commémoratives, la robe présentée sous plexiglas, des interventions sur les plans des architectures mesurées et un étalon à la taille de l’artiste. Cet effet d’accumulation d’objets renforce ainsi l’aspect archéologique de la trace de la performance. Présentant l’action filmée soit comme une œuvre ou soit comme une archive, les diverses expographies proposent donc des expériences vidéographiques nouvelles de la performance, dans lesquelles le·la spectateur·ice n’ont plus la possibilité d’interférer.

Devant la vidéo, le public est contemplateur, c’est-à-dire un·e spectateur·ice passif·ve. Il lui faut alors une place précise dans l’espace pour regarder, d’autant plus que trois œuvres de l’exposition sont caractérisées par un volume de temps important. D’abord La Liberté en écorchée de 2013 est une vidéo de 28 minutes et 32 secondes. Après s’être totalement scannée, ORLAN se modélise en 3D et ne se représente qu’avec des muscles apparents, prenant la position de la Statue de la Liberté. Cette vidéo s’avère être un re-enactment des MesuRages effectués en 2012, puisque le brassard et les genouillères sont reformulés en ce qu’ORLAN appelle des prothèses, qui transformeraient le corps en cyborg[20]. Cet écho à ces deux performances rend compte du fait que les œuvres entrent en résonance dans la composition syntaxique de l’exposition. La deuxième œuvre qui demande au·à la spectateur·ice de s’arrêter un certain temps est la vidéo d’Asile / Exil de 2011, qui dure plus de 25 minutes. Il s’agit de portraits de six personnes sans-papiers et demandeurs d’asile en Belgique qui ont eu depuis un titre de séjour[21], devant lesquels le drapeau de leur pays d’origine passe lentement à la manière d’un filtre, la couleur de leur peau se mélangeant avec la couleur de leur étendard. La troisième vidéo semble être une suite de celle-ci : Repère(s) Mutant(s) de 2013 dure près de cinq heures. Après avoir interrogé 24 immigrés lors d’une cérémonie de naturalisation à Marseille, ORLAN hybride dans sa vidéo leur visage avec le drapeau de leur pays d’origine, ainsi que ceux qu’ils ont traversés et ceux qu’ils aimeraient rejoindre. Ces deux dernières vidéos permettent de penser l’autre de manière critique, dénonçant le racisme qui provient des frontières entre les individus. Elles sont ainsi marquées par la lenteur des changements de filtres, qui fait écho à celle de l’administration afin d’obtenir des titres de séjour[22].

La durée est ici une conséquence de l’élaboration théorique de l’œuvre puisque, comme ORLAN l’indique dans un entretien en 2015, « [elle n’a] pas voulu faire que [la vidéo] dure cinq heures[23] ». En effet, l’idée prime sur le rendu plastique parce qu’il est presque inimaginable, mais pas impossible, qu’un·e spectateur·ice reste tout ce temps devant l’écran. Il·elle n’en a d’ailleurs pas besoin pour appréhender l’œuvre, puisqu’elle présente toujours le même processus avec plusieurs exemples. La lenteur modifie dans le même temps l’appréhension de l’œuvre parce que le public doit prendre un certain temps pour voir[24]. Il s’agit d’une position contre un nouveau régime de production des représentations caractérisé par la « profusion ininterrompue et rapide des images » qui, selon Jackie-Ruth Meyer, stimulerait et paralyserait la pensée[25]. ORLAN tenterait ainsi de retrouver un rythme adapté à la conscience et au corps. Cela se traduit de manière expographique par la nécessité d’avoir un espace libre : sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani, il est possible de remarquer que La Liberté en écorchée occupe tout un pan de mur dans le fond de la grande salle de la seconde partie et que les deux vidéos sur le thème du nationalisme sont placées dans un coin de la première, tandis qu’au Sungkok Museum de Séoul, elles occupent toute la longueur d’un mur. Ces deux agencements des œuvres dans l’espace permettent donc d’avoir une zone importante de consultation tout en laissant une zone de circulation.

La nature numérique de l’exposition pose des questions de monstration touchant aussi l’expérience du·de la visiteur·euse. Il s’agit de mettre en place un type d’expographie qui met le·la visiteur·euse en situation d’acteur·ice. Par exemple, la Self-hybridation Opéra de Pékin n° 1 exposée à Albi et à Gérone nécessite l’utilisation de la tablette tactile, qui demande de nouvelles postures du·de la visiteur·euse dans le musée[26]. Cette œuvre est issue de la quatrième et dernière série[27] des Self-hybridations réalisée en 2014 et qui compte dix photographies. Les commissaires ont choisi de procéder selon le principe de synecdoque, c’est-à-dire de prendre un extrait à la place du tout, ce qui n’est pas gênant puisque ces œuvres sont semblables formellement et fonctionnent de la même manière. Ce sont en fait des autoportraits au format carré, saturés de motifs géométriques variés et colorés. Cette série fait référence aux masques de l’Opéra de Pékin, un spectacle d’origine chinoise pour lequel les hommes jouent traditionnellement le rôle des femmes[28]. L’artiste renverse alors cette règle en intervenant là où elle ne serait pas acceptée. La disposition des motifs en camouflage a une fonction technique et réagit comme un code QR[29], qui peut être lu en étant scanné par l’application gratuite de réalité augmentée Augment, accessible depuis un téléphone ou une tablette[30], qui fait apparaître alors un avatar animé d’ORLAN en trois dimensions. Celui-ci commence d’abord par retirer successivement de son visage les différents masques présents dans cette série de Self-hybridations, jusqu’à ce qu’il soit à découvert. Il jongle ensuite avec ces masques et danse avant de faire des acrobaties encore plus spectaculaires que celles de l’Opéra de Pékin. Le·la spectateur·ice peut se photographier avec l’avatar et partager sa photographie sur les réseaux sociaux[31], offrant une occasion à l’œuvre de se donner à voir dans cet espace de communication. Cette interaction performative et ludique inhérente à l’œuvre annule donc l’immobilité du public et étend l’exposition à l’espace virtuel que sont les réseaux sociaux.

Selon l’universitaire Lev Manovich, dans son ouvrage Le Langage des nouveaux médias en 2001, la réalité virtuelle oblige le·la spectateur·ice à « travailler[32] ». Le virtuel permet alors une interaction avec l’œuvre, produisant une expérience du public qui s’inscrit dans la réalité. Ainsi, après être resté immobile face à la Self-hybridation pour révéler son caractère interactif, le·la visiteur·euse va plonger dans un milieu immersif avec Expérimentale mise en jeu. Il s’agit d’un jeu vidéo à sept niveaux de plus en plus complexes, les niveaux étant ajoutés progressivement, par souci de financement, au cours des étapes de présentation de l’exposition itinérante[33]. Le·la spectateur·ice incarne alors un avatar cyborg aux traits d’ORLAN, par le biais de bracelets Myo qu’il·elle attache à son bras[34], permettant de capter le mouvement du·de la joueur·euse et de reproduire le geste à l’écran. Puisqu’il s’agit d’un jeu immersif qui demande une participation corporelle dérogeant à la règle de ne pas toucher aux objets exposés, cette œuvre nécessite un espace exclusif, dans lequel se jouent les normes qui lui sont propres. Sur le plan de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone, cet espace prend la forme d’un rectangle délimité par quatre cimaises, qui servent aussi de prétexte pour exposer d’autres œuvres. Il n’y a aucun marquage au sol, les murs sont peints en noir, et la projection sur le mur d’un des deux plus petits côtés du rectangle s’effectue depuis le plafond afin d’éviter que l’ombre du·de la joueur·euse interfère l’image. Le choix du plan rectangulaire permet aussi de laisser une zone libre pour que le public-observateur·ice puisse voir le spectacle donné par le public-joueur·euse. Les spectateur·ice·s sont donc impliqué·e·s de manière physique et psychologique.

L’avatar d’ORLAN se déplace dans des espaces en ruine, en référence à la destruction du site archéologique de Palmyre en Syrie et du musée de Mossoul en Irak par l’organisation terroriste Daech la même année. Le but étant de reconstruire l’humanité, il ne s’agit donc plus d’un jeu vidéo où il est question de tuer[35], mais bien de donner vie, reconstruire le monde et le corps par l’art et la technologie. L’œuvre reprend un système que l’on retrouve dans les jeux de stratégie ou d’arcade, avec des objets à capacités spéciales permettant de constituer une aventure et une narration. ORLAN met le·la joueur·euse en situation durant un moment relativement court, dénonçant un système d’addiction et de perte de liberté pour celui·celle-ci. La partie dure quatre minutes trente-trois, en référence à l’œuvre musicale 4’ 33’’ élaborée par John Cage (1912-1992) en 1952 : l’interprète, placé devant un piano, compte à l’aide d’un chronomètre, en soulevant et en refermant le couvercle du clavier, suivant ainsi les différents mouvements inscrits sur la partition. L’auditeur·ice devient lui·elle aussi interprète, puisqu’il·elle peut participer au silence avec ses propres bruits. Le jeu d’ORLAN s’avère aussi être un prétexte pour mettre en avant sa production artistique : des miroirs rappellent le cadre utilisé dans la photographie Tentative pour sortir du cadre en 1965-1966. Des Self-hybridations amérindiennes et de l’Opéra de Pékin, ainsi que des Robes sans corps : Sculptures de plis de 2009 sont aussi présentes. Enfin, La Liberté en écorchée semble être encore plus importante puisqu’il s’agit de l’œuvre qu’il faut reconstituer. Lorsque l’avatar arrive à recomposer l’œuvre, ses membres en bleu translucide se transforment en membres écorchés. Cette sorte de catalogue d’œuvres se constitue donc comme une vitrine qui donne à voir ses créations anciennes mais surtout récentes, produisant une exposition virtuelle dans l’exposition physique.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os : une œuvre d’art totale ?

L’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os présente une adéquation entre son concept et sa forme. D’abord de par son format d’exposition temporaire et itinérante, son caractère éphémère et événementiel évoque les notions de flux et de mobilité. Puis l’absence de murs, notamment dans le cas de l’exposition au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone, fait de l’exposition un espace lisse : comme l’annoncent Gilles Deleuze et Felix Guattari, contrairement à « l’espace strié » qui ferme et compartimente le lieu, l’espace lisse est le lieu où « on se distribue sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours[36] ». La surface fluide permet alors une circulation des flux dans un lieu donné, qui correspondrait de manière plus globale à un contexte d’un monde régi par des flux humains et numériques[37]. L’exposition se nourrit en effet de problématiques sociétales liées aux déplacements de population, comme les vidéos ayant pour sujet l’hybridation des drapeaux.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os reflète et dénonce aussi un monde globalisé, rapide et interconnecté, notamment avec l’exposition de la Self-hybridation Opéra de Pékin n° 1 à Albi et à Gérone. Selon Jean-François Fogel et Bruno Patino, dans l’ouvrage La condition numérique publiée en 2013, la société est impactée par le développement rapide d’Internet, notamment avec la plateforme Youtube, les réseaux sociaux Twitter et Facebook, ainsi que le premier iPhone d’Apple apparus en l’espace de 20 mois entre 2005 et 2007[38]. Ces quatre technologies bouleversent la vie privée et publique de l’humain qui devient un internaute produisant des données dans une sorte d’espace social numérique. Les auteurs affirment ainsi que « derrière la connexion, la vie publique [du sujet] […] peine pour trouver son articulation avec le monde réel[39] ». L’exposition prend alors le virtuel et le numérique en contrepoint. Tandis que ces derniers sont l’une des conséquences, mais aussi des outils de développement rapide et massif des sociétés, l’exposition rappelle que l’humain détient un pouvoir sur les technologies[40].

L’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os formule d’ailleurs un nouveau rapport avec le·la visiteur·euse à travers la réalité augmentée et le jeu vidéo immersif. Lev Manovich affirme que certains objets virtuels, tels que l’image numérique, le site web, ou encore les jeux vidéo, peuvent être manipulés par le·la spectateur·ice, qui peut alors retoucher l’image, compléter le site, ou tester le jeu. Dans les trois cas, le public est incité à agir en modifiant la représentation, permis plus particulièrement avec le jeu vidéo, grâce à la simulation en tant qu’« immersion complète du spectateur » par des « méthodes informatiques de modélisation[41] ». Cette intrusion du·de la visiteur·euse dans la représentation modifie alors l’appréhension de l’œuvre d’art. Dans son ouvrage L’art numérique publié en 2009, l’artiste Edmond Couchot, énonce que « l’“objet” sémiotique » serait le résultat de « l’intervention des destinataires sur […] le programme informatique[42] ». En effet, le·la spectateur·ice aurait une fonction « auctoriale », c’est-à-dire qu’il·elle participerait à l’élaboration de l’œuvre d’art. Celle-ci ne serait alors plus seulement du fait de l’artiste, mais serait, dans son essence numérique, partagée en deux principes. D’abord, l’œuvre d’art serait une « œuvre-amont », réalisée par un « auteur-amont[43] », ici ORLAN qui détient l’intention artistique et qui programme l’œuvre. Le second principe de l’œuvre numérique semble alors être l’« œuvre-aval » produite par un « auteur-aval[44] », qui n’est autre que le·la spectateur·ice faisant « surgir » l’œuvre. Son appréhension est constitutive et nécessaire à l’objet d’art numérique, dans le prolongement du principe duchampien selon lequel « c’est le regardeur qui fait le tableau[45] ». Les rapports traditionnels entre l’artiste, le·la spectateur·ice et l’œuvre d’art se trouvent donc modifiés dans une sorte d’ « interactivité numérique[46] » qui remet aussi en question la notion d’espace. Les différents espaces immersifs changent donc le régime du regard du·de la visiteur·euse et impactent la création artistique.

Ces innovations technologiques changent également l’appréhension de l’exposition. Comme l’indique Edmond Couchot, l’œuvre d’art ne conviendrait plus à « l’éternité des chefs-d’œuvre, mais [serait] soumise aux contingences et aux aléas de la prise rapide[47] ». En effet, le site internet officiel d’ORLAN rassemble déjà les œuvres numériques présentes dans l’exposition. Quel serait alors l’intérêt de faire une exposition comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, alors que le·la spectateur·ice a ces œuvres à portée de main sur son ordinateur en restant chez lui ? La visite doit alors être différente et basée sur l’expérience du·de la visiteur·euse, qui demande des moyens et des compétences techniques pour lui offrir une visite singulière et unique. L’enjeu de cette exposition réside aussi dans sa capacité à mettre en dialogue les œuvres, de les mettre en questionnement dans une scénographie qui les agencerait de manière à produire du sens. Dans « La mort de l’auteur » de 1968, Roland Barthes considère le texte comme multiple, contenant des fragments « qui entrent les [uns] avec les autres en dialogue[48] ». Il est possible de rapprocher ce système de celui de l’exposition en tant que syntaxe : ce ne sont plus les œuvres isolées, mais la manière dont elles sont reliées par l’expographie qui fait sens. Ainsi, au Bòlit Centre d’Art Contemporani, la façon de mettre certaines œuvres en avant, comme les MesuRages à l’entrée du parcours, La Liberté en écorchée sur tout un pan de mur et Expérimentale mise en jeu dans un espace exclusif, permet de rendre compte matériellement de la correspondance entre ces œuvres, puisqu’elles occupent des places importantes.

Le contexte contemporain de flux et d’instabilité donne l’occasion pour Strip-tease des cellules jusqu’à l’os d’approfondir les transformations corporelles qu’ORLAN ne pouvait réaliser avec la chirurgie, donnant à voir un corps dans toutes ses possibilités imaginaires et futuristes. Cette identité mouvante est d’ailleurs poussée à son paroxysme avec la Self-hybridation Opéra de Pékin, qui crée un « double virtuel d’elle-même[49] », la présence de l’artiste se trouvant alors relayée par sa propre représentation. L’exposition multipliant l’image d’ORLAN, il est possible d’appréhender chaque œuvre comme une représentation potentielle de l’artiste. Puisque le corpus présente des œuvres tout au long de sa carrière, il s’agirait de donner à voir les âges de sa vie, mêlant histoire personnelle et histoire générale. En effet, sur l’ensemble des photographies et vidéos, il est possible de constater les transformations relatives au temps mais aussi à ses chirurgies, avec les variations de sa coiffure et de son visage. ORLAN affirme alors que « nous n’avons pas qu’un corps dans une vie, nous en avons plusieurs[50] ». L’exposition rend donc visible ses différentes figures et représentations personnelles à travers l’évolution technique de la vidéo, passant du noir et blanc à la couleur. En effet, le discours dépasse la propre expérience personnelle de l’artiste pour s’inscrire dans un art politique.

Le titre principal de l’exposition fait référence à une œuvre photographique réunissant 18 clichés de 1974-1975 : Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau. Il est possible d’y voir l’artiste, habillée comme une madone, se stripteaser en citant la Vénus de Botticelli jusqu’à l’épanouissement-même du corps. Comme ORLAN l’affirme pour cette œuvre, les femmes ne « [peuvent] jamais [se] “stripteaser” complètement, il reste toujours quelque chose, […] [elles sont] habillées d’images qui [les] précèdent[51] ». Tout le discours de l’exposition repose alors sur le constat suivant : aucune femme ne pourrait être totalement déshabillée, tellement elles ont été enveloppées de préjugés et de modèles. Strip-tease des cellules jusqu’à l’os démultiplie ainsi l’image d’ORLAN comme une panoplie d’étapes de striptease, une des pièces maîtresses étant La Liberté en écorchée, dans laquelle l’artiste enlève sa peau afin de trouver une véritable nudité hors de toutes représentations mentales et stéréotypées. Rendre visible ce qu’il y a sous la peau est aussi la problématique de Scan strip-tease de Bump Load de 2013, qui est exposé en retrait dans l’abside du Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone. Il s’agit d’une vidéo en noir et blanc d’une douzaine de minutes où il est possible de voir un scan médical du crâne d’ORLAN superposé à celui de la chair de son visage, sur lesquels des images de ses propres cellules sont en mouvement. Bump Load est le titre de la sculpture qui a servi de modèle pour l’avatar qu’incarne le·la visiteur·euse dans Expérimentale mise en jeu, la place presque centrale de la vidéo liée à son emplacement permet spatialement et conceptuellement de relier le discours de l’exposition à son œuvre phare. Toute l’exposition s’avère ainsi être un strip-tease fictionnel rendu possible par les technologies numériques afin de reconstituer le corps hybride d’ORLAN.

Dans l’héritage des expositions de Dada à Berlin en 1920 et du surréalisme à Paris en 1938, qui reposaient sur le dialogue entre les œuvres exposées pour formuler le programme esthétique de ces deux groupes[52], l’exposition Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’autonomise et devient une œuvre en soi, ainsi qu’un discours syntaxique sur les questions sociétales que soulèvent les œuvres d’ORLAN. Elle est alors capable d’impacter la représentation qui se construit à travers elle avec Expérimentale mise en jeu qui se développe à chaque nouvelle halte. L’identité du lieu d’accueil devient parfois même constitutive de l’exposition, comme précédemment étudié avec l’architecture du centre d’Art Le Lait à Albi. Cette exposition, en tant que programme informatique et programme muséographique, constitue ainsi une œuvre d’art totale.

Une exposition au format USB comme Strip-tease des cellules jusqu’à l’os propose une formulation d’une expographie libérée des contraintes et des traditions d’accrochages. Le numérique permet alors de s’adapter à l’usage du musée et de laisser dans une certaine mesure l’expression libre au·à la commissaire. Cette exposition n’étant pas une carte blanche donnée à ORLAN, l’artiste impose tout de même certaines limites, telles que le format numérique et la conception d’une œuvre prévue sur la durée. Cependant, la variabilité inhérente au projet n’est parfois pas respectée. En effet, dans le programme de l’exposition du Bòlit Centre d’Art Contemporani, il est stipulé que cette étape de l’exposition n’est qu’une « adaptation[53] » par la commissaire Carme Sais des choix de Jackie-Ruth Meyer qui l’initie à Albi, présentant exactement les mêmes œuvres et dérogeant en cela à la règle selon laquelle chaque commissaire propose une exposition simultanée avec des approches variées. Il est d’ailleurs observable que dans les expositions au centre des Arts à Enghien-les-Bains et au Sungkok Museum de Séoul, qui d’ailleurs est titrée différemment[54], des photographies non numériques sont présentées, renforçant cette distorsion entre le concept du projet initial et la réalité. En outre, il est possible de remarquer que les choix des commissaires tendent plutôt à un parcours visant davantage l’expérience et la vision du·de la spectateur·ice que son intellect et sa connaissance. La qualité scientifique et pédagogique nécessite donc d’être complétée par le catalogue, puisque l’exposition se concentre sur le visible et non le lisible, bien que la compréhension du·de la visiteur·euse reste subjective et qu’il·elle ne retient que ce qui l’intéresse.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os pose des problématiques concernant l’interaction avec la réalité augmentée et l’immersion virtuelle, qui nécessitent une mise en exposition particulière et changent le rôle du·de la spectateur·ice. Sa participation à l’œuvre demande une certaine maîtrise de la technologie mais surtout un investissement corporel. L’exposition n’est donc plus un lieu de simple monstration mais de mise en scène spectaculaire et ludique.

Strip-tease des cellules jusqu’à l’os s’avère ainsi être une œuvre d’art en soi dans la mesure où le contenu est en harmonie avec la forme. Son caractère expérimental avec le dispositif du jeu vidéo et sa qualité muséographique prenant en considération l’espace, les œuvres et le·la visiteur·euse semblent en cohérence avec le discours scientifique des commissaires. Les technologies numériques utilisées par ORLAN permettent donc ici une nouvelle manière d’appréhender le monde de l’art.

 

Notes

[1] La production artistique d’ORLAN touche plusieurs médiums, comme la performance, la photographie, la vidéo, les biotechnologies, mais aussi la peinture et la sculpture, et pose la question du corps : le corps social avec ses comportements et canons de beauté, ainsi que le corps physique, biologique avec des problématiques trans et cyborg.

[2] ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015.

[3] Donatien Grau, Philippe Piguet, Imma Prieto, Domenico Quaranta, ainsi que le directeur du Centre des Arts à Enghien-les-Bains, Dominique Roland, et Jackie-Ruth Meyer, alors à la direction du centre d’Art Le Lait à Albi, sont proches des questionnements autour de l’art contemporain et des nouveaux médias.

[4] Jacobi D., « Exposition temporaire et accélération : la fin d’un paradigme ? », La Lettre de l’OCIM, n° 150, 2013, § 17, en ligne : https://journals.openedition.org/ocim/1295 (consulté en février 2019).

[5] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 60.

[6] Ibid.

[7] Le plan de l’exposition est disponible en ligne sur : http://www.bolit.cat/eng/arxiu-i-fons/arxiu/temps-variable-i-petons-de-medusa/exposicio.html (consulté en juin 2021).

[8] Les différents commissaires d’exposition sont Jackie-Ruth Meyer (pour le centre d’Art Le Lait à Albi), Carme Sais (pour l’adaptation au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone), Dominique Roland (pour l’adaptation au centre des Arts à Enghien-les-Bains), Sylvie Froux (pour l’adaptation au FRAC Basse-Normandie de Caen) et Soukyoun Lee (pour l’adaptation au Sungkok Museum de Séoul).

[10] Sainte ORLAN est un personnage inventé par l’artiste afin de désacraliser l’image de la sainte et de montrer les pressions religieuses qui s’inscrivent sur le corps des femmes. Sur la période baroque de l’artiste, voir notre article « Glorifier le corps par l’art : sainte ORLAN et le baroque italien », ArtItalies, n° 26, 2020, p. 122-135.

[11] Unions mixtes, mariages libres et noces barbares, cat. exp., Saint-Ouen-l’Aumône, Abbaye de Maubuisson, 2010, p. 63.

[12] ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 12.

[13] Les œuvres exposées dans la première salle sont : les vidéos Mesurages (1979, 2012), le Manteau d’Arlequin (2007), ainsi que Repères mutants (2013) et Asile/Exile (2011).

[14] La seconde partie de l’exposition présente entre autres les opérations chirurgicales du début des années 1990, une Self-hybridation de 2014 ainsi qu’Expérimentale mise en jeu.

[15] Groys B., « Le musée pour l’installation d’art contemporain », Hermès. La Revue, vol. 61, n° 3, 2011, § 19, en ligne : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-page-69.htm (consulté en février 2019).

[16] Les deux premières étapes de l’exposition ont lieu au Centre d’art Le Lait à Albi et au Bòlit Centre d’Art Contemporani à Gérone.

[17] Roques S., ORLAN, « Les préjugés ébranlés par l’Art-Action. Entretien », Communications, vol. 92, n° 1, 2013, § 10, en ligne : https://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-219.htm (consulté en octobre 2019).

[18] Bianchi P., « Retransmettre la performance filmée : de la documentation à la présentation », Culture & Musées, n° 29, 2017, § 8, en ligne : https://journals.openedition.org/culturemusees/1118 (consulté en février 2019).

[19] Cette exposition s’est déroulée du 31 mars au 09 juillet 2017.

[20] Quaranta D., « Le corps augmenté d’ORLAN », ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 57.

[21] Est-ce que vous êtes belge ?, cat. exp., Bruxelles, École nationale supérieure des Arts visuels de La Cambre, 2012, p. 12.

[22] Ibid.

[23] Moulon D., ORLAN, « Corps, médias et technologies », Mooc Digital Media de l’école professionnelle supérieure d’Arts graphiques de la ville de Paris, janvier 2015, vidéo n° 1 : Sortir du cadre [Format vidéo, 7’53’’, disponible sur : http://moocdigitalmedia.paris/cours/corps-medias-et-technologies/chapitre-1-sortir-du-cadre (consulté en novembre 2019).

[24] Meyer J.-R., « Introduction », ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 14.

[25] Ibid.

[26] Dalbavie J., Da Lage É., Gellereau M., « Faire l’expérience de dispositifs numériques de visite et en suivre l’appropriation publique : vers de nouveaux rapports aux œuvres et aux lieux de l’expérience ? », Études de communication, n° 46, 2016, § 32, en ligne : https://journals.openedition.org/edc/6575 (consulté en février 2019).

[27] Les Self-hybridations sont constituées de quatre séries réalisées sur une période de seize ans, composées des Self-hybridations précolombiennes en 1998, des Self-hybridations africaines de 2000-2003, des Self-hybridations amérindiennes de 2005- 2008 ainsi que des Self-hybridations Opéra de Pékin en 2014.

[28] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 58.

[29] Ibid., p. 55.

[30] Quaranta D., « Le corps augmenté d’ORLAN », dans ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, 2015, p. 58.

[31] ORLAN, « Herstory ORLAN » [ajouté le 05/03/2017], format vidéo (1h02), dans le cadre de l’exposition Herstory des archives à l’heure des postféministes, Malakoff, Maison des Arts de Malakoff (21 janvier – 19 mars 2017), en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=gaQCw2NPgxk (consulté le en novembre 2019).

[32] Manovich L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010 (2001), p. 222.

[33] Franck T., « Entretien avec ORLAN », ORLAN en capitales, cat. exp., Paris, Maison européenne de la Photographie, 2017, p. 61.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 600, cité dans Bianchi P., « Exposer la performance : une forme nouvelle d’interface spatiale », Les chantiers de la création, n° 8, 2015, § 14, en ligne : https://journals.openedition.org/lcc/1055 (consulté le en février 2019).

[37] Busca J., Les visages d’Orlan : pour une relecture du post-humain, Bruxelles, Lettre volée, 2003, p. 44.

[38] Fogel J.-F., Patino B. (dir.), La condition numérique, Paris, B. Grasset, 2013, p. 14.

[39] Ibid., p. 164.

[40] Place S., Orlan. De l’art charnel au baiser de l’artiste, Paris, Éd. Jean-Michel Place & Fils, 1997, p. 37.

[41] Manovich L., Le langage des nouveaux médias, Dijon, Les Presses du réel, 2010, p. 79.

[42] Couchot E., Hillaire N., L’art numérique, Paris, Flammarion, 2009 (2003), p. 109.

[43] Ibid., p. 110.

[44] Ibid.

[45] Ibid., p. 109.

[46] Ibid., p. 207.

[47] Ibid., p. 17.

[48] Barthes R., « La mort de l’auteur », Le bruissement de la langue. Essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, 1984, p. 65 (texte de 1968), cité dans Bawin J., « L’artiste scénographe ou comment réinventer l’écriture des expositions », Textyles, n° 40, 2011, § 4, en ligne : https://journals.openedition.org/textyles/1608 (consulté en férvrier 2019).

[49] Grau D., « Ce qui résiste », dans ORLAN : Strip-tease des cellules jusqu’à l’os, cat. exp., Albi, Centre d’Art contemporain Le Lait ; Enghien-les-Bains, Centre des Arts (etc.), 2015, p. 36.

[50] Transgression / transfiguration (conversation), cat. exp., La Rochelle, Musée du Nouveau Monde, 2009, p. 38.

[51] Hatat B., « Entretien avec Orlan », L’en-je lacanien, vol. 2, n° 3, 2004, § 31, en ligne : https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2004-2-page-165.htm (consulté en mars 2019).

[52] Bawin J., « L’artiste scénographe ou comment réinventer l’écriture des expositions », Textyles, n° 40, 2011, § 3, en ligne : https://journals.openedition.org/textyles/1608 (consulté en février 2019).

[53] Le programme de l’exposition est disponible en ligne sur : http://www.bolit.cat/eng/arxiu-i-fons/arxiu/temps-variable-i-petons-de-medusa/exposicio.html (consulté en juin 2021)

[54] Le titre ORLAN-Techno-Body Retrospective 1966-2016 suggère une approche davantage consensuelle de la rétrospective.

 

Pour citer cet article : Quentin Petit Dit Duhal, "Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive", exPosition, 20 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/petit-dit-duhal-exposer-orlan/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique

par Florence-Agathe Dubé-Moreau

 

Florence-Agathe Dubé-Moreau est autrice et commissaire indépendante en art contemporain. Elle détient une maîtrise en histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal, intitulée « Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition en art contemporain » (2018). Ses plus récents projets de commissariat ont été montrés à Montréal, Québec et Toronto. Elle était également assistante-commissaire pour la délégation canadienne à la 56e Biennale de Venise (2015). Ses textes ont été publiés dans les revues Esse et Intermédialités, ainsi que dans des ouvrages parus aux éditions d’art Le Sabord, Plein sud et Critical Distance. Elle est lauréate du Prix jeunes critiques Esse (2013) et de la Bourse Jean-Claude Rochefort (2018) : deux distinctions canadiennes en critique d’art contemporain. —

 

L’intérêt pour les reconstitutions d’œuvres, de performances, de chorégraphies et d’expositions ayant marqué les histoires s’est rapidement érigé en tendance généralisée à l’aube du nouveau millénaire et a inspiré plusieurs manifestations expographiques, conférences, parutions et événements. Certaines œuvres en sont même venues à être fréquemment présentées d’une exposition à l’autre ou citées de manière récurrente dans les textes scientifiques en tant qu’index du phénomène, mentionnons Third Memory (2000) de Pierre Huygue, The Battle of Orgreave (2001) de Jeremy Deller et Art Must Hang (2001) d’Andrea Fraser. Du côté de la performance, Seven Easy Pieces (2005) de l’artiste Marina Abramović et, du côté des expositions, When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013) du commissaire Germano Celant sont, quant à elles, communément considérées comme des pierres de touche pour illustrer l’ampleur de cet engouement récent pour les réactualisations des points de vue théoriques, artistiques, pratiques et médiatiques.

De manière plus spécifique, c’est l’intensification du nombre de reconstitutions d’exposition sur la scène artistique occidentale entre 2009 et 2014 qui sert de préambule à cet article. Pourquoi ramener dans le présent une exposition passée sous une forme entière ou partielle ? Quoi reconstruire ? Comment en restituer la mémoire ? Et, pour ce qui m’intéresse ici, quels impacts et potentiels pour le travail en musée et le « faire » exposition ? Je souhaite précisément m’enquérir des répercussions de cette forme expographique à l’endroit du champ muséologique – qui étudie le musée dans ses fonctions d’exposition et de conservation et génère du savoir à partir des expositions[1] – pour sonder de quelles façons ces occurrences de (re)mise en espace révèlent les discours qui forment et informent l’exposition, tout en portant le pouvoir de les transformer.

Le moteur à l’origine de cette recherche est d’engager une réflexion sur la reconstitution d’exposition envisagée non pas comme un objectif ou une finalité, mais comme un « processus de transfert » vaste et complexe qui agirait dans le temps et l’espace selon un enchaînement d’opérations survenant avant, pendant et après l’événement. L’exposition se caractérise elle-même par un feuilletage spatio-temporel, en plus d’être un portail entre différents domaines d’activité et de pensée en art. Par opposition à une œuvre prise isolément par exemple, l’examen des processus de la reconstitution reporté spécifiquement à l’exposition offre un accès privilégié aux contextes institutionnels de présentation de l’art et aux approches discursives déployées pour l’y accompagner – ce que la philosophe Anne Cauquelin appelle « l’environnement de l’art » dans ses qualités matérielles et conceptuelles, et qui comprend « tout ce qui a trait à l’exposition et la déborde aussi[2] ».

L’historienne de l’art Elitza Dulguerova fixe autour des années 1980 les débuts d’un intérêt plus répandu pour les « expositions d’expositions » qui reproduisent des manifestations révolues, faisant de la reconstitution d’exposition un terrain d’étude relativement jeune et pourtant prolifique dans les dernières années[3]. Comme le chercheur Jérôme Glicenstein le fait remarquer, à partir des années 1970-1980, les reconstitutions d’exposition semblent progressivement changer de fonction pour « revisiter de manière critique la manière dont [les] avant-gardes ont intégré l’espace des institutions[4] » plutôt que de servir à une légitimation de l’art moderne, par exemple. Pour se rapprocher davantage des pratiques actuelles, les analyses de la théoricienne Claire Bishop sur les programmations du Van Abbemuseum (en particulier Play Van Abbemuseum [2009-2011] qui a initié plusieurs reconstitutions au sein du musée) permettent de décloisonner les possibilités qu’offrirait la reconstitution d’exposition en sondant des motivations muséologiques plus radicales à reconstituer et en exacerbant les propriétés anachroniques, performatives et politiques de son processus[5].

