— Alice Ensabella est maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Grenoble-Alpes, membre du Laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes (LARHRA) et commissaire d’expositions indépendante. Ses recherches portent sur le collectionnisme et les réseaux économiques ayant soutenu les mouvements d’avant-garde pendant la première moitié du XXe siècle, avec une attention particulière à l’art métaphysique et au surréalisme. Les questions liées au collectionnisme, en particulier à la restitution de la démarche et du regard des collectionneurs, sont aussi au cœur de sa pratique curatoriale. —
Le présent numéro de la revue exPosition réunit différentes réflexions sur la question de l’exposition des collections privées dans des institutions publiques. Les contributions qui constituent ce dossier sont le fruit d’une journée d’études organisée en avril 2021, initialement prévue au musée de Grenoble, mais ensuite basculée en ligne en raison de la crise sanitaire. Cette journée, que j’ai co-organisée avec Sophie Bernard (musée de Grenoble) et Paula Barreiro Lopez (université de Toulouse), faisait partie des événements prévus dans le cadre de l’exposition alors en cours au musée, qui présentait la collection de 50 œuvres de Giorgio Morandi appartenant à la collection particulière du musicologue et historien de l’art italien Luigi Magnani[1].
La conception de cette exposition et les échanges avec les conservateurs du musée sont à l’origine des questionnements qui nous ont amenés à interroger les modalités de présentation des collections privées au grand public et ainsi les différentes versions d’une histoire ou d’un portrait de collectionneur qu’une exposition peut restituer.
En ce sens, la journée d’études avait été conçue comme un dialogue entre chercheurs – apportant des réflexions sur des aspects à la fois historiques, théoriques et critiques – et conservateurs, souvent confrontés à des contraintes d’ordre pratique et déontologique.
La présentation des collections privées dans des institutions publiques n’est certainement pas un sujet inexploré : il a fait l’objet de plusieurs publications, projets et manifestations scientifiques récents[2]. La raison principale de ce phénomène se trouve sans doute dans le fait qu’aujourd’hui les expositions et les accrochages permanents consacrés aux collections privées sont de plus en plus nombreux. Cette tendance montre d’une part un intérêt croissant du grand public pour l’histoire des collections et des collectionneurs ; de l’autre, elle relève d’une prise de conscience du rôle central des collectionneurs dans les systèmes artistiques de toute époque, qui participent à la création du goût, à l’enrichissement et au façonnement du patrimoine public.
En ce sens, la monstration d’une collection privée, qui quitte son lieu intime d’origine pour les grandes salles d’un musée, implique des questionnements, à la fois pratiques et intellectuels, sur les conséquences que ce passage peut avoir sur la nature même de la collection, tout comme sur les enjeux de la présentation au grand public d’un corpus constitué selon les affinités personnelles d’un particulier.
Dans la construction de ces récits, les choix pratiques, notamment liés au parcours de l’exposition, à la scénographie à adopter, sont fondamentaux et déterminent une prise de position dans la restitution de l’histoire d’une collection. Celle-ci peut opter pour une transposition très fidèle de sa présentation d’origine (je pense au mur de l’atelier d’André Breton au Centre Georges Pompidou, ou à la reconstitution de l’appartement de Léonce Rosenberg à la Fondazione Prada en 2018), ou s’en éloigner afin de traiter des aspects plus cachés de son histoire, comme les rapports des collectionneurs avec les artistes ou la chronologie des achats.
La plupart de ces questionnements tourne toutefois autour de la représentation de la figure du collectionneur. Présenter une collection privée implique en effet de restituer un portrait de celle/celui qui en est à l’origine. En ce sens, les circonstances de l’organisation de l’exposition sont cruciales : les enjeux d’un événement à vocation historique, reconstituant par exemple une collection privée ancienne aujourd’hui dispersée, ne peuvent pas être comparés à ceux d’une exposition présentant un prêt exceptionnel de la part d’un collectionneur ou marquant une donation.
Surtout dans ce dernier cas de figure, les expositions ou les accrochages permanents qui célèbrent les choix d’un particulier et son œil avisé peuvent facilement glisser vers un terrain plus insidieux, qui ouvre les portes à des dynamiques d’autoreprésentation et à la proclamation du collectionneur comme détenteur d’un savoir et d’un patrimoine présentés comme exemplaires. Les rapports de force entre les différents acteurs de ce système et leurs conséquences sociales mais aussi culturelles deviennent alors des aspects centraux dans la conception et l’analyse de ces dispositifs d’exposition.
Cette complexe question est abordée dans le texte de Kathryn Brown qui ouvre ce numéro de la revue et qui propose une analyse du pouvoir des méga-collectionneurs sur la scène contemporaine internationale à travers une lecture critique et problématisée des donations, des prêts et de l’ouverture des musées et fondations de la part des particuliers et des impacts que ceux-ci ont sur la culture contemporaine et sur l’accès au savoir du grand public.
La délicate question de l’autoreprésentation du collectionneur est également abordée dans la contribution de Morgan Labar. À travers l’exemple des expositions de la collection particulière du multimillionnaire Dakis Joannou et de la création de sa propre fondation (DESTE), l’auteur illustre les stratégies de légitimation mises en place par Joannou qui, associant son nom à ceux des grands artistes de l’art contemporain international, occidental et capitaliste, façonne son profil de collectionneur et se fait une place remarquable dans le système artistique international.
Les rapports qui s’instaurent entre les institutions publiques et les collectionneurs privés sont aussi l’expression des politiques culturelles de chaque pays et sont soumis aux différentes législations nationales.
Dans son texte, Gwendoline Corthier analyse le cas de la France, où la valorisation des collections particulières est devenue une tendance de plus de plus répandue. L’autrice présente en effet un recensement des expositions consacrées aux collections privées sur le territoire national depuis les années 1950, contextualisant les circonstances spécifiques dans lesquelles ces expositions ont été organisées (prêts, donations etc.) et démontrant le poids que le patrimoine privé a eu dans l’enrichissement du patrimoine national dès l’après-guerre jusqu’à nos jours.
L’histoire de la patrimonialisation de la collection milanaise Boschi-Di Stefano, en partie préservée dans son lieu d’origine, l’appartement muséifié d’Antonio Boschi de Merida Di Stefano, fait l’objet du cas d’études proposé par Veronica Locatelli. Les différentes étapes de l’acquisition de cet impressionnant corpus d’œuvres de la part de la municipalité de Milan mettent l’accent sur les questionnements auxquels les conservateurs ont été confrontés, dans le double effort de préserver l’intégrité et l’identité de la collection d’une part, et de valoriser l’entrée dans le patrimoine d’un groupe d’œuvres historiquement remarquables de l’autre.
C’est avec un peu de regret qu’on signale l’absence de contributions de la part de conservateurs, dont les présentations et les échanges lors de la journée d’études ont été stimulants et précieux. Le but de cette journée étant celui de créer un pont entre deux univers qui, surtout en France, sont malheureusement très éloignés, leurs positions et leurs retours d’expérience auraient représenté une valeur ajoutée à ce dossier. Comme toutes les contributions le démontrent, un dialogue entre les conservateurs, les commissaires et les chercheurs autour de ces thématiques est non seulement souhaitable, mais devient en effet une nécessité, dans une perspective d’enrichissement et de responsabilisation des pratiques mutuelles.
Notes
[1]Giorgio Morandi. La collection de Luigi Magnani, exp., Grenoble, Musée de Grenoble, 2020.
[2] Voir le programme de la conférence Private Collecting, Public Display: Art Markets and Museums, Leeds, 30-31 mars 2017, ou de la journée d’études La visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques, Montpellier, MO.CO., 18 novembre 2021.
— Veronica Locatelli est doctorante en histoire de l’art et mène ses recherches sur l’activité de Mercedes Precerutti Garberi, directrice des Civiche Raccolte d’Arte (Collections Civiques d’Art) de Milan de 1972 à 1992, sous la direction d’Orietta Lanzarini et de Chiara Fabi à l’Università degli Studi di Udine (Italie). En 2020, elle a obtenu le diplôme de Specializzazione in beni storico-artistici dans la même université avec un mémoire analysant l’exposition « AnniTrenta. Arti e cultura in Italia ». De 2012 à 2021 elle a été chercheuse scientifique à l’Institut Mimmo Rotella de Milan, dirigé par Germano Celant et Antonella Soldaini, avec qui elle a collaboré au premier et au deuxième volume du Catalogue raisonné de l’artiste et à de nombreuses expositions. Elle est co-autrice de volumes monographiques sur Rotella, Agostino Bonalumi et Marco Tirelli. —
Les vicissitudes de la célèbre collection d’art italien Boschi Di Stefano offrent l’occasion de mesurer et d’évaluer les forces et les points critiques, les langages et les transitions qui se produisent lors du passage d’une collection particulière de la sphère privée à la sphère publique.
La présente étude se propose de retracer les moments cruciaux de cette histoire : la genèse de la collection et sa transmission à l’intérieur de l’intimité d’un noyau familial dans les premières décennies du XXe siècle, son acquisition par la municipalité de Milan – avec des contacts directs et indirects avec le public, comme lors de l’exposition organisée au Palazzo Reale en 1974[1] et à travers le reportage de Gabriele Basilico publié dans Domus en 1982[2] – et finalement l’ouverture de la maison-musée dans les années 2000. Au long de cette analyse, nous montrerons comment l’ensemble des œuvres d’Antonio Boschi et Marieda Di Stefano a changé de syntaxe et de modes d’expression, s’adaptant aux exigences de représentation, de communication, de valorisation du patrimoine public, en maintenant mais parfois aussi en brouillant l’identité de la collection elle-même.
Une collection d’art reflète les passions et la vie de ceux qui l’ont formée : Antonio Boschi, né à Novare en 1896, combinait son travail d’ingénieur à la société Pirelli[4] avec une profonde passion pour la musique ; Marieda Di Stefano, née à Milan en 1901, avait étudié la sculpture avec Luigi Amigoni, acquérant des compétences pratiques et affinant son attention aux processus créatifs. Le père de Marieda, l’entrepreneur du bâtiment Francesco Di Stefano, avait rassemblé un ensemble considérable d’œuvres du groupe du Novecento[5] : après sa mort, en 1938, ce noyau est devenu l’un des axes porteurs de la future collection Boschi Di Stefano[6].
Marieda et Antonio se marient en 1927 et déménagent peu de temps après dans une villa au 15 rue Giorgio Jan, conçue entre 1929 et 1931 par Piero Portaluppi, sur commande de Francesco Di Stefano, dans le quartier en plein essor de Porta Venezia à Milan (Fig. 1-2). À partir de 1938, le couple établit sa résidence au deuxième étage ; au rez-de-chaussée, une école de céramique dirigée par Marieda et Migno Amigoni[7] est créée.
Les goûts artistiques des époux sont assez variés, montrant un certain penchant pour les œuvres du Novecento, du Chiarismo lombard[8], des Six de Turin[9], et pour la peinture métaphysique. Ils s’insèrent ainsi dans le vif circuit de collectionneurs milanais de l’entre-deux-guerres[10], notamment animé par Riccardo et Magda Jucker[11], Emilio Jesi[12] et Gianni Mattioli[13]. Le profil de ces collectionneurs est toujours le même : des industriels de succès qui aspirent à l’obtention d’une reconnaissance sociale à travers l’acquisition et la monstration de leurs biens.
Les Boschi, bourgeois mais non magnats, se distinguent des mécènes mentionnés sur le plan économique ; dans un certain sens, leurs moyens les obligent à se tourner exclusivement vers la production contemporaine, à l’époque moins dispendieuse que l’art ancien ou l’art du XIXe siècle[14]. Aussi, le rôle prééminent de Marieda – qui s’engage personnellement dans la gestion des relations avec les artistes et dans le choix des œuvres – et une certaine tendance à acquérir sans jamais vendre[15] font partie des raisons qui ont amené le couple à la création d’une collection exclusivement contemporaine.
Les premiers temps, lorsque les achats principaux étaient effectués par l’intermédiaire des galeries milanaises et européennes parmi les plus importantes[16], ont été l’occasion de se familiariser avec le système du marché de l’art. Toutefois, le couple établit rapidement des liens personnels avec plusieurs artistes et choisit l’achat direct auprès d’eux comme principale méthode d’acquisition[17]. Cette option, qui comportait un soutien quotidien aux artistes – mais aussi une économie sur le coût d’intermédiation – renforce le caractère central du facteur humain à l’origine de chaque acquisition : un geste qui transcende la signification économique pour devenir symbole d’une interaction, lié à une jouissance esthétique plutôt qu’à la réalisation d’un projet programmatique.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Antonio et Marieda s’intéressent à Corrente[18], avec lequel ils partagent des opinions antifascistes. Cependant, la position politique d’un artiste ne devient pas une conditio sine qua non pour sa présence – ou son exclusion – dans la collection. Dans le cas de Mario Sironi, fervent partisan de l’idéologie fasciste, les Boschi surmontent leurs divergences politiques et continuent d’acheter ses œuvres même après la chute de Benito Mussolini.
