par Marie J. Jean
— Marie J. Jean est directrice générale et artistique de VOX, centre de l’image contemporaine, en plus d’enseigner l’histoire de l’art et la muséologie à l’Université du Québec à Montréal. Elle se consacre depuis une quinzaine d’années à la recherche portant sur la théorie et les pratiques de l’image et de l’exposition. Elle a réalisé un doctorat à l’Université McGill portant sur « L’exposition comme pratique réflexive : une histoire alternative des expositions d’artistes ». Depuis le milieu des années 1990, elle a organisé plus d’une centaine d’expositions, lesquelles lui ont valu en 2013 le Prix de la Fondation Hnatyshyn soulignant l’excellence de sa pratique curatoriale. Toutes ces réalisations l’ont amenée à collaborer avec de nombreux artistes et institutions du Canada et de l’étranger. Premières expositions individuelles à Montréal de Yael Bartana, James Benning, Maria Eichhorn, Omer Fast, David Maljković, Ján Mančuška, N.E. Thing Co. et VALIE EXPORT ; présentation des œuvres phares de John Baldessari, de Samuel Beckett, de Marcel Duchamp et de Jan Švankmajer ; travail de valorisation d’artistes québécois établis tels Raymond Gervais, Angela Grauerholz, Serge Tousignant, Irene F. Whittome. Elle a aussi conçu des expositions pour le Musée national des beaux-arts du Québec, le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, le Neuer Berliner Kunstverein en Allemagne, ainsi que pour la Villa Arson, Centre national d’art contemporain de Nice. —
« Un jour il y a bien longtemps, alors que le jeune Alfred H. Barr, Jr. était à Paris, il rendit visite à Gertrude Stein dans son Salon. Au cours de la conversation, il lui fit part de son intention d’établir un musée d’art moderne à New York. Perplexe, elle le regarda et lui dit avec un sourire : “C’est bien, mais je ne comprends pas comment cela peut être à la fois un musée et moderne[1].” »
Dans le premier quart du XXe siècle, un « musée » désignait un lieu de mémoire où l’on rassemblait des œuvres témoignant d’époques révolues alors que « moderne » se référait plutôt au présent et à la nouveauté, résolument tourné vers l’avenir. D’où l’incompréhension de Gertrude Stein face au projet d’Alfred Barr. On connaît la suite : au fur et à mesure que le moderne déployait sa propre historicité, suivant un développement enchevêtré que Barr lui-même allait tenter de fixer dans son célèbre schéma de 1936, le terme était devenu compatible à la vocation d’un musée[2]. Le musée d’Art moderne (MoMA) de New York, inauguré en 1929, allait exister pour le prouver. Par un étrange retour de balancier, c’est cette même ville de New York qui, entre 1992 et 2014, allait accueillir une reconstitution du Salon de Fleurus conçue par un artiste qui tenait à demeurer anonyme. Notre article se penche sur le cas de cette œuvre, désignée sous le titre Le Salon de Fleurus et qui, depuis sa reconstitution partielle à la Whitney Biennal de New York en 2002 (Fig. 1), puis au Künstlerhaus Bethanien de Berlin en 2006 (Fig. 2), a pu être appréciée par un plus large public. Autrement, on ne pouvait accéder à la version intégrale, alors exposée dans un appartement privé, sans avoir pris au préalable un rendez-vous avec l’artiste anonyme, volontairement secret et difficile à retracer[3].
La pratique de la reconstitution d’expositions qui au départ portait exclusivement sur des productions de l’avant-garde moderne a été pour l’essentiel introduite par des musées[4]. Elle visait à réinscrire des témoins matériels dans un environnement qui faisait revivre l’exposition d’origine tout en misant sur l’authenticité historique. La reconstitution d’expositions par des artistes est un phénomène qui survient beaucoup plus tard, au cours des années 1980[5], et se distingue de l’approche muséologique en étant davantage critique, réflexive ou méta-narrative[6] Nous examinerons, dans le présent numéro d’exPosition sur le thème Doublement exposée, cette forme spécifique de reconstitution, à partir d’une double interrogation : à quelle expérience historique nous convie-t-elle ? Comment devient-elle entre les mains de l’artiste anonyme un outil efficace pour énoncer une histoire critique de l’art ou, comme nous le démontrerons, une métahistoire des expositions ?