Ces mutations rendent alors nécessaire une définition plus élaborée de la reconstitution d’exposition afin d’y admettre une dimension critique, voire autocritique. Des cas récents comme Other Primary Structures (2014), au Jewish Museum de New York, et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013), de Celant, pointeraient vers cette utilisation différente de la reconstitution d’exposition. Cette dernière ne servirait plus uniquement à légitimer des mouvements artistiques ou à redonner accès au passé de façon passive, mais plutôt à créer des espaces où est problématisée la rencontre du passé et du présent et où, simultanément, il est possible de faire ressortir certains récits historiques ou codes muséaux. Dès lors, envisager la reconstitution d’exposition non seulement en tant que « processus de transfert », mais aussi (et surtout) en tant que « processus critique » la porterait en héritière de courants réflexifs en art contemporain, comme la critique institutionnelle des années 1960 à 1990 et le nouvel institutionnalisme (New Institutionalism) des années 1990 à 2000. Ensemble, ces deux éléments de situation historique font déjà poindre certains potentiels à caractère performatifs de la reconstitution à « agir sur » les objets, les personnes et les contextes que son processus critique implique.

Other Primary Structures et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 sont rapidement devenues des cas exemplaires dans l’examen de la tendance ou des méthodologies en « re- » (reenactment, remake, reprise, etc.) dans les productions artistiques des dernières années. Elles incarnent, entre autres, deux postures diamétralement opposées : la critique du passé, pour la première, et l’hommage aux canons, pour la seconde. De façon à complexifier les analyses existantes[6] du résultat physique de leurs entreprises de reconstitution (dissemblable/semblable, critique/hommage), et surtout à dégager l’influence qu’elles exerceraient sur la muséologie, je propose de les étudier de manière comparative en fonction de « qui » reconstitue : l’institution ou le commissaire. Cette approche de la reconstitution par l’entremise des postures qui la performent permet d’isoler certaines variables de ces deux expositions afin de les inspecter sous un angle plus direct et plus fouillé avec une volonté de transversalité entre institution et commissaire.

Je cherche ainsi à cerner ce qui, dans la reconstitution d’exposition, serait actif [7]. En d’autres mots, je tente de localiser les différents sièges de son agentivité, c’est-à-dire sa capacité à « agir sur », voire à transformer non seulement les objets et leur historicisation dans l’histoire de l’art, mais aussi les contextes de monstration et les disciplines, comme la muséologie ou l’histoire des expositions, dont elle reconduit les codes et les idéologies.

Other Primary Structures : lorsque le musée reconstitue

Other Primary Structures, tenue en 2014 au Jewish Museum de New York en deux volets consécutifs, s’impose à l’étude pour deux raisons antithétiques : d’une part, le statut canonique qu’a acquis sa source – Primary Structures: Younger American and British Sculptors conçue par Kynaston McShine et présentée au même musée en 1966 –, étant généralement considérée comme l’une des premières expositions occidentales à rendre compte de la nouvelle sculpture d’après-guerre et comme la première exposition institutionnelle américaine sur l’art minimaliste ; d’autre part, la décision du musée, par l’entremise de son directeur adjoint responsable du projet, Jens Hoffmann[8], de ni réactiver la scénographie de 1966 ni remontrer les œuvres d’origine (Fig. 1). Cette reconstitution paradoxale fait voir qu’une institution, particulièrement lorsqu’elle « re-présente » une de ses anciennes expositions, porterait un regard « autoréflexif » sur l’enchâssement de son propre discours dans l’histoire des expositions et le champ muséal.

Fig. 1 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition. Photographie : David Heald.
Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

En avant-propos du catalogue, on découvre l’avis : « Cette exposition a été modifiée de sa version originale. Elle a été formatée pour inclure l’Autre[9] ». Bien qu’une vision similaire à celle de McShine soit appliquée pour chercher des artistes qui auraient semblablement participé à un moment minimaliste dans les années 1960 et 1970, la méthodologie privilégiée est plutôt informée par le contexte globalisé de l’art actuel et par les théories postcoloniales. Résultat : la sélection répond à des critères esthétiques comparables, mais comprend exclusivement des artistes de l’extérieur de l’Occident, absentes et absents de la première itération. Vingt-deux hommes et six femmes (soit trois fois plus qu’au départ) sont rassemblés ; elles et ils proviennent d’Asie, de l’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Afrique et du Moyen-Orient, des parties du monde longtemps, voire encore, considérées comme périphériques ou sous-développées, en regard du canon occidental[10].

Pour chacun de ses deux volets, l’exposition investit cinq salles du Jewish Museum qui ne sont pas exactement les mêmes que celles de Primary Structures puisque l’aile Albert A. List, où elle s’était tenue au départ, a été entièrement réaménagée au cours des années 1990. Les sculptures, de grande taille et colorées pour la majorité, sont posées directement au sol ou suspendues dans une expographie caractérisée par l’emploi de larges reproductions en noir et blanc, documentant la mise en espace de 1966, qui habillent des murs entiers dans chacune des galeries (Fig. 2). L’exposition est également accompagnée d’un catalogue qui comprend la réédition du catalogue d’origine, depuis écoulé.

 

Pour analyser Other Primary Structures, les typologies de reconstitutions d’exposition proposées par Dulguerova et Reesa Greenberg, parues respectivement en 2009 et 2010 – soit au cœur d’une prolifération de cas en Occident autour des années 2010 –, sont particulièrement éclairantes[11]. Admettre qu’Other Primary Structures « réplique à » Primary Structures bien plus qu’elle ne « réplique » son original, ou ne le répète plus ou moins fidèlement, motive l’opposition que Dulguerova établit entre les types « riposte » et « reprise[12] ». Le fait qu’une distance temporelle entre les versions de 1966 et de 2014 soit annoncée d’emblée dans le texte de présentation de l’exposition et rendue visible dans les galeries tout au long de la visite – en opposition à la reprise où les publics auraient l’impression de plonger dans le passé de manière immersive – fonderait la capacité de la riposte à actualiser le passé à partir du présent. Dulguerova avance que le jeu temporel mis en œuvre par ce type de reconstitution pourrait être rapproché d’une compréhension benjaminienne de l’histoire où le passé aurait le pouvoir d’agir sur le présent[13].

Le concept de riposte chez Dulguerova est similaire à celui de « riff » chez Greenberg[14]. La riff est une exposition à propos d’une autre ; la réitération d’une exposition passée dont la mémoire est manipulée pour explorer son sujet en improvisant sur celui-ci ou en produisant des variations sur lui – ce à quoi la proposition du Jewish Museum répond tout à fait. L’interaction entre le passé et le présent qui en résulte est associée par Greenberg à la conception dynamique et rhizomatique de la notion d’histoire chez Aby Warburg, où l’archéologie et le présent sont mis en relation et s’augmentent mutuellement sous le modèle de la constellation. Que Dulguerova invoque Walter Benjamin et que Greenberg fasse appel à Warburg place la reconstitution d’exposition en dialogue avec la réévaluation méthodologique de la linéarité de l’histoire de l’art qui s’opère dans les développements récents de la discipline, en simultanéité avec la revalorisation des théories de ces deux historiens du XXe siècle. La reconstitution d’exposition s’inscrirait parmi des recherches qui, ces dernières années, soutiennent des modèles temporels anachroniques pour écrire l’histoire de l’art ou pour réfléchir son déploiement et sa production au sein du musée[15]. Dans une étude de l’agentivité de la reconstitution, Dulguerova et Greenberg nous lancent donc semblablement sur la piste des dimensions temporelles, historiques et historiographiques comme agents actifs de ce processus à l’endroit de la muséologie.

La mémoire des expositions

Le caractère site specific[16] d’Other Primary Structures, en prenant place dans le même musée qu’en 1966, amène plus loin la réflexion. Comment se rappelle-t-on des conditions architecturales de présentation qui, nécessairement, influent sur la réception et la pérennité d’une exposition ? L’exercice de spatialisation de la mémoire que la reconstitution sous-tend forcerait ici à reconnaître l’importance du lieu comme partie intégrante de l’histoire d’une exposition, et de son souvenir. Greenberg propose que cette « spécificité spatiale » fonctionne à l’image d’une « carte de mémoire[17] ». La relation spatiale va, selon elle, jusqu’à influencer la manière avec laquelle le sens se construit dans la structuration interne (conceptuelle et physique) d’une exposition. Reportée à la reconstitution d’exposition, le transfert de contexte se présenterait alors comme une particularité cruciale.

L’historien de l’art James Meyer rappelle qu’en 1966, les galeries du pavillon « contemporain » Albert A. List (bâti en 1963) exemplifiaient l’idéologie montante du White Cube : plafonds hauts, planchers neutres, vastes murs blancs dépourvus d’entrelacs, éclairage sur rails ajustable[18]. La taille et l’abondance des blow-ups en noir et blanc d’Other Primary Structures soulignent l’adéquation aiguë que les formes de Primary Structures entretenaient avec leur environnement de présentation, s’inscrivant en ligne directe avec cette actualité architecturale. Simultanément, ces photographies d’archives participent à créer cet effet de carte de mémoire pour les témoins de 1966, et on pourrait dire « d’index de mémoire » pour les nouveaux publics, en forçant l’apposition des vues d’exposition d’origine à l’architecture des salles contemporaines, comme autant d’indices du passé.

Pourtant en 2014, ce qu’on découvre est un contraste, une déconnexion. Alors que la cohérence de l’arrimage en 1966 entre les principes minimalistes et le cube blanc muséal est indissociable du caractère site specific de la première exposition ; à l’inverse, le « style Château » des rénovations de 1990 se dresseraient contre sa source en désynchronisant les recherches esthétiques des années 1960 avec leur lieu de monstration. L’adjonction de documents d’archives, et d’autres témoins du passé (comme la réédition du premier catalogue de même qu’une maquette de l’apparence du musée et de l’exposition en 1966), aux salles rénovées signaleraient sans équivoque les différences entre les deux contextes et empêcheraient d’évaluer la relation entre les œuvres et leur espace d’exposition de manière équivalente à 1966 (Fig. 3). Ainsi, on pourrait avancer que la relation entre le « contenu » et le « contenant » d’une exposition serait exacerbée dans le cas d’une institution qui rejoue une de ses propres expositions passées parce qu’elle ferait « doublement » voir le contenant : ses ruines et sa transformation.

Fig. 3 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition (maquette de l’exposition Primary Structures [1966]). Photographie : David Heald. Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

Revendiquer sa voix 

Lorsque Glicenstein se penche sur les motivations de l’écriture et de la mise en scène des histoires des expositions, l’une de celles qu’il dégage est la valorisation par les institutions artistiques de leurs principales productions[19]. Selon lui, « il est souvent question, […], pour des acteurs institutionnels, de démontrer l’importance d’une exposition par son évocation, par la citation de certains de ses éléments, voire par son reenactment[20] ». Allons plus loin : lorsque le musée initie et dirige lui-même la reconstitution d’une de ses propres expositions, il aurait logiquement un pouvoir plus grand, du moins différent, sur l’appareil discursif qui entoure la manifestation – en opposition à une réitération dirigée par une ou un commissaire indépendant-e ou une ou un artiste invité-e à revisiter l’histoire des expositions d’une institution par exemple –, car il se retrouve tant en amont qu’en aval de la reconstitution.

La reconstitution d’exposition confèrerait ici une forte agentivité (empowerment) au musée. Le Jewish Museum se porterait en position de gonfler la valeur symbolique de Primary Structures dans l’histoire de l’art et des expositions en l’inscrivant à nouveau dans un récit historique au moyen de la reconstitution et sur le mode de la canonisation. Automatiquement, le musée s’octroie le rôle d’en augmenter la fortune critique, médiatique et scientifique ; rôle non négligeable puisque sa posture de narrateur lui permettrait de contextualiser en ses mots et selon son idéologie l’ascendant de l’exposition source par rapport à l’art minimal, à l’art contemporain américain et aux enjeux esthétiques des années 1960 à New York.

Nous nous retrouvons devant un musée conservateur et producteur de sa trace historique, pour reprendre l’expression de la conservatrice Nathalie Leleu qui suggère que les copies et reconstitutions, « en tant qu’événements historiques en soi […] renseignent dans leur hic et nunc sans doute moins leurs référents que les motivations et les desseins de leurs promoteurs[21] ». Dans cette logique, la reconstitution d’exposition deviendrait une stratégie utilisée par le musée pour accéder à la sacralisation de l’histoire de même qu’à un positionnement privilégié dans le champ ou paysage muséal : maintenant que l’histoire a consacré Primary Structures et ses artistes, le Jewish Museum userait d’un redéploiement de cette exposition pour non seulement réinscrire l’exposition d’origine dans le cours de l’histoire de l’art, mais pour s’assurer que l’importance historique du musée, en tant que producteur de l’événement, ne soit ni évacuée ni oubliée. Et précisément parce qu’elle agit sur l’histoire des expositions du Jewish Museum, Other Primary Structures exposerait d’abord le musée, son audace artistique en 1966 et théorique en 2014 alors qu’il révise, voire rétroagit, sur son canon institutionnel. Hoffmann tourne un miroir vers Primary Structures, et le reflet contemporain qu’il nous renvoie est celui du Jewish Museum.

La validation convoitée par le Jewish Museum semble être transhistorique, c’est-à-dire qu’elle paraît se situer autant dans le passé, que dans le présent et le futur. En choisissant l’exposition la plus célébrée de son histoire et une période faste d’expérimentations en ses murs, le Jewish Museum ouvrirait finalement sur son futur[22]. Ce musée dont la mission est centrée sur l’exploration de la culture et de l’identité juives, livre ainsi un discours assez clair sur sa volonté à interroger sa propre contemporanéité et, ce faisant, il laisse imaginer son futur institutionnel – un futur qu’on peut concevoir, dans la filiation d’Other Primary Structures, informé par l’état du monde globalisé et les enjeux humains et économiques que cela sous-tend  ; un futur (conditionnel ?) forgé par des idéaux culturels plus inclusifs et intersectionnels, comme si la reconstitution critique faisait espérer des actions à venir.

When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 : lorsque la ou le commissaire reconstitue

À l’opposé de l’initiative du Jewish Museum, l’exposition When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 présentée en 2013 à la Fondation Prada, à Venise, par Germano Celant propose une reconstitution se voulant la plus fidèle possible de Live in your head. When Attitudes Become Form: Works — Concepts — Processes — Situations — Information, tenue en 1969 à la Kunsthalle de Berne et organisée par Harald Szeemann (Fig. 4-6). Live in your head. When Attitudes Become Form est un moment saillant de l’histoire de l’art contemporain et de l’histoire des expositions en étant communément reconnue comme une des premières expositions internationales de l’art conceptuel, entre autres, et comme un bloc de départ pour étudier le commissariat d’exposition.

 

Fig. 4 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Gary B. Kuehn, Eva Hesse, Alan Saret, Reiner Ruthenbeck, Richard Tuttle. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada
Fig. 5 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres d’Eva Hesse, Reiner Ruthenbeck, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

 

Fig. 6 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Mario Merz, Barry Flanagan, Richard Artschwager, Robert Morris, Bruce Nauman. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Son statut privilégié dans l’histoire des expositions lui a d’ailleurs déjà valu quelques autres reconstitutions, mais jamais à l’identique (plutôt des riffs très libres) et surtout jamais de l’ampleur de celle de Celant[23]. L’angle mimétique est particulièrement fécond pour observer les effets matériels et commissariaux[24] de la reconstitution en ce qui a trait à la fabrication concrète de l’exposition alors que le passé y est préservé « tel qu’il était[25] ». Cette approche peut être associée à une « réplique à l’identique » chez Dulguerova ou à la structure de la replica dans la typologie de Greenberg, sous lesquelles la reconstitution se rapproche de la célébration, de l’hommage, voire du fétichisme[26]. Le commissaire explique qu’il considère l’exposition originale comme un tout autonome, comme un « readymade[27] » qu’il qualifie d’historique, car plus qu’un objet, l’exposition aurait le pouvoir d’évoquer un contexte passé dans ses dimensions culturelles et sociales. Il cherche à réanimer la vivacité tout comme la radicalité de l’initiative de Szeemann afin de la rendre visible et perceptible aux nouveaux publics en mettant sur un pied d’égalité le contenu de l’exposition et son contexte de présentation.

La reconstitution prenait place durant la 55e Biennale de Venise à la Ca’ Corner della Regina, palais historique abritant la Fondation Prada sur les berges du Grand Canal. Celant est assisté par l’artiste contemporain Thomas Demand, ainsi que par l’architecte Rem Koolhaas. Cette tête tripartite renvoie par symétrie à la triple nature des enjeux qu’implique le transfert spatiotemporel : commissariale, artistique et architecturale. À travers une enquête archivistique extensive, ils s’affairent à retracer : chacune des œuvres (90 % des œuvres sont réexposées via des prêts, des reconstructions ou des réactivations de performances[28]) ; leur emplacement entre les différents sites de l’exposition, incluant les interventions extérieures in situ ; et celles non réalisées et non exposées, dans une volonté, revendiquée par Celant, de perfectionner le passé. Le défi de l’extraction et de l’implantation de l’exposition à échelle 1 : 1 dans un bâtiment complètement différent implique en outre d’innombrables questions techniques incluant : l’accrochage et la disposition spatiale, la dimension et la division des salles, les structures architecturales relatives aux planchers, aux murs et aux plafonds, mais aussi aux éléments périphériques, comme les plinthes, les moulures, les fenêtres, les portes et les calorifères (Fig. 7). S’il y a révision ou correction, pour reprendre des motifs croisés dans l’étude d’Other Primary Structures, c’est moins sur les plans critiques ou politiques, qu’en fonction d’une rectification du souvenir de l’exposition de manière à exprimer plus fidèlement son intention commissariale de départ.

 

Fig. 7 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Barry Flanagan, Richard Artschwager, Alighiero Boetti, Mario Merz. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Reconstruire le passé

Fig. 8 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Bill Bollinger, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Walter De Maria, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

L’angle mimétique du « readymade historique » de Celant permet de se pencher plus particulièrement sur les conditions techniques de présentation afin de les révéler en tant qu’éléments signifiants dans la perception d’une exposition et de ses œuvres. Parmi ces conditions, diverses stratégies entourant l’identité architecturale et graphique de When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 servent à illustrer sans détour les points de contact entre 1969 et 2013, comme s’il s’agissait de « coutures temporelles » laissées par l’action de la reconstitution. De l’expographie, à la campagne publicitaire, en passant par la jaquette du catalogue, le traitement qui est privilégié est d’exhiber franchement la juxtaposition des décors. Servent entre autres cet argument les découpages grossiers et légèrement exagérés des faux murs blancs imitant ceux de la Kunsthalle posés par-dessus les fresques anciennes ou le long des pilastres d’inspiration corinthienne qui ornent l’intérieur de la Ca’ Corner (Fig. 8). Un réseau de renvois temporels complexe s’installe ainsi entre l’exposition de 1969, reportée dans le présent, mais où le présent est aussi le passé, puisque son cadre est un palais vénitien du XVIIIe siècle…

Dans un entretien retranscrit dans le catalogue, Demand part de l’hypothèse que Celant parviendrait à montrer plus d’aspects de Live in your head. When Attitudes Become Form que Szeemann à l’époque, et suggère que la reconstitution irait jusqu’à faire en sorte que « les conditions de l’exposition sont aussi signifiantes que l’exposition elle-même[29] ». Le fait, par exemple, que la version de 2013 mette en évidence l’absence de socle, la faible participation féminine, la radicalité du White Cube et la liberté de circulation des publics dans l’espace, malgré l’extrême proximité des œuvres, incarnerait une augmentation (more aspects) de la proposition initiale. Il y aurait donc deux effets à considérer d’un point de vue muséologique ici : le processus de reconstitution serait potentiellement à même d’attirer l’attention de manière plus sensible qu’une exposition conventionnelle (non reconstituée) sur les techniques et les dispositifs de présentation de l’art ; et le passage du temps qu’il matérialise nous renseignerait sur le développement des façons d’organiser les expositions. À cet égard, l’engouement pour les reconstitutions d’exposition participerait non seulement de la professionnalisation des commissaires au cours des trois dernières décennies, mais en achèverait en quelque sorte l’accomplissement en les dotant d’une base de jalons historiques commune[30].

Le « fait commissarial »

L’attention se déplacerait alors des œuvres et des artistes d’origine vers le travail commissarial en ce qui a trait à son processus intellectuel, à sa méthodologie et à ses implications critiques. Mon acception du « commissarial » reprend ici la distinction qu’emploie Glicenstein, dans son plus récent ouvrage, entre l’adjectif « curatorial », qui renvoie à la pratique professionnelle des commissaires, et le nom « curatorial » (qu’il écrit en italique), qui se réfère au champ des réflexions actuelles sur la réalisation d’exposition[31]. Glicenstein traite d’un « monde du curatorial[32] » qu’il rapproche de l’expression « culture of curating » chez le commissaire Paul O’Neill[33] – et qu’on peut aussi associer au titre de la collection Cultures of the Curatorial, co-dirigée par la chercheure Beatrice von Bismarck[34]. Le commissarial opèrerait à un niveau différent de celui du commissariat, en ce sens où il dépasserait les aspects administratifs, logistiques ou techniques en amont de la présentation d’une exposition pour englober une conception transdisciplinaire, transhistorique et transculturelle de son projet théorique dans une temporalité de l’événement beaucoup plus fluide.

Fig. 9 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, jaquette du catalogue d’exposition. Courtesy Fondazione Prada

L’approche commissariale personnelle de Celant – malgré le mimétisme de la reconstitution – est entre autres appréciable à travers les altérations du titre de l’exposition d’origine. Celant en retranche une partie pour ne conserver que la portion centrale et la plus connue, à laquelle il ajoute les données descriptives Bern 1969/Venice 2013. Ce changement fonctionne de manière performative dans le temps et l’espace en rendant visible graphiquement les processus d’extraction et de transfert de la reconstitution, et incidemment l’écart entre les deux. Le nouveau titre avertit également que les lieux ultérieurs de la tournée en 1969 (le Museum Haus Lange à Krefeld, et l’Institute of Contemporary Arts (ICA) à Londres) sont évacués. On peut imaginer la complexité temporelle et spatiale qu’ajouterait la reconstitution d’une exposition approchée tout autant dans son identité conceptuelle d’origine que dans sa « re-présentation » au fil de sa tournée. Non seulement cela contribuerait à valoriser la relation étroite entre exposition et espaces de présentation, mais cela entourerait ces déploiements subséquents d’une substance historique et critique capable d’enrichir la mémoire et le legs de l’exposition source[35]. Enfin, la police du titre de la reconstitution calque, à s’y méprendre, celle de la couverture du célèbre ouvrage Arte Povera, publié par Celant en 1969, qui cristallise une génération d’artistes autour du mouvement éponyme, celui-là déterminant dans le positionnement de Celant en art contemporain (Fig. 9). C’est d’ailleurs pendant la préparation de ce livre qu’il fait la connaissance de Szeemann, en 1968, et qu’il en vient à jouer un rôle dans l’inclusion d’une délégation italienne à Live in your head. When Attitudes Become Form ainsi qu’à prononcer le discours d’ouverture le soir du vernissage. Alors que le Jewish Museum entrait en dialogue avec sa propre histoire institutionnelle avec Other Primary Structures, on constate ici que Celant emploierait la reconstitution pour s’inscrire (voire se « ré-inscrire ») dans l’histoire stellaire de Szeemann et de la première exposition – tout en parvenant à faire briller la subjectivité et l’agentivité de sa propre voix.

Un dernier intérêt disciplinaire à reconstituer serait décelable dans la relecture des méthodologies commissariales et des outils discursifs qu’elle permet. Dans la Ca’ Corner, tout se passe comme si la reconstitution appuyait sur l’ensemble et le « chaos » d’origine : l’absence de parcours de visite précis, l’absence d’accompagnement textuel (médiation) et surtout l’absence d’une définition concise de ces « attitudes ». Notre regard se pose d’abord sur l’exposition de Szeemann puis sur celle de Celant bien avant de découvrir les œuvres individuellement… La fenêtre sur le passé qu’ouvre la reconstitution, malgré ses imperfections anachroniques, est une occasion de prendre la mesure, dans un rapport physique et conceptuel, des disparités avec les pratiques contemporaines en commissariat et l’approche radicale du médium exposition par Szeemann. Elle se présenterait dès lors comme un processus capable de montrer le « faire » exposition, et ce, dans une valorisation équivalente des commissaires, de la théorisation du commissarial et de l’histoire des expositions au sein de la discipline muséologique.

Cette étude comparative nous invite au final à envisager la reconstitution comme un outil de réflexion sur le « devenir public[36] » de l’art à travers les discours institutionnel et commissarial, en permettant de passer par métonymie de l’exposition au musée ou de l’exposition aux commissaires. C’est parce qu’elle engage des contextes, des méthodes, des stratégies de diffusion, des expôts et des actrices et acteurs variés que la reconstitution d’exposition se révèle être un processus critique riche.

Ce point de mire particulier donne à voir la reconstitution moins comme une répétition que comme un moyen d’insister sur la différence – ou comme un moyen de générer cette différence. La reconstitution serait-elle en fait « résistance » bien plus que « répétition » ? Il n’est pas uniquement question de montrer le passé, mais bien de le « re-montrer » dans une contemporanéité où le préfixe « re- » en est un qui transforme le passé, qui résiste à son achèvement et le garde actif, mobile. La reconstitution en viendrait ainsi à ouvrir un espace d’actualisation pour le champ muséologique en ce qui a trait aux approches théoriques et pratiques qui régulent l’espace d’exposition et la production de savoirs à partir des expositions. Il ne s’agirait non pas d’un processus réactif, mais bien d’un processus productif de potentialités positives tendues vers le futur.

 

 Notes

[1] J’aborde la muséologie actuelle comme un « moyen dynamique » d’approfondir simultanément les connaissances sur l’histoire des musées et d’examiner leur organisation interne ainsi que leurs fonctions de recherche, de conservation, d’exposition et de diffusion, mais surtout, comme un « devoir réflexif » sur l’institution muséale et ses responsabilités intellectuelles et sociales.

[2] Cauquelin A., Les machines dans la tête, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 178. Voir aussi : Cauquelin A., L’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[3] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71.

[4] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 156.

[5] Bishop C., Radical Museology: or, What’s “Contemporary” in Museums of Contemporary Art?, Londres, Kœnig Books, 2013 ; Bishop C., « Reconstruction Era: The Anachronic Time(s) of Installation », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 429-436.

[6] Par exemple dans : Buskirk M., Jones A., Jones C. A., « The Year in “Re” », Artforum International, n° 52 (4), décembre 2013, p. 127-130 ; Nicolao F., « The Sweet Surprise of Thinking Back », Domus, n° 971, juillet 2013, p. 10-11 ; Ramade B., « L’audace par procuration : lorsque l’exposition est reproduite », Ciel variable, n° 97, printemps-été 2014, p. 46-53 ; Mallonee L. C., « Why Are There So Many Art Exhibitions Revivals? », Hyperallergic, 11 août 2014, en ligne : hyperallergic.com/138834/why-are-there-so-many-art-exhibition-revivals/ (consulté en mars 2020) ; Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », Esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21 ; Spencer C., « Making it New. Why do museums recreate landmark exhibitions, installations and performances, and what can we learn from these restagings? », Apollo, mai 2015, p. 24-26.

[7] Dans une certaine mesure, cette perspective est inspirée des études de genres ; en particulier des écrits de la philosophe Judith Butler qui, partant des théories sur la performativité développées par les philosophes John Langshaw Austin et Jacques Derrida, associent performativité et agentivité. En art, les travaux de la théoricienne Dorothea von Hantelmann, qui cherchent à montrer comment l’art peut avoir un impact social au moyen du concept de performativité – compris comme postulat temporel, matériel et sociétal –, me permettent d’envisager l’agentivité et la productivité de la reconstitution d’exposition. Voir : Butler J., Excitable Speech: A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997 ; Hantelmann D. (von), How to Do Things with Art: The Meaning of Art’s Performativity, Dijon, Les presses du réel, 2010.

[8] Jens Hoffmann a été destitué de ses fonctions en décembre 2017 à la suite d’allégations de harcèlement sexuel faites à son endroit au Jewish Museum. Le cas a été conservé à l’étude, car c’est véritablement la posture du musée qui apparaît riche à problématiser ici plutôt que l’apport de Hoffmann.

[9] Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p. : « This exhibition has been modified from its original version. It has been formatted to include Others ».

[10] Hoffmann J., « Another Introduction », Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p.

[11] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[12] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 58.

[13] Ibid., p. 62.

[14] Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[15] À cet égard, soulignons les écrits de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui a aussi travaillé à partir de Warburg et de Benjamin. Voir, entre autres : Didi-Huberman G., Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éd. de Minuit, 2000 ; Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2002 ; Careri G., Didi-Huberman G., L’histoire de l’art depuis Walter Benjamin, Paris, Éd. Mimésis, 2015.

[16] J’utilise ce concept comme l’emploie Greenberg dans son travail pour traiter de la corrélation entre les conditions physiques de présentation d’une exposition et la signification de cette dernière. Voir : Greenberg R., « The Exhibited Redistributed: A Case for Reassessing Space », Thinking about Exhibitions, Londres, Routledge, 1996, p. 349-367.

[17] En référence aux notions « site specificity » et « memory map » : Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[18] Meyer J., Minimalism: Art and Polemics in the Sixties, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2001, p. 18.

[19] Glicenstein J., « Quelques questions posées par l’histoire de l’exposition », art press 2, n° 36, février-avril 2015, p. 10.

[20] Ibid.

[21] Leleu N., « “Mettre le regard sous le contrôle du toucher”. Répliques, copies et reconstitutions au XXe siècle : les tentations de l’historien de l’art », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 93, automne 2005, p. 87.

[22] Balzer D., « Jens Hoffmann on Structures, Primary and Otherwise », Canadian Art, 13 mars 2014, en ligne : canadianart.ca/features/jens-hoffmann-on-structures-primary-and-otherwise/ (consulté en mars 2020) : « It’s also an introduction to the Jewish Museum and the future of the Jewish Museum and is aware of its past and a very particular period–one we’d want to continue with ».

[23] Nommons les reconstitutions à la Whitechapel Gallery, Londres, en 2000 (qui se concentrait sur le contexte britannique des années 1965 à 1975) et au California College for the Arts (CCA) Wattis, San Francisco, en 2012 (dont seulement la maquette était une reconstitution à l’identique) qui était d’ailleurs organisée par Hoffmann.

[24] Dans la francophonie globalisée, l’emploi du néologisme « commissarial » est courant, surtout au Québec. Il est équivalent à la francisation du mot curatorial et s’arrime au fait qu’en art, le titre professionnel de « commissaire » y est aussi préféré aux termes « curateur » (populaire en France) ou « curator » (populaire en Belgique).

[25] La posture de Celant vis-à-vis du passé pourrait être rapprochée de celle d’un auteur souvent cité dans les écrits sur le phénomène, soit Robin George Collingwood, un philosophe du XXe siècle, généralement identifié comme le premier à avoir utilisé le terme « re-enactment ». Dans son ouvrage The Idea of History (1946), il signe un passage sur la connaissance de l’histoire précisément à travers le re-enactment de l’expérience passée. Pour Collingwood, la reconstitution est un fait de l’esprit (act of thought) grâce auquel l’historien (non féminisé dans le texte d’origine) serait capable de remettre en acte le passé. Le re-enactment serait une action performative au moyen de laquelle l’historien peut se projeter dans le passé pour le « re-penser » ou le « ré-expérimenter » à partir du présent. Il s’agirait de la seule méthode à légitimer l’écriture du récit historique selon une quête ou un souci d’objectivité et de véracité. Cette démarche mentale, répondant d’une histoire positiviste, permettrait ainsi d’extraire une vérité du passé. Voir : Collingwood R. G., The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 2005 (1946).

[26] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[27] Celant G., « A Readymade: When Attitudes Become Form », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 389-392.

[28] Verhagen E., « Germano Celant. Quand les attitudes deviennent forme : Berne 1969/Venise 2013 », art press, n° 401, juin 2013, p. 35.

[29] Celant G., « Why and How. A Conversation with Germano Celant », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 396-397 : « the conditions of the show are as telling as the show itself ».

[30] Voir entre autres : Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21.

[31] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

[32] Ibid., p. 105.

[33] O’Neill P., The Culture of Curating and the Curating of Cultures(s), Cambridge, The MIT Press, 2012.

[34] Le premier titre de la collection : Schafaff J., Bismarck, B. (von), Weski T., Cultures of the Curatorial, Berlin, Sternberg Press, 2012.

[35] L’enjeu des tournées, voire les co-productions entre différentes institutions, en regard de la reconstitution d’exposition est un vaste sujet en soi qui mériterait une étude plus approfondie.

[36] L’expression « becoming public » est empruntée aux travaux de Bismarck, dont : Bismarck B. (von), « Out of Sync, or Curatorial Heterochronicity. “Anti-Illusion: Procedures/Materials” (1969) », Frank R., Meyer-Kramher B., Schafaff J., Bismarck B. (von), Weski T. (dir.), Timing: On the Temporal Dimension of Exhibiting, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 301-318.

Pour citer cet article : Florence-Agathe Dubé-Moreau, "Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/dube-moreau-reprendre-en-echos/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

5/2019 – Ce que la censure fait à l’exposition – Varia

 

Ce que la censure fait à l’exposition : stratégies de monstration, contournements et nouvelles donnes (dossier dirigé par Marion Duquerroy)

– Benjamin Bianciotto, Christoph Büchel : de la nécessité de l’art, censure et anticipation

– Alice Cazaux, La censure exposée. Un art contemporain russe sur le fil de la (dé)monstration

– Ariane Lemieux, Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce

– Camille Prunet, Le musée augmenté des réseaux sociaux : de nouveaux modes d’exposition et de censure ?