Après la guerre, le salon de la Casa Boschi a accueilli des artistes de différentes générations, tels que Bruno Cassinari, Lucio Fontana, Arturo Martini, Carlo Carrà et Gianni Dova. Avec la consécration de l’art informel, le couple se tourne vers le mouvement d’art nucléaire (Arte Nucleare) d’Enrico Baj et Sergio Dangelo et le spatialisme[19] de Cesare Peverelli et Roberto Crippa, en évitant toujours ce qu’ils perçoivent comme trop abstrait ou conceptuel et en s’orientant toujours résolument et exclusivement vers la peinture ou la sculpture[20]. Grâce aux achats incessants des années 1950 s’achève l’identité de la collection Boschi Di Stefano, attentive documentation de chaque nuance de la contemporanéité.
Après la mort de Marieda, survenue le 23 juin 1968, l’esprit qui avait caractérisé l’aventure de la constitution de la collection est resté intact, même si le rythme des achats a ralenti : Antonio enrichit en effet la collection par l’acquisition d’environ 300 œuvres d’art contemporain jusqu’à sa mort en 1988.
C’est à ce moment-là qu’Antonio Boschi, conseillé par le journaliste et critique d’art Marco Valsecchi, mûrit l’idée de faire don à la ville de Milan de sa collection d’art, de l’appartement de la rue Jan et de la maison de campagne de Bedizzole, près de Brescia, où toute la famille s’était réfugiée pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mercedes Precerutti Garberi, amie du couple et directrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan de 1972 à 1992[22], est alors appelée pour assister la donation et assurer la juste promotion de ce corpus qui allait intégrer le patrimoine municipal et national.
Grâce à son réseau personnel et à ses bons rapports avec l’administration, Precerutti Garberi avait en effet la charge de l’acquisition d’œuvres et de collections entières pour la municipalité. Le but était double : actualiser les collections des musées, encore conservatrices par rapport aux pratiques du mécénat privé, et façonner une identité culturelle pour Milan, étroitement liée à la nécessité politique de rétablir son rôle d’avant-poste italien en Europe. Outre l’acquisition des œuvres des Boschi, en 1975, elle a également géré la donation de Giuseppe Vismara, comprenant environ 40 chefs-d’œuvre d’Henri Matisse, Pablo Picasso, Raoul Dufy, Filippo De Pisis et Giorgio Morandi.
En janvier 1973[23], la municipalité de Milan entame les processus d’acquisition de la collection Boschi, pour le conclure formellement seulement un an plus tard : par la délibération n. 257 du 6 février 1974, le Conseil municipal accepte presque à l’unanimité la donation, la considérant comme avantageuse afin d’établir un « discours muséographique sur l’art contemporain ».
Le lien à double tranchant entre la collection et le destin du projet latent d’un musée d’art contemporain a conditionné sa présentation publique : alors que le donateur souhaitait que les œuvres soient exposées dans l’appartement de la rue Jan, la municipalité visait à faire des acquisitions pour les salles de la « Galerie d’Art Contemporain » en cours de construction, où les chefs-d’œuvre des Boschi auraient trouvé place dans « quatre salles adjacentes, dont trois seraient utilisées pour l’exposition permanente et une pour l’exposition à rotation des œuvres données[24] ». Dix années s’écoulent avant que Garberi ait réussi à ouvrir le premier emplacement, non permanent, du Civico Museo d’Arte Contemporanea (CiMAC) – au premier et au deuxième étage du Palazzo Reale, sans toutefois pouvoir respecter l’accord de la donation.
C’est à cette époque que remonte un inventaire dactylographié de 39 pages répertoriant, en fonction de leur emplacement, les 1855 œuvres offertes : accrochées sur des étagères, dans les locaux de service, même dans les salles de bains. Les biens – outre leur quantité considérable – révèlent le profond intérêt des Boschi pour les natures mortes, les portraits et les paysages, réalisés dans différents langages artistiques.
La presse concentre son attention sur la valeur économique du don[25], sans considérer son importance pour les collections municipales de Milan, jusqu’alors assez pauvres en art du XXe siècle. Dans le Corriere dell’Informazione, Boschi, décrit comme le symbole d’un « humanisme moderne[26] », déclare avoir été l’objet de menaces et d’intimidations. Ce fait souligne la distance sociale entre cet homme, perçu comme privilégié, et ceux qui luttent pour faire face au coût ordinaire de la vie. L’étalage public de son patrimoine conduit Boschi à presque regretter l’acte d’altruisme qu’il avait accompli pour une ville peu reconnaissante.
Pour comprendre cet épisode, il est nécessaire de mentionner les problèmes sociaux que Milan a affrontés pendant les années 1970. Du massacre à la Banque de l’Agriculture de Piazza Fontana (12 décembre 1969) jusqu’au début des années 1980, la ville a été le principal théâtre des Années de plomb. Les grèves, les affrontements et les scènes de guérilla urbaine[27] ont éclipsé l’art et la culture[28], considérés comme des loisirs d’une élite qui excluait délibérément les autres classes sociales de la participation à la vie culturelle de la ville[29].
Dans ce contexte, l’exposition 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano est inaugurée le 27 mai 1974, Garberi figurant comme commissaire. Le titre, pédant et didactique, vise à souligner la période couverte par la collection et son ampleur, plutôt que la portée civique et culturelle de l’acquisition.
L’exposition se déroule dans les salles monumentales du premier étage du Palazzo Reale (Fig. 3), caractérisées par de hauts plafonds décorés de fresques. Selon le projet initial, l’accrochage devait présenter un caractère architectural bien plus prononcé, avec un parcours se déroulant dans des couloirs à créer ad hoc, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur[30]. Pour des raisons budgétaires, le conseiller municipal chargé de la culture, Lino Montagna, demande à Garberi de limiter les travaux, préférant « l’habituelle exposition murale de tableaux[31] ».
L’architecte Antonio Piva, avec Marco Albini et Franca Helg, a donc opté pour un aménagement où la présentation paratactique des peintures était modernisée par le matériau de support constitué de panneaux diaphanes en fibre de verre[32]. Les sculptures étaient placées dans des vitrines presque minimalistes ou posées sur le sol nu.
Les photographies prises par Aldo Ballo[33] et la critique publiée par Valsecchi dans Il Giornale Nuovo restituaient un récit chronologique, un choix dicté par le calendrier serré et par l’état de conservation souvent précaire des travaux[34] : une section dédiée au Novecento, introduite par I Gladiatori (1928) de Giorgio de Chirico et développée dans une salle plus petite, avec onze toiles de Morandi mises en dialogue avec des œuvres de Sironi, Carrà et Piero Marussig ; une deuxième partie consacrée à Corrente, avec les élans fauves de Renato Birolli et le réalisme de Renato Guttuso ; enfin, les innovations de l’après-guerre, Fontana et le spatialisme, l’attachement au surréalisme de Crippa, Peverelli, Baj et Dova[35].
Au-delà des œuvres, rien ne témoignait des liens que les Boschi ont entretenus avec les artistes ou de leur manière de collectionner. L’accrochage impersonnel choisi révélait plutôt la volonté d’une muséalisation immédiate de la collection : l’emploi d’un langage rationnel et d’une organisation chronologique supprimaient en effet ce que donnait à voir jusqu’alors l’accrochage des collectionneurs qui mettait en valeur leurs choix intimes et subjectifs, au profit d’un lexique muséal, public et universel qui préfigurait la physionomie que la collection aurait dû avoir dans le futur musée d’art contemporain.
L’esprit principalement didactique de l’exposition se reflétait également dans le catalogue (Fig. 4), caractérisé par une couverture inattendue aux allures pop – mouvement dont on ne trouve aucune trace dans la collection Boschi – et par une séquence de reproductions raffinées, la plupart en couleurs. La démarche des collectionneurs, faite de petits sacrifices quotidiens, ressort du témoignage de Boschi qui décrit les artistes comme :
« une sorte de radar, qui avec ses antennes, peut-être inconsciemment, capte les valeurs éthiques de son temps avec quelque anticipation sur les simples mortels et tentent de les rendre dans ses œuvres[36] ».
La presse se montre indifférente, à l’exception de la voix de Lodovico Barbiano di Belgiojoso qui, dans le Corriere, souligne la valeur civique de l’exposition[37].
Si 50 Anni di Pittura Italiana représente le premier point de contact direct entre la sphère privée de la Casa Boschi et celle publique de la communauté urbaine, c’est le reportage en huit images en couleurs prises par Basilico, accompagnées d’un texte de Fulvio Irace[38], paru en octobre 1982 dans la revue Domus[39], qui a mis en lumière l’intimité originale de l’appartement de la rue Jan.
La demeure, à l’époque encore habitée par Antonio, se montre à travers l’objectif photographique : les images, avec leur atmosphère chaleureuse et familiale, rendent l’état de la maison et de la collection au début des années 1980[40] et semblent surprendre les pièces à un moment de stase – bien différent du climat des années précédentes –, à tel point que dans le couloir on aperçoit des tableaux groupés contre le mur, d’autres appuyés contre le sol. Certaines dispositions semblent définitives, comme la sculpture en céramique La Collana (1966) de Marieda Di Stefano en dialogue avec deux Concetto Spaziale (1956) de Fontana à l’entrée, ou le « coin Sironi » dans la salle à manger, une sorte d’exposition personnelle de l’artiste, grâce à une distribution harmonieuse et proportionnée des sujets.
La même relation parfaite entre l’architecture, le mobilier et les œuvres se retrouve dans l’image aérée du salon (Fig. 5), où une somptueuse porte mixtiligne encadre en perspective la salle à manger et le bureau. L’amour de Boschi pour la musique est affirmé par un lutrin et un piano sur lequel reposent un dessin de Marieda et la sculpture Testa de Giacomo Manzù (1938-39).
Basilico évite la frontalité pour montrer l’entrée latérale du salon, laissant I Gladiatori sur la droite – un choix qui privilégie le sens général de la collection, plutôt que d’insister sur l’identification d’une seule pièce – placé immédiatement au-dessus d’une composition mixte de Crippa. Ce même cadrage est adopté pour mettre en valeur les portes de la chambre à coucher, tout aussi chargées d’œuvres[41], ainsi que pour montrer le mur latéral du bureau avec Annonciation d’Alberto Savinio (1932), Le Amiche di Marussig (c. 1918) et La Servetta d’Arturo Tosi (c. 1928).
Les images révèlent le leitmotiv de la disposition des œuvres chez Boschi : un goût particulier pour l’inclusion d’un joyau solitaire qui altère le monolithisme d’un mouvement. Par exemple, La Vittoria alata de Martini, puissante et élancée, se trouvait dans le couloir entre les toiles de Cassinari, abstraites et fortement bidimensionnelles ; la tête archaïque de style Gandara était positionnée entre les périphéries urbaines de Sironi ; l’informel Crippa était entouré par les compositions classicistes de Chirico, Savinio et Gino Severini.
Le goût recherché de Boschi se montre dans sa fine complexité, même si certains aspects demeurent cachés. On remarque en effet l’absence de Giorgio Morandi[42], grand protagoniste de la collection, mais exclu de cette série photographique.
Les photos de Basilico visent à révéler au public un élégant et harmonieux Merzbau, dans lequel la vie quotidienne des propriétaires est inséparable des œuvres et de l’architecture. Elles restituent la perception que les Boschi avaient de leur appartement, à la fois refuge et autoportrait.
Le reportage de Domus peut être considéré comme le premier moment où Boschi ouvre les portes de sa maison au public, bien que de manière partielle, médiée et pour un nombre limité de lecteurs de la revue. Nous n’avons pas de témoignage direct sur les motivations qui l’ont poussé à ce geste : peut-être pour rendre service à Alessandro Mendini, neveu de Marieda et à l’époque directeur de Domus, ou grâce à la médiation de Garberi[43].
Quelle que soit la raison derrière ce reportage, il est aussi important de souligner qu’au moment de sa réalisation, le climat social avait radicalement changé par rapport à 1974. Dans les années 1980 Milan semblait déterminée à clore le douloureux chapitre des Années de plomb et à conduire le pays, au moins symboliquement, vers une nouvelle ère de prospérité et de bien-être. Selon la vision politique exprimée par le maire socialiste Carlo Tognoli pendant son mandat (1976-86), l’art et la culture agissent comme un moyen de cohésion sociale, en encourageant la participation de toutes les classes aux activités culturelles. Dans cette optique, le rôle des mécènes et des grands collectionneurs particuliers devient central. Après un repli temporaire dans l’intimité de leurs maisons, ou dans l’espace domestiqué des musées et des galeries, l’ostentation des œuvres d’art des collections privées prend une nouvelle valeur dans la société de masse[44]. Une image du collectionneur et de la collection qui ne pouvait pas être plus distante de celle que les Boschi avaient soigneusement cultivée.
Un musée pour son temps
Un an avant sa mort, Antonio Boschi avait finalisé les démarches de donation à la municipalité de Milan[45] qui, en peu de temps, a dû regrouper les biens acquis, y compris la bibliothèque et les œuvres encore à Bedizzole. Conformément aux clauses du testament, Garberi s’efforce d’ouvrir la maison au public en préservant l’intégrité de la collection, mais en 1992 les travaux d’adaptation aux normes muséales ne sont pas encore achevés[46].