Cette histoire débute en 1903, au moment où l’appartement de Gertrude Stein, situé au 27 rue de Fleurus à Paris, devenait un lieu de rencontres pour l’avant-garde parisienne comme pour les Américains de passage. Avec Alice B. Toklas, Stein y tenait régulièrement un salon qui, selon une tradition datant du XVIIIe siècle, était fréquenté par des artistes, des littéraires et autres intellectuels du milieu parisien. Or, si ce salon particulier est devenu légendaire, c’est parce qu’il est considéré comme le premier endroit à Paris où on pouvait voir une véritable exposition d’art moderne. Les productions les plus remarquables étaient une sélection d’huiles et d’aquarelles de Cézanne, des œuvres de jeunesse de Matisse notamment la Femme au chapeau (1906), les peintures de Bonnard, Gauguin, Manet, Picasso, Renoir et Toulouse-Lautrec, etc. Le salon de la rue de Fleurus allait ainsi devenir, au fil des années, un pôle d’attraction pour de nombreux amateurs d’art moderne, y compris Alfred H. Barr Jr. qui s’y était aussi rendu avec l’intention de convaincre Gertrude Stein de faire don de sa collection pour son projet de musée d’art moderne. Malheureusement, en 1938, le propriétaire de cet appartement en reprenait possession et mettait ainsi fin à l’existence d’un véritable lieu mythique dont ne témoigneraient plus désormais qu’un certain nombre d’images photographiques, jusqu’à l’année 1992. C’est en effet à cette date qu’est inauguré un nouveau « Salon de Fleurus », mais cette fois à New York, situé au 41 Spring Street, dans un appartement du quartier Soho. Il consistait en une exposition permanente incluant la collection « Autobiographie d’Alice B. Toklas », incluant la reconstitution de l’inventaire des objets et la copie des œuvres d’art se trouvant vraisemblablement dans l’appartement de Stein et Toklas dans les années 1930, dont le titre se référait à l’ouvrage du même nom[7]. On ne pouvait y accéder sans avoir au préalable retracé l’artiste par l’intermédiaire du bouche-à-oreille pour ensuite prendre un rendez-vous. Une fois sur place, un « portier » introduisait le visiteur dans un lieu étonnant, appartenant selon toute évidence à une époque lointaine (Fig. 3 à 8). Un éclairage tamisé et une ambiance sonore produite par la diffusion de chansons d’époque, notamment celles de Joséphine Baker, révélaient un appartement typique des années 1910 avec son mobilier et ses éléments de décor, objets, moquettes, livres et, surtout, œuvres du premier modernisme aujourd’hui célébrées. L’installation conférait ainsi à l’espace une identité bien spécifique, celle du célèbre salon de la rue de Fleurus qu’on avait l’impression de redécouvrir, près d’un siècle plus tard. Si l’ensemble des objets et des pièces de mobilier contenu dans l’appartement paraissait authentique, on réalisait assez rapidement que les tableaux recouvrant les murs n’étaient que des copies. Mais leur présence demeurait forte puisqu’elle renvoyait à ce récit de l’avant-garde en train de s’élaborer dans le contexte spécifique d’un appartement qui lui avait manifestement servi de trame de fond. Des peintures couleur sépia « représentant » des photographies anciennes montrant Gertrude Stein dans son salon rue de Fleurus, entourée d’œuvres d’art, témoignaient de cette histoire en devenir. Si, au départ, ce lieu tendait à nous ramener au début du XXe siècle, la mise en abyme produite par ces images complexifiait le récit, opérant des allers-retours entre le futur antérieur auquel elles se référaient et l’ici-maintenant de la reconstitution. Cette conjugaison de temporalités dissonantes forçait la réflexion sur les processus mêmes de mise en histoire.