 

Varia

– Juliette Milbach, Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917

La censure exposée. Un art contemporain russe sur le fil de la (dé)monstration

par Alice Cazaux

 

Alice Cazaux est professeure agrégée en arts plastiques et chercheuse associée au laboratoire CLARE (EA 4593) de l’université Bordeaux Montaigne, où elle enseigne au département Arts. Elle est l’auteure d’une thèse portant sur l’art contemporain russe et les liens établis par certains artistes avec des figures tutélaires évoquant la folie (le fol-en-Christ, L’Idiot de Dostoïevski, les dissidents ayant subi la psychiatrie punitive et la double vie des artistes non officiels en URSS) : « De l’idiot au fou dédoublé. Recherches sur les interprétations de la folie dans l’art actuel russe » (2015). Elle consacre à présent ses recherches à l’actionnisme russe, aux œuvres contemporaines réactualisant des formes passées (emprunt, détournement, reenactment) et à l’autofiction en art. Ses derniers articles sont parus dans la Revue Russe et aux Cahiers d’Artes (PUB). Elle exerce également une activité de critique et de conseil auprès d’artistes et de galeries.

 

« Quand l’ordre social se dissout, la présence du clown s’atténue sur la scène ou sur la toile ; mais le clown descend alors dans la rue : c’est chacun de nous. Il n’y a plus de limites, donc plus de franchissement.

Subsiste la dérision[1] ».

 

Cette réflexion entend faire un lien entre trois événements de l’histoire de l’art contemporain russe, trois cas d’étude reflétant le déploiement de modes de monstration alternatifs puisqu’élaborés pour des créations entravées, à un moment donné, dans leur mise en public. Il s’agit de deux actions entrant dans le champ de l’actionnisme russe (courant post-soviétique d’art corporel) et de la mise en public d’une collection d’art non-conformiste et contemporain au sein d’une institution d’État.

Ces événements seront pris de façon chronologique. Le premier en date est l’exposition Interpol (1996) organisée en Suède, au cours de laquelle Alexander Brener et Oleg Kulik, artistes de l’Est, répondirent d’une manière pour le moins brutale à ce qu’ils considéraient comme une prise d’ascendant autoritaire de certains artistes et organisateurs de l’Ouest. Leur riposte (morsure d’un critique et destruction d’une installation lors du vernissage) permit de court-circuiter les censeurs présumés en diffusant leur œuvre bien au-delà de l’exposition, et de rejouer un conflit géopolitique entre les pôles Est et Ouest par le biais de leurs appareils culturels. Le deuxième moment choisi de cette histoire est l’institutionnalisation de la collection constituée par le commissaire d’expositions Andreï Erofeev, rassemblant des œuvres non-conformistes et contemporaines datant des années 1970 à 2000. Il s’agit de la collection Tsaritsyno, qui souleva des problèmes d’autocensure institutionnelle dès son intégration au sein de la galerie Tretiakov, musée national russe, en 2002. Nous nous intéresserons également à l’action La Bite prisonnière du FSB (2010) au cours de laquelle le collectif Voïna dressa un graffiti colossal – un pénis de 65 mètres de haut – face au siège du FSB[2] à Saint-Pétersbourg, projetant un éclairage grotesque une nuit durant sur les forces politiques de l’ombre. Paradoxalement, cette action fut avalisée par un Prix du Ministère de la Culture russe.

Ici, les protagonistes ne jouent pas du contournement des règles imposées mais agissent dans une confrontation qui transgresse certains habitus et bonnes mœurs auparavant évidents – ne pas mordre ou vandaliser, ne pas exposer des œuvres critiquant directement le pouvoir politique ou la religion orthodoxe, craindre le FSB et d’une manière générale les porteurs d’uniforme. Chacun des événements choisis, à travers le scandale provoqué, a bénéficié d’un relais international qui opère un renversement de la censure. C’est en effet d’une façon paradoxale que le tollé provoqué par l’interdiction – officielle ou pressentie – donne une meilleure visibilité à ce qui devait être caché.

Ces trois cas de l’histoire de l’art actuel russe offrent à l’étude une situation complexe qui imbrique censeurs, créateurs et curateurs. La censure est ici perçue comme un grave manquement à la liberté d’expression, mais elle peut à l’opposé être interprétée comme un moyen d’accès à une audience élargie qui, à son tour, permet la monstration des modes opératoires des censeurs. Ainsi, Nathalie Heinich présente-t-elle le nouveau paradigme de l’art contemporain comme un jeu de main chaude, au sein duquel « à chaque innovation [répond] une indignation, puis une intégration, qui élargit les frontières de l’art en y incluant les dernières transgressions[3] ». Le meilleur moyen d’accéder à l’intégration serait donc, suivant ce schéma, la transgression. Mais étant donnée l’histoire artistique du XXe siècle en Russie, marquée par la pratique exclusive d’un art officiel jusque dans les années 1970, cette vision sociologique, bien que séduisante, n’est guère transposable à la scène russe : si les limites sont sans cesse repoussées par les artistes, bien souvent l’« intégration » n’a pas lieu.

Le champ établi permet ainsi de questionner des comportements possibles vis-à-vis d’interdictions ou d’obligations plus ou moins tacites : quels moyens trouver en faveur de la liberté d’exposer face à des autorités de nature culturelle, institutionnelle, religieuse et/ou politique, voire économique, qui choisissent de taire ou de faire taire certains sujets ? Alors même que la liberté d’expression semble garantie par l’article 29 de la Constitution, comment les nouveaux tabous de la Russie contemporaine sont-ils définis ? Et qui sont les censeurs ?

Les années 1990 furent le berceau de profondes mutations politiques, sociales et artistiques en Russie ; le démantèlement du bloc soviétique et la crise économique qui l’accompagna se fit parallèlement au renouveau d’une certaine liberté d’expression. La doctrine du réalisme socialiste n’étant plus imposée, l’art non-conformiste russe, jusqu’alors caché et entravé dans ses démarches de monstration, put sortir de son isolement. Certains artistes semblent avoir eu besoin de tester cette liberté jusqu’alors inconnue afin d’en définir les limites, sans affirmation d’une quelconque volonté politique, si ce n’est la revendication de nouvelles formes artistiques, tant sur un plan national qu’international. Oleg Kulik et Aleksandr Brener, furieux émissaires s’il en est de cette « sortie du placard », rendirent la Russie visible sur la scène artistique internationale lors d’un événement devenu historique, tout au moins pour l’actionnisme moscovite : Interpol.

Interpol : qui sont les censeurs ?

En février 1996, la ville de Stockholm accueillit l’exposition Interpol entre les murs de la Färgfabriken[4]. Les deux commissaires, le Suédois Jan Aman et le Russe Viktor Misiano, désiraient faire dialoguer les artistes de leurs pays respectifs à travers une organisation collégiale ; ils choisirent ainsi des artistes locaux qui, à leur tour, invitèrent un co-auteur international afin de créer ensemble cette exposition, organisée lors de deux rencontres préparatoires à Stockholm. C’est ainsi qu’Aleksandr Brener et Oleg Kulik furent invités à prendre part à l’exposition, le premier invité par le curateur russe, et le second, performer alors reconnu pour incarner un « chien méchant[5] », choisi par l’artiste suédois Ernst Billgren.

La situation du réseau culturel propre à chacun des deux pays était radicalement différente : le réseau suédois était bien développé et les artistes n’avaient rien perdu de leur rayonnement social, alors que la situation russe n’offrait aucun espace institutionnel réservé à la création actuelle, la place de l’artiste étant par conséquent publiquement et officiellement inexistante. Selon les termes de Viktor Misiano, rester en Russie pour pratiquer son art était – et c’est encore le cas à l’heure actuelle – « un choix moral » :

« Il y a, bien sûr, la preuve d’une énorme différence entre ces deux pays. L’exclusion de la Russie de l’arène internationale est due à l’effondrement de ses propres institutions, alors qu’en Suède, le protectionnisme gouvernemental a créé une existence si confortable pour ses habitants, qu’ils ont peu d’intérêt pour le monde extérieur. En Russie, où l’infrastructure au niveau des arts est faible et complètement marginalisée, les artistes existent en dépit du sens commun – ils font un choix moral. En Suède, où l’art a un pouvoir social, les artistes ont gardé leur fonction sans aucune perte de prestige. Il semble que ces différences diamétrales ne pouvaient qu’encourager le dialogue[6]. »

Malgré le désir d’un nouveau réseau artistique exprimé par le biais de cette exposition, fondée sur l’idée d’un partage harmonieux de l’espace, la production finale fut tout autre.

Dans un article relatant l’événement, la critique Ekaterina Degot indique que des conflits permanents avaient pour sujet la répartition de l’espace d’exposition[7]. L’échec de cette tentative de collaboration et d’entendement mutuel connut son point d’orgue lors du vernissage : le soir du 2 février, alors que les invités et la presse abondaient, Aleksandr Brener saccagea une grande installation signée Wenda Gu[8] – artiste chinois vivant aux États-Unis, convié à exposer par le Russe Dmitry Gutov[9]. Il détériora également une œuvre du Suédois Ernst Billgren qui avait invité Kulik. Ce dernier quant à lui mordit violemment un critique – malgré son engagement auprès des organisateurs de ne pas reproduire l’attaque canine qui l’avait conduit au poste à Zurich en 1995[10] [Fig. 1].

Fig. 1 : Arrestation d’Oleg Kulik suite à l’action Reservoir Dog, le 30 mars 1995 devant la Kunsthalle de Zurich lors du vernissage de l’exposition Signs and Wonder. Niko Pirosmani and Contemporary Art. Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris
Fig. 2 : Arrestation d’Oleg Kulik suite à l’action Dog House, le 2 février 1996 lors du vernissage de l’exposition Interpol, Stockholm, Färgfabriken. Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris

La police immédiatement prévenue arrêta Oleg Kulik [Fig. 2] alors qu’Aleksandr Brener avait déjà eu le temps de fuir. Voici l’événement décrit par Wenda Gu :

« Lors du vernissage, le performer russe Aleksandr Brener a commencé à jouer sur des tambours, installés devant mon installation, et a commencé à crier alors qu’il battait les tambours à tout rompre. […] il observait attentivement le comportement des spectateurs, et était attentif à chacun de mes mouvements. J’ai quitté un instant l’espace d’exposition pour recevoir des amis dans une partie adjacente du bâtiment. Une minute plus tard, un artiste allemand accourut vers moi en criant que mon travail avait été détruit par Brener. Je le suivis immédiatement à l’intérieur de l’exposition pour trouver un auditoire d’environ mille personnes dans un silence absolu, en état de choc, en train de regarder ma pièce. À ce moment-là, j’étais très ému, je n’avais jamais vécu cette situation auparavant. L’installation semblait avoir subi un attentat terroriste. En raison des matériaux et de la nature du travail, les cheveux, le drapeau et la fusée, elle ressemblait à un champ de bataille. Environ dix minutes plus tard, les membres du public avaient retrouvé leur sang-froid, certains d’entre eux appelèrent des reporters, les radios locales et les chaînes de télévision tandis que le Centre prévenait la police. Le critique d’art français, Olivier Zahm, s’est écrié : “Cette action est totalement néo-fasciste !”. L’écrivaine française Elein Fleiss vint vers moi et me proposa d’être témoin si je décidai d’intenter une action en justice. À l’arrivée des policiers, ils arrêtèrent un autre artiste russe qui jouait un chien enchaîné, nu, alors qu’il tentait d’attaquer et de mordre un bébé de deux ans. Certains membres de l’auditoire lui assénèrent des coups de pied au visage. Pendant ce temps-là, Brener avait quitté les lieux[11]. »

Ce témoignage présente la perception qu’un artiste « international » agressé a pu avoir de ses agresseurs « russes », qualifiés ici de « terroristes » ayant perpétré un « attentat » transformant l’exposition en « champ de bataille » par une action « totalement néofasciste », l’un d’eux n’hésitant pas dans sa sauvagerie à tenter « d’attaquer et de mordre un bébé de deux ans ». Il fait également état de la réaction immédiate de la presse : la communication autour de ces agressions russes à l’encontre de la sphère internationale débuta aussitôt, et une conférence de presse fut organisée dès le lendemain. Parmi ces réactions, une « lettre ouverte au monde de l’art » rédigée à l’initiative du critique Olivier Zahm et signée par de nombreuses mains expertes fut largement diffusée[12]. Elle figure aussi dans le catalogue d’Oleg Kulik[13], la médiatisation de l’événement s’avérant un élément important pour la promotion des « agresseurs ». Wenda Gu reproduit également de nombreuses coupures de presse sur son site internet, ainsi que sa lettre intitulée « La guerre culturelle[14] ». L’échange épistolaire trouva sa place dans les colonnes de Flash Art, revue italo-américaine à destination internationale, qui donna une visibilité certaine aux participants des deux parties. Viktor Misiano, co-commissaire de l’exposition, indiquait dans sa réponse que « cette confrontation exist[ait] également dans le contexte d’un partenariat tacite : son caractère scandaleux ser[vait] à promouvoir les nouveaux noms de Russie autant que des nouvelles institutions de Stockholm[15] ». La missive d’Oleg Kulik fut quant à elle suggérée par le comité d’organisation de Manifesta I (1996)[16], désirant que l’artiste se justifiât, pour anticiper les réactions que provoquerait sa participation à leur événement. Il exprime dans sa réponse l’incompréhension ressentie face à une invitation en tant que readymade chien, et au manque de collaboration interne entre les artistes : il avait été invité à collaborer par et avec Ernst Billgren, mais ce dernier avait élaboré sa pièce avant l’arrivée d’Oleg Kulik qui n’avait plus, en quelque sorte, qu’à la meubler, rompant ainsi le dialogue avant même un premier échange :

« […] plus rien de l’idée première ne transparaissait dans l’exposition – ni de son sens (l’idée de communication finit en rhétorique, plutôt qu’en désir pratique de fonder de nouvelles bases de contact avec l’Europe de l’Est), ni de sa réalisation pratique (nous avons vu comment les organisateurs avaient avorté beaucoup des projets moscovites). Étant un artiste avant d’être un chien, je ne voulus pas m’impliquer dans cette farce[17]. »

Les éléments qu’apporte Viktor Misiano convergent dans le sens d’une incompréhension mutuelle : « Le camp des Russes commença à penser que les Suédois les utilisaient dans le projet Interpol pour avoir accès à des financements » alors que « le camp suédois déclara que le projet Interpol était utilisé par les Russes pour obtenir de l’argent suédois[18] ». Les critiques se dirigèrent également vers les curateurs, Jan Aman étant jugé « charmant » mais manquant de « compétences organisationnelles et de professionnalisme » par les Russes, quand « les participants russes d’Interpol étaient généralement comme un gang mafieux, au sein duquel le curateur jouait le rôle du “parrain[19]” ». Wenda Gu les considérait également comme autoritaires et dominateurs :

« Les artistes russes, sous l’autorité de leur curateur, M. Misiano, essayaient fréquemment de contrôler l’ensemble du plan d’exposition, conceptuellement et spatialement. Il est évident que cela reflétait l’ambition de ces artistes russes, qui viennent d’une nation dont la superpuissance s’est effondrée, et qui ont une vision distordue de leur force passée[20]. »

Le « pôle Est », regroupé autour de l’action d’Aleksandr Brener, afficha son engagement dans le violent refus d’un certain impérialisme du « pôle Ouest », ressenti sur le plan théorique, spatial et financier, mais aussi politique[21]. Nous pouvons dès lors considérer qu’Oleg Kulik et Aleksandr Brener, agissant comme des enragés, parvinrent à altérer cet échange qu’ils jugeaient biaisé en faisant table rase des conventions pour entamer un nouveau dialogue établi selon leurs propres termes. Leur énoncé ne fut pas de l’ordre d’une parole et d’une pensée élaborées en concepts, mais d’une action s’adressant directement aux affects en jouant sur le scandale. Le terme grec de skandalon désigne au départ un obstacle sur le chemin, une pierre d’achoppement. Le scandale amené par la réponse inattendue et sensationnelle d’Aleksandr Brener et Oleg Kulik fait trébucher l’événement et dévier le discours d’une doxa figurée par le « pôle Ouest ». Toute allégeance à ce que les deux artistes interprétaient comme « occidental » – uniformisation présumée des codes artistiques, caractère mercantile –, fut refusée avec violence. Les « sauvages » qu’ils incarnèrent pour l’occasion devinrent les nouveaux censeurs, signifiant leur altérité au regard de la domination d’un « art international ».

Selon le théoricien de l’art et commissaire slovène Igor Zabel[22], la question était alors de savoir qui serait le maître des mots formant le dialogue. Oleg Kulik, invité en tant que chien, se comporta littéralement en tant que tel – agressif et bestial, défendant son territoire. La destruction d’Aleksandr Brener sembla, elle, influencée par l’espace qu’occupait l’installation de Wenda Gu, ne tenant pas compte des autres projets ni des commentaires effectués en amont lors des deux réunions de préparation. Igor Zabel cite un passage de À travers le miroir de Lewis Caroll pour illustrer son propos :

« Lorsque je me sers d’un mot, dit Humpty Dumpty d’un ton passablement méprisant, il a exactement le sens que je choisis de lui donner – ni plus, ni moins.

La question, dit Alice, c’est de savoir si vous pouvez donner aux mots tant de sens différents.

La question, dit Humpty Dumpty, c’est de savoir qui sera le maître, voilà tout[23]. »

Les dominés russes inversent les rapports d’autorité, montrant leur capacité à engendrer le chaos comme la réaction d’une Russie ne restant pas à la place qu’on lui avait administrée, en détruisant l’œuvre dominante – perçue comme une tentative de domination spatiale, conceptuelle et politique (porteuse de plus du drapeau européen).

Les mécanismes engendrés par le scandale obéissent ici à merveille à la dynamique de « transgression, réaction, intégration » évoquée en ouverture, Oleg Kulik – plus qu’Aleksandr Brener – ayant aujourd’hui une renommée internationale – les œuvres de la série The Mad Dog [Fig. 3] font désormais partie d’importantes collections, notamment celle du Centre Georges Pompidou[24].

Fig. 3 : Oleg Kulik, The Mad Dog, 1994, Epreuve gélatino-argentique, 120 x 160 cm, n° 2, Centre Georges Pompidou
Courtesy Oleg Kulik et galerie Rabouan Moussion Paris

La collection Tsaritsyno. Non-conformisme et provocation versus politiquement correct

Le curateur Andreï Erofeev s’est avec le temps, et peut-être malgré lui, fait le spécialiste d’expositions transgressives. La plus retentissante fut sans doute L’art interdit en 2006 (2007), avec les répercussions qu’elle eut sur l’exposition Sots’art à Paris la même année. Toutes deux impliquèrent des œuvres issues de la collection rassemblée par Andreï Erofeev.

À la suite de la grande liberté ressentie dans le domaine de la création – liberté entendue dans le sens d’une absence de contrôle – les années 2000 furent marquées en Russie par diverses interdictions ou représailles. Les liens sont étroits, qui associent la monstration de l’art non-conformiste à la censure : elle fait partie intégrante d’une l’histoire de l’art contemporain marquée par le souvenir d’événements tels que la colère de Khrouchtchev au Manège (1962)[25] ou plus tard la destruction de l’exposition dite « des bulldozers » (1974)[26]. Il est habituel que le processus créatif soit affecté par l’anticipation de telles représailles, pouvant modifier l’œuvre dès sa genèse[27]. Il nous semble même que ce risque pourrait parfois pousser à la provocation – provocare en latin, littéralement appeler au dehors –, par la création d’une situation permettant de rendre manifestes des interdictions tacites ou des tabous – à l’origine, rappelons-le, un tabou est un élément qu’il est interdit de toucher car il revêt une puissance sacrée. Si les restrictions infléchirent les œuvres du socialisme tardif[28], ce n’est qu’avec les début du Sots-art en 1972 que les artistes osèrent et trouvèrent de l’intérêt à aborder de nouveau des thèmes politiques, cette fois dans une visée critique. La création des années 1990 sembla rétrospectivement marquée par l’aura des avant-gardes, leurs formes[29], leurs scandales et leurs provocations[30]. En outre, le durcissement politique des années 2000 est allé de pair avec le resurgissement des pratiques répressives de l’État, aidé et alerté par des groupes religieux politisés.

Andreï Erofeev a été témoin et acteur de ces changements. Commissaire d’expositions, il rassembla une large collection d’œuvres non-conformistes grâce à des dons d’artistes, qu’il parvint en 2002 à intégrer aux collections de la Nouvelle Galerie Tretiakov, musée national à Moscou[31]. Nous aborderons ici la constitution de cette collection, l’autocensure auxquelles certaines pièces furent soumises au musée, puis le caractère provocateur de leur exposition hors-les-murs – au musée Sakharov, puis à Paris.

C’est de sa propre initiative qu’Andreï Erofeev débuta cette collection – qui demeure encore à l’heure actuelle une des rares collections publiques d’art contemporain en Russie[32] – sous Brejnev, alors que de nombreuses œuvres quittaient les ateliers, achetées à bas prix par les galeristes étrangers. Un ancien expert auprès du Ministère de la Culture de l’URSS, alors directeur scientifique du palais qui deviendrait le musée Tsaritsyno, lui proposa d’y organiser des expositions afin de poursuivre cette collection. Andreï Erofeev raconte :

« Pendant longtemps, nous avons fonctionné avec des donations de la part des artistes, que nous parvenions à rétribuer de manière compensatoire grâce aux retombées des expositions. […] Fort de cette expérience, je voulus faire entrer la collection Tsaritsyno à la Nouvelle Galerie Tretiakov. Il fallut que je présente et que je défende chaque œuvre devant le conseil scientifique, cela prit deux ans de 2000 à 2002. Mais les membres du conseil, qui ne connaissaient guère ce genre de travail, en laissèrent une grande partie à la porte (environ 2000 œuvres au total). Puis finalement je parvins à les faire entrer, clandestinement – personne ne surveillait le contenu des camions qui rentraient[33]… »

La présentation des œuvres de la collection de façon permanente dans les salles de la Nouvelle Galerie Tretiakov ne se fit pas sans difficultés, institutionnelles et administratives. Les problèmes, résidant principalement dans le choix des œuvres présentées au public dans la partie dédiée à la création contemporaine, posèrent la question d’une censure administrative, autocensure des administrateurs de l’institution craignant des représailles venues d’en-haut s’ils ne se pliaient pas à certaines directives – la difficulté principale étant que ces directives soient tacites. Cette crainte, provoquée par une situation réelle ou présumée, nous semble être de l’ordre du fantasme. Nous ne doutons pas que certains budgets alloués au musée aient pu être réduits ou des membres du personnel limogés à la suite d’expositions polémiques, mais ce qui nous interpelle est la manière dont, sans directives précises – venant en URSS de l’Union des artistes, prodiguant les codes stricts du réalisme socialiste –, les membres de l’administration aient élaboré leur propre jugement, sans référent défini, pour établir ce qui tient de la marge ou de l’irreprésentable. Dans la mesure où l’art non-conformiste était jusqu’alors méconnu, comment alors établir une classification dans un territoire n’ayant de définissable, par principe, que la « touffeur anarchique[34] » de sa marginalité ? Nous avons ici le cas, semble-t-il, de censeurs obéissant à ce qu’ils fantasmaient de la norme et de ses limites, du pouvoir et de ses désirs, encore guidés par l’ombre fantomatique des organes soviétiques. Le caractère clandestin de certaines œuvres, entrées littéralement par la porte arrière, en fait toute l’originalité et aura d’ailleurs marqué une œuvre en particulier : Policemen Kissing, ou L’Ère de la miséricorde (2005) des Blue Noses[35] [Fig. 4]. Le double titre tient précisément à cette clandestinité : l’original étant trop imagé et risquant d’éveiller des soupçons, Andreï Erofeev avec l’accord des artistes, fit figurer un nouveau titre sur les listes d’inventaire de la Galerie Tretiakov. Ainsi, L’Ère de la miséricorde continua à désigner l’œuvre par la suite.

Fig. 4 : The Blue Noses, Policemen Kissing ou Era of Mercy, 2005, Photographie, 75 x 100 cm, Courtesy The Blue Noses

Andreï Erofeev, conservateur de la collection qu’il fit entrer au musée, se heurta à plusieurs refus d’exposer des œuvres aux contenus formels, politiques ou religieux jugés inappropriés. Ces rejets successifs le conduisirent à rassembler toutes les œuvres interdites – de manière informelle et aléatoire – par l’administration de la Galerie Tretiakov dans une version revisitée du Salon des refusés, sous le titre L’art interdit en 2006 – les œuvres choisies concernant la seule année 2006. Yuri Samodurov, directeur du musée Sakharov[36], proposa d’y accueillir l’exposition. Le musée avait déjà défrayé la chronique suite à Attention, Religion ! (2003)[37], exposition vandalisée par des fondamentalistes orthodoxes[38] et dont les organisateurs furent condamnés suite à des procédures initiées par des groupes civils et religieux[39]. Andreï Erofeev participa à ce long procès en tant qu’expert. Selon Ada Ackerman, chargée de recherches au CNRS, Attention, Religion ! constitue un précédent qui fait jurisprudence et accorde aux autorités une sorte de « droit à la censure » sous couvert de protection de la liberté de culte par des accusations d’ « incitation à la haine religieuse » [Fig. 5].

Fig. 5 : Viktoria Lomasko, dessin du procès pour le livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Traduction : « Alors vous êtes une artiste indépendante ? Et bien moi, je suis un pogromiste indépendant. Je peux saccager vos expositions en toute liberté. »

Dans une excellente analyse, elle revient sur ce long procès qui mit en lumière l’ascendant de l’église orthodoxe sur l’impartialité du jugement. Elle y indique que :

Le cas d’Attention, Religion ! constitue le tout premier procès de ce genre en Russie post-soviétique et marque à ce titre un tournant historique pour la vie culturelle russe, servant de précédent juridique comme de modèle pour bien des cas ultérieurs. Il représente par ailleurs une affaire à part dans l’histoire mondiale de la censure artistique, dans la mesure où, dans un renversement quelque peu kafkaïen, non seulement les organisateurs et artistes de l’exposition furent victimes d’actes de vandalisme de la part d’extrémistes orthodoxes, mais en furent également, de surcroît, tenus comme responsables et reconnus coupables du point de vue de la loi[40].

Dans un contexte semblable, nous ne doutons pas que l’organisation d’une exposition récidiviste entre les murs du même musée Sakharov, ayant pour sujet « l’art interdit », ait pu être interprétée comme une nouvelle provocation de la part des deux organisateurs.

Bien conscient de cela, Andreï Erofeev imagina une scénographie particulière : cachées par l’ajout de nouvelles cimaises, les œuvres n’étaient visibles qu’au travers d’un œilleton[41] qu’il fallait atteindre en grimpant sur un escabeau [Fig. 6].

Fig. 6 : Viktoria Lomasko, dessin pour la couverture du livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Courtesy Viktoria Lomasko

Cette mise en scène, accentuant le caractère délétère de la monstration jusqu’à la caricature, poussa à son paroxysme l’apparent refus d’ostentation : afin d’exposer l’art interdit, Erofeev exposa l’interdiction avant l’art, en rendant évidentes les entraves à la vue des œuvres. Le spectateur étant ainsi transformé en voyeur, la nature des objets exposés se trouva de fait modifiée par leur intégration au sein de ce peep-show culturel pour regardeurs consentants. Rusant sur le fait que des spectateurs, juchés sur leur escabeau inconfortable, viennent délibérément jeter un œil pervers sur les œuvres cachées car politiquement incorrectes ou blasphématoires, dans une discrétion feinte, le dispositif mis en place prend un rebours ironique sur la censure.

Mais nous devons nous questionner sur la nature d’un tel défi : comment en effet réagir face à la censure ? Faut-il accepter de taire certains sujets, ou au contraire persévérer jusqu’à ce qu’ils ne soient plus tabous ? Sous quelle forme alors les dénoncer ? Erofeev et Samodurov prirent le parti de persévérer, espérant faire vaciller quelques limites sensibles – mais les risques courus par les artistes et ceux qui les exposèrent, prêts à en assumer les conséquences, ne relèvent pas d’une simple farce à l’égard des puissants. Leur engagement personnel est indéniable : L’art interdit en 2006 valut à Yuri Samodurov et Andreï Erofeev de perdre leurs places respectives au musée Sakharov et à la Galerie Tretiakov et s’ils évitèrent l’incarcération, ils furent condamnés à verser les amendes de 200 000 et 150 000 roubles par le tribunal du quartier Taganskaja de Moscou, reconnus coupables d’« incitation à la haine religieuse » selon l’article 282 du code pénal.

Le procès éveilla de vives réactions au sein de la communauté artistique, sa visibilité étant encore renforcée par la quasi-simultanéité avec l’exposition – toujours menée par Andreï Erofeev – Sots’art, Art politique en Russie de 1972 à nos jours (2007) à la Maison Rouge, à Paris. De nombreuses œuvres ne furent pas autorisées à quitter le territoire russe pour cet événement. Le ministre de la Culture Aleksandr Sokolov qualifia lui-même ces images de « honte pour la Russie[42] », et la presse française et internationale de relayer le titre alléchant d’exposition censurée. Quelques œuvres des Blue Noses furent touchées par ce veto ministériel. Celles-ci, ayant auparavant une portée médiatique moindre hors du contexte russe se retrouvèrent, suite à cette interdiction, en bonne place dans la presse internationale. C’est ainsi que L’Ère de la miséricorde ou Policemen Kissing évoquée plus haut fut publiée en couverture de Beaux Arts magazine[43] [Fig. 7]. Et c’est ainsi qu’une fois de plus ce qui devait rester invisible fut largement diffusé, promu à la publicité internationale des gros tirages de presse.

Fig. 7 : The Blue Noses, Policemen Kissing ou Era of Mercy, 2005, en couverture de Beaux Arts Magazine, n° 281, novembre 2007

Si certaines expositions sont effectivement perçues comme des provocations – même s’il nous semble qu’Attention, Religion ! ait moins été pensée comme une bravade envers les croyants que comme une réflexion à visée pédagogique –, force est de constater que le scandale n’éclate qu’à la réponse d’un certain public, politisé, qui use lui-même des mécanismes de la provocation. Tandis que les œuvres censurées tendaient à critiquer l’autorité politique et/ou religieuse, leur censure devient un outil servant la réaffirmation de cette autorité sur la place publique. En outre, il semble opportun de préciser que la portée de tels événements dans les milieux artistiques russe et occidental est bien différente. Lorsque chez les premiers, l’intention est avant tout politique et entend faire bouger les lignes de la liberté d’expression, chez les seconds elle semble séduisante surtout sur le plan médiatique. La formation d’un système institutionnel en Russie – système de monstration, de réception et d’interprétation des œuvres par un public incluant des non spécialistes – ne pouvant exclure les censeurs de l’Église Orthodoxe, les œuvres polémiques et leur exposition prêtent le flanc à de lourdes conséquences.

Fig. 8 : Viktoria Lomasko, dessin du procès pour le livre L’Art Interdit, 2014 (Viktoria Lomasko, Anton Nikolaïev, L’Art interdit : Art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, Paris, éd. The Hoochie Coochie, 2014). Traduction : « Des pèlerins m’ont montré les policiers qui s’embrassent [des Blue Noses, ndlr] ».
Courtesy Viktoria Lomasko

Nous verrons maintenant comment le collectif Voïna parvint néanmoins à la reconnaissance d’une pratique artistique contestataire, dans une démonstration par l’absurde.

Coup de projecteur sur les forces de l’ombre : Voïna, La Bite prisonnière du FSB

Fig. 9 : Voïna, Dick captured by FSB, 2010, action, Saint-Pétersbourg. Photogramme extrait de Andreï Gryazev (réal.), Voïna, 2012, film documentaire, 89 mn, Russie, Dissidenz films

Ce dernier axe de notre réflexion concerne l’institutionnalisation paradoxale d’un graffiti tapageur. La nuit du 14 juin 2010, le collectif grupa Voïna [la guerre], lors d’une action de rue, dessina un pénis de 65 mètres devant le siège pétersbourgeois du FSB – Service Fédéral de Sécurité, ancien KGB, services secrets soviétiques dont Vladimir Poutine est issu – sous le titre Huj v plenu u FSB, que nous traduisons par La bite prisonnière du FSB[44] [Fig. 9]. Profitant non seulement du large public – non averti – présent sur place et des nouvelles formes de diffusion offertes par internet, cette action trouva rapidement une large audience internationale[45].

Après la culture d’une discrétion imposée, dans les années 1980-1990 les artistes s’autorisent à inscrire des insanités sur leurs tableaux et bientôt à montrer toutes les parties de leurs corps. Ces provocations sont une recherche de nouvelles limites, dans laquelle il est possible de déceler une carnavalesque renaissance par les cendres, associant « sainteté et souillure » dans ce que l’anthropologue Bertrand Hell analyse comme un comportement « oscillant entre les pôles opposés de la profanation et de la tradition[46] ». Lorsque Voïna opère, les figures autoritaires de la doxa sont renversées, court-circuitées. Les fils spirituels – et spiritueux – de l’actionnisme ayant hérité de techniques performatives brutales et parfois obscènes, l’inspiration avant-gardiste des premières années du XXe siècle cède ici sa place à des érections moins poétiques, mais tout aussi retentissantes.

La réintroduction des mots huj – bite – et autres allocutions du lexique argotique, est le signe d’une liberté d’expression recouvrée qui explique en partie leur présence dans de nombreuses œuvres contemporaines. Selon Mikhaïl Bakhtine[47], dans l’ordre carnavalesque, « la contestation du code linguistique officiel et la contestation de la loi officielle » sont identiques. « Brise[r] les lois du langage censuré » équivaut à « une contestation sociale et politique ». L’introduction d’un tel vocabulaire est ici le signe d’une contestation de la culture dominante et de ses canons – nous pensons aux précédentes œuvres porteuses d’un tel défi au langage public, parmi lesquelles Pošel Ty… d’Ilya Kabakov[48], au groupe Mukhomor formant de leur corps le mot huj (ХУЙ) au cours d’une performance (1978), reprise par le groupe ETI sur la Place Rouge[49], aux multiples occurrences de la thématique pénienne chez les Blue Noses[50] ou encore au tardif Hujak ! d’Avdeï Ter Oganyan[51]. Nous notons d’ailleurs que plusieurs d’entre elles étaient présentées derrière les cimaises de L’art interdit en 2006.