Afin de raviver l’intérêt pour la collection et laisser le logement libre pour la rénovation, Philippe Daverio, alors adjoint à la culture, décide d’organiser une nouvelle exposition au Padiglione d’Arte Contemporanea de Milan (Collezionare il Proprio Tempo, avril-juin 1997). Les ailes blanches du PAC regorgent de tableaux : la dense « quadreria » (Fig. 6), disposée en suivant les photographies de Basilico, réaffirme le goût des Boschi pour l’accumulation et la juxtaposition.
En 1998, la Fondazione Boschi Di Stefano est créée et se charge de la mise en place de la maison-musée qui ouvre enfin au public en 2003, avec un accès gratuit. La maison Boschi Di Stefano s’inscrit dans le circuit des maisons historiques de la ville de Milan animé par le musée Poldi Pezzoli[47], public depuis 1881, le Bagatti Valsecchi, fondé en 1974 et ouvert en 1994[48], auxquels s’est ajoutée, depuis 2008, la Villa Necchi Campiglio, chef-d’œuvre de l’architecture portaluppienne comme la Casa Boschi[49].
L’appartement de la rue Jan a fait l’objet d’une rénovation qui a modifié sa physionomie d’origine, comme le rappelle Renata Ghiazza : « la cuisine et les toilettes ont été sacrifiées pour faire place à un dépôt de tableaux avec une étagère ; les murs derrière les tableaux, qui n’avaient jamais été vus auparavant, ont été enduits de gracieuses nuances perlées[50] ». Maria Teresa Fiorio[51] a dirigé le réaménagement avec Antonello Negri et Alessandro Mendini : la nouvelle configuration de la maison-musée visait à rétablir l’atmosphère des années 1930 et 1940, raison pour laquelle certains meubles n’appartenant pas au legs Boschi[52] ont été achetés, afin de fournir un cadre plausible aux œuvres. Le parcours d’exposition comprend désormais une succession chronologique des mouvements, du début du XXe siècle au spatialisme, combinant la finalité didactique du musée et, dans la mesure possible, l’esprit originaire de l’accrochage de la maison.
Des plus de 2000 œuvres données à la ville, une seule fraction est visible à la maison-musée, où subsistent de remarquables coins consacrés à Sironi, Fontana, ou Crippa, actualisés de temps en temps à l’occasion d’expositions temporaires autour de thématiques spécifiques[53].
Certaines des pièces les plus représentatives constituent l’un des noyaux vitaux du Museo del Novecento, ouvert en 2010 au Palazzo dell’Arengario de Piazza Duomo dans le sillage du CiMAC de Garberi : si ce dernier explorait l’histoire identitaire contemporaine également à travers la reconnaissance de la valeur civique des dons privés, l’organisation actuelle du Museo del Novecento est entièrement consacrée à des parcours thématiques à la poursuite d’une finalité didactique qui, comme dans d’autres musées modernes, tend parfois à limiter la réflexion et la narration sur la spécificité des collections.
Notes
[1]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974.
[3] Le titre fait référence à Valsecchi M., « Prefazione », 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 9, où la collection est définie comme un « sensibile sismografo ».
[4] Fondée par Giovan Battista Pirelli à Milan en 1872, elle a été la première entreprise italienne à traiter le caoutchouc pour fabriquer des produits dérivés et des pneus.
[5] Terme inventé en 1922 par Anselmo Bucci pour désigner un groupe d’artistes travaillant principalement à Milan autour de la récupération de la tradition picturale et figurative italienne (Ubaldo Oppi, le même Bucci, Leonardo Drudeville, Emilio Malerba, Piero Marussig, Mario Sironi et Achille Funi, auxquels se sont joints Giorgio de Chirico, Carlo Carrà, Giorgio Morandi, Arturo Martini, Giacomo Balla, Gino Severini et Fortunato Depero, lors de l’exposition de 1926 au Palazzo della Permanente à Milan). Parmi eux figuraient aussi des architectes (Gio Ponti, Giovanni Muzio, Emilio Lancia) ainsi que des femmes et des hommes de lettres (Margherita Sarfatti, Massimo Bontempelli). Pour un aperçu : Bossaglia R., Il Novecento Italiano. Storia, Documenti, Iconografia, Milan, Feltrinelli, 1979.
[6] Parmi les œuvres, 43 proviennent de l’héritage de Francesco. Entre 1927 et 1938, les Boschi ont fait preuve d’une remarquable capacité de collection, souvent indépendamment des choix de Francesco : en effet, environ 90 œuvres ont été acquises par le couple durant cette période. Voir le registre publié dans Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980.
[7] Pour une histoire du bâtiment et ses caractéristiques : Dulio R., « Casa Radici-Di Stefano », Piero Portaluppi. Linea Errante nell’Architettura del Novecento, cat. exp., Milan, Triennale, 2003-2004, p. 106-107 ; Irace F., « Palazzina d’autore », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 137-143.
[8] Mouvement de la région lombarde né dans les années 1930 et comprenant, entre autres, Angelo Del Bon, Umberto Lilloni, Francesco De Rocchi, dont la peinture se caractérise par des tons clairs et des scènes de la vie quotidienne, loin de la grandiloquence du Novecento. Voir : Pontiggia E., Il Chiarismo, Milan, Abscondita, 2006.
[9] Groupe opérant à Turin de la fin des années 1920 à la première moitié des années 1930, formé par Jessie Boswell, Gigi Chessa, Nicola Galante, Carlo Levi, Francesco Menzio, Enrico Paulucci. Appréciés par les collectionneurs de Turin, en particulier par Riccardo Gualino, ils partagent avec les Chiaristi une prédilection pour une peinture claire et détendue, bien que plus influencée par l’apport français. Voir : Viale V., I Sei di Torino : 1929-1932, cat. exp., Turin, Galleria Civica d’Arte Moderna, 1965. Dans les mêmes années, un collectionneur et galeriste éclairé comme Carlo Cardazzo s’intéresse aux mêmes groupes (Marangon D., « Carlo Cardazzo. Verso l’espressione più alta dell’umanità », Fantoni A., Il Gioco del Paradiso. La Collezione Cardazzo e gli Inizi della Galleria del Cavallino, Venise, Cavallino, 1996, p. XII).
[10] Voir le panorama tracé par Ghiringhelli P., « Appunti degli anni Trenta », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 29-30.
[11] Voir : Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, en particulier les p. 18-27 concernant l’ouverture publique de la collection de 1968 à 1974.
[12] Dell’Acqua G. A., La Donazione Emilio e Maria Jesi, Milan, Amici di Brera, 1981.
[13] Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003.
[14] Voir : Tempesti F., L’Arte dell’Italia Fascista, Feltrinelli, Milan, 1976 ; Negri A., « Aspetti del Mercato e del Collezionismo », Pirovano C. (dir.), Il Novecento/1, 1900-1945, Milan, Electa, 1992, p. 721-725 ; Rosazza Ferraris P., « Mercato, Collezionismo, Committenza e Pubbliche Acquisizioni: Appunti per la Storia Economica dei “Valori Plastici” », Fossati P., Rosazza Ferraris P., Velani L. (dir.), XII Quadriennale. Valori Plastici, cat. exp., Rome, Palazzo delle Esposizioni, 1998, p. 165-170.
[15] Voir : Mendini A., « Fondazione Boschi Di Stefano » , Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 156.
[16] Garberi M., « Premessa », Pirovano C., Caramel L., Fiorio M. T. (dir.), Musei e Gallerie di Milano. La Galleria d’Arte Moderna. La Collezione Boschi Di Stefano, Milan, Electa, 1980, p. 11.
[17] Contrairement à un autre protagoniste du collectionnisme milanais de l’entre-deux-guerres, Adriano Pallini, les Boschi ne pouvaient pas fonder leurs relations avec les artistes sur un échange de biens et de marchandises. Voir : Pallini Clemente N., Atelier Pallini: Storia di una Collezione Italiana, 1925-1955, Milan, Mazzotta, 2014.
[18] Groupe formé à Milan en 1938 autour de la revue homonyme éditée par Ernesto Treccani, auquel adhèrent Raffaele De Grada, Giansiro Ferrata, Luciano Anceschi, Renato Birolli, Vittorio Sereni. En raison de sa matrice libertaire et antifasciste, la revue a été supprimée par la dictature, bien que le mouvement ait poursuivi son activité d’exposition. Voir : Corrente e l’Europa 1928-1945, cat. exp., Milan, Fondazione Corrente, 2019-2020.
[19] Pour en savoir plus sur le mouvement d’art nucléaire et le spatialisme : Barbero L. M., Lucio Fontana e gli Spaziali. Fonti e Documenti per le Gallerie Cardazzo, Venise, Marsilio, 2020.
[20] Renata Ghiazza, conservatrice des Civiche Raccolte d’Arte de Milan et, depuis 1980, de la collection Boschi Di Stefano, dans un mémoire écrit fourni à l’auteur le 13 janvier 2022, rappelle : « [Boschi] n’aimait pas les installations, ni l’art conceptuel ou l’art concrète » (« [Boschi] non amava le istallazioni, né l’Arte Concettuale e neppure l’Arte Concreta »).
[21] Valsecchi M., « Introduzione », Valsecchi M., Mascherpa G., Arte Moderna a Milano, Milan, Cassa di risparmio delle province lombarde, 1976, p. 7. Par cette expression, Valsecchi entendait souligner comment les collectionneurs privés, à travers leurs acquisitions, effectuaient une action de sélection critique d’œuvres susceptibles d’être transmises aux générations futures. Cette tâche qui, traditionnellement, aurait relevé de la sphère de la critique d’art ou des activités culturelles publiques, était à l’époque presque entièrement l’apanage des collectionneurs privés, qui s’avéraient être plus à jour et plus attentifs aux nouveautés.
[22] Garberi fut responsable de la réouverture du Padiglione d’arte contemporanea (PAC) en 1979, de la rénovation de la Pinacoteca del Castello Sforzesco confiée au Studio Albini et achevée en 1980, de la réorganisation de la Raccolta Grassi à la Galleria d’arte moderna en 1988, et de l’ouverture du CiMAC – Civico Museo d’Arte Contemporanea (en 1984), premier noyau de l’actuel Museo del Novecento.
[23] Marchese P. à Garberi M., Milan, 22 janvier 1973 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). Ce sont des années où le rapport entre le collectionnisme privé et les institutions publiques milanaises se développe : on pense à la notification, en 1974, d’une première partie de la collection Jucker, qui a été déposée à la Pinacoteca di Brera. Voir : Bignami S., Fratelli M., « Dalla Casa al Museo: Origini e Fortuna della Raccolta di Magda e Riccardo Jucker », Negri A., Jucker, Collezionisti e Mecenati, Milan, Electa, 1998, p. 65-91. En 1976, cependant, le legs de la collection Jesi a été complété, toujours à la Pinacoteca di Brera.
[24] Procès-verbal de la séance extraordinaire du conseil municipal du 6 février 1974 (Milan, Cittadella degli Archivi) : « quattro sale contigue, di cui tre per l’esposizione permanente ed una per l’esposizione a rotazione delle opere donate ».
[25] « Ha Donato al Comune 1855 Quadri e Sculture », Corriere della Sera, 3 février 1974, p. 8.
[26] Gonzaga F., « Riceve Insulti e Minacce perché ha dato al Comune Quadri per due Miliardi », Corriere dell’Informazione, 28 mars 1974, p. 7 : « umanesimo moderno ».
[27] Pour une cartographie des événements de ces années : Steccanella D., Milano e la Violenza Politica 1962-1986. La Mappa della Città e i Luoghi della Memoria, Milan, Milieu Edizioni, 2020.
[28] Voir : Cecchi D., « I Lavoratori a Milano tra Terziario e Ristrutturazione Produttiva », Realtà Sociale: Rivista Trimestrale di Cultura e Politica, n° 4, 1981, p. 70-90 ; La Trasformazione Economica della Città, Milan, Franco Angeli, 1988.
[29] Tornabuoni L., « Contro Milano », Corriere della Sera, 29 novembre 1975, p. 3.
[30] Devis d’Allestimenti Portanuova à Città di Milano, Milan, 21 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[31] Montagna L. à Garberi M., Milan, 25 février 1974 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués) : « la consueta esposizione a parete di quadri ».
[32] Les panneaux en fibre de verre sont également adoptés lors du réaménagement de la Pinacoteca del Castello Sforzesco en 1980. Voir : Bucci F., Rossari A., I Musei e gli Allestimenti di Franco Albini, Milan, Electa, 2005.
[33] Les photographies sont conservées à la Fondation Franco Albini de Milan, que je remercie pour leur mise à disposition.
[34] Le 29 janvier 1974, Montagna écrit à Garberi pour lui confirmer que les travaux d’installation de 50 Anni di Pittura Italiana commenceront immédiatement après la conclusion de l’exposition de Boccioni, fin février (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués). L’exposition a également été l’occasion de promouvoir une campagne de restauration et des études sur la restauration des œuvres d’art du XXe siècle, dont le commissaire fut Pinin Brambilla Barcilon (Communiqué de presse 50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano. Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[35] Valsecchi M., « Un Tesoro Donato a Milano », Il Giornale Nuovo, 12 juillet 1974, p. 5.
[36]50 Anni di Pittura Italiana dalla Collezione Boschi Di Stefano Donata al Comune di Milano, cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 1974, p. 11 : « una specie di radar, che con le loro antenne, magari inconsciamente, captano con qualche anticipo sui comuni mortali i valori etici del loro tempo e tentano di renderli nelle loro opere ».