Salon de Fleurus et historicité
Un régime d’historicité, soutient François Hartog, est le rapport qu’une société établit avec le passé, le présent et le futur, encore que leur articulation et la prédominance de l’un sur l’autre varient en fonction d’époques particulières. Il « représente un “ordre” du temps, auquel on peut souscrire, ou au contraire (et le plus souvent) vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre[8] ». Reinhart Koselleck avait déjà identifié l’apparition d’un nouveau régime d’historicité, qu’il situait entre 1750 et 1850, dans une période où le futur ne visait plus tant à perpétuer la tradition qu’à s’en libérer pour être propulsé dans une course au changement et au progrès. L’auteur démontre comment ce temps nouveau se pose en véritable rupture avec l’historia magistra vitæ pour devenir une période transitoire où l’Histoire est peu à peu remplacée par des histoires[9]. Les Temps modernes ont en effet inauguré une nouvelle approche de la temporalité qui nous a peu à peu délivrés de la répétitivité potentielle du passé au profit d’un nouvel horizon d’attente où l’expérience du présent ne pouvait plus opérer sans projection de résultat futur[10]. Hartog, influencé sur cette question par Koselleck, élargit pour sa part ce nouveau régime d’historicité qu’il place entre 1789 et 1989, donc de la Révolution française à la chute du mur de Berlin, cet événement qui met un terme à la guerre froide. Cette nouvelle économie du temps, où il revient maintenant « à l’avenir d’éclairer le passé », mais aussi de le déterminer, est ce qui caractériserait la modernité[11]. Cela dit, un régime d’historicité nouveau n’efface pas forcément celui auquel il succède ; on pourrait plutôt faire l’hypothèse qu’il reformule et recycle des rapports antérieurs au temps, « pour leur faire dire autre chose autrement[12] ». En ce sens, l’oxymoron identifié par Stein dans l’association des termes « musée » et « moderne » pourrait se référer, si on l’observe du point de vue de leur temporalité, à deux régimes d’historicité distincts : le premier, dont la mission est de conserver, d’étudier et d’exposer le patrimoine matériel et immatériel légué par le passé aux générations futures, repose sur une invention conçue pendant le régime de l’historia magistra vitæ, c’est-à-dire dans une économie du temps où le passé explique dans une large mesure le présent et laisse présager le futur ; le second ouvre et délimite un ordre du temps qui repose sur des valeurs esthétiques transitoires, progressistes, mais aussi contingentes où la perspective de l’avenir éclaire désormais les actions du passé et motive celles du présent. Comment alors un musée peut-il être tout à la fois chargé de conservation des témoignages culturels du passé et montrer la voie du développement futur de l’art ?
Barr a résolu ce problème en 1941 après sa rencontre avec Stein, avec son diagramme en forme de torpille qui succède au schéma de 1936, propulsant l’histoire et le musée d’art moderne dans le futur. On peut s’interroger sur l’effet qu’a eu son action. A-t-elle contribué à muséifier l’art moderne en historicisant un récit en-train-de-se-produire ou, encore, a-t-elle participé à la modernisation du musée en inscrivant le futur potentiel dans l’expérience du passé qu’il propose ? Barr aurait imaginé, selon les termes du philosophe américain Arthur Danto, un « futur historique », c’est-à-dire une représentation de l’avenir que l’on se fait à un moment particulier de l’histoire[13]. Cette dernière, précise-t-il toutefois, ne coïncide que rarement avec la réalité historique. Pourtant, nous rappelle l’exposition du Salon de Fleurus, le futur projeté dans ce schéma s’est effectivement réalisé et, par surcroît, il dure encore. Il domine depuis les années 1950 les grands récits de l’histoire de l’art moderne et détermine l’organisation des collections de nombreux musées exposant cet art. Mais, en dépit de ce fait, il faut admettre que ce récit a pris une tournure inédite depuis qu’il a été inséré dans un nouveau cadre narratif, sous la forme d’une réactivation d’exposition.
Une telle réactivation s’apparenterait à un régime d’historicité que François Hartog qualifie de « présentiste » et qui, selon nous, renverrait dans une même impulsion à la fin d’une conception de l’histoire de l’art élaborée à partir d’un fil narratif linéaire et évolutif. En effet, cette reconstitution d’une exposition emblématique de l’art moderne, en plus de nous ramener à des événements passés, énonce quelque chose sur notre conception du présent : le désir de l’historiciser. Le thème des « retours à », précise Hartog, et donc de la mémoire est devenu englobant, une catégorie métahistorique :
« On a prétendu faire mémoire de tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin[14] ».
Hartog s’appuie en cela sur la conception d’une nouvelle histoire imaginée par Pierre Nora pour qui l’historien n’est plus le « passeur » entre passé et avenir[15], son action étant circonscrite, pour l’essentiel, à l’intérieur des catégories du présent.
Ces lieux de mémoire « appartiennent, bien sûr, au moment qu’il s’emploie à configurer, mais la manière même dont ils opèrent nous dit quelque chose de plus sur notre présent. Ils témoignent, en effet, par le permanent souci historiographique qui les traverse, de la tendance du présent à s’historiciser lui-même[16] ».