Le collectif Voïna – dont certaines des protagonistes formèrent les Pussy Riot, plus largement médiatisées – a fait retentir les sirènes d’un art militant jouant de la provocation dès 2005. Leurs actions ont pour but d’alerter l’opinion grâce à un fort impact sur les symboles du pouvoir. Le symbole ici choisi est le quartier général du FSB à Saint-Pétersbourg. Ce fait d’armes vandale mérite d’être analysé d’un point de vue artistique, voire même plastique – son caractère environnemental et son articulation au lieu en font une œuvre performative in situ.

Les nuits blanches de Saint-Pétersbourg constituent un attrait touristique tout à fait remarquable. En raison de sa situation septentrionale, la ville bénéficie d’une clarté nocturne qui attire des touristes du monde entier pendant le mois de juin ; la nuit du solstice laisse poindre une aube constante. Ce phénomène naturel est doublé d’une autre attraction sur les quais de la Neva : aux alentours de minuit, les ponts qui relient entre elles les différentes îles constituant la ville se lèvent pour laisser passer les navires – qui profitent l’été d’un passage rapide vers le golfe de Finlande impossible en hiver – pour ne se rabaisser qu’à partir de cinq heures, laissant de nouveau circuler piétons et véhicules d’une île à l’autre. La nuit du 14 juin, date anniversaire de Che Guevara, mais également à une période de l’année où les berges de la Neva sont le plus fréquentées, grupa Voïna peint un pénis gigantesque sur le pont. Ce dispositif pictural simplissime emprunte aux techniques de l’activisme politique. Après une préparation de deux semaines – consistant à effectuer des relevés des horaires du pont, étudier le comportement des gardes et des automobilistes, préparer une sortie[52] – neuf membres de Voïna s’engagent sur le pont au moment où celui-ci doit se lever, et alors que les automobilistes sont arrêtés, un des leurs fait mine de continuer en voiture, occupant les gardes un moment. Très rapidement – 23 secondes –, ils vident les bidons de peinture blanche au sol en suivant leurs plans, alors qu’ils sont coursés par les gardes. Cette agitation trouve son sens à la seule minute où le mécanisme est actionné, élevant le pont : le dessin réalisé à la va-vite à grands jets de peinture s’avère être un sexe masculin – le niveau zéro du graffiti – se dressant sur 65 mètres de haut. S’articulant au lieu même de sa réalisation, cette œuvre est en étroite relation avec l’environnement dans lequel elle s’inscrit : le pont Litejnii prolonge l’avenue du même nom qui traverse la ville, rendant ainsi le graffiti, baigné de lumière grâce aux éclairages destinés au pont, visible depuis des points très éloignés. Cette visibilité entre en confrontation avec le lieu qu’elle stigmatise. En effet, la mention du FSB dans le titre donné à l’œuvre lui apporte une forte dimension politique. Le lieu choisi par les artistes est situé à quelques mètres du bureau pétersbourgeois des services secrets russes, dont l’ancêtre mieux connu des occidentaux est le KGB. Mise en lumière bête et méchante, clairon retentissant qui tourne le faisceau des projecteurs sur ce qui devait rester invisible, cette vulgarité hyperbolique stigmatise les forces gouvernementales de l’ombre, qui firent face à ce phallus géant durant les longues heures qui précédèrent son nettoyage laborieux par les pompiers. Dans un renversement burlesque, Voïna offre à travers cette scénographie urbaine une nouvelle verticale du pouvoir, qui vient d’en bas et rit au nez des forces fédérales, comme une gifle au goût des services secrets[53].

Ce travail apparaît aussi désormais comme le signe d’une mutation de la politique culturelle russe. Tous les ans, le Prix de l’Innovation[54] récompense un projet artistique ; il fut décerné en 2010 à Voïna pour cette action dans la catégorie « art visuel[55] », assorti d’un chèque du Ministère de la Culture de 400 000 roubles (environ 10 000 €). Andreï Erofeev confia au New York Times la teneur des discussions au sein du jury :

« M. Erofeev dit que la plupart des sept membres du jury étaient initialement contre le fait de décerner le prix à Voïna, dont les leaders attendent leur procès, accusés de hooliganisme et pourraient écoper d’une peine de plus de sept ans d’emprisonnement. Mais au cours des délibérations, trois défenseurs du groupe persuadèrent les quatre autres que le travail de Voïna avait un caractère artistique, a-t-il dit.

Au cours de l’argumentation, ils ont mis en avant que le pénis avait déjà bénéficié d’une grande visibilité sur internet, et que l’ignorer serait aussi une prise de position.

“Personne ne voulait avoir l’air d’un conformiste” , dit M. Erofeev […][56]. »

Cette institutionnalisation demeure paradoxale pour plusieurs raisons. Alors que l’intégration de cette œuvre au circuit artistique institutionnel semble possible – malgré sa dimension politique critique et ses caractéristiques vandales –, c’est au tour des artistes de se retirer du jeu : le collectif refuse d’assister à la cérémonie de remise du prix mais, avec l’aide de ses avocats, parvient à obtenir la somme afin de la verser à une association de défense des prisonniers politiques en Russie (Agora). Au cours d’un entretien mené par Camilla Pin, des membres de Voïna indiquent : « Nous avons fait en sorte qu’à la fin l’État paie les ennemis de l’État. C’était amusant[57]. » Par ce nouveau pied de nez, Voïna fait montre d’une certaine intégrité et persiste dans sa critique du pouvoir, politique encore, culturel et économique également. Les artistes, dont la légende urbaine voudrait qu’ils aient cessé d’utiliser de l’argent depuis 1998, refusent la marchandisation de leur engagement et poussent le système à l’absurde, par un crédit ministériel aux « ennemis » du gouvernement. Ce faisant, ils mettent en évidence les contradictions d’un système qui à la fois condamne et avalise la contestation, selon qu’elle est considérée sur le territoire politique ou le territoire artistique. Par son refus d’accepter ce marché de dupes, le groupe anarchiste affirme l’ancrage de sa pratique sur le territoire politique.

En outre, et nous clorons ainsi notre propos, force est de constater que malgré l’échec apparent de l’establishment ici, les limites se trouvent à nouveau repoussées et les frontières entre art et actionnisme politique tendent encore à s’amoindrir. Les pratiques de Voïna montrent l’évolution d’une nouvelle « tendance » de l’actionnisme russe qui s’ancre dans le politique, ouvrant la voie à l’institutionnalisation d’un activisme performatif. Il semble que ce mouvement fit école, la quatrième biennale d’art contemporain de Moscou accueillant en 2011 le projet spécial Media Impact, International Festival of Activist Art[58] et, dans un même mouvement, le Prix pour le meilleur projet régional fut décerné cette année-là aux Monstracii de Novossibirsk (collectif Contemporary Art Terrorism[59])[60]. Ainsi, la rue et la toile semblent être devenues des espaces d’expression artistiques plus libres, favorisant une reconnaissance de l’institution extra muros, mais également plus politiques et toujours plus risqués.

À la polémique engendrée par Révolution de Palais[61], une action au cours de laquelle des membres de Voïna avaient retourné une voiture de police – ce qui valut trois mois d’incarcération à Oleg Vorotnikov et Leonid Nikolaïev –, succéda une action plus radicale encore consistant à brûler un fourgon de police dans l’enceinte d’un commissariat comme signe de soutien aux prisonniers politiques pour fêter la nouvelle année[62]. Puis vinrent les concerts sauvages des Pussy Riot, et leur Prière Punk scandée dans la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou. En août 2012, à l’issue d’un procès à résonance internationale, deux membres du groupe furent condamnées pour « vandalisme » et « incitation à la haine religieuse » à deux ans de camp de travail en Sibérie, faisant écho aux heures sombres de la répression soviétique. Petr Pavlenski a quant à lui récemment été libéré – septembre 2018 –, après une condamnation de deux ans de prison ferme assortie d’une année de sursis en France, pour avoir incendié la façade d’une succursale de la Banque de France à Paris. Cela fait suite à sa condamnation de six mois en Russie pour avoir mis le feu aux portes de la Lubianka à Moscou – bâtiment de triste mémoire, qui abritait depuis 1920 une prison politique et aujourd’hui le siège du FSB.

Finalement, le climax de l’action ne semble atteint que lors d’une confrontation violente, ou de l’arrestation des protagonistes. Entre provocation et sacrifice, l’artiste, le commissaire et le militant font figure de nouveaux martyrs mais servent, bien malgré eux, à une réaffirmation de l’autorité qu’ils dénoncent et qui les contraint au silence. Le resserrement des libertés constaté depuis 2010 en Russie et les signes forts envoyés par le gouvernement envers ces pratiques nous laissent dans l’expectative de nouvelles occurrences, voire de la dissolution de toute pratique artistique contestataire dans l’activisme politique pur.

 

Notes

[1] Starobinski J., Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Skira ; Paris, Flammarion, 1970, p. 140.

[2] Service de renseignement intérieur ayant supplanté la branche de sécurité intérieure du KGB à la suite de la tentative de putsch de 1991.

[3] Heinich N., Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Les Éd. de Minuit, 1998, p. 53.

[4] Interpol, exp., Stockholm, Färgfabriken, 2 février – 17 mars 1996.

[5] La première performance de l’artiste en chien – Oleg Kulik et Aleksandr Brener, Bešenyj pjos, ili poslednee tabu, ohranjaemoe odinokim Cerberom [Le chien fou, ou le dernier tabou gardé par un Cerbère solitaire], 1994. Performance, 25 novembre 1994, rue Bolšaja Jakimanka, Moscou – se déroula devant la galerie Guelman à Moscou. Brener, en maître chien, tenait Oleg Kulik en laisse et ce dernier, nu, se montrait tour à tour à quatre pattes, sautant sur le public et les passants, sur un capot de voiture ou « levant la patte ».

[6] Misiano V., « Interpol – The Apology of Defeat », Moscow Art Magazine, digest 1995-2007, p. 70 : « There is, of course, evidence of an enormous difference between these two countries. Russia’s exclusion from the international arena was due to the collapse of its own institutions, whereas in Sweden, state protectionism has created such a comfortable existence for its inhabitants that there is little interest in the outside world. In Russia, where infrastructure of the arts is weak and utterly marginalized, artists exist in spite of their common sense – they make a moral choice. In Sweden, where art has social authority, artists have kept their function with no loss of prestige. It seemed that such diametric differences could only stimulate dialogue. »

[7] Degot E., « À propos de quelques artistes russes / un théâtre de l’envie », Art Press, n° 214, juin 1996, p. 72-73.

[8] United Nations – Sweden & Russia monument, installation in situ, 1996, tunnel de cheveux suédois, rocket de la Swedish Royal Air Force, drapeau de la communauté européenne, 25,6 x 2,13 x 3 m.

[9] Yan Z., « An interview with Wenda Gu », 2004, en ligne : http://wendagu.com/publications/wenda-gu-interiews/zhou-yan.html (consulté en janvier 2019).

[10] Oleg Kulik, Reservoir Dog, 30 mars 1995, action réalisée devant la Kunsthaus de Zurich pour le vernissage de l’exposition internationale Signs of Wonder. Kulik, nu, avec à son cou un collier duquel pend une laisse que rien ne retient, garde les portes d’entrée et attaque les visiteurs qui tentent de pénétrer dans l’exposition.

[11] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019) : « In the opening, the russian performance artist, Alexander Brener, began playing a set of drums which were at the front of my installation and began screaming while he was pounding the drums […]. His was carefully watching the audiences’ behavior and was paying close attention to my every move. I left the exhibition space momentarily to receive friends in an adjacent part of the building. One minute later, a german artist came running up to me shouting that my work had been destroyed by Brener. I immediately followed him back to the show to find the audience of about one thousand in absolute silence, in shock staring at my piece. At that moment, I was very emotional; I had never experienced this situation before. The work looked like a place after a terrorist bombing. Because of the materials and nature of the work, the hair, the flag and the rocket, it looked like a battleground. About ten minutes later, the audience regained their composure, some of them called newspaper reporters, the local radio and tv stations while the center notified the police. The french art critic, Olivier Zahm screamed, “this is absolutely a neo-fascist action!” the other french writer, Elein Fleiss, came to me and stated that if I would like to have a lawsuit, she would like to be a witness. When the police arrived, they arrested the other russian artist who played a chained, naked dog as he attempted to attack and bite a two year-old baby. Some audience members actually kicked him in the face. Meanwhile, Brener escaped from the premises immediately after his actions. »

[12] Zahm O., et alii, « An Open Letter to the Art World », publiée pour la première fois de manière abrégée dans Flash Art International, n° 188, mai-juin 1996, p. 46, et dans son intégralité dans SIKSI (The Nordic Art Review), vol. XI, n° 1, été 1996, p. 66. Cette lettre fut également distribuée à la Färgfabriken et envoyée aux principales revues et acteurs de la scène artistique contemporaine internationale.

[13] Kulik O., Nihil Inhumanum a Me Alienum Puto, Bielefeld, Kerber, 2007, p. 125-127.

[14] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019).

[15] Misiano V., « Response to an Open Letter to the Art World », publié pour la première fois de manière abrégée dans Flash Art International, n° 188, mai-juin 1996, p. 46, et cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge, Mass. ; Londres, MIT, 2002, p. 347-349.

[16] Manifesta I, Rotterdam, 16 musées et 36 espaces publics, 9 juin – 19 août 1996.

[17] Kulik O., « Why Have I Bitten a Man? », Kulik O., Nihil Inhumanum a Me Alienum Puto, Bielefeld, Kerber, 2007, p. 129 : « […] nothing was left of the primary idea – neither of its sense (the idea of communication ended in rhetoric, to the practical desire of using different foundations of the support of contacts with the Eastern Europe) nor of its practical idea (we witnessed how the organizers had miscarried the Moscow projects). Being in the first place an artist and only then a person on all fours, “a dog’’, it was unbearable to take part in a farce. »

[18] Misiano V, « Interpol – The Apology of Defeat », Moscow Art Magazine, digest 1995-2007, p. 72.

[19] Ibid.

[20] Gu W., « The Cultural War », Flash Art International, n° 189, mai-juin 1996, p. 102-103, cité (dans son intégralité) dans Hoptman L., Pospiszyl T. (dir.), Primary Documents: A Sourcebook for Eastern and Central European Art since the 1950s, New York, Museum of Modern Art ; Cambridge (Mass.) ; Londres, MIT, 2002, p. 352, p. 361 note 10. Également disponible en ligne sur le site de l’artiste : http://wendagu.com/installation/united_nations/un_interpol_incident/index.html (consulté en janvier 2019) : « The russian artists, under the direction of their curator, Mr. Misiano, frequently attempted to conceptually control and occupy the whole exhibition plan, even trying to control the show’s catalogue. Evidently, it reflected the ambition of these russian artists, who from this collapsed superpower nation, the former Soviet Union, exhibit a somewhat twisted notion of their former strength. »

[21] À ce sujet, voir Cufer E., Misiano V., Interpol : The Art Exhibition Which Divided East and West, Ljubljana, Éd. Irwin ; Moscou, Éd. Moscow Art Magazine, 2000. Cet ouvrage recueille divers documents, notamment des échanges épistolaires ayant suivi le vernissage.

[22] Zabel I., « “Dialogue” est-ouest », Art Press, n° 226, septembre 1996, p. 37-42.

[23] Caroll L., Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, 1871, cité par Zabel I., « “Dialogue” est-ouest », Art Press, n° 226, septembre 1996, p. 39. L’édition sur laquelle nous nous appuyons est la suivante : Carroll L., Alice au pays des merveilles suivi de À travers le miroir, trad. fr. Henri Parisot, Paris, Flammarion, 1979, p. 167. Le rapport au langage dans ce passage est également abordé par Gilles Deleuze lorsqu’il s’intéresse à Antonin Artaud (voir Deleuze G., Logique du sens, Les Éd. de Minuit, Paris, 1969, p. 101-107).

[24] Don de la société des Amis du musée national d’Art moderne en 2011.

[25] Lorsqu’il visite en 1962 une exposition organisée par l’Union des Artistes dans les salles du Manège, à Moscou, Nikita Khrouchtchev est furieux de voir des œuvres s’écartant des codes du réalisme socialiste. À la suite de cela, pourtant en plein « dégel », un contrôle et une sévérité renforcés sont appliqués à la création artistique, provoquant le repli des artistes non-conformistes en une communauté clandestine.

[26] Bulldozernaya Vystavka (titre postérieur), exp. clandestine, Moscou, terrain vague du quartier Belaïevo, 15 sep. 1974, Moscou. À l’initiative d’Alexandre Glezer et d’Oscar Rabine, le 15 septembre 1974 est organisée une exposition d’artistes non-conformistes en plein air, sur un terrain vague du quartier de Belaïevo au sud-est de Moscou. Sur ordre de Brejnev, une fois les œuvres installées, des agents du KGB déguisés en ouvriers rasent l’exposition avec des bulldozers.

[27] Voir à ce sujet, pour la littérature, Viollet C., Bustarret C., « Effets de censure : la littérature à ses limites », Viollet C., Bustarret C. (dir.), Genèse, censure, autocensure, Paris, CNRS, 2005, p. 10.

[28] Les créations non-conformistes puis conceptuelles furent marquées à la fois par la crainte des artistes – redoutant que leur activité non officielle ne soit découverte – et leur désir de s’affranchir d’un quelconque message politique – en se concentrant essentiellement sur la nature de leur œuvre, sa picturalité ou plus largement sa dimension ontologique. Voir notamment Boulatov E., Espace de libertés. Écrits sur l’art, Paris, Nouvelles Éd. Place, 2016 ; Kollektivnie Deistvia [Actions Collectives], Poezdki za gorod [Voyages au-delà de la ville], Moscou, Ad Marginem, 1997. Recueil constitué entre 1980 et 1989, par le groupe Actions Collectives, qui compile la documentation des performances réalisées depuis 1976. Disponible en téléchargement à l’adresse : http://www.conceptualism-moscow.org/page?id=219 (consulté en juin 2019).

[29] Il existe de nombreuses occurrences des formes iconiques de l’avant-garde dans les œuvres des années 1990, qui citent ou détournent le Monument à la Troisième internationale de Tatline, les formes géométriques d’El Lissitzky, ou encore le célèbre Quadrangle de Malévitch et d’autres. Voir notamment Cazaux A., « Malévitch et le Carré Noir en tant que modèles problématiques », Spettel É. (dir.), Utopies concrètes. Les Cahiers d’Artes, n° 11, 2015, p. 115-129.

[30] Voir Zaytseva A., « Faire la part entre l’art et l’activisme : les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine (2000-2010) », Critique internationale, vol. 55, no 2, 2012, p. 79-81.

[31] Musée national consacré à la création du XXe siècle, rattaché à la Galerie Tretiakov, mais spatialement éloigné.

[32] Nous pouvons recenser également le fonds du GCSI (NCCA, National Center for Contemporary Culture), comptant environ 1500 œuvres de créateurs russes, le fonds du musée Pouchkine (département – MLK-Museum of Private Collections), le musée Russe de Saint-Pétersbourg, et récemment l’Ermitage (avec des acquisitions d’œuvres de Kabakov et Prigov). Le musée municipal Moscow Museum of Modern Art (fondé par le sculpteur Tsereteli et dirigé par son petit-fils) dispose également d’un fonds d’art contemporain.

[33] Erofeev A., Entretien, Moscou, non publié, 2015.

[34] Formule utilisée par Aboudrar B.-N. pour désigner la non-détermination première des aliénés avant leur objectivation asilaire, dans Voir les fous, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 63.

[35] The Blue Noses, Era of Mercy, 2005, photographie couleur, 75 x 100 cm. Il s’agit d’un remake du célèbre pochoir du street-artiste londonien Banksy.

[36] Musée consacré aux droits de l’Homme, nommé ainsi en mémoire d’Andreï Sakharov, dissident soviétique.

[37] Ostorožno ! Religija, Moscou, musée Sakharov, janvier 2003.

[38] Actes revendiqués par l’archiprêtre Aleksandr Shargunov, voir : Akinsha K., « Rushdie à la russe », Project Syndicate, 17 juin 2004, en ligne : http://www.project-syndicate.org/commentary/rushdie-a-la-russe (consulté en janvier 2019).

[39] Au sujet de cette exposition, voir Ackerman A., « Attention religion ! – Retour sur une exposition controversée. Anticléricalisme, vandalisme et répression », Proteus-Cahiers des théories de l’art. De la menace en art, n° 11, septembre 2016, p. 18-36. Également disponible en ligne : http://www.revue-proteus.com/abstracts/11-3.html (consulté en août 2019).

[40] Ibid.

[41] En référence peut-être à l’œuvre de Marcel Duchamp, Étant donnés…, 1946-1966, installation, 242,5 x 177,8 x 124,5 cm, Philadelphia Museum of Art.

[42] Cité notamment dans Denis J., « À Paris, malgré la censure russe », Le Monde diplomatique, janvier 2008, en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/01/DENIS/15503 (consulté en janvier 2019).

[43] Beaux Arts Magazine, n° 281, novembre 2007.

[44] Cela peut être entendu avec une nuance, le mot huj pouvant également signifier rien, autrement dit Rien n’est prisonnier du FSB.

[45] Plus de 135000 vues pour la vidéo présente à cette adresse par exemple : http://www.youtube.com/watch?v=kMXQ3U3FSyw&list=PL825E490B6522FBBF (consulté en janvier 2019).

[46] Hell B., Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Paris, Flammarion, 1999, p. 351.

[47] Kristeva J., « Bakhtine, le mot, le dialogue et le roman », Critique, n° 239, 1967, repris dans Σημειωτικὴ. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1969, p. 144.

[48] Ilya Kabakov, Poshel Ty… (Va te faire…), fin des années 1980, sérigraphie, dimensions inconnues.

[49] Collectif ETI (Eksproprijacija Territori Iskusstva / Expropriation du Territoire Artistique), Tekst, 18 avril 1991, performance sur la Place Rouge, Moscou.

[50] Viačeslav Mizin, Sud’ba moego huja, [La destinée de ma bite], 1999, série de 12 photographies couleur ; Viačeslav Mizin, Aleksandr Golizdryn, Grebanyj fašizm [Putain de fascisme], 1998, Série de 6 photographies en noir et blanc ; Viačeslav Mizin, Podvig оnanista (sgorel ot styda) [L’exploit de l’onaniste (consumé par la honte)], 1998, série de 5 photographies couleur.

[51] Avdeï Ter Ogan’jan, Vzryv n° 5 (Explosion n° 5), 2002, acrylique sur toile, dimensions inconnues.

[52] Natalia Sokol, une des fondatrices du collectif, explique la préparation dans un documentaire diffusé sur Arte, émission Tracks, 26 avril 2011, 52mn.

[53] Nous faisons ici référence au manifeste du futurisme russe intitulé Une gifle au goût du public et signé Bourliouk D., Khlebnikov V., Kroutchonykh A. et Maïakovski V. en 1912.

[54] Créé en 2005, organisé par le centre national d’Art contemporain (GTsSI, NCCA) et financé en partie par le ministère de la Culture, le prix de l’Innovation récompense chaque année des personnalités ou différentes catégories de projets. La scène artistique russe bénéficie également du prix Kandinsky. Créé en 2007 par Shalva Breus, directeur du magazine Artkhronika et de la fondation Breus, le prix récompense chaque année une œuvre et un jeune artiste après délibération de l’équipe d’expertise et d’un jury composé de personnalités du monde de l’art.

[55] Voir la page consacrée à cette œuvre sur le site du centre national d’Art contemporain (GTsSI, NCCA) : http://www.ncca.ru/innovation/shortlistitem?slid=78&contest=6&nom=1&winners=true (consulté en janvier 2019).

[56] Barry E., « Radical Art Group Wins Russian Ministry Prize », The New York Times, 8 avril 2011, en ligne : https://www.nytimes.com/2011/04/09/world/europe/09russia.html (consulté en janvier 2019) : « Mr. Yerofeyev said most members of the seven-member jury were initially against awarding the prize to Voina, whose leaders are awaiting trial on hooliganism charges that could bring a sentence of up to seven years. But during deliberations, three advocates of the group persuaded the other four that Voina’s work had artistic merit, he said. Among the arguments they put forward was that the penis had already gained such a wide audience via the Internet that ignoring it would also be making a statement. “No one wanted to look like a conformist,” said Mr. Yerofeyev […] ».

[57] Voïna, entretien avec Pin C., dans Villani T. (dir.), Voïna. Art/politique, Paris, Eterotopia France, 2014, p. 14.

[58] Moscou, Artplay Design Center, 24 sept.-10 oct. 2011. Catalogue en ligne : http://issuu.com/romanminaev/docs/media_impact/177 (consulté en janvier 2019). Une seconde édition du festival eut lieu à Novossibirsk du 26 avril au 1 mai 2013.

[59] Le groupe CAT (Contemporary Art Terrorism) a été fondé en 2003 à Novossibirsk par Maxim Neroda, Yekaterina Drobysheva et Artem Loskutov. Ces derniers sont à l’origine des Monstracii, littéralement des festations dans lesquelles des festants paradent avec banderoles et pancartes aux slogans absurdes et en apparence apolitiques. Depuis sa première édition le 1er mai 2004, la Monstracii de Novossibirsk rassemble tous les ans plus de participants.

[60] Voir Zaytseva A., « Faire la part entre l’art et l’activisme : les protestations spectaculaires dans la Russie contemporaine (2000-2010) », Critique internationale, vol. 55, n° 2, 2012, p. 73-90.

[61] Voïna, Révolution de palais, 16 septembre 2010, action, Saint-Pétersbourg, Place du Palais. Vidéo en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=kdE2my2y2Cs (consulté en août 2019).

[62] Voïna, Bonne année, les prisonniers politiques !, nuit du 31 décembre 2011, action. Vidéo en ligne sur la chaîne Youtube du collectif : https://www.youtube.com/watch?v=ZCm-s-vTebA (consulté en janvier 2019).

 

Pour citer cet article : Alice Cazaux, "La censure exposée. Un art contemporain russe sur le fil de la (dé)monstration", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/cazaux-censure-exposee-art-contemporain-russe/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce

par Ariane Lemieux

 

– Ariane Lemieux est docteure en histoire de l’art spécialiste de l’histoire des musées. Elle est chargée d’enseignement en histoire du patrimoine et des musées à l’Université de Paris 1 et en médiation de l’art contemporain à Paris 13. Elle est également intervenante pédagogique en muséologie à l’École du Louvre. Ses recherches portent principalement sur la nature des rapports du musée d’art ancien avec la création vivante, sur l’évolution de l’offre culturelle dans l’enceinte du musée et sur le rapport triangulaire musée-public-artiste. Membre de l’association internationale d’art contemporain, elle collabore régulièrement avec la revue Espace-Art actuel (Montréal).

Fig. 1 : John W. Waterhouse, Hylas et les Nymphes, 1889. Huile sur toile, 98,2 cm x 163,3 cm. Manchester Art Gallery

Le 26 janvier 2018, une œuvre de John Waterhouse, Hylas et les Nymphes [Fig. 1], est décrochée des cimaises de la Manchester Art Gallery dans le cadre d’une performance de Sonia Boyce[1]. Ce décrochage devant public visait à engager une réflexion sur la représentation de la femme dans la peinture victorienne en particulier et la manière dont le musée aujourd’hui donne à voir et à interpréter ces œuvres du passé dans lesquelles les femmes apparaissent comme des objets de désir et de beauté. Le vide instauré dans l’accrochage était comblé par un avis de l’artiste, qui contextualisait les motifs du décrochage et posait trois questions aux visiteurs sur la manière dont pourraient être exposées les œuvres du passé, au regard du contexte actuel dominé par une revendication pour l’égalité des genres et le mouvement #MeToo[2]. Sur une table, des post-it étaient mis à disposition du public afin de recueillir ses réponses [Fig. 2].

Fig. 2 : Affiche exprimant les motifs du retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes et invitant les visiteurs à donner leur avis sur la manière de rendre l’accrochage plus représentatif des problématiques contemporaines dont l’égalité des genres. Photo : Manchester Art Gallery

L’absence de l’œuvre et les motifs de celle-ci ont cependant suscité davantage de commentaires dénonçant une censure puritaine teintée d’un féminisme radical que des réponses sur les alternatives de présentation des œuvres et sur l’actualisation de leur interprétation par l’institution. Il est vrai que le tableau de John Waterhouse ne représente pas un sujet réellement offensant et la nudité qu’il donne à voir est plutôt académique. Il représente la rencontre funeste d’Hylas, jeune compagnon d’Héraclès, avec les Nymphes alors qu’il puisait de l’eau à la rivière. Le propos du tableau tire son inspiration des thèmes classiques traitant des dangers de la beauté féminine et du caractère sournois des femmes. Il participe de ce fait à la fabrication de l’image de la femme au charme vénéneux et dont l’intention est de détourner l’esprit de l’homme par sa nudité. En réalité, Hylas et les Nymphes a le « défaut », ou la « qualité », d’être parmi les tableaux les plus significatifs des représentations de femmes fatales propres à la fin du XIXe siècle. C’est cette représentation de la femme dans la peinture ancienne au regard du contexte actuel et des débats sur l’égalité des genres que le retrait d’Hylas et les Nymphes voulait souligner.

L’avis indiquait pourtant que le retrait de l’œuvre était temporaire et servait à créer un espace de réflexion pour l’ensemble des visiteurs. Mais si nous considérons que la censure émane d’un discours obéissant à une certaine morale, ou du moins à un jugement de valeur, le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce peut sembler s’en approcher. Dans le domaine des arts, la censure procède d’un contrôle de l’entrée des œuvres dans l’espace public, soit par les autorités institutionnelles responsables de la diffusion officielle de l’art, soit par une autorité morale émanant de l’État[3]. Elle est le fruit d’un rapport autoritaire aux œuvres qui s’appuie, soit sur la forme, soit sur le contenu de la représentation. Par définition, la censure procède d’une sanction qui se manifeste et se concrétise par le retrait de l’œuvre de l’espace public. Même si le retrait de l’œuvre participe d’une démarche artistique et vise la problématique de l’accrochage, il s’accompagne d’une interprétation et d’une prise de position sur le contenu des œuvres des salles de la Manchester Art Gallery.

Le geste de Sonia Boyce : une censure au sens propre

En soustrayant l’œuvre de John Waterhouse au regard du public Sonia Boyce se pose en censeure. L’œuvre n’est plus visible et le vide de la cimaise peut ici corroborer l’idée que l’institution muséale, faisant autorité en matière d’histoire de l’art, soutient ce qui apparaît comme condamnation. Le geste du décrochage provoque une rupture dans l’imaginaire du visiteur du fait que le vide ait été comblé par un avis témoignant d’une position fortement idéologique. À travers sa mise en contexte et les questions inscrites sur l’avis, le retrait temporaire d’Hylas et les Nymphes s’imposait en effet comme une posture et un jugement critique selon des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique, mais relevant plutôt de considérations féministes qu’encourage un contexte contemporain singulier. Le décrochage s’apparente ainsi à une censure qui, par définition, procède d’une sanction sur fond de système de valeurs et de conceptions idéologiques[4].

S’il est difficile de connaître les réactions en temps réel du public assistant au décrochage d’une des pièces majeures du musée pour sensibiliser à une normalisation de la représentation « du corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale[5] », les post-it laissés par les visiteurs, les articles de presse et les réseaux sociaux, témoignent d’une compréhension en termes de censure. Plusieurs articles de presse sont particulièrement virulents et leurs auteurs ont accusé le musée et l’artiste d’un révisionnisme historique au regard d’un contexte sociopolitique étranger aux œuvres du passé[6]. Dans les tribunes des plus grands journaux anglais, les critiques d’art, et professeurs d’université en particulier, soulignent ainsi que cette lecture de l’œuvre de Waterhouse et des peintures de l’ère victorienne est d’abord un déni de la connaissance historique, de l’évolution des goûts et des valeurs esthétiques propres à chaque époque, au profit de valeurs à la fois extrinsèques et subjectives et d’interprétations orientées, pour ne pas dire politiques et idéologiques. La comparaison avec le régime nazi par une germaniste du Jesus College de l’Université d’Oxford, Katrin Kohl, montre à quel point l’idée de censure au sens le plus strict du terme domine l’analyse du décrochage de Sonia Boyce.

« Le rôle du conservateur est de permettre au public de voir des œuvres et de comprendre les processus historiques dans lesquels elles s’inscrivent. Les conservateurs nazis nous ont également mis au défi de soustraire l’art de la vue du public, car il était contraire à leurs objectifs politiques et à leur goût puritain. Mais peu de gens aujourd’hui considèreraient que cela était autre chose que de la censure[7] ».

Selon la professeure en lettres, soutenir que le décrochage de l’œuvre de Waterhouse n’est pas une censure, mais une manière de provoquer un questionnement chez les visiteurs sur ce qui lui est présenté n’est pas valable « car un tel objectif ne peut qu’être proprement atteint que si l’œuvre est encadrée dans une exposition propice à un débat productif[8] ».

Pour le critique Jonathan Jones, figure connue du milieu de l’art, la « conversation » proposée par Sonia Boyce interroge plutôt la neutralité des musées d’aujourd’hui à l’égard des œuvres et il n’hésite pas à définir le décrochage comme une censure au sens propre du terme : « les musées doivent-ils censurer les œuvres d’art pour des motifs politiques[9] ? ». Le propos de Jones se déplace alors de l’intervention de l’artiste vers la responsabilité de la Manchester Art Gallery sur le droit de soustraire à la vue du public une œuvre du passé pour des motifs qui la dépassent. L’historien de l’art Kevin Childs ne fait pas référence à la censure de manière aussi directe, mais dénonce tout de même un révisionnisme historique et esthétique, insistant sur le fait que le regard contemporain ne peut juger les œuvres anciennes comme « inacceptables » au regard des débats actuels sur la représentation.

« Quelle que soit la stratégie choisie par les conservateurs de la Manchester Art Gallery, il y a un problème plus grave derrière ce qui semble remettre en question la validité de l’art réalisé dans le passé qui, nous dit-on, ne correspond pas aux notions modernes de la moralité. […] Faut-il jeter tout art qui explore et exploite la sexualité ? Est-ce ce que les nouveaux puritains exigent ? Les nus flagrants du Titien, le nu couché de Modigliani [Fig. 3], doivent alors disparaître[10] ? »

Fig. 3 : Amedeo Modigliani, Nu couché au coussin bleu, 1916. Huile sur toile, 60,1 cm x 92,1 cm. Collection privée

S’il ne parle pas de censure à proprement parler, Kevin Childs pose néanmoins la problématique de la sanction d’une œuvre au regard de la représentation de son sujet.