[37] Barbiano di Belgiojoso L., « Una Mostra da Ricordare », Corriere della Sera, 7 juillet 1974, p. 5.
[39]Domus est une revue mensuelle spécialisée en architecture, design et urbanisme, fondée à Milan par Gio Ponti en 1928. Point de référence de la bourgeoisie dans le domaine de l’ameublement domestique et du design, Domus se distingue par la collaboration, entre autres, d’Elio Vittorini, Ettore Sottsass, Pierre Restany, Vincenzo Agnetti, Giancarlo De Carlo, Riccardo Dalisi. Parmi les directeurs : Massimo Bontempelli, Giuseppe Pagano, Ernesto Nathan Rogers, Alessandro Mendini (1979-1985).
[40] Ghiazza, dans le mémoire du 13 janvier 2022, rappelle la pratique des « inventaires » par lesquels Boschi « déplaçait un ou deux tableaux que, pour un sursaut de la mémoire, il souhaitait revoir » (« spostava uno o due quadri che, per qualche soprassalto della memoria, desiderava rivedere »). Les œuvres de la collection Boschi, après leur acquisition publique, sont souvent prêtées pour des expositions temporaires comme, par exemple, Alfredo Chighine, Milan, Palazzo della Permanente, 1977-1978 (avec 25 œuvres de la collection Boschi), ou Italia Anni Trenta: Opere dalle Collezioni d’Arte del Comune di Milano, Zagreb, Galerije Grada, 1989 (avec 32 œuvres provenant de la rue Jan).
[41] L’atmosphère est tout autre à la maison Mattioli de la rue Gabba, où le mobilier conçu par Franco Albini offre un cadre sobre, presque dépouillé : Rossi Mattioli L., « La Collezione di Gianni Mattioli dal 1943 al 1953 », Fergonzi F. (dir.), La Collezione Mattioli. Capolavori dell’Avanguardia, Milan, Skira, 2003, p. 30. Plus éloignés encore les demeures princières et les châteaux de Riccardo Gualino dans le Piémont documentés dans : I mondi di Riccardo Gualino. Collezionista e Imprenditore, cat. exp., Turin, Musei Reali, 2019.
[42] Sur le rapport avec Morandi : Fergonzi F., « Dagli “Acquirenti Amici” alla “Lista di Attesa per un Quadro” : un Primo Profilo del Collezionismo Morandiano », Giorgio Morandi. Collezionisti e Amici. 40 Capolavori da Raccolte Italiane Pubbliche e Private, cat. exp., Varese, Villa e Collezione Panza, 2008, p. 25.
[43] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « La séance de photos de Gabriele Basilico me semble avoir été suggérée par Mercedes Garberi, donnant ainsi à Mendini l’opportunité de la publier dans Domus » (« Il servizio fotografico realizzato da Gabriele Basilico mi pare fosse stato suggerito da Mercedes Garberi, fornendo così a Mendini l’opportunità di pubblicarlo in Domus »).
[44] Santerini G., « Quando il Talento Diventa Consumismo », Corriere della Sera, 8 septembre 1974, p. 12. Pour une discussion plus large sur la relation entre la collection et la production culturelle à l’époque moderne : Boime A., Artisti e Imprenditori, Turin, Bollati Boringhieri, 1990.
[45]Donazione Ing. Antonio Boschi, Milan, 5 juillet 1988 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[46] Ghiazza R. à la Direzione Civiche Raccolte d’Arte, Milan, 18 août 1992 (Milan, Archives du CASVA, papiers non catalogués).
[47] Balboni Brizza M. T., Il Museo Poldi Pezzoli, Turin, Umberto Allemandi & C., 2019.
[48]Musei e gallerie di Milano. Museo Bagatti Valsecchi, Milan, Electa, 2003.
[49] Borromeo Dina L., Villa Necchi Campiglio a Milano, Milan, Skira, 2012.
[50] Ghiazza, dans la note du 13 janvier 2022 : « furono sacrificati la cucina e i servizi igienici per farvi un deposito di quadri con relativa rastrelliera ; le pareti dietro i quadri, finora mai viste, vennero intonacate in leggiadre nuance color perla ».
[51] Directrice des Civiche Raccolte d’Arte de 1992 à 2002.
[52] C’est le cas de la salle à manger présentée par Sironi à la Triennale de 1936. Voir : Fratelli M., « Il Museo Casa », Fratelli M. (dir.), Casa Museo Boschi Di Stefano, Milan, Skira, 2020, p. 23.
[53] Parmi les plus récentes : Sergio Dangelo 39/71. Ancora e Sempre (2021) ; La Prima Stagione di Gianni Dova (2021) ; “Ha Guardato in su, verso il Cielo”. Roberto Crippa nella Collezione Boschi Di Stefano (2022).
— Morgan Labar est historien de l’art, critique (AICA-France) et enseignant. Depuis plusieurs années, il s’intéresse à la manière dont les catégories esthétiques, les canons et les discours hégémoniques sont construits au sein des mondes de l’art contemporain. Ancien boursier postdoctoral de la Terra Foundation for American Art à l’INHA, il est membre associé du laboratoire de recherche-création SACRe (EA 7410, Université PSL) et de l’unité mixte de recherche THALIM (UMR 7172, ENS – Sorbonne Nouvelle – CNRS). L’ouvrage issu de sa thèse, La Gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, paraîtra en 2023 aux éditions Les presses du réel. Morgan Labar est actuellement directeur de l’École supérieure d’art d’Avignon. Il enseigne à l’École du Louvre et à l’École normale supérieure, où il anime le séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie ». —
Les plus importants collectionneurs d’art contemporain, parfois dits « mégacollectionneurs » – la sociologue de l’art Raymonde Moulin recourt à ce vocable nord-américain à partir du milieu des années 1990[1] –, ouvrent désormais des musées privés à leurs noms. Les œuvres qui y sont présentées ont, dès leur achat, une destination muséale. Parmi les plus importants collectionneurs des premières décennies du XXIe siècle, le Grec Dakis Joannou (né à Chypre en 1939) occupe une place singulière. Promoteur immobilier et industriel, héritier du géant de la construction Joannou & Paraskevaides, entreprise plus connue sous le nom de J&P fondée par son père Stelios Joannou et qu’il a considérablement diversifiée et fait fructifier, Dakis Joannou est depuis les années 1980 à la tête d’un empire de plusieurs compagnies dans les secteurs de l’hôtellerie, du bâtiment, de l’ingénierie, de l’aviation et de l’immobilier. Collectionneur de premier plan, il siège dans les conseils d’administration des plus grands musées d’art moderne et contemporain du monde anglo-saxon[2], comme d’ailleurs la plupart des autres collectionneurs prescripteurs.
En 1983, Dakis Joannou fonde à Genève la DESTE Foundation for Contemporary Art, une organisation à but non lucratif destinée à promouvoir l’art contemporain, dont le nom provient du terme grec signifiant regarder. Plusieurs périodes se distinguent dans l’évolution de la DESTE. La première période court de 1983 à 1988 : les projets d’exposition ne sont pas en lien avec la collection personnelle de Dakis Joannou. La fondation n’a pas de lieu d’exposition permanent et une grande partie des expositions a alors lieu à Genève. La seconde période s’étend de 1988 à 1996 : désormais, Dakis Joannou fait appel aux services de Jeffrey Deitch, marchand d’art, commissaire d’exposition et conseiller artistique particulièrement en vue, pour élaborer plusieurs expositions à partir d’œuvres de la collection. Joannou commence à s’imposer comme un collectionneur et un acteur du monde de l’art contemporain de premier plan. L’exposition Everything That’s Interesting Is New inaugure en 1996 une troisième période : celle des expositions consacrées exclusivement à la collection de Dakis Joannou, dans un lieu dédié à Athènes.
Il importe de souligner que la DESTE est une entité distincte de la collection personnelle de Dakis Joannou, même si les deux ont tendance à se confondre. Fondation autonome dont Joannou est le président, la DESTE est devenue l’instrument de promotion et de diffusion de la collection Joannou.
Dans les années 1980, des articles de magazines spécialisés témoignaient d’une collection à échelle humaine et dont les œuvres saturaient la maison du collectionneur. Le commissaire des expositions de la DESTE à cette période, Jeffrey Deitch, affirmait alors que Joannou et lui ne « cherche[aient] pas à prendre du recul, à [se] poser en musée[3] ». Cependant, force est de constater que se développa à partir du milieu des années 1990 une ambition muséale, alors que le collectionneur devenait l’une des figures les plus influentes du monde de l’art contemporain globalisé, jusqu’à être classé numéro 6 dans la Power 100 List d’ArtReview en 2004, liste établie chaque année depuis 2002 par le magazine londonien.
Par la suite, la collection Dakis Joannou a été présentée dans les plus importants musées d’art contemporain du monde, sans avoir besoin de passer par la DESTE : au Palais de Tokyo à Paris en 2005 (Translation), au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien (MUMOK) et à la Kunsthalle de Vienne en 2007 (Traum und Trauma), au New Museum de New York en 2011 (Skin Fruits. Selections from the Dakis Joannou Collection). Se pose alors la question des collusions entre les intérêts du collectionneur (prestige, mais aussi valeur financière de sa collection) et ceux des institutions qui présentent – et par là-même, légitiment – sa collection.
Cet article s’appuie sur des documents consultés aux archives de la DESTE Foundation à Athènes en 2015[4]. Il retrace les étapes de la présentation publique de la collection Dakis Joannou et de sa médiatisation croissante dans le monde l’art contemporain occidental, analysant l’évolution des stratégies adoptées dans la mise en valeur de la collection et son rôle dans la promotion des artistes qui y sont représentés. Au regard de l’histoire croisée du collectionnisme et de l’art contemporain des quatre dernières décennies, Dakis Joannou fait figure de pionnier. Il a contribué à imposer une esthétique essentiellement nord-américaine, portée sur la régression, la violence et la bêtise délibérée, dans le monde de l’art globalisé avant que des figures comme Eli Broad ou François Pinault n’occupent le devant de la scène en favorisant ce même type d’esthétique[5].
Premières monstrations (1988 – 1996)
En 1988, l’exposition Cultural Geometryimpose Dakis Joannou comme un collectionneur de premier plan. Elle a lieu à la Maison de Chypre à Athènes et place temporairement la capitale grecque au centre du monde de l’art occidental[6]. Le commissaire Jeffrey Deitch a rassemblé les jeunes artistes états-uniens de la tendance Neo-Geo parmi les plus médiatiques de l’époque (Jeff Koons, Ashley Bickerton, Peter Halley et Meyer Vaisman) depuis que la galeriste Ileana Sonnabend les a présentés dans sa galerie de SoHo à New York en 1986. La scénographie de l’exposition est confiée à l’artiste Haim Steinbach. Dans le parcours de l’exposition sont associées des céramiques grecques et chypriotes de l’époque géométrique (entre 900 et 750 av. J.-C.) et les premières acquisitions de la collection Joannou, vingt-neuf œuvres contemporaines acquises entre 1985 et 1988. Il s’agit ainsi de rapprocher New York, avec les artistes contemporains, et Athènes, avec les céramiques de la pré-Antiquité. Cette exposition contribue à la légitimation symbolique des artistes associés au mouvement Neo-Geo, dont les œuvres constituent alors une part importante de la collection Joannou[7], tout en visant à sortir de l’appellation Neo-Geo et à dégager les œuvres de l’ancrage très états-unien du mouvement, qui apparaît alors comme une simple réaction au courant néo-expressionniste. Pour ce faire, les textes du communiqué de presse et du catalogue de l’exposition[8] confèrent aux œuvres une autre forme de légitimité, double : d’une part l’inscription dans le tropisme (supposé) universel pour les formes géométriques, d’autre part l’inscription dans le monde contemporain (images de produits de consommation high-tech, des techniques de packaging, de publicité et de marketing en vis-à-vis des œuvres dans le catalogue) plutôt que dans l’histoire récente de l’abstraction en art.
En 1989, la DESTE Foundation organise l’exposition Psychological Abstraction, toujours à la Maison de Chypre à Athènes. Dans le catalogue, Dakis Joannou insiste dès les premières lignes de son avant-propos sur les « coordonnées sociales[9] » de l’art. Le but de l’exposition est de dégager les artistes Neo-Geo de leur image d’artistes froids et désincarnés, de leurs liens avec la consommation de masse, pour insuffler l’abstraction d’affects, d’émotion, de psychologie[10], d’où le titre de l’exposition. Pour Cultural Geometry comme pour Psychological Abstraction, des œuvres historiques sont exposées avec les œuvres contemporaines afin de créer une filiation passant pour pertinente sur le plan de l’histoire de l’art, établissant ainsi le sérieux et la respectabilité du collectionneur.