Le présent et le présentisme que ce nouvel ordre du temps sous-entend ne reposent plus tant sur la transmission des récits du passé, mais bien sur leur reconstruction afin d’assurer leur réappropriation et leur réactivation. Comment ? Par un travail réflexif, soutient Hartog, « en faisant justement du passage du passé dans le présent, de leur communication, qui caractérise le fonctionnement de la mémoire, le point de départ de son opération historiographique[17] ». Avant d’aborder l’opération historiographique dont procède la reconstitution du Salon de Fleurus, observons la stratégie muséographique sur laquelle elle repose.
Period rooms
Cette reconstitution historique fait en effet usage d’une approche muséographique qui vise à plonger le visiteur dans des intérieurs et des atmosphères appartenant à des époques révolues : des salles reconstituant des lieux et, surtout, des récits auxquels elles servent de décor. Généralement appelées period rooms, ces salles sont souvent utilisées par les musées ou par les lieux d’interprétation à vocation historique. Pratique muséographique initiée au début du XIXe siècle, les period rooms ont la plupart du temps des visées autant archéologiques que pédagogiques, c’est-à-dire qu’elles reconstituent un contexte à partir des vestiges matériels qui ont subsisté tout en transmettant des connaissances à son sujet. Or, si nous portons notre attention sur le Salon de Fleurus, si nous observons les infimes détails qui caractérisent cette reconstitution, d’un point de vue tant visuel et sonore qu’olfactif, si nous repérons les traces que le temps y a laissées, nous réalisons qu’elle appelle une catégorie plus investie que la salle atmosphérique traditionnelle. L’artiste anonyme a, en quelque sorte, reproduit une image en trois dimensions : celle d’un lieu de mémoire qui s’énonce dans le présent de son exposition. À partir de la documentation photographique, il a reconstitué un contexte spécifique qui donne à l’ensemble l’impression d’être figé dans un temps lointain. Cette pratique muséographique est d’ailleurs contemporaine de l’invention de la photographie qui a représenté un modèle à partir duquel les reconstitutions ont été imaginées[18]. Produire ainsi l’« image » d’un espace dans le contexte spécifique d’une exposition a été conceptualisé par Alexander Dorner, au cours des années 1920, sous le terme de Raumbild. Littéralement traduite par « image spatialisée » ou « image d’espace », cette notion se réfère à la frontière ambivalente qui existe entre l’espace et l’image, entre la perception et le savoir[19]. Cette pratique visait à concevoir des salles d’exposition à partir des caractéristiques stylistiques propres à des périodes historiques (Renaissance, classicisme, baroque, période victorienne, etc.) tout en y faisant figurer, et c’est ici que s’établit la différence avec les period rooms, divers artefacts pour créer l’illusion d’une pièce typique ayant vraisemblablement appartenu à un individu particulier. Ces espaces immersifs, sous la forme de reconstitutions de lieux, mais aussi d’ambiances, possèdent ainsi la capacité d’actualiser des images et des expériences du passé.
Aujourd’hui, on pourrait reprocher à cette approche muséographique de restreindre sa scénographie à l’expérience d’une image en offrant une scène faite pour être appréhendée exclusivement par le regard. On situe généralement le visiteur à l’extérieur de l’espace, délimité par une vitrine ou un autre dispositif de distanciation, de sorte qu’il ne peut que le parcourir de manière frontale[20]. En ce sens, l’artiste anonyme a fait quelque chose de plus audacieux : il a reconstitué le salon de la rue Fleurus à la manière d’un lieu habité que non seulement les visiteurs pouvaient observer, mais où ils pouvaient s’installer pour consulter des documents, écouter de la musique et, particularité à signaler, discuter avec le portier. Comme la période d’exposition s’est étendue sur une douzaine d’années, la reconstitution s’est modifiée et complétée par l’ajout d’objets et de documents, incluant de nouvelles copies de tableaux. On y sentait à l’œuvre une sorte de processus de sédimentation, comme si la mémoire de ce lieu oublié refaisait progressivement surface. Dans Le Salon de Fleurus, l’expérience du temps était palpable et véritablement unique. Le spectateur contemporain était plongé dans un espace concret ou le passé se reconstituait de manière dynamique. Le portier – qu’on pourrait soupçonner d’être l’auteur anonyme du projet –, ne faisait pas tant le récit de cette épopée moderne représentée par la collection de Stein, qu’il ne nous introduisait à son devenir historique. Il racontait en effet comment le salon de Gertrude Stein et d’Alice B. Toklas avait « introduit le premier mouvement d’une interprétation américaine de l’art moderne européen du début du XXe siècle[21] ». Cette histoire débute avec la collection de Gertrude Stein et nous permet de comprendre comment elle a influencé le « goût » américain au cours de la première moitié du XXe siècle et le goût européen après la Seconde Guerre mondiale. Pareils allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, entre le siècle dernier et aujourd’hui, nous ramènent à notre question de départ : à quelle opération historiographique Le Salon de Fleurus nous convie-t-il ?