Du côté du site web du musée, plus de 900 personnes ont réagi au décrochage d’Hylas et les Nymphes. L’ensemble des commentaires qualifie cette démarche de dangereux précédent pour les autres œuvres et interroge sur ce droit que s’est donné, et qu’a eu, l’artiste de soustraire à la vue du public une œuvre du patrimoine[11]. Plusieurs dénoncent le principe même de débattre d’un sujet contemporain à partir d’une œuvre ancienne rappelant que la visite des collections permanentes a pour objectif de voir des œuvres reconnues pour ce qu’elles sont. Et si certains rappellent l’objectif de l’artiste, à savoir susciter le débat, d’autres leur rappellent systématiquement que la suppression de l’œuvre était et demeure une censure : « Aussi, quel que soit votre point de vue sur le tableau, sa suppression était une censure, une fin de discussion. Vous pouvez proposer autant d’arguments intelligents que vous le souhaitez, une censure est une censure[12] ».

Sur les réseaux sociaux, la dénonciation de censure met en évidence une critique de l’argumentaire de Sonia Boyce. Plusieurs commentateurs réfèrent plus spécifiquement à l’argumentaire féministe qui accompagne le décrochage d’Hylas et les Nymphes. La critique est alors celle du détournement des débats féministes traditionnels et de la montée du féminisme puritain qui s’appuie sur la stigmatisation de la sexualité masculine et sur la victimisation de la femme. Les propos de Kathryn Ecclestone, professeure en éducation à l’Université de Sheffield, sur son compte Twitter, sont révélateurs à maints égards d’une critique du discours féministe de l’artiste qui justifie l’idée de soustraire du regard Hylas et les Nymphes. Pour cette dernière, « définir ce décrochage d’ “acte artistique” ne dissimule pas sa moralisation autoritaire dans le cadre d’une censure de plus en plus répandue et défendue par un féminisme de plus en plus puritain, tendancieux et intolérant. C’est dangereux et loin du féminisme avec lequel j’ai grandi[13] ». Toujours sur Twitter, une internaute ironise sur l’argumentaire de Sonia Boyce lui assénant ainsi une critique sur la nature de son engagement féministe : « Les nymphes, petites déesses de la nature, soumettent Hylas ! Elles agissent. Il n’y a rien de passif, timide ou gratuit dans leurs formes. Elles sont en contrôle et attirent un homme à sa perte ! Les féministes enragées pourraient être folles de joie, mais elles sont trop obtuses[14] ».

Même si le geste de l’artiste revêt les traits d’une censure, il est important de rappeler qu’il s’agissait avant tout, non seulement d’un décrochage temporaire dans le cadre d’une performance artistique, mais aussi d’une intervention artistique donnant lieu à une participation active du public, totalement ouverte à la discussion et au débat d’idées. Le discours soutenant ce dispositif et la démarche globale de l’artiste procèdent d’une réflexion sur ce que les musées donnent à voir et sur la manière de regarder les collections du passé.

Le discours de Sonia Boyce : la proposition d’une relecture post-moderne et féministe de la peinture victorienne

Si l’on considère que la censure est une sanction qui se veut permanente, c’est-à-dire qui s’inscrit dans la durée, le décrochage de l’œuvre de John Waterhouse est davantage une action devant manifester un point de vue singulier sur ce que cette dernière représente ou révèle et qui doit être remis en question. Le décrochage d’Hélias et des Nymphes a été réalisé dans le cadre d’une performance dont le but était de confronter les visiteurs aux problématiques « de genre, de race et de sexualité » auxquelles est actuellement confrontée la société contemporaine. Intitulée Six Acts, la performance s’organisait autour de six séquences actées par des membres d’un groupe de Drags artists performateurs et de l’acteur et écrivain queer, Lasana Shabazz, invités par Sonia Boyce à répondre aux œuvres de leur choix dans les salles des XVIIIe et XIXe siècles et au titre de l’une d’elles : « In Poursuit of Beauty[15] ».

Vêtue d’une longue robe blanche, Lasana Shabazz [Fig. 4a] répondait, par exemple, au portrait d’Ira Aldridge, célèbre acteur shakespearien du XIXe siècle, réalisé en 1826 par James Northcote (1776-1831), sous les traits d’un personnage imaginé [Fig. 4b] : Othello le Maure de Venise, en référence à la célèbre nouvelle de Thomas Mann, La Mort à Venise (1912) qui traite de la fascination mortelle que peut exercer la beauté.

Fig. 4a : Lasana Shabazz durant la performance Six Acts – 26 janvier 2018. Photo : Andrew Brooks
Fig. 4b : James Northcote, Ira Aldridge, 1826. Huile sur toile, 76,3 cm x 63,2 cm. Manchester Art Gallery.

 

 

 

 

 

 

 

La Drag Artist Liquorice Black [Fig. 5a] répondait, quant à elle, à une œuvre de Charles-Auguste Mengin (1853-1933) qui a pour singularité d’érotiser Sappho alors qu’elle s’apprête à se donner à la mort en se jetant d’une falaise pour avoir été abandonnée par Phaon dont elle est amoureuse [Fig. 5b], bien que l’histoire la reconnaisse pour avoir été la première à exprimer, dans ses écrits, son attirance pour les jeunes filles. « Aucune peinture ne suggère son rôle prolifique et influent en tant que poète lyrique, ni son statut d’icône lesbienne », explique Sonia Boyce au sujet de cette séquence[16].

Fig. 5a : Liquorice Black durant la performance Six Acts – 26 janvier 2018. Photo : Andrew Brooks
Fig. 5b : Charles-Auguste Mengin, Sappho, 1877. Huile sur toile. 230,7 cm x 151,1 cm. Manchester Art Gallery

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est au cours du sixième et dernier « acte » qu’Hylas et les Nymphes est décrochée et remplacée par un avis sur lequel les visiteurs pouvaient lire trois questions ouvertes relatives aux possibles lectures des œuvres de la salle d’exposition[17]. De cette manière, l’artiste manifestait d’abord une position quant à la représentation de la femme dans l’art, puis invitait à la réflexion et interpellait les visiteurs à envisager une autre manière de voir les œuvres qui leur étaient présentées [Fig. 6].

Fig. 6 : Décrochage d’Hylas et les Nymphes – acte n° VI de la performance. Photo : Andrew Brooks

« Nous avons laissé ici un espace temporaire à la place de Hylas et des Nymphes de JW Waterhouse afin de susciter une réflexion sur la façon dont nous exposons et interprétons les œuvres de la collection publique de Manchester.

Comment pouvons-nous parler de la collection de manière pertinente au XXIe siècle ?

Voici quelques-unes des idées que nous avons envisagées jusqu’à présent. Qu’en penses-tu ?

– Cette galerie présente le corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale. Lançons un défi à ce fantasme victorien !

– La Galerie existe dans un monde plein de problèmes imbriqués de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous concernent tous. Comment les œuvres d’art pourraient-elles parler de manière plus contemporaine et pertinente ?

– Quelles autres histoires ces œuvres d’art et leurs personnages pourraient-elles raconter ?

– Quels autres thèmes seraient-ils intéressants à explorer dans la galerie[18] ? »

Ces questions mettaient en exergue la problématique de la représentation de la figure féminine dans l’art, thème constant du travail de Sonia Boyce, émanent d’un travail collectif s’étendant sur plusieurs mois au sein du musée. Depuis les années 1990, l’artiste aborde la problématique de la représentation du genre dans l’histoire de l’art dans le cadre de projets collaboratifs fondés sur la conversation. C’est à partir de ce qui émerge de ces conversations, plus orientées qu’improvisées, qu’elle conceptualise des performances et filme en vue de la réalisation d’une installation vidéo pérenne.

Pour la Manchester Art Gallery, elle a réuni dans un premier temps des membres volontaires de l’équipe de conservation puis, dans un deuxième et troisième temps, des visiteurs réguliers du musée et les Drag Artists. Limitées aux conservateurs, les discussions se sont d’abord concentrées sur le parti pris muséographique des salles consacrées aux œuvres d’art des XVIIIe et XIXe qui avait été choisi en 2002. Mais l’attention s’est néanmoins davantage concentrée sur les salles dans lesquelles sont exposées les peintures de l’époque victorienne, qui sont reconnues pour la représentation singulière qu’elles proposent de la femme[19]. Le parti pris muséographique est alors l’objet d’une remise en question du point de vue de l’interprétation des œuvres qu’il suggère. Le dialogue proposé par l’artiste pose en effet comme problématique non pas tant la représentation de la femme dans la peinture de l’ère victorienne que la manière dont la muséographie soutient une image stéréotypée de la femme. Ce constat sur l’incidence de la muséographie sur le regard et la réception inconsciente de ce qui est donné à voir émane plus particulièrement d’une interrogation sur la validité et la pertinence du titre donné à la salle où est exposée Hylas et les Nymphes : « In the poursuit of beauty ». Celui-ci est en effet apparu comme un aspect de la présentation qui favorise une vision fantasmée de la femme et qui soutient l’idée d’une représentation « du corps féminin en tant que forme décorative passive ou femme fatale », pour reprendre l’avis qui remplaça l’œuvre, conduisant à la mort.

« In the poursuit of Beauty » fait pourtant référence à un ouvrage collectif publié en 1986 par le Metropolitan art Museum sur l’Aesthetic Movement américain et dont le propos n’est nullement dirigé vers la représentation du corps féminin, mais plutôt vers l’idée d’une recherche d’esthétisme à tous les niveaux dans la perspective d’un art total. Il ne renvoie donc pas à un corpus de peintures représentant des femmes à la beauté passive ou fatale, souvent nues, mais plutôt à un mouvement artistique qui unissait les différents médiums artistiques, allant de la peinture à la sculpture en passant par la tapisserie, la céramique, le textile et le vitrail, en vue de créer un environnement domestique visuellement esthétique. Mais dans le cadre des discussions dirigées par Sonia Boyce, force a été de constater que ce titre annexé à un corpus d’œuvres représentant des femmes, le plus souvent dénudées, lascives, sensuelles, amoureuses, bienfaisantes ou maléfiques, prend une autre signification et influe autrement sur le regard du visiteur.

L’incidence du titre quant à la réception des peintures victoriennes ne semble pas être une problématique nouvelle. Celle-ci a d’ailleurs fait l’objet de remarques lors de l’exposition Désirs et Volupté à l’époque victorienne (2013) du musée Jacquemart-André à Paris[20]. Corinne Rondeau, maître de conférences à l’Université de Nîmes, évoque alors sa gêne devant une exposition qui, à travers son titre, accentuait l’image passive et décorative de la femme jusqu’à faire apparaître les œuvres présentées comme du soft-porn[21]. Pour la critique, le titre « sent un peu mauvais », car non seulement il induit le visiteur en erreur puisqu’il s’agit d’abord d’une exposition reflétant le goût d’un particulier privé – Juan Antonio Pérez Simón –, mais surtout parce qu’il est réducteur de ce qu’était la production artistique à cette époque. Ce qui est souligné ici, au-delà du sujet de l’exposition, est que le titre accordé à un corpus d’œuvres est la première clé de lecture du public, que c’est à partir de lui que le public aborde les œuvres et construit sa compréhension globale[22]. En clair, il n’est pas seulement un outil de communication et un indicateur de contenu, mais aussi un support d’interprétation pour le visiteur.

Dans le cas qui nous intéresse ici, cette problématique du titre concerne l’exposition permanente. Le problème serait-il d’avoir donné un titre suggestif à une salle d’exposition des collections permanente ? Cette dernière ne devrait-elle pas être identifiée par la période à laquelle appartiennent les œuvres qu’elle présente afin d’éviter toute interprétation subjective de la part du visiteur ? Les propos de la conservatrice du département d’art contemporain, Clare Gannaway, ne révèleraient-ils pas cette prise de conscience ? Cette dernière expliquait que les discussions dirigées par Sonia Boyce lui avaient démontré qu’il était devenu nécessaire que le musée reconsidère sa manière de présenter les collections de la période victorienne. « Pour moi, personnellement, il y a un sentiment de gêne que nous n’avons pas résolu plus tôt. Notre attention a été ailleurs. Nous avons collectivement oublié de regarder cet espace et d’y penser correctement[23] ». Les propos de Clare Gennaway soutiendraient alors la considération d’une nécessaire suppression de l’interprétation soutenue par le titre « À la poursuite de la beauté » au profit d’un autre moins stéréotypée.

L’intégration du personnel de soutien du musée (surveillants, bénévoles, programmateurs…) et de membres extérieurs au musée avait pour objectif d’enrichir le dialogue de leurs ressentis face aux peintures de l’ère victorienne, et en l’occurrence face à Hylas et les Nymphes, joyau de la collection. Les rapports individuels aux œuvres et les interprétations de leurs représentations devaient alors mettre en exergue l’image fantasmagorique de la femme que perpétue la peinture victorienne dans l’imaginaire collectif[24]. L’élargissement du groupe avait en outre pour intérêt de percevoir les interprétations possibles selon les personnalités, les acquis, les origines sociales ou les intérêts personnels, voire les goûts, et ainsi déterminer les significations possibles des œuvres et forger de nouvelles relations à l’art. Il s’agissait donc à travers l’élargissement du groupe à des non spécialistes d’interroger la forme que pouvait prendre la réception de ces œuvres dans leur contexte muséographique actuel et de penser une autre façon de les faire voir.

Le choix de décrocher Hylas et les Nymphes au terme de la performance est, selon Sonia Boyce, une décision prise collectivement lors des dernières conversations qui ont engagé les points de vue d’une trentaine de personnes[25]. Ce choix collectif répondait à une volonté de signifier de manière forte les réflexions qui avaient émergé des conversations du groupe et de poursuivre celles-ci avec le public du musée. Le décrochage a en effet été envisagé comme un moyen d’instaurer dans le parcours des collections un espace de dialogue à destination des visiteurs de la galerie. Ainsi, il ne s’agit pas d’un vide dans l’accrochage, mais d’un espace de réflexion sur la représentation de la femme dans la peinture victorienne d’abord, et sur la manière dont le musée pourrait faire parler ses œuvres au regard de la réalité contemporaine ensuite [Fig. 7].

Fig. 7 : Le décrochage d’Hylas et les Nymphes et son transport sur chariot à la fin de l’acte n° VI de la performance. Photo : Andrew Brooks

Dans cette perspective, le choix de l’œuvre de Waterhouse doit être considéré à la lumière de sa notoriété. S’agissant de soumettre le public à une réflexion sur la représentation du genre féminin dans l’art et les accrochages de musées, et d’enrichir celle-ci processus par le recueil de ses réactions et ses idées, il était en effet essentiel de choisir une œuvre qui attire le public. Pour autant, les conversations semblent avoir fait émerger des ressentis singuliers sur Hylas et les Nymphes. Sonia Boyce parle d’un certain malaise pour des membres du groupe devant la mise en scène de l’appétit sexuel de filles pubères et la représentation de la sexualité qu’elle induit quant au désir physique de l’adolescente. Mais ce malaise n’est-il pas le résultat du sujet et du déroulé des conversations ? Ne s’est-il pas manifesté en raison du thème de la représentation du genre féminin à partir duquel se sont construites les conversations ?

Pour Sonia Boyce, il ne s’agissait donc pas de censurer une œuvre au sens propre du terme, mais de remettre en question la manière dont « les musées décident en permanence de ce que les visiteurs voient, dans quel contexte, avec quel étiquetage[26] ». Dans cette perspective, le décrochage d’Hylas et les Nymphes soutient davantage une critique de l’exposition muséale et de ses récits que de l’œuvre en elle-même. Il vise une réflexion sur ce que donnent à voir les musées en général, sur le sens de ses inclusions et ses exclusions et celui d’une construction de canons selon un schéma sociétal androcentré et ethnocentré. À travers le décrochage de l’œuvre de Waterhouse, elle réengage ainsi non seulement la critique post-moderniste du musée, mais aussi féministe de l’histoire de l’art qui s’attache, plus spécifiquement, à mettre en évidence les mécanismes institutionnels et les effets des dominations – masculines, raciales et de classes – dans la constitution des canons artistiques et des collections muséales. Largement inspiré des théories développées par Griselda Pollock dans Differencing the Canon, le point de vue de Sonia Boyce réside ainsi en une proposition à repenser ce qui est donné à voir dans les collections permanentes en mettant en évidence le discours canonique sur la représentation de la féminité à l’époque victorienne[27].

En réponse à l’accusation de censure, Sonia Boyce souligne que la question de la censure devrait davantage se poser au regard de l’autorité des choix du récit promu sur les cimaises : « Le problème, c’est que si nous parlons de la censure, ce dont j’ai été accusée, il faut poser d’autres questions : quelles sont les collections des musées et des galeries du pays qui ne sont pas montrées ? Que révèle l’autorité silencieuse de telles structures institutionnelles ? Les musées et les galeries sont-ils fiers d’un récit qui décrit les femmes comme une mort ou une beauté silencieuse[28] ? ». Considérant que la question de la censure devrait davantage être analysée sous le prisme de la sélection des œuvres représentatives d’un groupe dominant – masculin et blanc – aux dépens des dominés – les femmes et les colonisés – qui de facto sont éliminés du champ muséal, c’est à l’évidence les postulats post-modernes et féministes de la théorie de l’art que Sonia Boyce replace au cœur de la réflexion sur le musée. Mais l’enjeu de sa démarche consiste davantage à signifier la nécessité d’inscrire, dans l’espace des collections permanentes, une lecture renouvelée de l’histoire de l’art qui tiendrait compte des réalités sociales contemporaines, et plus particulièrement du combat pour l’égalité des genres qui se manifeste, entres autres, par une critique du regard porté sur la femme et sa représentation en art. Les questions posées aux visiteurs sont révélatrices d’une réflexion sur la pertinence du maintien du grand récit de l’histoire de l’art des œuvres dans des musées modernes et la nécessité d’intégrer d’autres manières de les voir : « Quelles autres histoires ces œuvres d’art et leurs personnages pourraient-ils raconter ? – Quels autres thèmes seraient-ils intéressants d’explorer dans la galerie ? », demandait-elle aux visiteurs de la Manchester Art Gallery.

L’artiste contemporain et le musée : vers une relecture permanente de ce qui est donné à voir

Aujourd’hui, la majorité des musées des beaux-arts invite des artistes à intervenir temporairement dans le parcours de leurs collections afin d’offrir un regard différent sur ces dernières et d’interroger le sens des interprétations induit par les muséographies[29]. La Manchester Art Gallery ne fait pas exception et sa programmation témoigne de l’importance qu’elle accorde à multiplier les regards sur ses collections. En Grande-Bretagne, l’intégration du regard de l’artiste au musée apparaît même comme une tradition de longue date. Dès la fin des années 1970, la National Gallery à Londres fait figure de pionnière avec la création du programme Artist’s eye dont le principe est d’inviter des artistes à concevoir des accrochages, et non des expositions, à partir d’œuvres des collections, sélectionnées sans aucune considération de l’époque à laquelle elles appartiennent, ni volonté de transmettre un savoir historique ou iconographique[30]. L’objectif est alors de donner à voir des juxtapositions affranchies de toutes considérations historiques et des œuvres qui étaient jusque-là conservées dans les réserves en raison de la valeur secondaire que leur accorde l’histoire de l’art[31]. Ce parti pris novateur a connu son apogée dans la seconde moitié des années 1980 avec la théorisation de la muséologie de la rupture défendue par Jacques Heinard, qui trouva un écho singulier dans le cadre des expositions du département des Arts graphiques du musée du Louvre début des années 1990[32]. Suivant cette volonté de faire voir autrement les œuvres des collections permanentes, des écrivains, philosophes, cinéastes sont aussi de plus en plus conviés à partager leur lecture des œuvres et leurs vues sur ce qu’elles représentent ou signifient à la lumière du temps présent, soit dans le cadre d’expositions singulières, de conférences, de manifestations performatives en collaboration avec d’autres artistes et de rencontres avec le public[33].

Les invitations d’artistes ont également été favorisées par l’émergence d’un art contemporain offrant un point de vue singulier, souvent critique, sur l’origine et le contenu des collections muséales et sur les modes de classification et de présentation du patrimoine artistique et culturel. Comme le souligne la critique Catherine Millet, les musées d’art ancien, « se sont vite rendu compte qu’il était gratifiant pour eux d’être l’objet de commentaires qui se trouvaient être des réalisations artistiques et ils se sont employés à les favoriser[34] ». Les invitations prennent alors des formes variées et manifestent une volonté d’intégrer un point de vue singulier non plus seulement sur les œuvres, mais également sur le musée en tant qu’institution. La volonté d’une diversification de la réception du patrimoine artistique s’est aussi enrichie de commissariats d’artistes et d’interventions performatives in situ dans la perspective, cette fois, d’une intégration du regard artistique sur le rôle, le fonctionnement et les systèmes hiérarchiques et interprétatifs des musées[35]. Pour les conservateurs, ces commissariats et ces interventions performatives d’artistes sont peu à peu devenus une source de réflexion non négligeable sur leur manière de penser les œuvres du passé, mais aussi des occasions d’enrichir leur point de vue et leur interprétation[36]. Elles sont devenues une réponse nécessaire à l’obligation de principe des musées non seulement de pluraliser le regard sur les œuvres, mais aussi d’assurer un renouvellement fécond quant à la manière de voir et de présenter les collections[37].

L’invitation de Sonia Boyce s’inscrit dans cette nouvelle dynamique. Elle participe à la diversification des discours sur les collections, tout en rendant visible la subjectivité des représentations et des interprétations traditionnelles sur l’art. Mais au vu du discours que souhaitait intégrer le musée, l’invitation de l’artiste visait aussi à intégrer au cœur du musée le débat actuel sur l’égalité des genres au moment où la ville de Manchester célébrait le 100e anniversaire des Suffragettes, et à offrir un écho aux problématiques soulevées par le mouvement #MeToo quant à la représentation de la femme. Dans cette perspective, il s’agissait pour la Manchester Art Gallery d’assurer à la fois son ancrage social et son rôle éducatif en donnant la parole à une artiste dont l’œuvre procède d’une critique sur la représentation du corps féminin dans l’art et d’une déconstruction des modèles issus des discours coloniaux et androcentrés. Cet ancrage et ce rôle pédagogique se réalisent de surcroît au travers d’une démarche artistique qui se veut collaborative. L’organisation de conversations avec des membres du musée choisis en dehors du corps des conservateurs et la création d’un espace de dialogue dans le parcours des collections permanentes à destination des visiteurs intègrent à la Manchester Art Gallery non seulement une muséologie de la critique, qui se définit par une contestation du discours unique émanant des autorités (en l’occurrence les conservateurs et les historiens d’art), mais aussi muséologie participative, dont l’intérêt est le renforcement de la relation entre l’institution et son public[38] [Fig. 8].

Fig. 8 : Raccrochage de l’œuvre de John Waterhouse au terme des deux semaines avec maintien des contributions des visiteurs. Photo : Michael Pollard

Parler de censure pour qualifier le décrochage d’Hylas et les Nymphes est une forme d’incompréhension, mais aussi de non-acceptation de la démarche de Sonia Boyce et du musée. Pour autant, le décrochage étant justifié par un jugement sur les œuvres de l’ère victorienne d’un point de vue de la représentation, elle en reproduit le schéma directeur. Même si l’idée de Sonia Boyce était d’éveiller le visiteur à une lecture. Il n’en demeure pas moins que sa démarche a été victime du contexte actuel qui voit apparaître des demandes de décrochage d’œuvres de la part de la société civile sous couvert de considération morale. Les récents numéros de Beaux Arts magazine et de l’Œil magazine sur le thème de la censure, ou la toute récente publication d’Emmanuel Pierrat, avocat au Barreau de Paris, « Nouvelles morales, nouvelles censures », sont parmi les nombreuses publications qui témoignent d’une amplification des demandes de retraits d’œuvres dans les musées pour des questions d’ordre moral et « aussi légitimes que le féminisme, l’antiracisme, le respect des minorités ou encore le droit des animaux[39] ». Le mouvement #MeToo a particulièrement exacerbé les positions et a imposé un changement dans la manière de voir les œuvres anciennes. La pétition pour le retrait d’une œuvre de Balthus, Thérèse rêvant, des cimaises du Metropolitan museum, prétextant qu’elle dépeignait « une très jeune fille dans une position sexuellement suggestive », est sans doute l’exemple le plus emblématique[40]. L’initiatrice de la pétition, Mia Merril, avait justifié sa démarche en faisant un parallèle avec le mouvement #MeToo et « le climat actuel d’agressions qui deviennent de plus en plus publiques[41] ». Son raisonnement, qui aboutissait à accuser le Metropolitan museum de soutenir le voyeurisme et l’érotisation des jeunes enfants, témoigne de l’évolution actuelle de la réception et impose, qu’on le veuille ou non, une reconsidération des modalités d’expositions de certaines œuvres. Face au refus du musée de décrocher l’œuvre expliquant que « le sens de l’art est de refléter différentes périodes, et non seulement la période actuelle », la jeune trentenaire a demandé à la direction d’être alors plus consciencieuse dans la contextualisation de ses pièces pour le public. Elle préconisait la mise en place d’une phrase supplémentaire dans la description du tableau telle que « certains visiteurs peuvent trouver cette œuvre choquante et perturbante, à la lumière de la fascination artistique de Balthus pour les fillettes[42] ».

Mais au-delà d’une certaine sensibilité à la censure, ce qui ressort du décrochage d’Hylas et des Nymphes est la problématique de ce qui est donné à voir au musée et le sens de ces choix d’accrochage, de ses mises en valeur, de ses mises en réserve aussi, voire de ce qui n’y est pas conservé. Si les questions relatives au droit de choisir et de représenter au nom des autres, au choix des histoires à raconter, à leur auteur et à leur destinataire, ou encore les questions relatives à la prise en compte et à l’exclusion des différentes représentations, remontent au début du XXe siècle, elles ont un écho singulier aujourd’hui au regard du pluralisme culturel et de l’éthique de la reconnaissance de la différence. Il n’en demeure pas moins que le choix de décrocher une œuvre des collections permanentes, ne serait-ce que temporairement, participe aussi à la problématique de l’autorité. L’artiste, appuyée par le musée, a en effet accepté l’idée formulée par les participants à ses conversations de soustraire à la vue des visiteurs une œuvre qu’ils s’attendent à retrouver dans le parcours. L’intervention de Sonia Boyce représente ainsi une autorité, dont elle critique le principe, et c’est en définitive cette autorité qui a été l’objet de critique [Fig. 9].

Fig. 9 : Six Acts, 2018, Six-screen film and wallpaper installation, 15 min. Photo : Michael Pollard

L’intervention de Sonia Boyce à la Manchester Art Gallery devait se matérialiser par une œuvre pérenne, telle une trace des problématiques soulevées sur la manière dont pouvait être réinterprété aujourd’hui l’accrochage des peintures des XVIIIe et XIXe siècles au regard de la réalité contemporaine du genre. Intitulée Six Acts, l’œuvre est constituée de six vidéos réalisées à partir  de la documentation filmique des actes performatifs et aménagées dans un espace cubique recouvert d’un papier peint réalisé à partir d’un collage de photographies des artistes qui se sont produits au cours de la soirée. Chacun des six écrans représente un acte performatif particulier, tandis que le papier peint de leur cimaise se présente visuellement au papier peint victorien. L’œuvre fait désormais partie des collections de la Contemporary Art Society.

 

Notes

[1] Figure  incontournable du British Black Art britannique et professeure d’art dans de prestigieuses universités londoniennes, Sonia Boyce est aussi chercheure et dirigeait, au moment de son invitation, le projet  Black Artists and Modernism financé par l’Art & Humanities Research Council dont l’une des composantes était de démontrer, à travers des programmes d’expositions dans certains musées britanniques, que le récit moderniste de l’art tel qu’il est présenté actuellement n’est plus représentatif des communautés dans lesquels ils s’inscrivent. Chez Sonia Boyce, cette remise en question du métarécit s’enrichit en outre d’une critique féministe qui pointe non seulement l’absence des artistes femmes dans les accrochages de musées, mais aussi l’image réductrice du corps féminin qui y est donnée à voir par une stricte mise en valeur esthétique des nus qui ancre l’identité de la femme dans un imaginaire androcentré de nature sexiste. Pour un biographie complète et une analyse de l’œuvre de cette artiste trop peu connue en dehors des frontières britanniques, voir Orlando, S., Sonia Boyce. Thoughtful disobedience, Dijon, Les Presses du Réel, 2018.

[2] Le mouvement #Metoo est un mouvement de dénonciation des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes que ce soit dans le cadre du travail, de la sphère privée ou dans l’espace public. Il vise à donner la force et le courage aux femmes qui ont subi ces violences de genre de parler afin de les combattre et, à terme, de les faire disparaître. Bien que son amplification soit consécutif à l’affaire Weinstein, le mouvement #Metoo s’inscrit dans la continuité de lutte féministe contre les violences faites aux femmes et les attitudes sexistes à leur endroit.

[3] Childs E., Suspended License: Censorship and the Visual Arts, Washington, University of Washington Press, 2018.

[4] Au sujet de ce qu’est la censure en art, voir Van Essche É. (dir.), Le sens de l’indécence : La question de la censure des images à l’âge contemporain, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.Eric Van Essche (dir.), Le Sens de l’indécence. La question de la censure des images à l’âge contemporain, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, 153 p.

[5] Boyce S., avis de décrochage d’Hylas et les Nymphes de John Waterhouse, Manchester, Manchester Art Gallery, février 2018.

[6] Le 2 février 2018, The Guardian a publié en ligne quelques réactions de ses lecteurs, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/feb/02/banning-artworks-such-as-hylas-and-the-nymphs-is-a-long-slippery-slope (consulté en avril 2019).

[7] Katrin Kohl, « Banning artworks such as Hylas and the Nymphs is a long, slippery slope », The Guardian, 2 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/feb/02/banning-artworks-such-as-hylas-and-the-nymphs-is-a-long-slippery-slope (consulté en avril 2019) : « A curator’s job is to enable the public to see works and understand the historical processes of which they form a part. Nazi curators, too, challenged us by removing art from public view because it conflicted with their political aims and puritanical taste. But few would now consider this to have been anything other than censorship ».

[8] Ibid.

[9] Jones J., « Why have mildly erotic nymphs been removed from a Manchester gallery? Is Picasso next? », The Guardian, 31 janvier 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/jan/31/hylas-and-the-nymphs-jw–waterhouse-why-have-mildly-erotic-nymphs-been-removed-from-a-manchester-gallery-is-picasso-next (consulté en avril 2019) : « Should museums censor works of art on political grounds? ».

[10] Childs K., « With a Manchester gallery removing an objectifiying painting why are we in such a hurry to erase the past», Independent, 3 février 2018, en ligne : https://www.independent.co.uk/voices/manchester-gallery-john-william-waterhouse-hylas-metoo-removal-art-objectification-a8192666.html (consulté en avril 2019).

[11] La Manchester Art Gallery a créé une page web spécifique pour recueillir les commentaires des visiteurs sur la démarche de Sonia Boyce (en ligne : http://manchesterartgallery.org/news/presenting-the-female-body-challenging-a-victorian-fantasy/, consultée en avril 2019). Elle compte 921 commentaires qui témoignent très largement d’un désaccord avec le décrochage quand bien même celui-ci soit temporaire et vise à susciter le débat.

[12] « Also which ever way you cut it, the removal of the painting was censorship, end of argument. You can come up with as many clever arguments as you like, censorship is censorship, is censorship ». [Commentaire daté du 11 février 2018 (8 :09 am)], en ligne : http://manchesterartgallery.org/news/presenting-the-female-body-challenging-a-victorian-fantasy/ (consulté en avril 2019).

[13] « Defining this “an artistic act” doesn’t disguise its authoritarian moralising as part of a rapidly spreading censorship championed by an increasingly puritanical, hectoring and intolerant feminism. It’s dangerous and a long way from the feminism I grew up with », en ligne : https://twitter.com/EcclestoneK/status/959058212086583296?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E959058212086583296&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.breitbart.com%2Feurope%2F2018%2F02%2F01%2Fgallery-removes-famous-painting-nude-women-inspired-metoo%2F (consulté en avril 2019).

[14] « The nymphs, lesser goddesses of nature, are subjugating Hylas! They are exercising agency! There’s nothing passive, timid or gratuitous about their forms. They are in control and luring a man to his doom! Rabid feminists might be overjoyed, but they’re too obtuse », en ligne : https://twitter.com/KathySoltani/status/958863251848290309?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E958863251848290309&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.rt.com%2Fuk%2F417555-manchaester-removes-hylas-nymphs-painting%2F (consulté en avril 2019).

[15] Le groupe était composé d’Anna Phylactic, Cheddar Gorgeous, Liquorice Black et de Venus Vienna.

[16] Boyce S., « Our removal of Waterhouse’s naked nymphs painting was art in action », The Guardian, 6 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en avril 2019) : « Nothing in the painting suggests her prolific and influential role as a lyrical poet, or her status as a lesbian icon ».

[17] Une partie du tournage du décrochage a été publiée sur Twitter :

https://twitter.com/mcrartgallery/status/957016772821078016 (consulté en avril 2019).

[18] We have left a temporary space here in place of Hylas and the Nymphs by JW Waterhouse to prompt conservation about how we display and interpret artworks in Manchester’s public collection. How can we talk about the collection in ways which are relevant in the 21st century? Here are some of the ideas we have been taking about so far. What do you think?

This gallery presents the female body as either a passive decorative form or a femme fatale. Let’s challenge this Victorian fantasy!

The Gallery exists in a world full of intertwined issues of gender, race, sexuality and class, which affect us all. How could art works speak in more contemporary relevant ways?

What other stories could these artworks and their characters tell? What other themes would be interesting to explore in the gallery?, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en juillet 2019).

[19] La peinture de l’époque victorienne est même un sujet fondateur de l’histoire de l’art féministe britannique. Dès les années 1980, durant lesquelles se développent les théories féministes de l’art, des études se sont attachées à en démontrer les stéréotypes et l’imaginaire exclusivement masculin et fortement chargé sexuellement qu’elles véhiculent. Myths of Sexuality : Représentations des femmes en Grande-Bretagne victorienne (1988) de l’historienne de l’art Lynda Nead est certainement l’exemple le plus démonstratif de cette lecture de la peinture britannique du dernier tiers du XIXe siècle.