Quelques mois après Cultural Geometry, le jeune bimensuel Galeries Magazine, une publication bilingue en français et en anglais, consacrait une dizaine de pages à la collection de Dakis Joannou, dont était soulignée la « grande influence sur la scène artistique grecque et internationale[11] ». Les photographies illustrant abondamment l’article montraient une maison remplie d’œuvres d’art, presque saturée. Une sculpture horizontale de Donald Judd passait juste entre les fenêtres et le plafond, non loin d’une œuvre de Barbara Kruger. Une Brillo Box de Warhol se tenait entre des plantes vertes. Le buste de Louis XIV en inox de Jeff Koons voisinait avec une toile de James Rosenquist de 1964 et un collage de 1930 de la dadaïste allemande Hannah Höch. Associant des œuvres de périodes et d’esthétiques différentes, l’accrochage domestique de la collection Joannou en 1988, telle qu’elle se donnait à voir publiquement dans les pages d’un magazine, légitimait les œuvres les plus récentes par les pièces historiques avec lesquelles elles dialoguaient – technique de légitimation symbolique classique au demeurant[12]. Enfin, une dernière illustration montre l’œuvre Translation, 1966, de Joseph Kosuth, installée in situ par l’artiste sur un mur extérieur mauve au-dessus de la piscine, de sorte à permettre quelque méditation sur le caractère linguistique et conceptuel[13] de l’art en bronzant ou en nageant le dos crawlé. Ce riche article, à la prose ampoulée, présentait donc déjà en 1988 la collection Joannou comme l’une des meilleures collections d’art contemporain d’Europe, à la fois audacieuse et influente. Le texte se terminait sur un compte rendu de l’exposition Cultural Geometry et une évocation des rapports entre la DESTE Foundation et la collection Joannou mettant en évidence les notions de « circulation » et de « mobilité[14] ». Rien ne laissait encore véritablement présager de l’orientation que prendrait la collection dans le courant des années 1990.
Au début des années 1990, deux expositions majeures confirment la stature internationale de la collection de Dakis Joannou : Artificial Nature en 1990 et Post-Human en 1992. Avec Jeffrey Deitch comme commissaire, elles ont toutes deux, dans le sillage de Cultural Geometry, un retentissement notable[15]. La première, qui a encore lieu à la Maison de Chypre à Athènes, rassemble des figures majeures de l’art contemporain nord-américain : Warhol, Ruscha, Koons, De Maria, Smithson.
Mais c’est son catalogue qui reste dans les mémoires. Conçu par Dan Friedman, il est salué dans la quasi-totalité des critiques de l’exposition. Fortement inspiré par l’esthétique appropriationniste[16], rappelant aussi bien le travail de Richard Prince que celui de Barbara Kruger, l’ouvrage constitue une œuvre à lui seul, mettant en regard photographies, œuvres et textes sur le mode de l’association d’idées. Une telle attention portée au catalogue contribue à imposer la collection Joannou comme originale et incontournable.
Peut-être plus encore, ces catalogues ont vocation à marquer les esprits et à se signaler parmi les propositions les plus originales de la période. En d’autres termes, la collection devient un catalyseur d’innovation pour le monde de l’art contemporain, manière de laisser sa marque dans l’histoire de l’art des années 1990. Lorsqu’une journaliste demande à Jeffrey Deitch si le catalogue ne « dévalorise » pas l’art en raison de la « confusion en mettant sur le même pied les œuvres présentées, des illustrations et des publicités », ce dernier répond que « le catalogue montre comment on peut penser visuellement d’une manière fragmentée[17] ». Le recours à l’ensemble de la culture visuelle dans le catalogue contribue ainsi à relativiser les formes de l’art, tout en créant un objet (le catalogue – livre d’artiste) iconique dans lequel l’œuvre d’art devient un logo reproductible. Un tel objet, autant éditorial que muséal, contribue alors à positionner Dakis Joannou comme un acteur majeur du monde de l’art. Par la création de catalogues originaux, objets théoriques tout autant que futurs objets de luxe, la collection est valorisée au-delà des expositions.
En 1992, Post-Human pose un nouveau jalon. L’exposition constitue sans nul doute l’une des propositions les plus marquantes de la décennie, interrogeant l’obsolescence du corps, l’hybridation et jusqu’au trans-humanisme dans une période marquée par l’incroyable succès populaire de la chirurgie esthétique. L’exposition circule dans plusieurs musées de référence : au Musée d’art contemporain de Lausanne, au Castello di Rivoli à Turin, à la Deichtorhallen à Hambourg et au Israel Museum à Jerusalem. Pour la première fois, la collection personnelle de Dakis Joannou circule largement dans des lieux institutionnels hors de Grèce.
Le tournant de 1996 : art bête et présentisme
En 1996, l’exposition Everything That’s Interesting Is New, à nouveau coordonnée par Jeffrey Deitch, se tient à l’école des Beaux-arts d’Athènes. Pour la première fois la collection Joannou est montrée de manière extensive, et l’exposition se présente d’abord et avant tout comme celle d’une collection privée. La majeure partie des œuvres a été créée entre 1985 et 1995, mais des figures historiques (Duchamp, Picabia et Man Ray), ainsi que les représentants de l’art minimal américain (Judd, Flavin), conceptuel (Kosuth) et corporel (Nauman, Acconci) viennent réinscrire les artistes contemporains dans une histoire de l’art au long cours, comique et cérébrale. Un riche catalogue est édité à l’occasion. Intitulé The Dakis Joannou Collection, il est composé de textes et propos inédits des artistes présents dans l’exposition.
La régression adolescente, l’obscénité sexuelle et la scatologie sont des thèmes qui figurent en bonne place. Sont notamment présentés les mutants des frères Jake et Dinos Chapman (Face Fuck Twin), mannequins d’enfant en fibre de verre, ultra réaliste et à échelle 1/1, portant perruques, tee shirts et chaussures, et dont le nez a évolué en phallus et la bouche en anus. Joannou les affiche ainsi un an avant Sensation qui se tient à la Royal Academy of Arts de Londres en 1997, exposition qui propulsera les Chapman définitivement sur la scène internationale. De Gilbert & George est présentée l’œuvre Flying Shit, issue des Naked Shit Pictures de 1994. Ici les artistes dupliqués sont soit vêtus d’un costume rouge et assis sur un étron, soit nus se tenant debout sur un autre étron volant, dont on ne sait trop s’il s’agit d’une planche de surf ou d’une météorite, d’une référence aux navettes « flying Jenny » utilisées dans l’industrie du textile en Angleterre au XIXe siècle ou au « shit service » des navettes ferroviaires de British Railway. Dans le catalogue, Gilbert & George commentent lapidairement l’œuvre par leur credo habituel : « Nous sommes des artistes modernes. Nous devons concevoir un vocabulaire qui reflète cette époque. Nous ne voulons pas cacher nos faiblesses, nos pratiques sexuelles, nos pensées, nos souffrances, et tout ce qui appartient à l’humanité[18] ».
Animal de Fischli et Weiss est une sorte d’animal gris en polyuréthane, grossièrement exécuté, genre d’hippopotame gonflé à l’hélium, somme toute assez banal et sans intérêt particulier. Elle permet cependant un jeu d’optique : le visage bonhomme de cet animal est visible de l’extérieur, mais également de l’intérieur de l’œuvre. Un trou à l’arrière permet en effet de voir apparaître comme en négatif les yeux, les naseaux et l’orifice buccal de l’animal. Et l’orifice sur lequel il faut se pencher et dans lequel il faut ouvrir grand l’œil pour accéder à cette subtile apparition est à l’évidence un orifice anal, quoique les détails anatomiques ne soient pas soulignés. L’œuvre crée donc une situation particulièrement cocasse : celle de pousser les visiteurs à venir regarder chacun son tour dans le trou du cul de la bête, et surtout à se mettre dans cette posture, non pas tant infamante que ridicule. C’est en effet en voyant les autres visiteurs s’approcher du derrière de l’animal que l’on est conduit, par instinct grégaire, à aller en observer l’anatomie intime. Dans un registre plus sombre, mais non moins scatologique, est présentée Heidi, installation et vidéo résultant d’une performance conjointe de Paul McCarthy et de Mike Kelley, une version cauchemardesque des aventures de Heidi. Jeff Koons, Robert Gober et Kiki Smith sont également représentés par plusieurs œuvres aux accents régressifs, absurdes ou obscènes, et Meyer Vaisman par une dinde voilée d’une mousseline rouge et affublée d’un substitut de phallus (Untitled Turkey VIII [Fuck Bush], 1992). Dans le catalogue, Jeffrey Deitch signe un texte où il est question de traumatismes collectifs, préférant placer les œuvres exposées sous le signe de la perversité mythologisée de l’enfant plutôt que d’assumer le caractère jouissif et divertissant de la régression à l’œuvre[19].
Avec près d’une centaine d’artistes, Everything That’s Interesting Is New rend la collection Joannou incontournable dans le monde de l’art contemporain. Une critique note dans la revue Frieze que Joannou s’est imposé comme la référence dans l’art de la fin des années 1980 et du début des années 1990, et qu’il est à cette période ce que Panza di Biumo est à l’art minimal et conceptuel des années 1960 et 1970[20] : la figure de collectionneur-mécène la plus marquante. La convocation de Marcel Duchamp, figure tutélaire de l’art contemporain, mérite également d’être soulignée : Joannou expose la version de Fountain en sa possession, qu’il désigne lui-même dans un entretien avec Jeff Koons publié dans le catalogue comme « le vrai commencement » pour « comprendre ce qui se passe aujourd’hui[21] ».
L’exposition de 1996 constitue un tournant. L’année suivante, la DESTE Foundation se dote d’un lieu permanent à Athènes[22], où les manifestations consacrées à la collection vont se multiplier, ainsi que dans des institutions étrangères. La collection Joannou passant pour très (voire trop) américano-centrée dans la réception critique, la DESTE y remédie en élargissant son horizon. En 1998, Global Vision. New Art from the 90s offre un panorama plus international, davantage ouvert à l’Asie, l’Amérique du Sud et au Moyen-Orient, ainsi qu’aux artistes européens et états-uniens issus de minorités ethniques, afro-diasporiques ou afro-descendants. Kara Walker est présente avec ses silhouettes découpées s’adonnant à des scènes de violence parfois sexuelles ou scatologiques, ainsi qu’avec la série de gouaches sur papier de grand format figurant dans la collection Joannou. Chris Ofili est représenté avec deux œuvres de la collection régulièrement montrées depuis : Rodin…The Thinker et Pimping Ain’t Easy (1997). Les œuvres de Chris Ofili ont la particularité de ne pas être accrochées aux murs mais de reposer sur des boules fabriquées à partir d’excréments d’éléphants[23]. L’iconographie est irrévérencieuse, mais elle ne se limite pas à cela puisque le travail d’Ofili consiste en une réappropriation de l’identité noire en Grande-Bretagne. Rodin…The Thinker est une version féminine, noire et aux formes généreuses, voire rebondies, du Penseur de Rodin, en porte-jarretelles. Pimping Ain’t Easy(« Le proxénétisme c’est pas facile ») est un phallus géant humanisé. Des yeux écarquillés, un nez et de grosses lèvres rouges dans la partie sommitale représente littéralement l’expression « tête de nœud », dickhead en bon anglais. Sur le fond de la toile, brillant et recouvert de paillettes, Ofili a collé des photographies de jambes et entre-jambes féminines écartées, découpées dans des magazines érotiques[24]. Ainsi donc, tout en s’ouvrant à de nouveaux profils d’artistes, s’affirme dans la collection Joannou une veine comique, tantôt potache et régressive, tantôt satirique et incisive, parfois les deux à la fois.
En 2000, la DESTE présente deux expositions monographiques consacrées à des artistes que Dakis Joannou collectionne de manière approfondie : Jeff Koons (Jeff Koons. A Millenium Celebration 1979-1999) et Tim Noble et Sue Webster (Masters of the Universe). Dans cette dernière exposition sont montrées des sculptures à l’esthétique kitsch, faites d’ampoules lumineuses rappelant les fêtes foraines. L’entretien qui figure dans le livret de l’exposition s’intitule Talking Rubbish, soit « parler poubelle ».
En 2002, Dakis Joannou présente dans son pays d’origine, Chypre, l’exposition Forever, qui comprend soixante-dix œuvres de sa collection. L’exposition est accompagnée du catalogue Shortcuts, publication sur papier glacé imitant les magazines people, sorte de digest de près de vingt ans d’activité de collectionneur, revenant sur chacune des précédentes expositions de la DESTE. Le communiqué de presse indique que Forever a été conçue comme « un échantillon d’œuvres sélectionnées dans le but de donner au visiteur une idée générale de l’orientation de la Dakis Joannou Collection[25] » et affirme que l’évolution de la collection dans les années 1990 a conduit à des œuvres plus en prise avec le monde, manière de revenir sur la lecture formaliste du mouvement Neo-Geo très présent dans la collection[26]. « La collection privilégie les artistes dont l’œuvre explore des enjeux ayant trait à la vie quotidienne et à l’expérience du monde réel ».