Pour reprendre l’explication d’Hartog, on peut en effet soutenir que l’action du Salon de Fleurus est circonscrite à l’intérieur des catégories du présent. La reconstitution offre en effet l’expérience troublante d’un lieu marqué par un passé où s’est joué l’un des épisodes les plus importants du destin de l’art moderne européen ; mais son récit a ensuite été reconstruit par le conservateur et directeur d’une grande institution américaine, avant de s’imposer, jusqu’à aujourd’hui, comme « le » récit dominant du modernisme, du moins en Occident. L’artiste derrière la mise en scène du Salon de Fleurus cherche en fait à rendre manifestes les mutations de ce récit à plusieurs étapes de son déroulement. Adoptant une position prudente face au concept de « présentisme », à la suite d’un examen minutieux de pratiques artistiques performant le temps, Christine Ross en vient à démontrer que privilégier le présent ne conduit pas systématiquement à y résorber le passé et le futur[22]. Cela, explique-t-elle, en raison du fait que « l’art contemporain a développé une esthétique de temporalisation de l’histoire qui présentifie le futurisme du régime moderne d’historicité[23] ». Dit autrement, l’art contemporain s’élabore dans une démarche réflexive qui met en question sa propre historicité, c’est-à-dire sa condition de devenir historique. Il complexifie les relations du temps par la mise en œuvre d’une action (au présent) en lien avec le passé, permettant par conséquent d’activer un futur. En ce sens, Ross préfère le terme « présentification » qui vise à rendre présent à la conscience ce qui était jusque-là absent, inexistant ou qui appartenait au passé[24]. La présentification du Salon de Fleurus, en offrant une expérience in situ, est ce qui permet à l’artiste anonyme d’activer de nouveaux récits à propos de l’histoire de l’art. En conclusion, nous allons démontrer que la narration constitue l’opération à partir de laquelle toute reconstitution permet de relier expérience et devenir, dans le sens de Koselleck, en tenant le récit pour le gardien du temps. Cette narration historienne, laquelle n’est pas figée dans le temps mais s’élabore au contraire à partir d’une multiplicité de temporalités, est précisément ce qui permet au passé d’être exposé à partir d’un futur rendu présent. Comment ? En performant l’histoire.
Performer l’histoire
Le 17 décembre 2012, Alfred H. Barr Jr. donnait, au Frac Île-de-France / Le Plateau, une conférence où il retraçait les moments clés de la construction de l’histoire des expositions et de la muséographie modernes en Europe et aux États-Unis[25]. Ce qui étonne dans cette conférence, qui survient plus de trente ans après sa mort, c’est que Barr alors personnifié par un performer y parle de lui-même à la troisième personne et qu’il raconte l’histoire rétrospective du rôle qu’il a joué dans l’instauration du récit moderne de l’art. Ce dernier, y apprend-on, se caractérise par l’enchaînement de mouvements d’avant-garde internationaux, en opposition à une organisation chronologique des œuvres dans le cadre de leurs histoires nationales respectives, celle que nous offrait l’historia magistra vitæ[26]. Résumé dans le diagramme figurant sur la couverture du catalogue Cubism and Abstract Art (1936), ce récit n’est plus linéaire puisque s’y chevauchent de nombreux styles aux influences multiples, historiques ou contemporaines, à partir des recherches menées individuellement ou collectivement par les artistes. Il débute aux environs de 1890 avec Cézanne et le néo-impressionnisme, se poursuit avec le fauvisme, le cubisme, le dadaïsme, le néoplasticisme, le surréalisme pour se terminer, en 1935, avec le développement de l’art abstrait – l’abstraction étant pour Barr le seul dénouement possible de son histoire. Ce schéma a évidemment servi de modèle pour la mise en œuvre d’un parcours fondé sur la vision progressiste de l’exposition Cubism and Abstract Art. Dans le catalogue de l’exposition associée à cette conférence, Les fleurs américaines, Barr explique également comment ce récit de l’art moderne imaginé par un Américain – un récit au contenu essentiellement européen puisque l’art américain n’y figurait pas à l’origine – est amené à devenir le modèle à partir duquel les musées européens organisent leurs collections d’art moderne après la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet à partir du milieu des années 1950, rappelle Barr, à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles (1958, Belgique), puis de la documenta 2 à Cassel (1959, Allemagne ), que ce récit fut introduit en Europe et qu’apparurent des expositions internationales d’art moderne recopiant ce schéma. Les nouvelles histoires de l’art publiées à partir de cette période reproduisaient l’organisation programmatique de ce récit, comme l’explique Barr :
« Le meilleur exemple en est peut-être cette Histoire de la peinture moderne par Herbert Read, parue en 1959. Elle devint très populaire dans les années 1960 et fut traduite en de nombreuses langues[27] ».