[20] Désirs et volupté à l’époque victorienne : collection Pérez Simón, cat. exp., Paris, Musée Jacquemart-André, 2013.

[21] Rondeau, C. entretien avec Arnaud Laporte, le 11 septembre 2013, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-dispute/desirs-et-volupte-lepoque-victorienne-farah-atassi (consulté en avril 2019).

[22] Ibid. : « Je veux bien qu’il y ait une exposition qu’on appelle désirs et voluptés, au pluriel comme au singulier, comme vous voulez, c’est d’abord une collection, c’est d’abord un choix dans une collection ».

[23] « Manchester Art Gallery’s #MeToo-inspired removal of nude Nymphs painting branded a  “pathetic stunt”  », The Telegraph, 1er février 2018, en ligne : https://www.telegraph.co.uk/art/what-to-see/manchester-art-gallerys-metoo-inspired-removal-nude-nymphs-painting/ (consulté en avril 2019) : « For me personally, there is a sense of embarrassment that we haven’t dealt with it sooner. Our attention has been elsewhere. We’ve collectively forgotten to look at this space and think about it properly… ».

[24] Boyce S., « Our removal of Waterhouse’s naked nymphs painting was art in action », The Guardian, 6 février 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/feb/06/takedown-waterhouse-naked-nymphs-art-action-manchester-art-gallery-sonia-boyce (consulté en avril 2019).

[25] Higgie J., « Sonia Boyce: 30 Years of Art and Activism », Frieze, 29 mai 2018, en ligne : https://frieze.com/article/sonia-boyce-30-years-art-and-activism (consulté en avril 2019).

[26] Higgins C., « “The vitriol was really unhealthy”: artist Sonia Boyce on the row over taking down Hylas and the Nymphs », The Guardian, 19 mars 2018, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2018/mar/19/hylas-nymphs-manchester-art-gallery-sonia-boyce-interview (consulté en juillet 2019).

[27] Pollock G., Differencing the canon (Revisions, Critical Studies in the History and Theory of Art), Londres, Routledge, 1999 : « Des canons et des guerres culturelles » Cahiers du Genre, n° 40, 2007. https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2007-2-page-45.htm?contenu=resume# (consulté en avril 2019).

[28] Higgie J., « Sonia Boyce: 30 Years of Art and Activism », Frieze, 29 mai 2018, en ligne : https://frieze.com/article/sonia-boyce-30-years-art-and-activism (consulté en avril 2019) : « The thing is, if we’re going to talk about censorship – which is what I was accused of – other questions need to be asked: what is held in the collections of the country’s museums and galleries but not shown? What does the quiet authority of such institutional structures reveal? Are museums and galleries proud of a narrative that frames women as equalling death or as silently beautiful? ».

[29] Voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre. Une histoire de décors, d’expositions et de programmations culturelles, thèse de doctorat en histoire de l’art, sous la dir. de Dominique Poulot, Université de Paris I, 2011, 1 vol., 1 CD d’archives.

[30] Levey M., « Preface », The artist’s eye: an exhibition at the National Gallery. Selected by Richard Hamilton, cat. exp., Londres, The National Gallery, 1978, n. p. : « Nous devons apprendre à regarder et à moins s’inquiéter de connaissances ». Du fait qu’elles concernaient les collections permanentes et parce qu’elles œuvraient en faveur d’une pédagogie du regard, les expositions du programme Artist’s eye étaient gratuites et accompagnées d’un petit catalogue dans lequel le visiteur pouvait prendre connaissance des motivations des choix de l’artiste.

[31] Hodgkin H., « Introduction », The artist’s eye: an exhibition at the National Gallery. Selected by Howard Hodgkin, cat. exp., Londres, The National Gallery, 1979, p. 3. Howard Hodgkin avoue que sa première idée a été de réaliser un accrochage à l’image des expositions temporaires thématiques et monographiques : « My first thought was to arrange a didactic show of some kind but then I realised that this would just be an excuse for including pictures I am interested in anyway. Then someone suggested that I attempt a kind of artistic self-portrait and choose pictures that had influenced me as a painter and might help people to understand my own word. But I have not done this. These are all paintings I feel strongly about for one reason or another – including curiosity and perhaps antipathy – but they in on way describe my taste in painting, as work by many of the artists I care about most is missing ».

[32] Nous faisons référence ici à l’idée selon laquelle l’objet sert à illustrer un discours. Voir Hainard, J., « Pour une muséologie de la rupture », Bary M.-O. (de), Desvallées A., Wasserman F. (éd.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, t. 2, Mâcon, Éd. W ; Savigny-le-Temple, MNES ; Lyon, diff. Presses universitaires de Lyon, 1994 (1992) ; Chaumier S., « L’écriture de l’exposition », Hermès. La Revue, vol. 3, n° 61, 2011, p. 45-51. Pour l’écho de cette idée dans les musées des beaux-arts, voir Michel R., « De la non-histoire de l’art. Plaidoyer pour la tolérance et le pluralisme dans une discipline hantée par la violence de l’exclusion », Michel R.(dir.), David contre David, actes du colloque (Paris, Musée du Louvre, 1989), Paris, La Documentation française, 1993, p. XIII-LXII ; À propos des expositions du département des Arts graphiques durant les années 1990, voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 137-146. Voir aussi Martin J.-H., « Préface », La peinture des Martin, de 1603 à 1984, cat. exp., Berne, Kunsthalle, 1984.

[33] Il faut noter l’influence que fut le programme des Grands invités du Louvre, organisé par l’équipe de l’Auditorium du Louvre. Inauguré à l’automne 2005, ce programme consiste à inviter une figure importante du milieu artistique et culturel à porter un regard sur les arts et leur histoire et à transmettre leur point de vue en proposant différentes manifestations dans le musée, allant de la conférence au spectacle vivant, en passant par l’exposition temporaire. Voir Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 275-280. Cette réalité muséale a fait l’objet d’une journée d’études le 11 mai 2019 à BOZAR (Bruxelles) : L’écrivain commissaire, sous la direction de Julie Bawin (Université de Liège), Sofiane Laghouati (Musée Royal de Mariemont et Université de Louvain-la-Neuve) et David Martens (KU Leuven – MDRN).

[34] Millet C., L’art contemporain. Histoire et géographie, Paris, Flammarion, 2006. L’intervention performative d’Andrea Fraser dans les collections permanentes du Philadelphia Museum of Art (1989) ou l’exposition de Joseph Kosuth au Brooklyn Museum (1990) sont exemplaires de l’intégration de la critique muséale soutenue par les musées.

[35] Putnam J., Le musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames & Hudson, 2002 ; Bawin J., L’artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 2014 ; Lemieux A., « Les collections permanentes du Louvre et l’exposition de l’art contemporain », CeROArt, n° 9, 2014, en ligne : https://journals.openedition.org/ceroart/3794 (consulté en avril 2019).

[36] Lemieux A., L’art contemporain au musée du Louvre (…), 2011, p. 204-206.

[37] Cette obligation procède du principe de démocratisation et de l’ensemble des critiques à l’encontre de la culture autoritaire du musée apparue dans les années 1960 et de la critique post-moderne du musée apparue dans les années 1990. Pour la question de démocratisation des musées, voir Mairesse F., Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, Paris, Presses universitaires de Lyon, 2003. Au sujet de l’apport pédagogique des interventions d’artistes en contexte muséal, voir Robins C., Curious lessons in the museum. The pedagogic potential of artists’ intervention, Surry, Ashgate, 2013. Pour la critique post-moderniste, voir Jaumain S. (dir.), Les musées en mouvements. Nouvelles conceptions, nouveaux publics (Belgique, Canada), actes du colloque (Bruxelles, Université Libre, Centre d’études canadiennes, 1999), Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2000 ; Lorente J. P., Moolhuijsen N., « La muséologie critique : entre ruptures et réinterprétations », La Lettre de l’OCIM, 158, 2015, en ligne : http://ocim.revues.org/1495 (consulté en avril 2019).

[38] Sur la muséologie participative, voir Lorente J. P., Moolhuijsen N., « La muséologie critique (…) », 2015 ; Chaumier S., « Le public, acteur de la production d’exposition ? Un modèle écartelé entre enthousiasme et réticences », Eidelman J., Roustan M., Goldstein B. (éd.). La place des publics. De l’usage des études et recherches par les musées, Paris, La Documentation Française, 2006.

[39] Pierrat E., Nouvelles morales, nouvelles censures, Paris, Gallimard, 2018 ; Lemoine S., Manca I., « Extension du domaine de la censure », L’Œil magazine, n° 171, avril 2018, p. 37-53 ; Ackermann J., Lavrador J., « Les nouvelles formes de censure », Beaux Arts magazine, n° 412, septembre 2018, p. 43-53.

[40] Burlet F., « À New York, une pétition s’élève contre un tableau de Balthus érotisant une très jeune fille », Les Inrocks, 8 décembre 2017, en ligne : https://www.lesinrocks.com/2017/12/08/style/style/new-york-une-petition-seleve-contre-un-tableau-de-balthus-erotisant-une-tres-jeune-fille/ (consulté en avril 2019).

[41] Ibid.

[42] Ibid.

 

Pour citer cet article : Ariane Lemieux, "Le geste de censure comme intervention artistique. Le décrochage d’Hylas et les Nymphes par Sonia Boyce", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/lemieux-decrochage-hylas-waterhouse-sonia-boyce/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Christoph Büchel : de la nécessité de l’art, censure et anticipation

par Benjamin Bianciotto

 

Benjamin Bianciotto est docteur en histoire de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’intitulé de sa thèse est : « Figures de Satan : l’art contemporain face à ses démons, de 1969 à nos jours ». Les liens unissant l’art actuel à la religion et aux sciences occultes demeurent au centre de ses préoccupations et recherches. Il est par ailleurs critique d’art et commissaire d’exposition indépendant. —

 

Le travail de l’artiste suisse Christoph Büchel (1966) a acquis sa réputation et sa notoriété par l’intermédiaire d’installations immersives de grande ampleur, proposant au spectateur une expérience unique et profondément marquante. À titre d’exemple, l’œuvre Simply Botiful (2007) [Fig. 1] qui prenait place dans les locaux de la galerie Hauser & Wirth Coppermill à Londres forçait le visiteur à traverser successivement un hall d’hôtel, puis des couloirs et des chambres encombrés de lits et d’objets divers (chambre d’une prostituée ; chambre familiale avec cuisine ; chambre minuscule, etc.) ; un bureau d’archéologue aux tonalités africaines duquel, par un petit trou dans le bas d’un placard, vous accédiez à une pièce exposant un scooter brûlé dans une vitrine avec une musique Métal jouée puissamment ; un mur ouvert dévoilait un immense stock d’électroménager, repaire d’un réparateur de réfrigérateurs.

Fig. 1 : Christoph Büchel, Simply Botiful, 2007. Vue de l’installation, Hauser & Wirth Coppermill, Londres, 11 octobre 2006 – 18 mars 2007. Photographie : Mike Bruce. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Ensuite, vous traversiez des containers servant de refuge à des travailleurs du marché noir, oppressants par leur saturation d’objets, de lits et de nourritures ; puis un tunnel creusé dans le sol menait à une mosquée clandestine dont la dernière pièce voyait ses murs recouverts de pages de magazines pornographiques ; un atelier de confection illégal précédait un container recouvert lui aussi d’images pornographiques au sein duquel vous attendait un réfrigérateur pendu en guise de punching-ball. Puis, descendant par une banque frigorifique évidée, vous vous retrouviez au cœur d’un site de fouilles d’où émergeaient vaguement, d’un cube gigantesque de terre, deux défenses de mammouth ; en remontant, vous découvriez un lieu entre la casse et la décharge, envahi de produits électroniques, de câbles et d’ordinateurs démontés. Vous déambuliez ensuite vers un magasin (nommé Import-Export) d’électroménager, vendant également des tapis de prière dépeignant les événements du 11 septembre 2001 ou des exemplaires de Mein Kampf d’Adolf Hitler traduit en arabe ; un bureau envahi de paperasse, une arrière-boutique de réparateur de moteurs de banques frigorifiques, des toilettes à la lumière ultra-violette étaient placées là avant d’atteindre la sortie, absolument déboussolé par un voyage étrange dans une réalité invasive, à la fois extrêmement probante dans sa reconstitution et « surréelle » dans sa dimension condensée du monde.

 Nous pourrions citer d’autres exemples similaires, comme Dump (2008) au Palais de Tokyo à Paris [Fig. 2] qui offrait cette fois une traversée claustrophobique, et sans possibilité de retour, à travers un long tuyau d’égout vers un monde à la fois ignoré, vertigineux et obscure au sein de la culture occidentale.

Fig. 2 : Christoph Büchel, Dump, 2008. Vue de l’installation, exposition Superdome, Palais de Tokyo, Paris, France, 29 mai – 24 août 2008. Photographie : Stefan Altenburger Photography, Zürich. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Après avoir signé une décharge, revêtu un casque de chantier, vous suiviez un pompier à travers un boyau dévoilant un monde envahi jusqu’à la saturation d’objets et de détritus. Ce labyrinthe au plafond bas, débordant d’éléments oppressants précédemment aperçus (matelas, seringues, journaux, bidons, images pornographiques, composants d’ordinateurs, etc.) se révélait être une mise en scène de la misère humaine et des mondes souterrains qui structurent et développent les sociétés capitalistes [Fig. 3]. Le banquet préparé qui vous attendait au sommet, puis la salle de classe, l’atelier automobile, la chapelle, le relieur aux livres entassés menant vers la sortie confirmaient, non pas la dualité, mais la coexistence, voire l’interpénétration de différentes strates composant le monde actuel.

Fig. 3 : Christoph Büchel, Dump, 2008. Vue de l’installation, exposition Superdome, Palais de Tokyo, Paris, France, 29 mai – 24 août 2008. Photographie : Stefan Altenburger Photography, Zürich. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Nous comprenons par ces deux œuvres que le travail entrepris par Christoph Büchel dépasse le cadre généralement délimité de l’exposition d’art contemporain, dans sa dimension physique comme dans sa perception idéologique. À la fois partie prenante intégrale d’un système qui l’accueille et le finance à des hauteurs considérables, et résistant à toute forme de contraintes et de frontières, il erre ainsi sur une ligne qui joue constamment avec les limites définies. Il n’est dès lors pas surprenant que cette attitude de défi lancé à la normalisation finisse par rencontrer des forces d’oppositions qui sont susceptibles d’utiliser le puissant outil de la censure pour tenter de contraindre, canaliser et domestiquer la virulence élevée au rang de geste esthétique par l’artiste.

La relation qu’entretient son travail avec la notion de censure est de ce fait à la fois complexe et ambiguë. Il affronte un spectre large et presque exhaustif des formes possibles de la censure. Si l’on s’écarte d’une vision restrictive de cette dernière, il affronte une censure qui vient épouser la définition donnée par l’historien de l’art Thomas Schlesser, à savoir :

« toutes les formes déguisées d’atteinte aux champs créatif et esthétique : protectionnisme économique, tutelle académique, détournement sémantique, vandalisme, instrumentalisation politique, condamnations juridiques. Sans oublier le poids croissant de la critique influente, de la sphère médiatique, des intérêts privés. Et bien sûr de l’autocensure[1]… »

En retour, Christoph Büchel utilise et détourne ces forces d’opposition en les transformant en matériaux préexistants, directement manipulables. Cette confrontation à une forme de censure à la fois dissimulée et ostentatoire a atteint son paroxysme dans un cas devenu célèbre par son ampleur et ses conséquences : l’affrontement judiciaire de Christoph Büchel au Massachusetts Museum of Contemporary Art (MASS MoCA), North Adams, États-Unis.

La stratégie de la contre-exposition

Pour comprendre la personnalité de l’artiste helvétique, il faut probablement se référer à sa vidéo intitulée No Future (2008), issue d’une performance menée lors de la Sidney Biennale 2008 au Museum of Contemporary Art de Sidney. Au cours de celle-ci, un groupe de quatre femmes octogénaires, maquillées et habillées en circonstance, interprète l’hymne punk God Save The Queen (1977) du groupe anglais The Sex Pistols, véritable ode à l’anarchisme revendicatif contre toute forme de pouvoir établi. L’artiste se mire sans doute – avec ironie, distance et humour – dans ce reflet d’une résistance sans faille ni affaiblissement face à la culture dominante. Ainsi, il serait sans doute plus juste d’évoquer son œuvre en termes de contre-culture, plutôt que de sous-culture[2] ; et par extension, de considérer son travail comme la mise en application d’une « contre-exposition » souhaitant ébranler les cadres autorisés du politiquement correct. Il propose une redéfinition des attitudes possibles lorsque l’art se trouve mis face à une censure qui ne laisse habituellement pas de place à la négociation ou au combat. Son exposition envisagée au MASS MoCA, Training Ground for Democracy (2007) ne portait pourtant pas les germes d’une radicalisation des positions à l’origine, mais promettait au contraire – à l’instar des œuvres Dump ou Simply Botiful citées précédemment, amplifiant à l’extrême la dimension immersive de l’installation –, une expérience insolite et revigorante au spectateur habitué au cube blanc des lieux d’exposition traditionnels[3].

Dans un espace dédié de la taille d’un terrain de football (Building 5), l’artiste envisageait la reconstruction d’une salle de cinéma, la présence de neuf containers, l’installation d’une maison coupée en six morceaux, un mobile home, le fuselage d’un avion (refusé par la direction), une accumulation de micro-ondes et de mixeurs, une citerne d’essence, des murs de briques, et une liste d’éléments non communiqués, tous modifiés et réarrangés afin de transformer l’ensemble en une réflexion globale sur les formes d’ingérence possibles de la démocratie et l’attitude américaine engagée dans des conflits – notamment en Irak – tournant à l’enlisement. Le titre, que nous pourrions traduire par « terrain d’entraînement pour la démocratie », explicitait la volonté de Christoph Büchel d’élargir la vision médiatiquement orientée de l’Occident, et surtout de retourner l’interrogation vers l’intérieur même de nos sociétés occidentales instables. Ce qui, au départ, avait des allures de tensions coutumières entre un artiste et une institution autour des notions de délais et de budget, devint rapidement une épreuve tournant à l’affrontement violent. Malgré des dates d’ouverture deux fois repoussées et un budget alloué doublé, aucune des deux parties ne jugea les conditions remplies ou satisfaisantes pour terminer l’exposition. Le musée refusa de poursuivre plus avant son investissement ; l’artiste n’accepta pas de continuer sans qu’un certain nombre de prérogatives essentielles à ses yeux soient validées. En mai 2007, le MASS MoCA attaqua l’artiste en justice devant l’United States District Court de Springfield afin d’obtenir l’ouverture en l’état de l’exposition. La justice lui donna raison et autorisa le musée à montrer l’œuvre inaboutie au spectateur. Devant l’indignation d’une partie du monde de l’art, l’institution américaine tenta une alternative déroutante : présenter l’exposition, inachevée, en partie cachée sous de grandes bâches noires. L’idée incongrue divisa au sein même du conseil muséal et il fut rapidement décidé de procéder au démantèlement de l’ensemble des éléments présents. En janvier 2010, l’appel mené devant la Cour Fédérale de Boston infirma le premier jugement et donna raison à l’artiste au nom du Visual Artists Rights Act de 1990 (partie du Copyright Act[4]) protégeant le droit inaliénable de l’artiste sur la présentation de son œuvre, notamment en cas de « déformation, mutilation ou autre modification » de celle-ci.

La publication d’une partie des e-mails échangés entre l’institution et l’artiste, et entre les membres de l’institution, affine la compréhension du trouble[5]. Il est notable de souligner la récurrence d’un champ sémantique de la guerre, et plus exactement des Guerres du Golfe – au cœur de l’œuvre de l’artiste – pour qualifier leurs relations :

« La relation entre l’artiste et l’institution. L’institution possède habituellement tellement plus de pouvoir que l’artiste. Mais ici la situation semble inversée […]. J’aime aussi beaucoup l’idée de comparer la situation au bourbier de l’Irak d’une certaine manière[6] » ;

« Y en a marre des peut-être ci, peut-être ça…. CB [Christoph Büchel, NDLR] adore tellement Saddam [Hussein, NDLR] en tant que figure historique, et lui non plus ne pouvait pas se confronter aux dates butoirs (vous vous souvenez du Koweït ?) L’heure pour d’autres négociations est terminée[7] ! »

 « J’ai entendu dire qu’une lettre de chantage venant de vous est arrivée à Bâle le 2 avril […]. Je ne peux pas réagir en détail concernant des lettres que je n’ai pas en ma possession, et qui sont emplies de menaces, à ce qu’on m’a dit[8] ».

Qualifier l’annulation de l’exposition d’acte de censure univoque peut sembler être une interprétation extrapolée d’un dysfonctionnement lié apparemment au budget ou aux délais entre les parties. Pourtant, nous ne pouvons pas nous empêcher de lire derrière ce premier voile, une certaine manipulation idéologique, un sabotage de l’œuvre, qui s’incarneraient dans une forme de censure plus implicite. L’engagement politique de l’artiste, ouvertement critique envers les États-Unis, dans une institution américaine, avec un budget alloué plus que conséquent a possiblement favorisé le MASS MoCA à opter pour une coupure – nous pensons aux ciseaux sans pitié de Mme Anastasie, personnification de la censure – allant à l’encontre de la volonté de l’artiste.

La monstration à Art Basel Miami sur le stand de la galerie Hauser & Wirth, en décembre 2007, d’une pièce intitulée Training Ground for Training Ground for Democracy, confirme cette assertion, et signe la réponse de l’artiste à cet acte de censure pernicieux. L’œuvre consiste en une installation placée au sein d’un espace délimité par des grilles et filmé par des caméras de surveillance. À l’intérieur, un container accueillant un bureau de vote électronique est entouré d’objets divers [Fig. 4], essentiellement à l’image de l’Amérique – de son drapeau à ses obsessions –, mélangeant arbres de Noël, terrain de jeux pour enfants, restes de repas, télévisions allumées, peluches, rebuts variés d’une société se consommant elle-même. Sur le toit du container, un vestige de fête avec un missile suspendu au milieu des détritus [Fig. 5]. L’artiste condense ici la vision qu’il souhaitait étendre dans son exposition démesurée au MASS MoCA.

Fig. 4 : Christoph Büchel, Training Ground for Training Ground for Democracy, 2007. Installation, 450 x 400 x 800 cm. Vue de l’installation, Art Basel Miami Beach, 2007. Courtesy the artist and Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin / don de la Friedrich Christian Flick Collection, Allemagne. Photographie : Christoph Büchel. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel
Fig. 5 : Christoph Büchel, Training Ground for Training Ground for Democracy, 2007. Installation, 450 x 400 x 800 cm. Vue de l’installation, Art Basel Miami Beach, 2007. Courtesy the artist and Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin / don de la Friedrich Christian Flick Collection, Allemagne. Photographie : Christoph Büchel. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Cette solution, pour judicieuse ou économiquement viable qu’elle fût, ne représente qu’une alternative peu satisfaisante, un simple aperçu, un ersatz, modèle réduit ou bande-annonce de l’ensemble inachevé. Elle ne peut constituer une option crédible pour résister aux dangers de la censure, qu’elle soit explicite, ou plus dangereusement déguisée, voire excusée. Face à cette dernière, l’artiste doit développer des stratégies inattendues et innovantes ; deux options deviennent dès lors envisageables. La première, que nous qualifions de « sous-exposition », consiste à déjouer la surveillance en transposant l’œuvre d’art dans un champ sémantique du combat souterrain, cherchant la dissimulation, le camouflage, la disparition des radars sensibles. La seconde, que nous nommons à l’inverse « surexposition », choisit la grandiloquence et l’aveuglement par la démesure : devenir à ce point visible que cela annihile toute possibilité de se voir opposer une fin de non-recevoir et permet ainsi d’imposer sa vision par une force coercitive inhérente à l’œuvre-même. Christoph Büchel manipule les deux voies avec un savant dosage lui permettant de passer de l’une à l’autre afin de contourner la chape de plomb de la censure qui le menace en permanence – une censure par crainte et anticipation, souvent, des réactions potentielles ; un contournement des difficultés à venir, aussi, qui préfère sacrifier la liberté créatrice.

Sous-exposer : montrer l’invisible

L’artiste suisse s’inscrit dans la filiation directe des artistes conceptuels pionniers radicaux – tels que Michael Asher, Donald Judd, stanley brouwn ou Bas Jan Ader – ravivant l’esprit critique virulent et la violence inhérente au mouvement originel des années 1960 et 1970. Ses œuvres entrevoient ainsi les options de non réalisation ou de discrétion profonde érigées en absolu par l’art conceptuel.

Fig. 6 : Christoph Büchel, Sleeping Guard, 2009. Gardien de musée dormant pendant son service. Vue de l’œuvre à la Frieze London, 2014. Photographie : Paul Patterson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Adepte d’un art « furtif », il propose par exemple dans Sleeping Guard (2009) de transformer un gardien de musée en sculpture endormie [Fig. 6]. L’employé doit réellement dormir durant les heures d’ouverture de l’institution, pervertissant ainsi son rôle de surveillant attentif. Au-delà de la dimension absurde et ironique, l’œuvre met en jeu les questions de travail excessif, la toute-puissance de la surveillance aujourd’hui, l’exploitation de l’homme (jusque dans la « performance » elle-même). Elle met également en jeu une part de poésie trouble – à quoi rêvent ceux qui passent leurs journées à regarder des œuvres d’art ? Leur sommeil engendre-t-il des monstres, ou des évasions salutaires ? – et renvoie à de célèbres précédents, de Gilbert & George à Erwin Wurm, de Duane Hanson à Andy Warhol[9].

Pendre une paire de chaussures par les lacets sur le panneau d’un stand de foire, ou dans la rue (Hanging Shoes), permet de cacher l’intervention, de rejeter le discours à un après de la découverte visuelle – ou à son ignorance – et ainsi contourner les questions de censures frontales. En devenant œuvre fantôme, le geste tait son lien aux gangs, à la criminalité urbaine, aux ventes de drogues et dissimule ainsi sa portée polémique. De même, lorsqu’il manipule la figure et les éléments caractéristiques du Sans Domicile Fixe dans plusieurs pièces (Wheel Chair Kit (2007) ; 1% (Joe) (2012) ; Cézanne (n.d.), il occupe un terrain longtemps passé sous silence et qui est devenu, dans nos cités occidentales, un sujet banalisé ne suscitant plus guère d’émotion de la part des milliers d’individus qui le croisent quotidiennement. La réification de l’humain rappelle le gardien endormi dans un étrange miroir entre le corps et l’objet. C’est une partie de la misère humaine qui se retrouve à vendre, simple marchandise pour collectionneurs fortunés, et renvoi cynique aux dérives du capitalisme mondialisé.

La dissimulation s’insinue parfois à travers des œuvres aux dimensions monumentales. Son projet (Terminal) – initié en 2000, encore inabouti à ce jour – d’enterrer un Boeing 727 dans le désert de Mojave et de le modifier en installation gigantesque accessible par deux voitures stationnées à la surface telles deux portes fantomatiques ouvrant sur un autre monde, exprime littéralement cet enfouissement volontaire des rêves de grandeur et d’émancipation des sociétés actuelles. L’œuvre fait écho à Spider Hole (2006), reproduction en trois dimensions et à échelle 1 de la cachette qui a permis à Saddam Hussein d’échapper à la vue de toutes les polices internationales.

En procédant de la sorte, il cherche à faire remonter à la surface ce que la conscience occidentale a tenté d’oublier, ou a délibérément préféré ignorer. Travaillant notre inconscient comme une zone à éclaircir, il agit de même à un niveau macrocosmique. Dans Invest in Palermo (2018), il ravive l’histoire sombre de Palerme, gangrenée par la mafia dans les années 1960 et 1970. Lors de ce qui fut appelé le « sac de Palerme », de nombreux bâtiments historiques furent détruits à des fins de spéculations immobilières. Christoph Büchel réalise une affiche géante placée sur un support publicitaire dans la ville avec le slogan suivant : « Invest in Palermo. Palermo is beautiful, let’s make it more beautiful[10] » sur une photographie en noir et blanc de la Villa Delella en pleine destruction. Un des projets constituant Land of David (Southdale Shopping Centre) (2014) au Museum of Old and New Art (Mona), Hobart, Tasmanie, proposait aux visiteurs un test sanguin leur offrant la possibilité de découvrir s’ils possédaient, ou non, du sang aborigène dans leurs veines. Le test émanait soi-disant du gouvernement australien, associé au laboratoire d’analyse génétique DeCODE Genetics et de l’entreprise pharmaceutique suisse Roche. Malgré la pluralité des attaques amorcées par l’artiste sur des cibles pourtant sensibles par ailleurs[11], ce fut précisément cette partie de l’installation globale qui fut censurée quelques jours seulement après l’ouverture, suite aux plaintes reçues de la part d’une population inquiète d’un passé qu’elle désire conserver dans l’ombre à l’abri des regards scrutateurs. David Walsh, directeur du Mona, musée réputé pour être aventureux et anticonformiste, a publié une lettre d’excuses à toutes les personnes offensées, et a décidé la fermeture définitive et le retrait de cette partie de l’installation, au risque assumé de subir un procès de la part de l’artiste, ce qui n’aura finalement pas lieu[12].

Ce sont en effet les périodes obscures de la culture occidentale dominante qu’il cherche ainsi à mettre au jour, forçant le spectateur à interroger son histoire, mais également à faire face à ses propres démons intérieurs. Amy Spiers, dans une étude détaillée de cette exposition, évoque le recours par Christoph Büchel à des stratégies qu’elle qualifie de « suridentification », une tactique de critique subversive qui dissimule ses intentions sous les traits même de ce qu’elle attaque[13]. Bien que s’appuyant effectivement sur des effets de ruse et de maquillage (comme ce fut le cas pour le reste de l’installation en Tasmanie[14]), il lui arrive malgré tout d’être repéré par les autorités décisionnaires et subir de ce fait les foudres de la censure.

Surexposer : dévoiler le trop visible

La seconde stratégie, symétrique de la première, se situe à l’autre pôle du spectre. La « surexposition » consiste en la mise en place d’œuvres dont la portée revendicative possède une telle ampleur qu’elle les protège de la censure. Si cela constitue l’objectif premier, les résultats peuvent s’avérer sensiblement différents.

Avec The Mosque: The First Mosque in the Historic City of Venice (2015), représentant l’Islande dans le cadre de la 56e édition de la Biennale de Venise, il transforme une ancienne église déconsacrée vénitienne (Santa Maria della Misericordia) en la première mosquée de la Cité des Doges [Fig. 7]. Elle n’était pas un simple décor, mais un lieu de culte effectif et devait fonctionner toute la durée de l’exposition internationale. Elle était censée accueillir fidèles, rencontres et programmes éducatifs durant les sept mois de l’événement ; elle fut fermée moins de deux semaines après l’ouverture. Les enjeux qu’elle sous-tendait – notamment la question religieuse omniprésente aujourd’hui, avec toutes les incertitudes et les montées extrémistes qu’elle véhicule – devenait trop ouvertement présente dans un cadre qui se veut pourtant être un reflet avisé du monde. All the World’s Futures était le titre donné par le commissaire Okwui Enwezor à son édition de la Biennale, un futur du monde qui ne considérait sans doute pas la question de la place de l’islam dans le monde, et en particulier en Occident, comme faisant partie des prévisions et des échéances à venir – du moins pas sous cette forme ou dans ce contexte. La fermeture prématurée de l’exposition fut décidée par un comité de sécurité vénitien qui évoqua : le risque lié au nombre trop important de personnes se rendant sur place ; les attaques terroristes potentielles contre le lieu ; et enfin une raison officielle plus surprenante : la mise en avant du statut particulier de l’œuvre d’art qui ne doit pas interférer avec la réalité[15]. Dans le cas présent, elle doit rester installation, et ne pas se transformer en lieu de culte. Une décision qui mettrait à mal beaucoup d’œuvres contemporaines, notamment celles issues de la fameuse « esthétique relationnelle » édictée par Nicolas Bourriaud[16] visant à abolir les frontières par la mise en place d’un échange interactif entre l’installation artistique et un spectateur devenu acteur. Le désir promulgué par l’artiste d’ouvrir le débat face à un constat éloquent – l’absence de mosquée à Venise, et la place à accorder à l’islam dans nos sociétés occidentales laïques, ou chrétiennes – avait opté pour une intrusion assourdissante dans le champ de l’art. La censure qui frappa l’installation avait été anticipée par Randy Kennedy[17], considérant l’œuvre comme une mise à l’épreuve grandeur nature de la tolérance et de l’acceptation de la religion musulmane en Europe. La réponse ne s’est pas fait attendre.

Fig. 7 : Christoph Büchel, The Mosque, 2015. Vue de l’installation, Pavillon islandais, 56e Exposition d’Art Internationale, La Biennale de Venise, Italie, 9 mai – 22 août, 2015. Photographie : Bjarni Grimsson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Si Christoph Büchel réintroduit au SMAK de Gand ses interventions de grande ampleur, il adopte pourtant une partie de la stratégie de « sous-exposition » évoquée préalablement . Présenté comme simple « commissaire invité » et non « artiste », il réinterroge au sein de son installation De la Collection / Verlust der Mitte (2017) le passé colonial de la Belgique avec des manifestations dissimulées ou non annoncées [Fig. 8]. La reconstitution d’une « jungle » partielle, similaire à celle de Calais, à l’extérieur du musée répondait malicieusement aux constructions à l’intérieur du musée, de stands promouvant l’investissement en République Démocratique du Congo (ancienne colonie belge) [Fig. 9], au ring de boxe appelant au dialogue pour le développement congolais, aux boutiques de souvenirs coloniaux, aux reconstitutions de villages traditionnels, aux magasins sauvages vendant téléphones et épaves, etc.