En 2004, à l’occasion des jeux Olympiques d’Athènes, la DESTE organise l’exposition Monument to Now, dans un nouveau bâtiment – une ancienne usine de chaussures – dans le quartier de Nea Ionia. Aux artistes déjà présents dans la collection s’ajoutent plusieurs nouveaux venus qui occupent alors le devant de la scène internationale : Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Takashi Murakami. Rapidement, Fischer et Cattelan deviennent des artistes très représentés dans la collection Joannou : Cattelan avec par exemple Frank & Jamie (2002), sculpture naturaliste de deux policiers installés la tête en bas, etUntitled (Manhole)(2001), effigie en cire de l’artiste faisant irruption dans l’exposition par un trou creusé dans le sol et contemplant One Ball Total Equilibrium Tank de Jeff Koons (1985), première œuvre acquise par Joannou : le ballon de basket est en parfait équilibre, au milieu de son aquarium. D’Urs Fischer, qui devient l’une des coqueluches du marché et des biennales au cours des années 2000, on trouve trois œuvres de 2003 dont What If the Phone Rings, bougies géantes figurant des personnages féminins grossièrement exécutés, fondant pendant l’exposition.
À partir de 2005, plusieurs expositions dans des institutions muséales d’envergure internationale marquent une étape supplémentaire dans le processus de mise en visibilité de la collection Joannou. Une partie de la collection est exposée à Paris au Palais de Tokyo (Translation, commissariat Nicolas Bourriaud, Marc Sanchez et Jérôme Sans, 2005), au MUMOK et à la Kunsthalle de Vienne (Traum und Trauma, commissariat Edelbert Köb, Gerald Matt and Angela Stief, 2007), et au New Museum à New York (Skin Fruit, commissariat Jeff Koons, 2010).
Pour Skin Fruit, un nombre conséquent d’œuvres de Maurizio Cattelan, Urs Fischer et Paul McCarthy est alors présenté au public, faisant de ces artistes, avec Koons, les emblèmes de la collection Joannou. Les thèmes sexuels et scatologiques sont aussi importants, si ce n’est plus, que dans les précédentes expositions. De Paul McCarthy figurent ainsi deux sculptures, Untitled (Jack), buste masculin en silicone rouge au nez très littéralement phallique et Paula Jones, œuvre consistant en une table sur laquelle des personnages animalisés à l’effigie du président des États-Unis Bill Clinton[28] se livrent à une ébauche d’orgie. Plusieurs œuvres de Kiki Smith et Chris Ofili déjà mentionnées sont à nouveau présentées ; Tim Noble et Sue Webster dévoilent une nouvelle sculpture sur le modèle du théâtre d’ombre, Black Narcissus, 2006, constitué d’un amas de phallus noirs de différentes tailles, d’un grand naturalisme comme en témoignent leurs contours abondamment veinés.
L’exposition Skin Fruit a eu mauvaise presse. Dans le New York Times, Roberta Smith éreinte l’exposition : « Parmi les nombreux bémols, je mentionnerai les sculptures de Paul McCarthy et de l’équipe Tim Noble et Sue Webster pour leur caractère désagréable plus que gratuit[29] ». Parmi les multiples critiques, certaines font état d’une exposition exclusivement centrée sur des « bad-boy works[30] ». Un critique parle d’une collection « d’art de mâle alpha[31] ». Le titre de l’exposition, que l’on peut traduire par « peau de fruit » en français, a des connotations charnelles. Mais l’anglais skin fruit rappelle phonétiquement skin flute, expression fort imagée désignant le membre masculin. Cette thématique, omniprésente dans l’exposition comme dans les critiques qui s’élèvent alors dans la presse, suscitent la création d’une performance de l’artiste David Livingston, caricaturant à peine l’esthétique dominante de Skin Fruit : affublé d’un pénis factice surdimensionné, l’artiste cherche à déambuler dans l’exposition, mais se voit refuser l’entrée par les agents de sécurité, sommé de laisser son volumineux déguisement au vestiaire.
L’étude de la réception critique de l’exposition révèle que même si c’est d’abord Jeff Koons qui est visé – l’article du Village Voice est ainsi plaisamment sous-titré « Here you go, folks – a guide to Jeff Koons’s New Museum sausage party[32] », le collectionneur n’est pas en reste. À partir de 2010, il est plus commun de lire dans la presse que Dakis Joannou collectionne d’abord et avant tout les grandes stars de la provocation facile, comme en témoigne l’article de Christopher Mooney dans Art Review au titre éloquent : « From Plato to Go-Go[33] ». On y lit notamment que « dans le genre ‘‘épater le bourgeois’’, l’exposition présente la dose requise de caca et de sperme[34] ». Si, comme on vient de le montrer, il est certain que la promotion d’une esthétique de la régression comique a été opérée par les différentes monstrations d’œuvres de la collection Joannou, on peut cependant poser un autre type de question : le recours à un artiste phare de la collection Joannou et star du marché de l’art, Jeff Koons, pour assurer le commissariat d’une exposition au New Museum, ne constitue-t-il pas une manière de détourner l’attention du profit à la fois économique et symbolique que le collectionneur, par ailleurs membre du Board of Trustees du musée, est alors susceptible de tirer de l’opération ?
Alors que s’impose cette esthétique pop-trash, la DESTE Foundation développe une nouvelle activité de publication. La série 2000 words, conçue par le critique et commissaire Massimiliano Gioni et débutée en 2013, consiste en des monographies consacrées à des artistes de la collection Joannou : Urs Fisher, Robert Gober, Chris Ofili, Tim Noble & Sue Webster, entre autres. Chaque numéro comporte un essai critique et une étude des différentes œuvres de l’artiste figurant dans la collection. Ces ouvrages ont donc une fonction de promotion et de mise en valeur intellectuelle de la collection de Dakis Joannou.
À cette activité éditoriale s’ajoutent les revues publiées par Maurizio Cattelan avec le soutien financier de la DESTE, notamment les quatre premiers numéros de Toilet Paper. Lancée en 2010, la revue consiste en une succession de collages d’images trouvées sur Internet, entre collages surréalistes et couvertures du magazine Hara-Kiri, provoquant souvent malaise ou rejet en raison du profond mauvais goût des associations.
Conclusion : jouer au barbare atlantiste
Les choix profondément atlantistes de Dakis Joannou – les artistes qu’il collectionne et met en avant demeurent principalement états-uniens – sont la marque d’une prise de position dans le paysage culturel grec. Il laisse ainsi planer le doute quant au sens de sa démarche : pure provocation culturelle, dans une société marquée par un anti-américanisme ancien (la Dictature des Colonels entre 1967 et 1974 est largement permise par le soutien de la CIA) ou modernisation de la scène artistique à marche forcée ? La Grèce compte de grandes dynasties de collectionneurs : les Goulandris collectionnent l’art des Cyclades, les Niarchos, les Onassis sont des armateurs dont les noms sont associés aux principaux musées et centres culturels d’Athènes. Ils incarnent une réussite sociale grecque cultivée, s’exprimant dans des choix de collectionneurs allant de l’époque mycénienne à l’impressionnisme français, parfois à la peinture de la première moitié du XXe siècle. Le Centre de Recherche sur l’Art Classique et Byzantin de l’université d’Oxford[35] porte le nom de Stelios Joannou, père de Dakis Joannou. Dans ce contexte, Dakis Joannou semble se délecter à jouer le rôle du barbare : lui qui fait construire des hôtels et des supermarchés géants dans le golfe persique affecte de ne connaître que l’art le plus occidental et le plus capitaliste – Koons est l’artiste de la collection Joannou par excellence. Ce rapport à l’Amérique capitaliste, vulgaire et philistin du point de vue des dynasties de collectionneurs grecs philanthropes et distingués, est donc une manière de se positionner dans un champ culturel déterminé.
La mise en visibilité progressive de la Collection Joannou est allée de pair avec l’acquisition d’une position très puissante dans le monde de l’art contemporain international. Joannou a donné le ton au monde de l’art contemporain et a notamment contribué à l’acceptation, la banalisation et la légitimation d’un art comique, grossier, de mauvais goût, parfois délibérément bête[36], et en tous les cas le plus ostensiblement états-unien qu’il soit. Mais il l’a fait apparemment sans avoir l’ambition de le faire. Des entretiens ressortent une bonhomie et un plaisir simple mâtiné de fierté à montrer ses nouvelles acquisitions. « Nous sommes plus des promoteurs que des historiens de l’art. Nous ne cherchons pas à prendre du recul, à nous poser en musée[37] », insistait en 1988 Jeffrey Deitch à propos de Joannou et de lui-même. Mais l’importance prise depuis par la collection Joannou et sa diffusion dans les plus grandes institutions internationales d’art contemporain font résonner étrangement cette affirmation : en ne se posant pas en musée tout en obtenant l’onction des musées, les promoteurs, sans être historiens d’art, ont définitivement contribué à l’écriture de l’histoire de l’art du temps présent.
Notes
[1] Moulin R., « Les collectionneurs d’art contemporain. La confusion des valeurs », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 66.
[2] Dakis Joannou est membre du Board of Trustees du New Museum à New York, du Committee on Painting and Sculpture du MoMA, de l’International Directors’ Council du Guggenheim, ainsi que de l’International Council de la Tate Gallery et du conseil d’administration de la Serpentine Gallery à Londres.
[3] Jeffrey Deitch, cité par Sonia Papa, « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.
[4] Il s’agit essentiellement de revues de presse et de documents relatifs à l’organisation des expositions (plans de salles, photographies, notices, éléments de communication). Les documents financiers ou relatifs aux échanges commerciaux n’étaient pas accessibles dans les archives, qui sont celles de la fondation (qui n’est pas propriétaire des œuvres) et non les archives de la collection personnelle de Joannou.
[5] Sur la place des musées privées et la promotion d’un art délibérément bête, voir Labar M., « L’ambition des musées privés au XXIe siècle : The Broad et la Collection Pinault », Histoire de l’art, n° 84-85, 2020, p. 155-168. Pour une étude comparée des mises en visibilité des collections de Dakis Joannou, Eli Broad et François Pinault, voir Labar M., « The New Discourses of the New Museums. Dakis Joannou, François Pinault, Eli Broad », Chassagnol A., Marie C. (éd.), Museums in Literature. Fictionalising Museums, World Exhibitions, and Private Collections, Turnhout, Brepols, 2022, p. 213-225, ainsi que Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel, à paraître (en particulier chap. 5 « Collectionnisme. Les collectionneurs-prescripteurs d’art bête »).
[6] La réception critique dans les principales revues d’art contemporain en témoigne : Morgan S., « School of Athens », Artscribe International, mars-avril 1988, p. 9 ; Mantegna G., « Cultural Geometry », Tema Celeste, n° 15, mars-mai 1988, p. 81 ; Albertazzi L., « Cultural Geometry », Arte Factum, avril-mai 1988, p. 42-43.
[7] Koons J., One Ball in Total Equilibrium (1985) et les aspirateurs de la série The New (1979-1980) ; Vaisman M., The Whole Public Thing, 1986, un socle carré de 177 cm par 177 cm et 45 cm de haut sur lequel sont disposées quatre lunettes de toilettes ; Peter Halley, Two Cells with Circulating Conduits, 1987, acrylique et peinture fluorescente sur toile ; Ashley Bickerton, Abstract Painting for People #5 (BAD), 1986. Sont également présentées des œuvres d’autres artistes associés au Neo-Geo : Wallace et Donahue, Allan McCollum et John Armleder.
[8]Cultural Geometry, cat. exp., Athènes, Fondation DEKA, House of Cyprus 1988.
[9] Dakis Joannou dans Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « We are in the midst of a revolutionnary period which is redefining, in a highly dynamic manner, the function of the factor ‘‘art’’ through its social coordinates ».
[10]Psychological Abstraction, cat. exp., Athènes, Deste Foundation, 1989, n. p. : « Contrary to the widespread perception of much of the new art as ‘‘cool’’ and ‘‘austere’’ as opposed to the hot brushwork of the Neo-Expressionists, most of the best new art, despite its outwardly cool appearance, is even more deeply psychologically and emotionaly charger ».
[11] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 156.
[12] Sur les processus de légitimation symbolique et le recours à l’histoire de l’art comme « police d’assurance » pour les œuvres actuelles, voir Graw I., High Price, Art between the Market and Celebrity Culture, New York ; Berlin, Sternberg Press, 2010, en part. p. 19.
[13] Manière supplémentaire d’inscrire les artistes Neo-Geo, alors également désignés comme « néo-conceptuels » dans l’héritage de l’art conceptuel canonique.
[14] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 160 : « Le sens de la flexibilité et la mobilité de la collection demeurent un point très essentiel. En circulation et en changements permanents à l’intérieur de la maison ainsi qu’au-dehors, la collection déborde de ses limites fonctionnelles pour remplir le but culturel et les orientations de la Fondation Deste. Une grande partie voyage constamment, prêtée à de grandes expositions internationales itinérantes ».
[15] Voir notamment « Jeffrey Deitch: Interview », Flash Art International, vol. XXIII, n° 153, été 1990, p. 68-69.
[16] Appellation désignant les artistes qui, à la fin des années 1970, souvent soutenus par la revue October contre les représentants de la peinture néo-expressionniste, pratiquent l’appropriation, la citation ou le détournement d’images issues des mass-médias. L’expression « Pictures Generation » est également employée après que le critique et historien d’art Douglas Crimp organise en 1977 l’exposition Pictures (Artists Space à New York). Voir également The Pictures Generation, 1974-1984, cat. exp., New York, Metropolitan Museum of Art, 2009.
[17] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 146.
[18]Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory » ; Copenhague, Museum of Modern Art ; New York, Guggenheim Museum Soho, 1996, p. 108-109.
[19] Deitch J., « Truth in Advertising », Everything That is Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 13-22.