Barr fait ainsi la démonstration sans équivoque du rôle déterminant qu’il a joué dans l’écriture de l’histoire de l’art moderne qui, en résumé, est devenue le récit dominant de l’après-guerre, un récit fondamentalement occidentalocentriste. Ainsi, l’exposition ne représente plus seulement un contexte où l’on dispose simplement des œuvres pour les montrer au public ; selon le conférencier, elle en vient à personnifier la structure même du récit historique.
Les performances associées aux reconstitutions et aux itérations du Salon de Fleurus ont rarement été commentées alors qu’elles jouent un rôle de premier plan. À ces occasions, divers individus, parfois des acteurs professionnels, parfois l’artiste anonyme lui-même, personnifient Alfred H. Barr ou Gertrude Stein dans une approche qui met systématiquement en question les procédés d’écriture de l’histoire de l’art. Les intrigues se déploient sur le mode narratif d’une enquête exhaustive et abondamment documentée. Sur le plan méthodologique, l’examen des documents permet ainsi au public de remonter la trame de l’histoire et ses découpages arbitraires de la réalité. Privilégier la reconstitution, en l’occurrence réaliser la copie d’une exposition, tout comme performer l’histoire sous la forme de conférences permet à l’artiste anonyme de mettre en place un système de références qui (re)surgit dans de nouveaux récits historiques. Ces reconstitutions « présentifient » ainsi le passé et le futur dans le cadre d’une expérience expositionnelle complexe, tout en rendant manifestes les visées idéologiques qui ont déterminé Alfred H. Barr Jr., le vrai. L’exposition devient donc pour l’artiste anonyme une catégorie métahistorique, c’est-à-dire une condition permettant de faire retour sur l’histoire de l’art et des expositions, plusieurs retours même, tout en observant le travail de ceux et celles qui l’ont édifiée.
L’examen du processus historiographique du salon de la rue Fleurus ne pourrait être complet sans convoquer son avenir. Qu’adviendrait-il en effet si Le Salon de Fleurus était acquis par le musée d’Art moderne de New York pour sa collection des œuvres de 1970 à aujourd’hui ? Ce destin est tout à fait probable tellement il s’impose comme la conséquence inévitable de cette histoire. Dans ce nouveau contexte, la reconstitution produirait assurément une expérience anachronique, susceptible de court-circuiter les chronologies traditionnelles auxquelles le musée nous a habitués. Le public y découvrirait en effet des copies d’œuvres historiques, dans un appartement parisien où elles ont été accrochées pour la première fois au début du XXe siècle. Mais ces copies nous signaleraient qu’il ne s’agirait pas d’une simple reprise du salon de la rue de Fleurus car il s’y opèrerait un détournement réactivant l’important processus historiographique qui lui est associé. Quel serait dès lors le statut de cette exposition ? L’artiste anonyme suggère de l’observer d’un point de vue qui échappe à l’histoire de l’art proprement dite, à savoir comme un lieu « où les œuvres d’art et l’ensemble du phénomène artistique seraient présentés ethnographiquement en tant que phénomène culturel[28] ». Le Salon de Fleurus deviendrait alors une sorte d’« artefact d’art », contextualisé à la manière des objets exposés dans les collections de musées ethnographiques. Une nouvelle narration émergerait de cette exposition, un « méta-récit » investissant le musée comme un « méta-lieu[29]« . Le nouveau récit porterait alors non plus sur l’histoire de l’art proprement dite, mais plutôt sur le processus d’historicisation des objets exposés dans le musée afin d’expliquer comment, à des époques données, ils ont été sélectionnés, organisés en un système discursif cohérent, renforçant les discours occidentaux dominants, pour ensuite devenir des exemplaires canoniques. En ce sens, on pourrait aisément soutenir que l’artiste anonyme « pratique » une métahistoire de l’exposition. Le préfixe « méta » ne peut toutefois être compris ici du seul point de vue de l’autoréflexivité, car si l’approche implique une position critique face à l’histoire de l’art, elle revendique, dans une même impulsion, une position politique face à l’histoire des expositions. Car l’artiste anonyme, après tout, a imaginé une « méta-exposition », où les œuvres d’art seraient perçues comme les traces d’un passé idéologique qui, en fonction de la visée future qui les a déterminées, permet de mieux informer notre présent. Ce que produit l’histoire du Salon de Fleurus est, de toute évidence, une nouvelle mutation conceptuelle du terme « exposition » qui, fondée sur des présupposés métahistoriques, rend désormais visibles, voire exposables, les différentes intrigues à partir desquelles l’histoire de l’art s’est modelée.