Fig. 8 : Christoph Büchel, SMAK, 2017. Vue de l’installation, SMAK, Musée Municipal d’Art Actuel, Gand, Belgique, 20 mai – 27 août 2017. Photographie : Dirk Pauwels. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel
Fig. 9 : Christoph Büchel, SMAK, 2017. Vue de l’installation, SMAK, Musée Municipal d’Art Actuel, Gand, Belgique, 20 mai – 27 août 2017. Photographie : Dirk Pauwels. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Une partie de l’œuvre amplifia ce phénomène de surexposition en ravivant la dimension photographique du terme lorsque l’image, le cliché, disparaît derrière une lumière aveuglante. Après avoir sélectionné plusieurs chefs-d’œuvre du mouvement CoBrA et du minimalisme parmi la collection de l’institution, il place des lits vides, des valises, des vêtements abandonnés tels des indices de la présence de réfugiés au sein même des salles d’exposition. Le problème qualifié sous le terme générique des « migrants » (sans que cette dénomination ne concerne une réalité unique et définie) est ici placé sous les lumières froides et sans ombres des institutions muséales européennes. Christoph Büchel n’expose pas cette fois l’humain, mais le vide laissé par sa trace ; il ne rejoue pas les zoos humains encore présents au début du XXe siècle, à Paris comme à Gand, mais transvase la réalité du monde dans un environnement qui n’est pas adapté à les recevoir. La métaphore est somme toute limpide : nous mettant une fois de plus face à ce que nous vivons, sans fard ni commentaire, il déstabilise nos certitudes et nos convictions. Alors qu’une partie de l’exposition demeure dans une nébulosité dans laquelle elle trouve refuge – sans publicité, pas de censure –, le reste s’affirme et s’impose en forçant le spectateur à se confronter à un réel qu’il côtoie pourtant quotidiennement. La surexposition dessille le regard, remémore les mots d’Heinrich von Kleist face à la peinture Le moine au bord de la mer (1810) de Caspar David Friedrich, le tableau étant « pareil à l’Apocalypse […]. On a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées[18] ». Elle étaye également la thèse développée par Maggie Nelson dans son ouvrage The Art of Cruelty. A Reckoning[19] (2011) sur l’utilisation nécessaire de la cruauté afin de réveiller les consciences endormies, endolories, des sociétés capitalistes actuelles :

« En résumé, l’idée est qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez nous, dès le départ – que cela soit la marque du péché originel (ou, inversement, comme Nietzsche l’aurait dit, une adhésion à la “moralité d’esclave” du christianisme), une aliénation venant de notre travail, un désaccord fatal avec la Nature, le fait d’être perdus dans une forêt de simulations, déformés par des systèmes tels que le capitalisme et le patriarcat, l’occidentalisation, l’occidentalisation incomplète, ou simplement par “un manque épistémologique” comme l’a mentionné Kester – qui requière une intervention vigoureuse (c’est-à-dire, orthopédique) pour le corriger[20] ».

La « publicité » était par contre volontairement souhaitée pour son projet MAGA (2017). Il lance de manière très officielle une demande de classification en tant qu’œuvre d’art – entre la sculpture minimale et l’intervention de Land Art – des prototypes de murs commandés par le président américain Donald Trump pour séparer durablement les États-Unis du Mexique voisin [Fig. 10]. S’appuyant sur l’American Antiquities Act de 1906, il considère que les huit échantillons de murs gigantesques trônant près de San Diego – pourvus de finitions différentes selon de quel côté de la frontière l’on se trouve, privilégiant l’esthétique pour l’Amérique, la brutalité pour le Mexique – répondent aux critères d’œuvres possédant une valeur culturelle significative les autorisant à être classées monuments historiques[21].

Fig. 10 : Christoph Büchel, Prototypes, 2017. Photographie : Bjarni Grimsson. Courtesy the artist and Hauser & Wirth. © Christoph Büchel

Ils possèdent effectivement une présence indéniable, remémorant les volumineuses sculptures monumentales de Richard Serra, et de nombre d’autres exemples du minimalisme américain explorant puissance et martialité à travers de similaires matériaux. Ils évoquent également d’étranges formes totémiques dignes de 2001: A Space Odissey (1968) de Stanley Kubrick. Surtout, ils symbolisent les tentatives de repli, les craintes migratoires, les défenses et les endiguements illusoires d’un pays en proie à la peur de l’étranger. Ils représentent une époque, incarnent une tension palpable entre des visions du monde antagonistes, et s’érigent en menaces concrètes. De nouveau, Christoph Büchel préfère éclairer violemment les transformations en cours (il propose des visites touristiques payantes du site, ajoutant ainsi le débat de la médiatisation et de la commercialisation des angoisses et des désirs morbides de l’humanité), jugeant que la lumière demeure la plus fidèle alliée de l’artiste pour donner à voir ; mais aussi pour éviter une censure qui devra recourir, si elle souhaite engager le combat, utiliser des moyens semblables, et se projeter alors elle aussi sous les feux des projecteurs – une épreuve toujours délicate pour un acte qui désire souvent se produire dans l’ombre et le silence. De manière moins attendue, la demande de censure – sous forme de boycott de toute relation avec la galerie représentative de l’artiste, Hauser & Wirth, ainsi que le boycott du travail de Christoph Büchel et de sa promotion – émanera de la part d’artistes, critiques d’art, commissaires d’exposition et membres d’institutions artistiques, rassemblés dans une lettre ouverte énumérant leurs griefs à l’encontre de MAGA[22]. Ils lui reprochent notamment une démarche « fasciste », visant à l’ « exploitation de la misère humaine », détachée de toute réalité et de la souffrance quotidienne vécue par les familles brutalisées par cette frontière[23].

Travailler la censure

Christoph Büchel possède sans doute une conscience claire du poids de la censure lorsqu’il crée. Il anticipe certainement les réactions que son travail suscite, même si leur ampleur – positive ou négative – reste soumise à des fluctuations inattendues. Le fait qu’il refuse tout entretien, avec la presse ou autre[24], coupe toute possibilité de l’entendre s’exprimer sur ses différents projets ; il oblige, par la même occasion, à parler en son nom, et à émettre spéculations et suppositions subjectives, sans que celles-ci ne soient jamais ni confirmées, ni infirmées par l’artiste lui-même.

Rien ne permet cependant d’affirmer qu’il recherche activement la censure : aucune de ses pièces ne prône ouvertement la provocation, le blasphème, l’interdit. Il ne se confronte pas aux tabous sociaux ou moraux, ne pratique pas un art au-delà de la légalité. Il œuvre sur la marge, évoluant sur une zone sensible où chaque geste est calculé au plus juste pour atteindre le but fixé sans basculement. Il produit, en étant pleinement conscient de ses actes, un art sur le fil, et il sait que celui-ci se révèle forcément à double tranchant. Il paraît accepter en quelque sorte la censure comme un possible contrepoids ; s’il essaye de l’éviter afin de montrer son travail et interroger le spectateur, il conserve à l’esprit que le risque existe et qu’il doit être assumé. Nous verrons par la suite dans quelle mesure ce type d’engagement artistique est nécessaire. Nous souhaitons pour l’instant envisager ce moment décisif, cette crête étonnante sur laquelle il se tient lorsqu’il manipule non pas la censure, mais la possibilité de la censure, comme un matériau à part entière.

Peut-on réellement créer à partir de la censure ; ou plus généralement, avec la perspective de la censure comme menace ? Nombre d’artistes ont délibérément entrepris de créer tout en sachant que l’œuvre finale n’échapperait pas au contrôle et à la sanction ; nous pensons à des créations dans des contextes, politiques et religieux notamment, privant l’individu, et plus encore l’artiste, de libertés fondamentales d’expression[25]. Mais nous pourrions également envisager le cas inverse d’artistes poussant leur œuvre volontairement au-delà des limites connues de la loi et de la morale, y compris au sein de cultures démocratiques ; c’est l’option du choc, de la transgression, voire de la provocation assumée afin de bousculer l’ordre établi, de réveiller les consciences apathiques.

Plusieurs réponses peuvent être apportées face à de telles situations. La première est la plus insidieuse, et sans doute la plus dangereuse, puisqu’elle prend la forme de l’autocensure. Beaucoup d’artistes préfèrent choisir de ne pas donner forme à leur œuvre finale selon leur volonté initiale afin de ne pas heurter le pouvoir en place, ou pour ne pas affronter une réaction du public qu’ils anticipent négative. Ce fut le cas avec l’œuvre Silence (2008) – des paires d’escarpins féminins posés sur des tapis de prières musulmans – de Zoulikha Bouabdellah. L’artiste décida de retirer son œuvre de l’exposition Femina, ou la réappropriation des modèles (2015) au Pavillon Vendôme, Clichy, quelques jours avant l’inauguration suite à des pressions diverses et des inquiétudes quant à de possibles vindictes idéologiques et religieuses. La deuxième est plus stratégique : elle s’incarne par exemple dans les films d’Andréï Tarkovski réalisés en partie sous l’intimidation de la censure soviétique. L’artiste doit contourner la censure, en l’acceptant parfois, et conserver ainsi son idéal esthétique supérieur ; la pensée se fait métaphorique et le discours se dissimule sous un formalisme d’apparat, ou une poésie éblouissante. La troisième option est celle élue par Christoph Büchel : décider d’évoquer des périmètres sensibles du champ politique, social et culturel actuel en ne conservant à l’esprit que l’axe érigé en premier lieu par la nécessité de l’œuvre. La censure n’est ni ignorée, ni dédaignée. Bien que sans comparaison avec les exemples précédents, intervenant dans des contextes historiques et idéologiques différents, elle devient ici une simple composante – un risque à prendre, précisément parce que le risque mérite d’être pris.

Pour mener à bien cette quête, Christoph Büchel s’intéresse à des endroits singuliers de nos sociétés. Il se fait explorateur des zones grises, des vides juridiques métaphoriques, des trous noirs de l’inconscient – tous ces espaces qui existent, que nous connaissons mais que nous décidons de laisser sans lumières. Entre la peur et le rejet, ces interstices recoupent des thématiques embarrassantes, souvent désagréables. Ils ne possèdent cependant pas une violence inhérente susceptible de déclencher immédiatement, voire préalablement, un blocage symbolique ou réel ; ils ont par contre suffisamment de force et d’énergie dérangeantes pour ne pas laisser le spectateur indifférent à leur contemplation. Nous pensons symboliquement aux tremblements à peine perceptibles et inexpliqués d’un torchon au crochet d’une ancienne cuisine dans Les envoûtés (1939) de Witold Gombrowicz ; à la petite tache de sang entre deux lattes d’un vieux parquet dans Mother! (2017) de Darren Aronofsky ; au banal cambriolage qui se déroule mal (1972) dans l’affaire du Watergate. Des points de rencontres entre un élément non évident, présent sans être incontournable, et une suite de conséquences immense. Ce ne sont pas des détails acquérant soudain de l’importance – ils sont parfaitement signifiants par eux-mêmes. Ils sont de purs symptômes. Face à eux, la censure, dans son acception la plus générale, ne cherche pas la guérison mais l’amputation ; Christoph Büchel vise l’identification de la maladie. Pourtant, la censure signale bien l’existence d’une zone douloureuse sur laquelle le doigt de l’artiste vient se poser. Par cet acte, il sonne l’alerte, sans s’ériger contre les grandes injustices du monde (voyantes, et ignorées elles aussi) mais en insistant sur ces points de rencontres, ces lieux peu perceptibles, légèrement enterrés ou reculés, qui affleurent à la surface et qui indiquent un dérèglement plus profond[26].

Un sismographe intérieur

L’œuvre de Christoph Büchel est essentielle et existentielle. Elle doit être, jusque dans sa dimension censurée. L’artiste ne peut (plus) se contenter d’enregistrer les tremblements du monde. Le modèle de la « sismographie warburgienne » étudiée par Georges Didi-Huberman dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg[27] (2002), celle d’un artiste absorbant les secousses de l’extérieur, vibrant au rythme des fluctuations de nos sociétés, ne suffit plus. L’artiste doit retranscrire ces mouvements chaotiques – à peine perceptibles, ou dangereusement menaçants –, et nous les communiquer sous une forme esthétique. Il a le devoir de nous les rendre avec acuité, une exactitude fine qui nous permet de procéder à leur juste appréhension et compréhension. La question ne porte pas ici sur l’importance, l’intérêt et l’efficacité des notions d’engagement dans l’art, ni sur ses conséquences possibles. Cependant, tout art entrepris dans un contexte de censure potentielle[28] acquiert nécessairement une position engagée vis-à-vis du monde. Interroger les stratégies mises en place pour promouvoir une création dans un environnement propice à la censure renvoie inévitablement à analyser la nécessité et la force irrépressible qui nourrissent commissaires, institutions ou artistes à défier l’autorité dans le seul but de montrer une œuvre. Il existe une réelle urgence à exposer, à rendre visible des faits, des événements, des éléments que le reste du monde se doit de connaître. L’œuvre d’art au sein de la censure ne devient politique qu’au sens premier du terme, à savoir une création au cœur même de la Cité – dangereuse par définition selon la théorie platonicienne. Elle n’induit pas forcément des enjeux politiques au sens contemporain de l’expression. En ce sens, l’image du sismographe warburgien conserve sa pertinence : l’artiste tremble – enregistreur devenant transmetteur – face aux dangers souterrains de nos cultures. Il prévient avant que les catastrophes n’arrivent, lance l’alerte, manifeste l’invisible, matérialise le péril.

Christoph Büchel cherche à dépasser ce positionnement passif. Il veut être actif – activiste[29] ?– sans coloration politique autre que celle de l’humain face à lui-même. Ce faisant, il devient l’aiguillon qui dérange saint Paul (II Cor, 12,7) et qui ravive les forces de vie[30]. À un point extrême, s’articule la pensée d’Emil Cioran : « Souffrir : seule modalité d’acquérir la sensation d’exister[31] ». Si les piqures artistiques du plasticien suisse amorcent des électrochocs salutaires, inversement, la pointe de la censure pourrait à son tour accompagner d’un écho paradoxalement favorable ses revendications. Cette dernière hypothèse tendrait à envisager le fait qu’il manipule la censure, non pas à des fins de promotion personnelle, mais bien plutôt afin d’éclairer les zones qu’il cherche à dévoiler. La censure se mue ainsi en alliée sûre et efficace.

L’acte même de censure mute dès lors en un geste autorisant une appréhension mieux définie et plus précise du monde dans lequel nous évoluons. Il met en lumière les peurs les plus obscures, les terrains les plus inaccessibles, les dialogues les plus tus. Si, à la manière d’une mise en perspective symbolique, nous reculons et regardons l’œuvre construite par Christoph Büchel d’une certaine distance, il est envisageable qu’il nous faille porter notre attention sur la censure en elle-même comme acte créateur de sens. En effet, la censure qu’il introduit – de manière révélée ou silencieuse – démontre les mécanismes, systèmes et fonctionnements de ces machines productrices engagées envers d’autres machines. L’allusion aux théories anti-oedipiennes[32] dévoile l’architecture socio-économique des civilisations occidentales capitalistes qui cherche à cacher ses dérèglements – ses maladies. En poursuivant la métaphore psychanalytique, nous pourrions envisager la censure comme l’expression du refoulé : l’islam à Venise ; le sang aborigène en Tasmanie ; la mafia à Palerme ; les sans domiciles fixes partout – une réponse protectionniste venant de sociétés névrosées. Au contraire, nous pourrions également la considérer comme un fait neutre en lui-même, demandant une interprétation aussi rationnelle et objective que sa nature le requiert. Il est possible que la solution se situe entre ces deux pôles. La censure affirme un premier plan de rupture légale avec la morale ou le droit légiféré ; elle exprime aussi un arrière-plan de tensions souterraines mises à nue, cachées ou oubliées.

Søren Kierkegaard interroge précisément cette nécessité de l’opposition lorsqu’il affirme qu’en politique, « l’importance s’attrape en se rangeant dans l’opposition et si bien qu’à la fin, sans doute, on souhaite un gouvernement pour avoir tout de même quelque chose à quoi s’opposer[33] ». La démarche de Christoph Büchel instaure ce mouvement en creux, et désigne un art du négatif, véritable bain révélateur, miroir noir de nos sociétés. La singularité de son travail réside dans sa résistance au phénomène systématique d’absorption par la culture dominante des forces d’opposition, y compris dans ses formes les plus extrêmes ou subversives[34]. Il va même plus loin, dépasse ce stade et se montre offensif. Il intègre la censure qui le menace, le poursuit ou l’accompagne ; il ne se contente pas de la retourner contre elle-même, tel Méduse, mais s’en sert comme d’une arme redoutable qui vient doubler et amplifier la portée de son discours.

 

Notes

[1] Schlesser T., L’art face à la censure : cinq siècles d’interdits et de résistances, Paris, Beaux Arts Éd., 2011, p. 8-9.

[2] Sur la définition de la « sous-culture » comme ensemble minoritaire constamment menacé de récupération, nous renvoyons à l’ouvrage suivant : Hebdige D., Subculture. The Meaning Of Style, Londres, Methuen, 1979 ; la question de la « contre-culture », mouvement en opposition constante à la culture dominante, est abordée de manière panoramique dans l’ouvrage : Bizot J.-F. (dir.), Underground. L’histoire, Paris, Actuel ; Denoël, 2001.

[3] La notion de « cube blanc » doit ici être comprise dans sa dimension synecdotique, voire métaphorique ou allégorique ; la nature même des œuvres remodelant l’ensemble de l’environnement qui l’accueille. Nous pourrions citer à ce sujet son œuvre Memorial (2007), divisée en trois salles : la première est une salle d’attente diffusant la chaîne CNN en continu sur des écrans de télévision ; la deuxième est une salle de shoot destinée à administrer de la drogue aux personnes dépendantes ; la dernière est une salle d’exposition, un « white cube » parfait et vide, possible espace d’expérimentation des effets de la drogue sur l’organisme.

[4] The Copyright Act est une loi américaine votée en 1976 statuant sur les droits de propriétés, droits moraux et droits de reproduction, notamment des biens culturels et des créations artistiques. Elle a introduit la notion de « fair use » qui autorise, selon certaines conditions, la diffusion d’œuvres outrepassant le droit strict du propriétaire originel si l’utilisation est jugée « juste » ou « équitable ».

[5] Les différents documents, notamment les échanges de courriels, sont extraits de l’article du journal The Boston Globe consultable en ligne : Edgers G., « Dismantled », Boston.com, 21 octobre 2007, en ligne : http://archive.boston.com/ae/theater_arts/articles/2007/10/21/dismantled/ (consulté en avril 2019).

[6] Ibid. : courriel de Susan Cross, curatrice, à Joe Thompson, directeur, en date du 31 janvier 2007 : « The relationship between artist and institution. The institution usually has so much more power than the artist. But here the tables seem turned […]. I also do like the idea of comparing the situation to the quagmire in Iraq somehow » (consulté en avril 2019).

[7] Ibid. : courriel de Richard Criddle, directeur de la régie, à Dante Birch, directeur des expositions, Nato Thompson, curateur, et Joe Thompson, en date du 15 février 2007 : « To hell with the maybe this maybe that… CB is so fond of Sadam as a historical figure and he couldn’t deal with deadlines either! (Remember Kuwait?) The time to further negotiation is over! » (consulté en avril 2019).

[8] Ibid. : courriel de Christoph Büchel, à Joe Thompson, en date du 9 avril 2007 : « I have heard a black-mailing letter from you has arrived in Basel the 2nd of April […] I cannot react in details on letters that I don’t have in front of me and that are full of threats, as I was told » (consulté en avril 2019).

[9] Nous pensons notamment aux œuvres « iconiques » The Singing Sculpture (1969) de Gilbert & George, One Minute Sculptures d’Erwin Wurm, Derelict Woman (1973) ou Museum Guard (1983) de Duane Hanson, et Sleep (1963) d’Andy Warhol.

[10] « Investissez à Palerme. Palerme est belle, rendons-la encore plus belle ».

[11] L’installation reproduisait l’intérieur d’un faux centre commercial, avec ses publicités, ses magasins de luxe, ses stands promotionnels, etc. Des allusions à la « Black War » entre les colons britanniques et les aborigènes tasmaniens du XIXe siècle, ou aux zones occupées israélo-palestiniennes ; des bibles et des torahs, entre autres ouvrages, brûlées dans la cheminée d’un Starbucks Coffee ; l’utilisation illicite des logos des laboratoires pharmaceutiques ou de l’insigne de La Croix Rouge – pour ne citer que quelques exemples –, offraient autant de possibilités de protestations contre l’exposition.

[12] Walsh D., « A letter of apology to Tasmanian Aboriginal people (and anyone else we have offended) », MONAblog, 24 juin 2014. Consultable sur le site Monad.ch, en ligne : https://monad.ch/usr/library/documents/main/letter_of_apology_to_tasmania_aboriginals.pdf (consulté en avril 2019).

[13] Spiers A., « Confounding and destabilising a town: Christoph Büchel’s Southdale at MONA », Monad.ch, 2014, en ligne : https://monad.ch/usr/library/documents/main/confounding_and_destabilising_a_town_amy_spiers.pdf (consulté en avril 2019).

[14] L’artiste a refusé que son nom soit cité avant le début de l’exposition, et toute la communication autour de l’installation a délibérément laissé penser à l’ouverture d’un centre commercial en lieu et place du musée.

[15] Muñoz-Alonso L., « Venice Authorities Shut Down Art Mosque by Christoph Büchel for Icelandic Pavilion », Artnet.com, 22 mai 2015, en ligne : https://news.artnet.com/exhibitions/christoph-buechel-art-mosque-iceland-pavilion-venice-biennale-shut-down-301246 (consulté en avril 2019).

[16] Bourriaud N., Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998.

[17] Kennedy R., « Mosque Installed at Venice Biennale Tests City’s Tolerance », New York Times, 6 mai 2015, en ligne : https://www.nytimes.com/2015/05/07/arts/design/mosque-installed-at-venice-biennale-tests-citys-tolerance.html (consulté en avril 2019).

[18] Kleist H. (von), « Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft », Berliner Abendblätter, 13 octobre 1810, p. 47-48. Cité dans Zerner H., Tout l’œuvre peint de Friedrich, Paris, Flammarion, 1976, p. 11-12.

[19] Nelson M., The Art of Cruelty. A Reckoning, New York ; Londres, W.W. Norton & Company, 2011.

[20] Ibid., p. 4 : « In short, the idea is that there’s something wrong with us, from the get-go – be it the mark of original sin (or, conversely, as Nietzsche would have it, adherence to the “slave morality” of Christianity), alienation from our labor, a fatal rift with Nature, being lost in a forest of simulations, being deformed by systems such as capitalism and patriarchy, Westernization, not enough Westernization, or simply “an epistemological lack” as Kester put it – that requires forceful (i.e., orthopedic) intervention to correct ».

[21] « objects of historic or scientific interest » (« des objets d’intérêt historique ou scientifique ») selon la section 2 de The Antiquities Act of 1906, en ligne : https://www.nps.gov/subjects/legal/the-antiquities-act-of-1906.htm (consulté en avril 2019).

[22] « ADD YOUR NAME: Letter to Art and Cultural Institutions : Repudiate MAGA’s White Supremacist US-Mexico Border Wall Prototypes as « Art » », 6 février 2018, en ligne : https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLScQsFG24NzvMB_hbOYD3dHcV7a_QqtnwOb_kQLCsmemLQucNQ/viewform (consulté en avril 2019).

[23] Durón M., « Artists, Curators Respond to Christoph Büchel’s Border Wall Project », Artnews.com, 7 février 2018, en ligne : http://www.artnews.com/2018/02/07/artists-curators-respond-christoph-buchels-border-wall-project/ (consulté en avril 2019).

[24] Il refuse également toute photographie personnelle, et gère avec restriction la diffusion des dossiers de presse.

[25] L’artiste chinois Ai Weiwei (1957) par exemple, est devenu, par son militantisme constant érigé en œuvre d’art, le symbole international de la création dans un pays où sévit une censure étatique systématique.

[26] Nous soulignons que la position défendue ici ne vise pas à instaurer une image de l’artiste en héros solitaire. Il n’est ni seul, ni isolé. Tout acte nécessite des complicités et des soutiens divers, y compris institutionnels, pour permettre la réalisation de ces œuvres. Il n’en demeure pas moins que le rôle central du créateur le place irrémédiablement en première ligne des décisions, et des conséquences de ses actes.

[27] Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éd. de Minuit, 2002.

[28] Cette remarque ne se limite pas aux régions du monde dominées par des régimes dictatoriaux, mais concerne également l’Occident comme nous l’avons vu, et les États-Unis en particulier.

[29] Il se distingue cependant de l’« artivisme », mouvement nébuleux né en Amérique à la fin des années 1990 qui prône l’art comme arme active de revendications politiques et sociales. Christoph Büchel reste, en accord avec son éthique artistique, en dehors de toute mouvance, qu’elle soit organisée ou non.

[30] Saint Paul, II Cor, 12,7 : « Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m’empêcher de m’enorgueillir ».

[31] Cioran E., La tentation d’exister, Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 1987 (1956), p. 831.

[32] Nous renvoyons à ce titre à l’ouvrage fondateur suivant : Deleuze G., Guattari F., L’anti-Œdipe, Paris, Les Éd. de Minuit, 1972, et notamment au chapitre III : « Sauvages, barbares, civilisés ».

[33] Kierkegaard S., Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949 (1849), p. 221.

[34] La généalogie dessinée par Greil Marcus dans Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century, Cambridge, Harvard University Press, 1989, reliant le dadaïsme au punk en passant par les situationnistes, constitue un modèle éclairant ; nous pourrions y adjoindre un nombre fort conséquent d’exemples, incluant la figure de Che Guevara ou les écrits de Donatien Alphonse François de Sade.

 

Pour citer cet article : Benjamin Bianciotto, "Christoph Büchel : de la nécessité de l’art, censure et anticipation", exPosition, 2 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/bianciotto-christoph-buechel-censure-anticipation/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

Ce que l’exposition fait à l’art

par Hélène Trespeuch

 

Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle y a organisé les journée d’étude « Penser l’exposition. Points de vue pragmatiques » en 2013 et en 2015, avec la collaboration de Caroline Tron-Carroz, « Images en mouvement : enjeux d’exposition et de perception ». Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). 

 

Le premier numéro de la revue exPosition est l’heureux aboutissement de quatre années de travail et de réflexion, marquées par l’enthousiasme communicatif de ceux qui ont contribué de près ou de loin à lui donner vie, mais aussi par de ponctuelles phases de découragement. Il a fallu en effet surmonter quelques épreuves pour mener à son terme cette création de revue, sans rogner sur les ambitions initiales du projet : indépendance d’esprit et exigence intellectuelle.

Cette idée de revue numérique autour de l’exposition est née à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. En tant que nouvelle recrue, je souhaitais trouver un terrain de discussion avec des collègues qui ne soient pas nécessairement des contemporanéistes, un projet qui ait une dimension interdisciplinaire et qui soit susceptible d’intéresser les étudiants. Questionner l’exposition des œuvres et objets d’art permettait de concilier ces différents critères. Je constatai par ailleurs que la critique d’art, pour de multiples raisons, jouait de moins en moins son rôle critique face aux institutions muséales, alors même que les professionnels du monde de l’art continuaient de porter un regard très exigeant sur les expositions, qui ne se traduisait que trop rarement par des prises de position publiques et argumentées. Cette revue n’a pas l’ambition démesurée d’apporter une solution à cette situation regrettable, néanmoins elle s’offre comme un espace d’expression pour ceux qui, l’œil éduqué et la plume aiguisée, souhaitent mettre leurs connaissances et leurs expériences au profit d’une meilleure compréhension des enjeux de la mise en exposition des œuvres et objets d’art.

Dans le champ scientifique, plus particulièrement dans la sphère touchant à l’histoire de l’art contemporain, la question de l’exposition a nourri récemment quelques projets de recherche, notamment collectifs[1]. Cet intérêt peut s’expliquer très simplement comme la volonté de rendre justice à l’important corpus d’initiatives artistiques qui, depuis une cinquantaine d’années – si ce n’est depuis un siècle – ont contribué à bouleverser l’espace d’exposition, amenant le spectateur à prendre conscience de cet espace spécifique, à l’éprouver esthétiquement, appréciant à l’occasion le dialogue des œuvres exposées et de leur environnement, sinon appréciant l’œuvre elle-même comme espace. Dans la première catégorie, on peut renvoyer, à titre d’exemple, aux célèbres vues de la dernière exposition futuriste 0.15 à Petrograd en 1915, de la foire internationale Dada à Berlin en 1920, de l’exposition internationale surréaliste à Paris en 1938, ou du labyrinthe dynamique Dylaby des Nouveaux réalistes présenté à Amsterdam en 1962. Quant à la seconde catégorie, on peut évoquer brièvement un certain nombre d’œuvres apparues dans les années 1960-1970, relevant soit de l’installation (comme les 50 m3 de terre disposés par Walter de Maria dans une galerie munichoise en 1968, ou la réunion de douze chevaux vivants par Jannis Kounellis dans une galerie romaine l’année suivante), soit de l’in situ (comme les fameuses « colonnes » de l’œuvre Les deux plateaux de Daniel Buren qui redessinent en 1986 la cour d’honneur du Palais Royal à Paris), soit de la performance (voir par exemple celle que Joseph Beuys propose en mai 1974 à la galerie René Block à New York, I like America and America likes me).

Cette histoire des expositions et de leurs enjeux contemporains spécifiques s’est élaborée relativement récemment, grâce aux travaux de Brian O’Doherty[2], Jean-Marc Poinsot[3], Jérôme Glicenstein[4], ou encore Jean Davallon[5], mais aussi à des ouvrages plus grand public tels que L’Art de l’exposition de Bernd Klüser et Katharina Hegewisch[6], ou encore Salon to Biennial de Bruce Altshuler[7]. Ces publications restent des premiers pas, des jalons, la question des expositions ne constituant encore que ponctuellement un objet d’étude à part entière. Il est vrai que les théoriciens de l’art ont peut-être jusqu’alors consacré trop peu de travaux à ces questions d’exposition, de scénographie, d’accrochage, alors qu’elles constituent une part non négligeable, sinon primordiale, de l’activité artistique contemporaine et de l’actualité du monde de l’art. Cette situation peut s’expliquer, vraisemblablement, par un manque de formation, de sensibilisation à ces questions, qui va de pair avec un manque de sources visuelles aisément exploitables. Il ne s’agit pas ici de caricaturer le théoricien de l’art qui ne se préoccuperait que de l’œuvre, en étant parfaitement indifférent à ses conditions de monstration. Il faut bien reconnaître en revanche que, pour les besoins d’une conférence, d’un cours ou d’une publication, l’habitude la plus répandue est d’utiliser des images d’œuvres parfaitement isolées de leur environnement, car principalement disponibles sous cette forme dans les ouvrages et catalogues d’exposition. Un important travail de sensibilisation à ces enjeux contextuels mérite donc d’être accompli dans les prochaines années dans l’ensemble du monde de l’art.

S’il y a un intérêt, sinon une nécessité, à faire de l’exposition un objet d’étude et à accompagner ce processus historiographique en cours, cette revue entend néanmoins ne pas s’attacher à une histoire des (grandes) expositions. En effet, ce champ est déjà bien traité. Qui plus est, une telle histoire s’attache souvent à la figure d’un artiste ou d’un commissaire d’exposition, valorisant ainsi le talent, la vision d’un individu, alors que la revue exPosition pense l’exposition comme un projet nécessairement collectif, fait de différents dialogues : entre artistes et organisateurs, entre œuvres et espace d’exposition, entre œuvres et spectateurs. Ces interactions génèrent un certain nombre de contraintes, qui modifient ou enrichissent plus ou moins le projet initial, et méritent à ce titre d’être analysées pragmatiquement. La revue exPosition tient à placer au centre de son attention les œuvres dans leur rapport au spectateur. Elle entend ne pas négliger les dispositifs d’exposition non spectaculaires ou qui semblent, a priori, relever d’un accrochage conventionnel, car même ceux-ci peuvent être pensés avec une extrême acuité par les artistes concernés. Mark Rothko, par exemple, le rappelait en écrivant en 1954 ces quelques lignes dans une lettre adressée à une conservatrice de Chicago en charge d’une exposition de ses œuvres :

« Étant donné que mes tableaux sont grands, pleins de couleurs et sans cadre, et que les musées sont en général immenses et grandioses, il existe un danger que les tableaux se comportent comme des zones décoratives sur les murs. Ce serait une distorsion de leur signification, car ces tableaux sont intimes et intenses, et sont donc 1’opposé de ce qui est décoratif[8]. »

Le cas de Donald Judd pourrait tout aussi bien être mentionné, lui qui, désespéré par le milieu muséal et les conditions d’exposition offertes aux artistes, décida de créer à Marfa (une petite ville du désert texan) son propre musée pour rendre justice à ses œuvres et à celles de ses contemporains.

Il va sans dire que toutes les personnes engagées dans le montage d’une exposition ont une responsabilité par rapport aux œuvres comme envers leur auteur. C’est la principale raison pour laquelle il importe que les universitaires au même titre que les commissaires, les conservateurs, et les scénographes, s’expriment sur l’exposition et ses enjeux spécifiques, en s’intéressant non plus seulement au propos du commissaire et à la qualité des œuvres réunies – ou d’un point de vue muséologique aux dispositifs de médiation et de communication mis à la disposition du public –, mais aussi aux questions d’accrochage et de scénographie, autrement dit au discours des œuvres. Ces données conditionnent la manière dont nous appréhendons l’œuvre d’art et peuvent, de ce fait, autant mettre en péril que mettre en lumière la compréhension d’une démarche artistique.

 

Notes

[1] Voir par exemple le projet « Histoire des expositions », mené grâce à un partenariat entre le Centre Pompidou, le Labex Arts-H2H et le Labex CAP, http://histoiredesexpos.hypotheses.org/presentation.

[2] O’Doherty B., White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008 (1986).

[3] Poinsot J.-M., Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008 (1999).

[4] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.

[5] Davallon J., L’exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.

[6] Klüser B., Hegewisch K. (éd.), Die Kunst der Ausstellung: Eine Dokumentation dreißig exemplarischer Kunstausstellungen dieses Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main & Leipzig, Insel Verlag, 1991.