[20] Janus E., « Everything That’s Interesting is New: the Dakis Joannou Collection », Frieze, juin-juillet-août 1996, p. 76 : « Joannou was in the process of building a collection of art from the late 80s that would rival in scale, breath and focus the collection of Minimal and conceptual art formed in the 1970s by Guiseppe Panza di Biumo ».
[21] Joannou D., « Dakis Joannou and Jeff Koons », Everything That’s Interesting is New: The Dakis Joannou Collection, cat. exp., Athènes, School of Fine Arts « The Factory »…, 1996, p. 291 : « To understand what’s happening now, you really have to look at the history and see where it all started. Duchamp’s FOUNTAIN, that’s really the beginning ».
[22] Il s’agit d’une ancienne usine à papier réaménagée par l’architecte Christian Hubert dans le quartier athénien Neo Psychico.
[23] La portée est satirique et politique : Ofili prend ainsi le contre-pied du regard porté jusque-là sur l’Afrique et les artistes africains en Grande-Bretagne.
[24] Ofili raconte qu’il travaillait dans le red district du quartier de King’s Cross et qu’au petit matin dans les rues, il y avait tous ces vestiges des activités nocturnes faussement glamour (prostitution triste et glauque contrecarrée par les paillettes). Il s’agit pour lui d’une manière de mettre sous les yeux du visiteur au musée des éléments rebutants, dont on évite généralement de s’approcher. Il a découpé ces personnages dans les magazines les plus obscènes et c’est justement pour cela qu’il les recolle : pour les mettre en évidence et choquer. Le phallus géant est encore une fois une manière de faire référence au mythe (et stéréotype populaire) du Noir au sexe surdimensionné.
[25] Accessible en ligne sur le site internet de la DESTE, comme tous les communiqués de presse d’exposition : https://deste.gr/exhibition/forever/ (consulté en novembre 2022).
[26]Ibid. : « These artists are less interested in the cool formalism and sharply polished corporate aesthetics of the eighties and more concerned with matters of personal or collective identity, the self, multi-cultural and gender politics, and the issue of inter-disciplinarity ».
[27] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113.
[28] D’où le titre de l’œuvre : Paula Jones avait accusé l’ancien président des États-Unis de harcèlement sexuel. S’en était suivi un procès fortement médiatisé.
[29] Smith R., « Anti-Mainstream Museum’s Mainstream Show », The New York Times, 4 mars 2010, en ligne : https://www.nytimes.com/2010/03/05/arts/design/05dakis.html (consulté en novembre 2022) : « The low points are many. I’ll mention the sculptures of Paul McCarthy and the team of Tim Noble and Sue Webster for their gratuitous nastiness ».
[30] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 111.
[31] Viveros-Fauné C., « Review: In the Money », The Village Voice, 24-30, mars 2010, p. 32 : « A collection of alpha male art ».
[33] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « Dakis idea of what’s good seems principally focused on the brashest bad-boy works of Robert Gober, Urs Fischer, Chris Ofili, Paul Chan, Richard Prince, Maurizio Cattelan, Kiki Smith and especially Jeff Koons ». Le titre de l’article fait sans doute référence à l’autre exposition de la collection de Dakis Joannou qui a lieu en même temps que Skin Fruit, à la Deste Foundation à Athènes, Alpha Omega, dont Massimiliano Gioni est commissaire. Le catalogue, qui a l’apparence d’un livre cartonné pour enfant, s’ouvre sur une citation d’une pleine page du Timée de Platon.
[34] Mooney C., « From Plato to Go-Go », Art Review, n° 39, mars 2010, p. 110-113 : « The show also features the requisite dose of épater le bourgeois caca and cum ».
[35] Stelios Ioannou School for Research in Classical and Byzantine Studies at the University of Oxford.
[36] Voir Labar M., La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel (à paraître).
[37] Papa S., « Dakis Joannou », Galeries Magazine, octobre-novembre 1988, p. 119.
— Kathryn Brown est professeure en histoire de l’art à l’Université de Loughborough (Grande-Bretagne). Elle est spécialiste de l’art moderne et contemporain, des marchés de l’art, et de l’analyse numérique de l’art. Elle est l’auteure de divers ouvrages, dont Women Readers in French Painting 1870–1890 (2012), Matisse’s Poets: Critical Performance in the Artist’s Book (2017), Digital Humanities and Art History (dir.) (2020), Henri Matisse (2021), et Dialogues with Degas: Influence and Antagonism in Contemporary Art (2023). Elle dirige la collection Contextualizing Art Markets (Bloomsbury Academic). —
Dans le monde de l’art, l’importance historique du mécénat est bien connue. Les noms des collectionneurs privés sont indissociables de l’identité de beaucoup de grands musées, il existe des musées dont ce qui fut la propriété d’un individu forme la base de la collection permanente : le musée Isabella Stewart Gardner (Boston), J. P. Morgan (Metropolitan Museum of Art, New York) et la collection Frick (New York) entre autres. La plupart des grandes collections nationales ont aussi leurs origines dans les expressions du goût et de la fortune de quelques privés (le musée du Prado à Madrid, le musée du Louvre à Paris, les Galeries des Offices à Florence). En outre, les legs des maisons royales, les noms des industriels et des hommes d’affaires sont aussi étroitement associés aux origines des collections dans les institutions publiques : on peut penser à la Galerie nationale de Londres, par exemple, qui s’est développée à partir de la collection de John Julius Angerstein ; ou aux musées Pouchkine et de l’Ermitage en Russie où l’on trouve les collections de Sergueï Chtchoukine et d’Ivan Morozov. Dans ces cas, la propriété privée est devenue propriété publique, et le monde privilégié de l’art semble être devenu un petit peu plus démocratique.
J’insiste sur le mot « semble » parce que les différences de richesse et de pouvoir qui ont permis la création des grandes collections d’art sont restées intactes et l’exemple de mécénat historique reste un point de référence pour justifier l’existence continue du pouvoir culturel parmi des particuliers fortunés[1]. La discussion suivante se concentre sur l’imbrication du privé et du public dans les musées contemporains. Est-ce que des Médicis modernes ont un rôle légitime à jouer dans les paysages culturels de nos jours ? Si les conservateurs sont chargés de créer des récits sur des histoires culturelles sous la direction plus ou moins interventionniste des mécènes privés, est-ce qu’ils peuvent garder la capacité de communiquer une vue critique et indépendante sur la genèse des collections et équilibrer les intérêts enchevêtrés – mais souvent contradictoires – des publics, des artistes, et des collectionneurs ? Comme la présidente-directrice du musée du Louvre, Laurence des Cars, l’a récemment noté, « les projets futurs [des musées] vont dépendre des ressources privées, plus que jamais et d’une manière spectaculaire[2] ».
Les dons généreux des collectionneurs privés aux musées publics aident à élargir la gamme de récits dont on peut se servir pour construire les histoires de l’art : cela implique non seulement l’appréciation de la genèse, du contexte, ou du style des œuvres elles-mêmes, mais aussi une connaissance du rôle que les objets d’art jouent dans les relations personnelles et dans l’économie du marché. Dans son livre Les Stars de l’art contemporain, Alain Quemin s’interroge sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art[3]. Son étude ne porte pas seulement sur les artistes, mais aussi sur les galeristes et les méga-collectionneurs : des gens qui figurent typiquement dans les listes qui prétendent classer les individus les plus influents dans le domaine culturel (Larry’s List ; Art Power 100) et qui contribuent donc à créer des célébrités culturelles dans l’imaginaire du public (on peut penser, par exemple, aux collectionneurs comme François Pinault, Don et Mera Rubell, Bernard Arnault, ou Charles Saatchi qui ont souvent fait la une des journaux). Mais si les collectionneurs peuvent aider à renforcer la réputation des artistes en intégrant leurs œuvres dans leurs collections (par exemple, la relation étroite entre Eli Broad et Jeff Koons ou entre François Pinault et Damien Hirst), ce sont les collectionneurs qui ont pris de l’importance en tant que tels au XXIe siècle. Dans un ouvrage de 2015, Franz Schultheis, Erwin Single, Stephan Egger et Thomas Mazzurana ont étudié la dynamique sociale de la foire Art Basel. En observant les soirées privilégiées et les relations entre les collectionneurs et les galeristes, ils ont tiré la conclusion que « les consommateurs de l’art ont dépassé les producteurs et sont maintenant à l’avant-scène du monde artistique[4] ».
Un an plus tard, l’exposition L’Œil du collectionneur. Neuf collections particulières strasbourgeoises organisée par le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg livrait un nouvel exemple de ce constat. L’événement était dédié aux collectionneurs contemporains qui étaient liés à la ville ou à la région et qui avaient une histoire avec le musée en tant que donateurs, prêteurs ou ambassadeurs. Les organisateurs de l’exposition ont noté le réseau d’intérêts qui se développe dans le cadre d’une institution publique dont la collection est :
« l’objet d’échanges entre une multitude d’acteurs qui garantissent le bon usage des deniers publics et entre, ad vitam æternam, dans le patrimoine collectif. […] Mettant, ou non, en avant une période, un mouvement, un medium, ces ensembles d’œuvres issus de choix personnels sont à lire comme autant de portraits en creux de leurs créateurs, ouvrant l’hypothèse de la collection comme expression d’une forme d’art à part entière. Ce projet atypique rappelle que les collections publiques et les collections privées sont unies par des liens forts faits d’inspirations réciproques, de regards complémentaires, du plaisir de célébrer et partager l’art avec le plus grand nombre[5]. »
Cette description accorde de l’importance aux personnalités des collectionneurs : les visiteurs au musée sont invités à apprécier des « portraits » des collectionneurs à travers leurs acquisitions. De plus, il existe une proximité entre l’institution et l’individu : les conservateurs mettent l’accent sur les inspirations réciproques, les regards complémentaires, et un désir commun de partager l’art.
Dans un article du journal Le Monde, Philippe Dagen a suggéré que l’exposition montrait le profil des collectionneurs essentiellement « bons » – c’est-à-dire qu’elle a privilégié le goût des amateurs dans le meilleur sens, les présentant comme des gens qui désiraient construire des collections cohérentes, qui ne suivaient pas la mode, et qui n’étaient pas motivés par la promesse de bénéfices financiers dans leur acquisition des œuvres d’art[6]. Dagen mettait aussi l’accent sur l’idée que ces individus allaient probablement laisser leurs collections au musée. Rendre hommage à ce groupe de collectionneurs n’était donc ni tout simplement un acte de justice, ni un discours critique de la part de l’institution, mais aussi un stratagème politique conçu pour soutenir l’avenir du musée.
Ce qui m’intéresse dans cet exemple est l’invitation qui était adressée au public et ce que le musée lui-même mettait en valeur en réalisant une telle exposition. Que voyait-on exactement ? Les visiteurs au musée étaient invités à se mettre à la place d’un collectionneur et ainsi à mieux comprendre ses préférences et ses motivations. Il ne s’agissait donc pas d’une « starisation » de l’artiste, mais du collectionneur – ou de manière plus cynique, d’un certain pouvoir d’achat. Cela soulève la question du véritable centre d’intérêt d’un musée. Est-ce qu’il met en premier plan les œuvres d’art, les biographies sociales des objets, ou l’histoire de l’argent et des goûts des collectionneurs privilégiés ? C’est une question que le groupe féministe américain, les Guerrilla Girls, a posé avec insistance ces dernières années avec ses projets intitulés History ofWealth and Power qui se sont déroulés avec et autour de plusieurs musées publics. Dans un Code de conduite présenté devant le Metropolitan Museum of Art en 2019, elles établissaient un lien entre les dons des collectionneurs privilégiés et la création des collections publiques déformées par le marché et par la vision du monde de groupes puissants[7].
On pourrait bien rétorquer que c’est bel et bien le rôle du musée d’éclairer les multiples histoires qui s’entrecroisent et se complexifient. Si l’on comprend mieux la contribution de l’art – et même de l’argent – à l’évolution des goûts changeants de la société, on met en évidence (à grande échelle) les courants des valeurs culturelles et (plus intimement) les relations entre individus. Les œuvres que Pablo Picasso a données à Guillaume Apollinaire, par exemple, témoignent non seulement des relations étroites entre deux amis, mais aussi du travail critique d’Apollinaire. Le poète a aidé à créer un marché pour les œuvres de Picasso et a été récompensé pour ses efforts et pour son soutien moral. Pour les publics contemporains, l’exposition des dessins et peintures qui faisaient partie de la collection privée d’Apollinaire révèle donc une histoire complexe et montre la capacité d’un collectionneur–critique d’art à influencer les goûts du public[8]. Mais il existe aussi des problèmes potentiels autour de l’exercice du pouvoir privé dans le cadre des institutions publiques et je voudrais approfondir deux thèmes : (1) les tensions qui naissent du contrôle du patrimoine public ; et (2) le clientélisme croissant dans les institutions culturelles.