Notes
[1] Anonyme, « Extrait des Fables de l’artisan », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 14. La conversation d’origine, rapportée par John B. Hightower se formulait plutôt ainsi : « You can be a museum, or you can be modern, but you can’t be both ». Hightower J.-B., « Foreword », Four Americans in Paris. The Collections of Gertrude Stein and Her Family, New York, Museum of Modern Art, 1970.
[2] Ce schéma a été reproduit sur la première de couverture du catalogue Cubism and Abstract Art du Museum of Modern Art de New York en 1936.
[3] Ainsi, parallèlement à sa reconstitution permanente, ont circulé des itérations partielles du Salon de Fleurus qui, en plus de la Whitney Biennal de New York (2002), ont été présentées à la Biennale de Sydney (2002), au Künstlerhaus Bethanien de Berlin (2006), à la James Gallery, Cuny, de New York (2011), au Frac Île-de-France/Le Plateau de Paris (2012-2013), à Ashkal Alwan à Beyrouth (2014). Puis l’Independant Curators International (ICI) a orchestré sa tournée et l’a notamment présenté au Muzeum Sztuki de Łódź (2016), au Museum of Contemporary Art Zagreb (2016), à Stacion – Center for Contemporary Art Prishtina, Prishtina (2016). Depuis 1986, en plus du Salon de Fleurus, l’artiste anonyme a reconstitué d’autres expositions, dont la Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 de Kazimir Malevitch (Belgrade), ainsi que plusieurs expositions historiques produites par le Museum of Modern Art de New York au cours des années 1950 et organisées par Dorothy C. Miller, mises en vue au Museum of American Art (MoAA) de Berlin. Cette généalogie a été établie avec certitude, puisque nous avons été directement en contact avec l’artiste anonyme depuis 2012, à partir du moment où la Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10, ainsi qu’une conférence de Nicolaï Pounin, ont été présentées par nous dans le cadre de l’exposition Histoires de l’art à VOX, centre de l’image contemporaine en 2012.
[4] Mentionnons quelques cas historiques : l’Espace Proun (1923/1965 et 1971) d’El Lissitzky, le Light-Space Modulator (1922-1930/1970) de László Moholy-Nagy au Van Abbemuseum, Eindhoven ; le Salon de Fleurus de Gertrude Stein (1904-1934/1971), la Galerie 291 d’Alfred Stieglitz (1905-1917/1971), l’Armory Show (1913/1971), l’atelier de Piet Mondrian à Manhattan (1940-1944/1971) par le musée national d’Art moderne, Centre Pompidou à Paris ; l’Abstrakte Kabinett (1928/1968) d’El Lissitzky au Landesmuseum à Hanovre. La Berlinische Galerie a aussi reconstitué en 1988 une vingtaine d’expositions historiques allemandes dans le contexte de l’exposition Stationen der Moderne.
[5] Le collectif d’artistes IRWIN a introduit la pratique dès 1984, en réalisant à la galerie ŠKUC de Ljubljana la reconstitution de l’exposition Back to the USA : la copie ironique d’une exposition d’artistes américains contemporains – avec John Ahearn, Jonathan Borofsky, Matt Mullican, Cindy Sherman, William Wegman – qui a été organisée par le Rheinisches Landesmuseum de Bonn en 1983.