[7] Altshuler B. (éd.), From Salon to Biennial – Exhibitions that Made Arts History, vol. 1 : 1863-1959,  New York & Londres, Phaidon, 2008 ; Altshuler B. (éd.), Biennials and Beyond – Exhibitions that Made Arts History, vol. 2 : 1962-2002, New York & Londres, Phaidon, 2013.

[8] Rothko M., Lettre à Katherine Kuh, 25 septembre 1954, cité dans De Chassey É., La peinture efficace, Une histoire de l’abstraction aux États-Unis (1910-1960), Paris, Gallimard, 2001, p. 196.

 

Pour citer cet article : Hélène Trespeuch, "Ce que l’exposition fait à l’art", exPosition, 20 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/trespeuch-exposition-art/%20. Consulté le 24 novembre 2024.

L’exposition des livres d’artistes, ou son impossibilité

par Jérôme Dupeyrat

 

— Jérôme Dupeyrat (www.jrmdprt.net) est historien de l’art. Ses activités incluent la critique, l’édition (Bat éditions / <o> future <o>), le commissariat d’exposition, la recherche et l’enseignement (en particulier à l’isdaT beaux-arts, où il est co-responsable du programme de recherche « LabBooks — écritures éditoriales »). À partir de recherches sur les livres d’artistes (Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012), ses centres d’intérêt se sont étendus aux liens entre art et édition ainsi qu’à l’image considérée d’un point de vue intermédial et médialogique. —

 

Exposer des livres est un exercice dont l’issue est souvent décevante, aussi bien pour les spectateurs-lecteurs que pour les commissaires d’expositions, les auteurs, les éditeurs ou encore les graphistes.

Dans le cas des livres d’artistes, l’exposition est un mode de visibilité qui s’avère d’autant plus insatisfaisant qu’à bien des égards, il entre en contradiction avec les valeurs inhérentes à cette pratique éditoriale. Parce qu’il relève de l’art, le statut de ces publications incite pourtant à les exposer, comme en témoigne la programmation des diverses institutions artistiques dévolues à cette pratique[1], ou plus largement les nombreuses expositions qui lui ont été consacrées au cours des dernières décennies – et plus particulièrement ces dix à quinze dernières années – dans des musées, des galeries, des centres d’art, ou encore à l’occasion de salons d’édition[2].

Les livres d’artistes peuvent comporter aussi bien du texte que de l’image (photographie, dessin, etc.), dans les proportions les plus variées. On ne peut les caractériser formellement, mais seulement en fonction de l’articulation qu’il propose entre l’art et l’édition. Conçus par des artistes qui font du livre un mode de création et de diffusion approprié à leurs intentions artistiques, ils sont pleinement de l’art tout en résultant de moyens d’édition contemporains. Ils se distinguent ainsi des catalogues et des livres d’art, car ils ne sont pas à propos de l’art mais ont par eux-mêmes un statut artistique (certains peuvent sans difficulté être qualifié d’ « œuvre d’art », d’autres résultent de démarches pour lesquelles cette notion tend à être obsolète). De même, ils se distinguent des livres de bibliophilie rares et précieux (livres illustrés, livres de peintres, livres-objets), car ils ne cherchent pas à esthétiser le livre à l’aide de pratiques et de conventions issues de l’artisanat ou des beaux-arts, mais visent plutôt à déplacer dans le contexte artistique les stratégies de l’édition et la culture du livre.

L’essor de ces livres à partir des années 1960-1970 est à mettre en relation avec les courants, les formes et les procédures artistiques de l’époque, mais aussi avec une volonté de trouver des alternatives aux contextes institutionnels et marchands de l’art. Cette volonté résultait tout autant d’une nécessité que d’un parti-pris : une nécessité pour une génération d’artistes (ceux de Fluxus et de l’art conceptuel en particulier) qui ne disposaient que de peu de moyens de production et de diffusion dans un contexte où les institutions ne s’intéressaient pas encore à leurs démarches ; un parti-pris car ces mêmes institutions étaient les garantes de valeurs et de critères esthétiques, institutionnels et marchands que ces artistes remettaient en question, ce pourquoi il paraissait crucial d’élaborer des stratégies permettant de s’en émanciper et d’instituer l’art autrement.

Le livre d’artiste a été défini alors comme une possible alternative à l’exposition sous ses formes conventionnelles, en devenant lui-même un mode d’exposition imprimé pour l’art. C’est-à-dire que tout en étant autre chose qu’une exposition – si l’on désigne par là un certain type d’événement artistique –, le livre d’artiste accomplit néanmoins une fonction d’exposition pour l’art, de par sa capacité de monstration et son potentiel de diffusion.

C’est en cela qu’il y a un paradoxe dans le fait d’exposer des livres d’artistes. Mais si les expositions de ce type sont nombreuses, c’est que l’exposition présente néanmoins à l’égard du livre d’artiste divers intérêts. Elle est en particulier un instrument documentaire et critique permettant de produire de la connaissance autour de ce phénomène, de même qu’elle permet de le médiatiser auprès d’un public qui s’avère parfois plus large que le lectorat initial des livres d’artistes, en dépit de l’ambition démocratique qui porte souvent leurs auteurs vers l’édition[3].

Face à cette réalité ambivalente, je voudrais préciser dans ce texte ce que le livre d’artiste fait à l’exposition et ce que les choix d’exposition du livre d’artiste révèlent de cette pratique, à l’appui de mes recherches en histoire de l’art et en esthétique, mais également de ma propre expérience de commissaire d’exposition.

Le livre d’artiste comme alternative à l’exposition

Dans le contexte des années 1960 puis 1970, les livres d’artistes ont été partie prenante d’un programme esthétique de redéfinition de l’art et de remise en cause de ses critères d’appréciation. L’édition est apparue à de nombreux artistes comme une solution pertinente pour créer et diffuser leur travail en dehors des musées et des galeries, pour échapper à leurs contraintes institutionnelles et marchandes, et en définitive, pour produire des œuvres impliquant de nouvelles conceptions de l’art. Nombre d’artistes, de critiques et de théoriciens s’entendent à ce sujet, en particulier en construisant au sujet des éditions d’artistes un discours sous-tendu par la reconnaissance d’une dimension alternative aux formes exposées de l’art.

Dans un article intitulé « The Artist’s Book as an Alternative Space », la critique d’art américaine Kate Linker a parfaitement mis en évidence cet aspect en notant que « le rôle fondamental du livre comme espace alternatif fut définitivement établi en 1968, lorsque le marchand Seth Siegelaub commença à éditer ses artistes au lieu d’organiser des expositions[4] ». D’après Kate Linker, c’est donc notamment en déniant l’exposition comme modalité nécessaire de visibilité de l’art que les livres d’artistes s’inscriraient dans un territoire alternatif. Elle explique que « constitutivement [le livre] enveloppe à la fois l’exposition, la diffusion et la critique. En cela, le livre participe d’un scepticisme généralisé, en augmentation depuis la fin des années 1960, touchant les contraintes liées à la production même de l’œuvre ». Quelques lignes plus loin dans ce même article, la critique d’art précise que :

« […] la tendance est de supprimer l’éthique de la médiation, telle qu’elle s’incarne dans les musées sous la forme de filtres entre l’artiste et le public, dans les galeries sous la forme d’intermédiaires pour un marché restreint et hautement sélectif, et dans les revues, sous la forme d’arbitres et de miroirs des intérêts du monde de l’art [5] ».

Ainsi, le livre s’oppose-t-il à la galerie, modèle dominant du marché de l’art, car sa valeur financière est faible et qu’il offre un contexte de lecture privé qui est le contraire de l’espace d’exposition classique. Il se distingue aussi du système courant d’administration des arts, un livre pouvant être créé et diffusé en dehors des institutions traditionnelles et en marge des normes esthétiques qu’elles admettent.

Ce sont les mêmes idées qui sont affirmées par Martha Wilson, fondatrice de Frankline Furnace à New York, l’une des premières organisations à avoir constitué une collection de livres d’artistes, dans un texte de 1978 dont le titre est presque identique à celui de l’article de Kate Linker : « Artists Books as Alternative Space[6] ». Elle y explique que les livres d’artistes constituent un espace alternatif « distinct des livres conventionnels, et des œuvres d’art conventionnelles », en ce qu’ils sont « un canal de diffusion qui circonvient à l’exclusivité des galeries et de la communauté critique[7] ».

Aujourd’hui encore, nombre d’artistes qui utilisent l’édition le font avec cette volonté d’alternative aux formes de diffusion les plus habituelles de l’œuvre d’art. Éditer une œuvre sous la forme d’une publication plutôt que réaliser un objet pour l’exposer dans des lieux dévolus à l’art, c’est adopter une économie et des valeurs qui diffèrent de celles couramment attachées à ce domaine. Choisir le livre et l’édition peut alors résulter d’une intention critique et utopique tout en étant la solution la plus pragmatique pour donner corps et visibilité à des démarches artistiques qui supposent d’autres critères esthétiques que ceux hérités de l’art moderne (moderniste), dont les valeurs ont largement contribué à instaurer la pratique de l’exposition sous sa forme traditionnelle[8].

L’exposition, au sens où l’entendent aujourd’hui aussi bien les artistes et les professionnels de l’art que les spectateurs, implique à la fois une visibilité publique de l’art, un espace-temps spécifiquement dédié à la mise en œuvre de cette visibilité, et un agencement des artefacts exposés. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, dont on trouve peu d’occurrences avant les Salons de peinture et de sculpture des XVIIIe et XIXe siècles – eux-mêmes étant bien différents des expositions dont nous sommes contemporains. Qui plus est, d’autres modes de visibilité de l’art ont émergé au XXe siècle : happening, performance, diffusion médiatique par l’imprimé, la télévision ou le web, etc. Ceux-ci assurent la fonction d’exposition nécessaire aux œuvres par d’autres moyens que les expositions au sens propre : ils s’en distinguent en effet de par leur économie de production et surtout de par les modalités de réception et de socialisation de l’art qu’ils engagent.

Ayant déjà développé dans une thèse doctorale ce point de vue et les clarifications qu’il convient d’y apporter, je me permets d’y renvoyer[9], tout en notant simplement ici la raison principale pouvant expliquer la difficulté qu’il y a à exposer des livres d’artistes : outre que le livre en général est un artefact compliqué à exposer, les livres d’artistes entendent pour une large part proposer un modèle de l’art où le dispositif de l’exposition, au sens usuel du terme, n’est pas nécessaire, et où il se trouve parfois même contesté ou dénié[10]. L’exemple le plus éloquent de ce phénomène est sans doute offert par Robert Barry : en 1969, à l’occasion d’une exposition personnelle à la galerie Art & Project à Amsterdam, celui-ci décida de ne rien y montrer mais réalisa son exposition, si l’on peut dire, dans l’espace modeste d’un bulletin de quatre pages imprimé pour l’occasion et faisant à la fois office de carton d’invitation et de publication d’artiste. Une seule phrase y était inscrite : « During the exhibition, the gallery will be closed[11] ».

Livres d’artistes exposés : des vitrines au salon de lecture

Que l’on me permette ici de me référer à ma propre expérience de commissaire d’exposition pour évoquer concrètement le « problème » de l’exposition du livre d’artiste.

Au cours des dernières années, mes recherches sur les livres d’artistes m’ont conduit à travailler régulièrement avec l’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse, qui possède une vaste collection de livres d’artistes : d’abord en tant que conseiller scientifique pour l’organisation d’une exposition intitulée 69, année conceptuelle[12], puis en tant que co-commissaire d’une exposition collective consacrée à des artistes dont le travail prend souvent la forme d’éditions, et enfin en tant qu’enseignant à l’institut supérieur des Arts de Toulouse, dans le cadre d’un atelier de recherche dédié aux pratiques éditoriales dans le champ de l’art.

La médiathèque des Abattoirs est un lieu où les livres d’artistes, bien qu’ils ne soient pas en libre accès, sont consultables très aisément. Il suffit d’en faire la demande, et de patienter quelques minutes pour pourvoir les consulter en salle de lecture, de la même manière que n’importe quel autre livre.

Lorsque l’équipe de la médiathèque[13] y organise des expositions de livres d’artistes pour valoriser et enrichir son fonds, ceux-ci sont mis en exergue en étant sortis des réserves et associés à d’autres livres. Mais étant le plus souvent immobilisés dans des vitrines pour prévenir le vol ou la dégradation des ouvrages, comme ce fut le cas pour 69, année conceptuelle, ils sont paradoxalement portés à la connaissance du public en même temps que celui-ci est privé de la possibilité de les consulter (Fig. 1).

Fig. 1 : 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2011 ; commissariat : Corinne Gaspari et Fabrice Raymond, avec les conseils scientifiques de Jérôme Dupeyrat © Sylvie Léonard
Fig. 1 : 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2011 ; commissariat : Corinne Gaspari et Fabrice Raymond, avec les conseils scientifiques de Jérôme Dupeyrat © Sylvie Léonard

Dans le cadre de l’exposition A kind of « huh ? »[14] organisée en 2012 (Fig. 2), nous avions obtenu que les livres d’artistes sélectionnées soient librement consultables sur une table de lecture où ils étaient rassemblés. Mais alors que les pratiques éditoriales des artistes réunis avaient joué un rôle central dans la conception de l’exposition, leur livre s’y retrouvaient quelque peu isolés, du moins trop fortement regroupés, et pouvaient tendre à passer au second plan à côté des autres œuvres montrées : ephemera présentés en vitrines, photographies et œuvres en deux dimensions, sculptures, installations.

Fig. 2 : A Kind of « Huh? », exp., Toulouse, Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat et Maïwenn Walter ©
Fig. 2 : A Kind of « Huh? », exp., Toulouse, Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat et Maïwenn Walter © J. Dupeyrat

En 2013, je constatais le même écueil dans l’exposition La quatrième classe[15], conçue à l’invitation de la galerie et librairie Florence Loewy à Paris. L’exposition ne réunissait pas seulement des livres d’artistes, mais un ensemble d’œuvres entretenant un lien manifeste à l’objet livre et à l’édition : des livres d’artistes donc, mais aussi des œuvres imprimées ou graphiques se référant à des livres spécifiques, des interventions ayant la bibliothèque ou la librairie comme site, et qui avaient en commun de donner corps à des réalités discrètes ou inframinces, dont l’existence procède d’une absence, et la substance d’une vacance.

Parmi ces œuvres, les livres d’artistes étaient présentés dans deux vitrines (Fig. 3 et 4). Tout en étant intégrés de façon perceptible, en tant qu’objets d’art, à l’agencement de l’ensemble des œuvres, ils perdaient toutefois de leur contenance en tant que livre, dans une exposition pourtant fondée sur un propos « livresque ».

Fig. 3 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat, Florence Loewy… by artists © Aurélien Mole
Fig. 3 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy… by artists, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Aurélien Mole
Fig. 4 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat, Florence Loewy… by artists © Aurélien Mole
Fig. 4 : La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy…by artists, 2013 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Aurélien Mole

En 2014 enfin, le Frac Haute-Normandie me proposa d’organiser une exposition – Bibliologie[16] – consacrée à son fonds de livres d’artistes (plusieurs centaines d’éditions, publiées essentiellement à partir des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui). Pour des raisons patrimoniales compréhensibles, les livres furent là aussi présentés dans des vitrines (Fig. 5 et 6).

Fig. 5 : Bibliologie, Livres et éditions d'artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 5 : Bibliologie, Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 6 : Bibliologie, Livres et éditions d'artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage
Fig. 6 : Bibliologie, Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014 ; commissariat : Jérôme Dupeyrat © Marc Domage

En dépit d’un projet conçu selon des critères bibliothéconomiques dans la mesure où la présentation des livres d’artistes obéissait à la classification décimale universelle en usage dans de nombreuses bibliothèques publiques, et tout en permettant de confronter ces livres à d’autres œuvres des artistes qui en étaient les auteurs (des photographies, des peintures, des dessins, des vidéos), l’exposition impliquait donc, à nouveau, une mise à distance de son objet principal. En écho à ce paradoxe, le groupe de recherche Édith, constitué d’enseignants et d’étudiants de l’école supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen (ESADHaR), proposait à mon invitation dans l’exposition une série d’essais vidéo réalisés à partir de certaines éditions exposées. Mais ces vidéos ne prétendaient nullement se substituer à la consultation des livres. Elles questionnaient simplement leur valeur d’usage et leur devenir images en situation d’exposition.

Françoise Lonardoni, alors responsable d’un vaste fonds de livres d’artistes constitué par la bibliothèque municipale de Lyon, faisait part en 2012 d’une expérience antérieure mais analogue :

« La première tentation lorsque l’on a la charge d’une collection de livres d’artistes conservés dans une réserve consiste à vouloir exposer le livre d’artiste en tant que forme. C’est ainsi que j’accueillis à la bibliothèque municipale de Lyon, en 2000, une exposition itinérante qui comprenait 600 livres d’artistes allemands : Die Bücher der Künstler. La densité de l’exposition et l’intérêt de son propos, son organisation rigoureuse en dix chapitres, la présence de livres doublons accessibles à tous, semblaient autant de garanties pour susciter l’intérêt du public. Mais au final, celui-ci s’est peu approprié l’exposition, sa présentation physique – un océan de vitrines, une profusion de livres – s’avérant décourageante. Cet épisode allemand révéla en tout cas que certaines formes artistiques résistent à l’exposition, et en tout premier lieu le livre d’artiste[17] ».

Pour Bibliologie, une librairie temporaire intégrée aux espaces d’exposition permettait de consulter certains des livres inclus dans l’exposition, et d’autres publiés par les mêmes éditeurs. Mais bien que prenant place dans l’espace du Frac Haute-Normandie, c’est d’une librairie qu’il s’agissait, et non d’un dispositif d’exposition. La présence de cette librairie permettait au contraire de mettre en tension d’une part le dispositif contraignant qu’est la vitrine, qui fait de chaque exemplaire d’un ouvrage un objet réifié, et d’autre part l’espace usuel du livre multiple et diffusable qu’est la librairie, ou hors d’un contexte commercial, la bibliothèque.

Il y a en fait en matière d’expositions de livres d’artistes deux scénarios principaux possibles. Dans l’un d’entre eux, les livres ne peuvent être consultés, par exemple parce que l’institution qui les possède a une mission patrimoniale, et c’est alors dans des vitrines, ou tout du moins à distance, qu’il faut les observer. Le plus souvent réduit à une couverture ou à une double page, l’ouvrage perd alors la dimension séquentielle inhérente au livre (au codex) et se transforme en image. Surtout, le livre ou l’édition, quelle qu’elle soit, perd sa valeur d’usage en étant soustrait à l’expérience de la lecture qui les caractérise habituellement. Si certains outils permettent de pallier à divers degrés cette double perte (usage, séquence), par exemple les diaporamas, les vidéos ou les fac-similés, l’exposition de livres non consultables met néanmoins toujours à distance l’expérience concrète des livres.

Dans le second scénario, lorsque les livres sont consultables, les vitrines cèdent leur place à d’autres dispositifs, en particulier la table de lecture et la bibliothèque, qui peuvent faire l’objet de parti pris plus ou moins réfléchis et affirmés en matière de design[18].

Indéniablement plus satisfaisante pour le spectateur-lecteur, cette situation, toutefois, n’est plus exactement celle de l’exposition, si l’on considère cette dernière comme un type particulier de manifestation de l’art, et pas seulement comme un événement ayant lieu dans un musée ou une galerie. Lorsque les livres sont consultables, l’exposition devient un cabinet ou un salon de lecture.
Deux exemples, parmi de nombreux autres, peuvent être mentionnés ici.

Fig. 7 : I.S.B.N. (livres d'artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008 ; commissariat : Éric Watier © Galerie Aperto
Fig. 7 : I.S.B.N. (livres d’artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008 ; commissariat : Éric Watier © Galerie Aperto

I.S.B.N.[19] fut organisé à la galerie Aperto par l’artiste Éric Watier en 2008. Cherchant à mettre l’accent sur le caractère « ordinaire[20] » des livres d’artistes, sur la façon dont ils intègrent la reproductibilité à leur projet esthétique, sur leur potentiel de diffusion et les modalités d’accès à l’art qu’ils permettent, tous les livres y étaient consultables, présentés couvertures face aux visiteurs sur une série d’étagères étroites (Fig. 7). Ce choix de présentation jouait avec certaines conventions de l’exposition, en montrant les livres comme des objets visuels, mais tout en permettant leur lecture et en désignant celle-ci comme étant bel et bien la forme adéquate et accomplie de leur réception.

Table d’hôtes[21] est un dispositif imaginé par les artistes Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier, qui l’ont animé entre 2007 et 2010 :

« Un mobilier rudimentaire, une table et ses deux bancs en bois, propres aux Biergärten (les “jardins à bière” ou terrasses allemandes), constituent le point d’ancrage de ce rendez-vous nomade. Déplié le plus souvent dans un atelier mais également dans des centres d’art […] sur de courtes périodes (une semaine et plutôt en soirée), ce dispositif a mis en partage, durant un peu plus de trois années, différentes formes d’œuvres empruntant à la pratique du document, de l’archive ou de l’édition[22] ».

Table d’Hôtes, qui a par exemple accueilli les éditions d’artistes de documentation Céline Duval, Peter Piller, Yann Sérandour ou Éric Watier, « aménage au même titre qu’une exposition l’espace intermédiaire d’une sociabilité de l’art », mais selon d’autres modalités que celles qui ont une fonction paradigmatique ou dominante pour l’exposition d’art dans ses formes conventionnelles – que les artistes s’emploient certes, bien souvent, à déjouer. L’idéal d’une réception collective de l’art cède alors la place à une forme de perception plus individualisée, celle de la lecture, pratiquée seule ou en comité réduit – et donnant souvent lieu, dans ce cas, à des échanges avérés. De même le régime de visibilité de l’exposition se transforme-t-il dans cet espace discret qu’est la table de consultation, d’autant que Table d’hôtes fonctionnait selon un mode d’apparition interstitiel. Enfin, le caractère fortement situé, à la fois spatialement et temporellement, de l’exposition et plus encore de l’espace d’exposition, devient ici plus incertain, moins circonscrit, en dépit de la délimitation très claire du dispositif mobilier (Fig. 8 et 9).

Fig. 8 : Table d'hôtes. Archiv Peter Piller, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, juin 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane Le Mercier
Fig. 8 : Table d’hôtes. Archiv Peter Piller, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, juin 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane Le Mercier
Fig. 9 : Table d'hôtes. Documentation Céline Duval, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, novembre-décembre 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane le Mercier
Fig. 9 : Table d’hôtes. Documentation Céline Duval, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille, novembre-décembre 2007 ; commissariat : Pierre-Olivier Arnaud, Stéphane Le Mercier © Stéphane le Mercier

Exposer des livres d’artistes semble donc produire nécessairement un manque ou une transformation, soit à l’endroit du livre, qui n’est plus lisible comme tel, soit à l’endroit de l’exposition, dont le langage et les moyens sont abandonnés au profit de modalités qui, bien qu’elles soient désormais couramment importées dans le champ de l’art, lui sont initialement étrangères (c’est là, notamment, leur intérêt).

Que le livre consultable induise la transformation de l’exposition en cabinet de lecture, ou bien que le livre exposé se soumette à une réception intermédiaire et souvent déceptive, les valeurs conventionnelles de l’exposition artistique se voient ainsi remises en question par la présence des livres.  Comme le souligne Françoise Lonardoni, ceux-ci semblent « résister[23] » à l’exposition.

Il importe toutefois d’insister sur le fait que les valeurs qui sont malmenées ici sont bien celles de l’exposition artistique, et non celles de la pratique et du média[24] qu’est l’exposition en général.

Ainsi serait-il intéressant de considérer, dans le cas des expositions-vitrines, que ce n’est pas tant des expositions de livres d’artistes que découvre le spectateur-lecteur, mais des expositions sur les livres d’artistes, c’est-à-dire des expositions qui visent d’abord à mettre en place un discours d’ordre documentaire et critique sur une pratique – par l’établissement de corpus, par des choix de mise en relation, par l’écriture d’un paratexte, etc. Dans une exposition ainsi comprise, le livre d’artiste mis à distance du spectateur perd son statut d’œuvre et devient un document se référant à lui-même, ou plus exactement à l’œuvre qu’il peut être dans un autre contexte. Cette dimension documentaire semble d’ailleurs définir la manière dont fonctionne de nombreuses expositions d’art contemporain, pas seulement celles consacrées aux livres d’artistes, mais aussi celles dédiées à la performance, à Fluxus, à l’art conceptuel, ou à de nombreuses pratiques récentes qui ne sont pas conçues pour l’espace-temps de l’exposition mais qui y trouvent un terrain possible d’enregistrement, de communication, de transmission ou de commentaire.

Si l’on voit de telles expositions dans l’optique d’expérimenter des œuvres d’art, elles produisent clairement l’impression d’un échec. Si on les voit dans une optique documentaire ou scientifique, au même titre d’une certaine façon qu’une exposition d’histoire, de sciences ou d’ethnologie, alors elles sont sans doute beaucoup plus compréhensibles et satisfaisantes. Un enjeu de l’exposition du livre d’artiste pourrait être de parvenir à induire cette lecture de la part du public.

L’exposition des livres d’artistes en tant que proposition artistique

Un autre cas de figure déplace les termes des deux scénarios précédents, lorsqu’il n’est plus simplement question d’expositions sur les livres d’artistes, mais de livres d’artistes dont l’exposition constitue en elle-même une nouvelle proposition artistique de la part de leurs auteurs.

Fig. 10 : Éric Watier, Ni fait, ni à faire. Un livre, un pli, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

Cette possibilité a été explorée de multiples façons par Éric Watier, notamment à l’occasion d’une exposition-résidence au Frac Languedoc-Roussillon en 2008[25]. Au cours d’une série d’accrochages renouvelés tout au long du projet, l’artiste présenta ainsi une édition intitulée Un livre, un pli, directement posée au sol, à la verticale, au milieu d’un vaste espace vide. Un livre, un pli est une œuvre-manifeste affirmant la forme élémentaire et minimale du livre : une feuille grise au recto et blanche au verso est pliée en deux de sorte à former un livret de quatre pages, dont la première de couverture porte l’inscription « un livre », et la seconde page intérieure « un pli » (Fig. 10). Radicalement modeste mais redoutablement efficace, la proposition de monstration de ce « pli » venait intensifier l’espace vacant du Frac, qui semblait s’ancrer autour de la petite édition, du fait d’une adéquation totale entre la simplicité de cette dernière et celle du dispositif d’exposition.

Pour le quatrième accrochage réalisé au cours de cette résidence, Éric Watier aligna les 160 plis de la série Choses vues en les collant directement aux murs de la galerie, à hauteur de regard, par leur quatrième de couverture. Chacune de ces éditions apparaissait ainsi comme un volume mural, dont l’un des pans faisait saillie perpendiculairement au mur, et dont l’autre s’offrait à la lecture (Fig. 11). Cet accrochage mettait en avant la dimension sculpturale des plis tout en se conformant à leur grande économie matérielle et formelle, et correspondait en cela aux Choses vues elles-mêmes : des objets ou des situations ordinaires, que leur inventaire sous forme de descriptions factuelles incite à considérer avec une attention renouvelée, telles des sculptures latentes, performées par le langage.

Fig. 11 : Éric Watier, Ni fait, ni à faire. Choses vues, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

À l’occasion de la même exposition, Éric Watier proposa également un accrochage mural de son BLOC[26], une édition réunissant dans une nouvelle maquette une grande part de sa production éditoriale, rassemblée en plusieurs centaines de pages simplement encollées par la tranche, et dissociables de ce fait comme celles d’un bloc-note, pour pouvoir être dispersées ou exposées à la demande (Fig. 12). « BLOC est à la fois un livre et une exposition », et c’est en cela qu’il échappe à l’écueil de l’exposition du livre : « Un livre parce qu’il est l’assemblage d’un assez grand nombre de feuilles. Une exposition parce que chaque feuille peut être détachée, dispersée, posée sur une table, placardée au mur, encadrée, etc.[27]». Mais ce que semble alors confirmer cette édition, et dans une moindre mesure les accrochages de ses plis par Éric Watier, c’est que pour s’exposer au sens propre, une œuvre éditée doit perdre sa matérialité et/ou son usage de livre, pour en trouver d’autres. L’intérêt des trois situations décrites précédemment tient ainsi au fait que la perte du livre y est largement compensée par la mise en place d’une nouvelle situation artistique. Ce que l’exposition du livre révèle ici, c’est la capacité de cet objet à devenir autre chose que lui-même, son potentiel à contenir – à tenir dans ses strictes limites – des situations et des configurations qui peuvent excéder son espace et sa temporalité, qui peuvent le suspendre ou mener à son éclatement en tant que livre. Le livre d’artiste peut donc s’exposer en tant qu’œuvre – et non en tant que document – à la condition paradoxale de devenir autre chose que ce qu’il est. Ou autrement dit : le livre d’artiste ne s’expose pas mais il est possible de faire exposition à partir du livre d’artiste, ou encore conjointement à celui-ci. Nous touchons là à un vaste corpus : celui des productions artistiques qui engagent des processus d’adaptation, de traduction ou de remédiation entre œuvres exposées et œuvres éditées ; celui des pratiques éditoriales qui s’articulent à des situations d’exposition avec lesquelles elles coexistent, dont elles résultent ou au contraire qu’elles initient et qui, tout en participant de modalités d’exposition au sens habituel du terme, en remettent pourtant en question certains fondements liés à leur fonction monstrative, commerciale, objectale, documentaire, etc.

Fig. 12 : Éric Watier, Ni fait ni à faire. BLOC, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008 © Éric Watier

Ce vaste champ recouvre l’ensemble des relations conceptuelles entre le livre d’artiste et l’exposition, plutôt qu’il ne concerne l’exposition du livre d’artiste à proprement parler. Je me permettrais donc à nouveau de renvoyer à ma thèse et aux textes dans lesquels j’ai déjà développé ce sujet[28].

Par-delà les frustrations qu’elle peut susciter, c’est en fait en tant qu’expérimentation d’une résistance du livre aux modalités les plus habituelles de notre relation à l’art que la possibilité d’exposer les livres d’artistes s’avère intéressante. Si de prime abord l’on peut penser voir des livres dans de telles expositions, ou en manipuler dans ces salons de lecture parfois accueillis dans des espaces d’art, ce qui s’expose là véritablement, c’est d’abord cette résistance, cette dialectique tendue de deux pratiques, et ce faisant, de l’art et de ses marges.

 

Notes

[1] Pour ne s’en tenir qu’à la France, citons par exemple le centre national Édition art image (CNEAI) à Chatou (Yvelines), en ligne : www.cneai.com ; le centre des Livres d’artistes (CDLA) à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne), en ligne : www.cdla.info  ; le cabinet du Livre d’artiste à l’université Rennes 2, en ligne : www.incertain-sens.org (consultés en octobre 2015).

[2] Pour un aperçu du phénomène et un inventaire des ressources qui en attestent, voir notamment la section : « Exhibition Catalogues », Desjardin A., The Book on Books on Artists Books, Londres, Everyday Press, 2013 (2011), p. 11-74.

[3] Dupeyrat J., « “As cheap and accessible as comic books”. L’utopie démocratique du livre d’artiste », Δ⅄●, n° 3, 10/2012, p. 11-29, en ligne : http://f-u-t-u-r-e.org/r/12_Jerome-Dupeyrat_L-Utopie-democratique-du-livre-d-artiste_FR.md (consulté en octobre 2015).

[4] Linker K., « The Artists’ Book as an Alternative Space », Nouvelle revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 14. Précédemment publié dans : Studio International, vol. 195, n° 990, 1980, p. 75-79 [traduit par Jérôme Glicenstein].

[5] Ibid., p. 15.

[6] Wilson M., « Artists Book as Alternative Space », Artists Books/Bookworks, cat. exp. (États-Unis & Australie, 1978), en ligne : http://franklinfurnace.org/research/related/artists_books_as_alternative_space.php (consulté en octobre 2015).

[7] Ibid.

[8] Voir notamment : O’Doherty B., White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie (1976-1981), Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976).

[9] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012, 1 vol.

[10] Poinsot J.-M., « Déni d’exposition », Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008 (1999), p. 110-124.

[11] Art & Project Bulletin, n° 17 : « Robert Barry », 1969.

[12] 69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2010-2011. Cette exposition consacrée aux publications des artistes conceptuels aux tournant des années 1960 et 1970 mettait plus particulièrement l’accent sur le travail de l’éditeur et marchant d’art Seth Siegelaub.

[13] L’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse est composée de Corinne Gaspari, sa responsable, et Fabrice Raymond, chargé du fonds des livres d’artistes.

[14] A Kind of « huh? », exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013.

[15] La quatrième classe, exp., Paris, Galerie Florence Loewy, 2013.

[16] Bibliologie. Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014.

[17] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.

[18] À ce sujet, voir : Cheetham C., Demay S. (dir.), Open Books, Londres, Hato Press, 2015.

[19] I.S.B.N. (livres d’artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008.

[20] Watier É., communiqué de l’exposition, en ligne : http://www.ericwatier.info/expositions/isbn/ (consulté en octobre 2015) : « Un objet d’aspect souvent ordinaire, mais exceptionnel dans l’exacte mesure où l’auteur ne dissocie pas la forme de son contenu et fait de chaque livre un objet artistique à la fois original et multiplié ».

[21] Table d’hôtes, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille ; Villeurbanne, institut d’Art contemporain, 2007-2010, en ligne : http://table-d-hotes.blogspot.fr/ (consulté en octobre 2015).

[22] Meyssonnier F., « D’une puissante banalité », 04, n° 8, printemps 2011, p. 6 (ibid. pour la citation suivante).

[23] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.

[24] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média », Médiamorphoses, 9, novembre 2003, p. 27-30.

[25] Ni fait ni à faire, exp., Montpellier, Frac Languedoc-Roussillon, 2008.

[26] Watier É., BLOC, Brest, Éd. Zédélé, 2006 (348 feuillets, 24 x 18 cm).

[27] Ibid., texte imprimé sur la jaquette de la publication.

[28] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012 ; voir également le site : www.jrmdprt.net.

 

Pour citer cet article : Jérôme Dupeyrat, "L’exposition des livres d’artistes, ou son impossibilité", exPosition, 10 mai 2016, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles/dupeyrat-exposition-livres-artistes-ou-son-impossibilite/%20. Consulté le 24 novembre 2024.