[6] Le terme « méta » dans son sens courant renvoie à ce qui dépasse, à ce qui va « au-delà ». Une approche métanarrative désigne, plus largement, une position d’observation, par exemple, une narration à propos de la narration. Lorsqu’on lui accole un autre substantif, en l’occurrence histoire, on se réfère généralement à l’étude de l’historien et à son travail. En le fixant au substantif exposition, au sens cette fois de métahistoire des expositions, on se réfère alors à une méthodologie qui vise l’observation du travail de tous ceux qui la « pratiquent ». Elle a pour objectif de comprendre comment se construit l’histoire des expositions et son incidence sur l’histoire de l’art. À propos des pratiques et des discours méta-, voir Genette G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1982.
[7] Le nom que donne l’artiste anonyme à cette collection se réfère en effet à l’autobiographie d’Alice B. Toklas écrite par sa conjointe Gertrude Stein qui relate leur vie dans le milieu artistique et intellectuel de l’époque. Voir Stein G., Autobiographie d’Alice B. Toklas, Paris, Gallimard, 1980 (1e édition : The Autobiography of Alice B. Toklas, New York, Harcourt, Brace and Company, 1933).
[8] Hartog F., « Temps et histoire. « Comment écrire l’histoire de France ? » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1220.
[9] La conception du temps de l’historia magistra vitæ repose sur l’idée que « les leçons » du passé peuvent donner un sens à l’époque contemporaine. Au cours de l’historia magistra vitæ, affirme Koseleck, « l’histoire nous laisse libres de répéter les succès du passé » de sorte qu’il fait figure de modèle sur lequel il est possible de s’appuyer pour ainsi en éviter les erreurs du passé. Voir Koselleck R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990, p. 37-38.
[10] Ibid., p. 31.
[11] Hartog F., « Temps et histoire. « Comment écrire l’histoire de France ? » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1220.
[12] Ibid., p. 1222.
[13] Danto A., « L’œuvre d’art et le futur historique », La Madone du futur, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 557.
[14] Hartog F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 17.
[15] Pierre Nora cité par Hartog F., « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France ?” », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1233.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 1234.
[18] Sur la reconstitution d’expositions à partir de photographies, voir Dulguerova E., « Après-coup : les histoires différées d’une photographie de 1915 dans l’art des années 1980 », Le genre humain. n° 55 : Les artistes font des histoires, 2015, p. 145-165.
[19] Löschke S. K., « Material æsthetics and agency: Alexander Dorner and the stage-managed museum », Interstices. Journal of Architecture and Related Arts, n° 14, en ligne : https://interstices.ac.nz/index.php/Interstices/article/view/453/438.
[20] À propos des dispositifs de la period room, nous renvoyons à l’étude exhaustive menée par Marchand M.-È., L’histoire de l’art mise en pièces. Analyse matérielle, spatiale et temporelle de la period room comme dispositif muséal, thèse de doctorat en histoire de l’art sous la dir. de Johanne Lamoureux, Université de Montréal, 2014, 1 vol.
[21] Royer É., Gourmel Y., « Autobiographie d’Alice B. Toklas », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 239.
[22] Ross C., « Le temps historique écologisé », esse arts+opinions, n° 81, 2014, p. 67.
[23] Ibid.
[24] Ross C., The Past is the Present; It’s the Future Too. The Temporal Turn in Contemporary Art, New York ; Londres, Continuum, 2012, p. 14. Elle emprunte le concept à Sobchack V., « Presentifying film and media feminism », Camera Obscura 21, n°1, 2006, p. 67.
[25] Cette conférence contient des informations historiques complètes sur l’histoire de la muséographie et des expositions, manifestement fondée sur une recherche approfondie. Reproduite dans Barr A. H. Jr., « Le Cabinet des abstraits et le récit moderne », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 117-184.
[26] Cette forme d’accrochage chronologique par école nationale a été introduite au XIXe siècle par Dominique Vivant Denon, premier directeur du musée du Louvre. Ce mode de présentation est par la suite devenu le modèle à partir duquel l’histoire de l’art a été écrite.
[27] Tiré du texte de la conférence de Barr A. H. Jr, « Le Cabinet des abstraits et le récit moderne », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 202.
[28] Royer É., Gourmel Y., « Entretien avec Walter Benjamin », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 232.
[29] Ibid.