Lecontrôle du patrimoine public
On cite souvent des exemples historiques de mécénat quand on examine des relations entre des collectionneurs privés et des musées publics[9]. Mais les conditions sociales actuelles diffèrent sensiblement de l’âge d’or new-yorkais de la fin du XIXe siècle, par exemple. De plus, nous nous trouvons face à un marché de l’art de plus en plus mondialisé qui met l’accent sur la valeur de l’art contemporain – un domaine où les élites internationales se mêlent et où l’art est devenu un placement. Comme Hito Steyerl l’a suggéré en 2019 dans son livre Duty Free Art, le monde de l’art contemporain comprend une multitude de nouveaux sites d’expositions (y compris des ports francs cachés) et risque de devenir « un substitut au patrimoine mondial », un espace qui facilite des opérations financières plutôt que la durabilité des héritages culturels communs[10].
Dans le monde international de l’art contemporain, des individus ont souvent plus d’argent que les musées et peuvent, en conséquence, acquérir des œuvres qui sont au-delà des moyens des institutions publiques. Mais un legs important a le potentiel de changer le caractère d’un musée et donc de privilégier une histoire particulière de l’art. Un exemple bien connu est l’impact de la collection de Doris et Donald Fisher (co-fondateurs des magasins GAP) sur le musée d’art moderne de San Francisco[11]. Les Fisher ont siégé au conseil d’administration du musée et ont établi un partenariat avec l’institution en 2009. En 2016, le journaliste Charles Desmarais a examiné les conditions de cet accord (qui court sur 100 ans). Beaucoup des détails de l’arrangement n’ont pas été divulgués par l’institution, mais selon Desmarais, une exposition monographique de la collection Fisher (comprenant plus de 1 100 œuvres) doit être organisée tous les dix ans dans une aile du musée que les Fisher ont aidé à financer ; les galeries Fisher doivent exposer une majorité d’œuvres tirées de la collection en tout temps ; et un nombre inconnu des œuvres reste dans la possession privée de Doris Fisher[12]. Desmarais conclut qu’ « environ 60% des galeries intérieures de SFMOMA […] doivent adhérer – ou, au moins, répondre – à une histoire de l’art construite par deux collectionneurs astucieux mais implacablement privés[13] ».
Dans un tel cas, les visiteurs ne fréquentent pas seulement un espace culturel, mais aussi un champ d’activité économique. Si les musées ont une obligation envers la population, on a le droit de s’interroger sur une telle extension du goût privé dans cette sphère publique (même si l’institution est un partenariat public-privé). Qui a donc le droit de déterminer les histoires culturelles dans un État moderne et libéral ? Si les musées laissent le pouvoir aux intérêts privés, on risque d’écrire une histoire qui reflète essentiellement les intérêts intellectuels, politiques, économiques, et esthétiques d’une élite. Nizan Shaked pose cette question pertinente : pourquoi les particuliers « sans expérience ni dans l’art ni dans l’éducation, sont-ils autorisés à prendre des décisions critiques concernant des aspects de la société civile et du bien-être[14] ? »
Le problème de cette imbrication des intérêts privés et publics dans le monde muséal est encore plus visible dans le cadre du musée privé. On peut penser, par exemple, au musée fondé à Los Angeles par Paul et Maurice Marciano (les cofondateurs de la marque de mode Guess). La Fondation Marciano a ouvert ses portes en 2017 avec un grand gala ; sa collection était composée d’œuvres modernes et contemporaines portant des noms familiers : Yayoi Kusama, Ugo Rondinone, Cindy Sherman, Jim Shaw et Doug Aitken, entre autres. Mais en 2019 le musée a fermé soudainement. La raison présumée est que les employés du musée avaient l’intention de se syndiquer – mais les faits restent mystérieux[15]. Cette fermeture pose la question du rôle d’un musée dans la société : soit c’est un élément permanent du patrimoine, soit c’est un objet de vanité. Ce qui est important – et troublant – dans cet exemple est que le paysage culturel d’une ville peut changer radicalement selon les caprices de deux individus. Le musée lui-même s’était réjoui qu’ « une collection construite sur une passion pour l’art partagée par un couple [soit] devenue une partie essentielle du tissu culturel de San Francisco[16] ». Mais ce tissu s’est révélé beaucoup plus fragile qu’on pouvait le penser.
On pourrait objecter que la Fondation Marciano n’a jamais été un « musée » dans le sens habituellement donné à ce mot : deux particuliers ont simplement ouvert une vitrine pour exposer une collection privée qui restait à leur disposition personnelle. Cela serait sans doute un argument un peu naïf, mais on peut accepter néanmoins l’existence ici de tensions entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Cependant, le danger ne se limite pas au cadre privé, et les visiteurs ne sont pas toujours conscients du grand nombre d’œuvres dans les institutions publiques qui restent effectivement la propriété – et donc sous le contrôle – des particuliers. En 2015, Georg Baselitz a indiqué son opposition aux lois de protection culturelle qui venaient d’être introduites en Allemagne. Pour protester contre cette loi, il a retiré les œuvres qu’il avait prêtées à long terme à de grands musées allemands comme la Pinakothek der Moderne à Munich, l’Albertinum à Dresde et les Kunstsammlungen Chemnitz[17]. Cette décision a modifié l’équilibre des biens communs de ces villes en retirant des œuvres qui étaient devenues une partie majeure du paysage culturel.
Un exemple plus compliqué est l’histoire de la collection Rudolf Staechelin, qui faisait partie des collections du Kunstmuseum de Bâle et du Musée d’art et d’histoire à Genève. L’héritier de la collection, Ruedi Staechelin, a retiré des œuvres de ces musées en 1997 pour protester contre les lois Unidroit (une mesure destinée à freiner le trafic illicite des biens culturels)[18]. Une grande partie de la collection a été transférée au Musée Kimbell, à Forth Worth aux États-Unis, où elle est restée jusqu’en 2002 ; plus récemment la collection a été présentée à Washington et à Madrid, et depuis 2019 un contrat de prêt à long terme a été signé avec la Fondation Beyeler en Suisse. Selon un communiqué de presse du musée, cet arrangement durera dix ans et pendant cette période aucune œuvre ne pourra être vendue[19]. Cette restriction est importante parce qu’en 2015 une peinture qui faisait partie de la collection originale, Nafea faa ipoipo ? (Quand te maries-tu ?) de Paul Gauguin, a été vendue pour la somme de 300 millions de dollars à l’émir du Qatar. Lorsque cette peinture a été exposée dans le cadre d’une exposition temporaire à Washington (Phillips Collection) – avant que l’acheteur n’ait pris possession de la toile – un critique, Philip Kennicott, a fait une remarque pertinente :
« Le public est indifférent à la provenance et lorsqu’il a vécu avec une œuvre d’art pendant quelques années, il sent à juste titre que cette œuvre fait partie des biens publics. Et elle l’est ou devrait l’être. Mais le prix astronomique de l’art aujourd’hui crée une tension entre les musées et les familles des collectionneurs d’origine qui ont rendu ces œuvres accessibles[20]. »
Ce qui est important dans ces exemples est le rapprochement croissant entre le musée et le marché. Les musées qui – selon le Conseil international des musées – sont censés créer un paysage culturel de longue durée sont, dans de tels cas, des théâtres fragiles à la merci des intérêts et des besoins financiers privés[21]. Comme je l’avance dans la section qui suit, cette tendance peut mener au clientélisme et à l’érosion de la confiance du public envers les institutions culturelles.
Le clientélisme et l’érosion de la confiance dans les institutions culturelles
Quelles sont les conséquences de ces évolutions pour notre conception du musée ? Est-ce qu’il reste une institution qui conserve le patrimoine pour le bien public à perpétuité, ou est-ce qu’il est devenu un site d’investissement pour une clientèle aisée ? En 2013, l’historien de l’art David Joselit offre un point de vue assez sombre dans son livre After Art : il soutient l’idée que l’art est devenu une devise internationale créée pour changer de mains facilement par-delà les frontières. Selon Joselit, cette tendance produit des résultats particuliers pour les musées : « Les musées nouveaux qui sont créés pour des villes autour du monde par les architectes-phares comme Frank Gehry, Renzo Piano, Jacques Herzog et Pierre de Meuron [fonctionnent] comme les banques centrales du monde artistique[22] ». Mais ce problème existe aussi dans les musées bien établis qui, selon Joselit, transforment du capital financier en capital culturel sous l’égide de la démocratie[23].
La logique qui soutient le mécénat contemporain mène à un problème important pour nos institutions publiques : le clientélisme. Comme l’a noté Luis Roniger, le clientélisme a des implications différentes selon la discipline qui l’interroge. Au fond cependant, il se réfère aux « relations asymétriques mais mutuellement bénéfiques du pouvoir et de l’échange ; un quiproquo non universaliste entre des individus ou des groupes des niveaux inégaux. Il implique l’accès arbitraire et sélectif aux ressources et marchés dont d’autres gens sont normalement exclus[24] ». En conséquence, ceux qui contrôlent des champs économiques ou politiques peuvent offrir un accès sélectif aux biens et aux services en anticipation d’un rendement souhaité.
Alors que le clientélisme est typiquement discuté dans un cadre politique, il est visible dans le monde des arts et il y produit des effets marquants. D’un côté, il existe la logique du philanthrocapitalisme selon laquelle un collectionneur met en place des prêts ou des donations dans l’attente d’obtenir certains bénéfices (outre des exemptions fiscales)[25]. Beaucoup de collectionneurs privés figurent, par exemple, dans les conseils d’administration des musées et, en même temps, font des dons ou des prêts aux institutions qu’ils aident à gérer.
En 2016, Cristina Ruiz (journaliste chez The Art Newspaper) remarque la tendance chez les conservateurs des institutions publiques à fournir leur expertise lors d’expositions organisées par les collectionneurs privés. Elle cite en ce sens la participation de Frances Morris – directrice de la Tate Modern – à une exposition de la collection George Economou à Athènes en 2016-17. En 2016 cette galerie privée a également consacré une exposition à l’art minimaliste, qui a été organisée par un autre conservateur de la Tate Modern, Mark Godfrey[26]. Ensuite, entre 2018 et 2019, la Tate Modern a réalisé l’exposition Magic Realism: Art in Weimar Germany 1919-33 avec des œuvres provenant de la collection Economou. Ce qui rend cette histoire plus compliquée est le fait que George Economou soit aussi membre du conseil d’administration de la Fondation Tate, qu’il ait fait des dons financiers au musée et qu’une salle du Blavatnik Building de Tate Modern porte son nom. L’imbrication du privé et du public ne peut pas être plus claire.
Nous pouvons toutefois comprendre le clientélisme également de l’autre côté de cette équation culturelle : dans ce cas, le public lui-même est compris comme un « client » des musées et de ses gérants, le patron (le musée et ses mécènes) prend le rôle d’une autorité qui domine ses clients (le public) dans une hiérarchie culturelle. Le public « bénéficie » des dons et des prêts aux musées soigneusement choisis par des mécènes et renonce en échange à son autonomie culturelle (et, on peut dire, à son autonomie de citoyen libre)[27]. Selon John P. McCormick, cette forme de clientélisme a ses origines dans un républicanisme aristocratique (voir, par exemple, les sociétés menées par des élites romaines ou florentines) dans lequel la tyrannie de la majorité était comprise comme la menace la plus importante pour la liberté républicaine[28]. Selon McCormick, dans un tel système les citoyens moins privilégiés sont soumis à la volonté de leurs « patrons », c’est-à-dire de leurs prétendus supérieurs sociaux, pour sauvegarder le pouvoir de l’oligarchie[29].
Ce modèle a un équivalent dans les contextes culturels d’aujourd’hui. On peut noter, par exemple, le rôle joué par des cercles des amis et des mécènes des musées qui (selon le niveau de souscription) font des dons, déterminent des achats, et peuvent influencer la stratégie du musée. Est-ce que ces cercles – et surtout l’exercice de contrôle qui s’ensuit – mettent en danger le caractère essentiellement public du musée en érodant la confiance du public dans ses institutions ? En effet, le public finance également les institutions culturelles, mais de manière beaucoup moins prestigieuse : sous forme de paiement de ses impôts. Les implications de ces distinctions financières mettent en lumière l’idée que les publics des musées ne sont pas égaux. En retirant le pouvoir au public et en le confiant aux élites sociales, les musées renforcent un modèle du spectateur : celui qui voit l’offre culturelle du musée, mais qui n’a pas le droit de participer à sa gestion ou de contribuer aux idées qui déterminent sa trajectoire culturelle à long terme. Pour revenir sur le point que j’ai soulevé dans l’introduction, il est légitime de se demander si l’exemple historique du mécénat conditionne les publics contemporains à accepter le contrôle culturel par des élites économiques dans des sociétés modernes[30].
S’il existe un déficit démocratique dans nos paysages culturels, est-ce que le grand public – et pas seulement des individus qui jouent des rôles prééminents dans les secteurs commerciaux – peut faire entendre sa voix dans des débats culturels, dans la gestion ou la programmation des musées publics ? Il y a eu bien sûr des exemples de l’exercice du pouvoir de la part des publics des musées sous diverses formes d’activisme. En Grande-Bretagne, par exemple, on peut citer des protestations contre les activités de parrainage de British Petroleum à la National Portrait Gallery et aux musées Tate en 2016 ; contre la représentation de la famille Sackler au conseil d’administration du musée Victoria & Albert en 2019 ; et contre le soutien du Turner Prize en 2019 par la société Stagecoach. Aux États-Unis, le milliardaire et collectionneur Leon Black – ancien président du conseil d’administration du MoMA – a démissionné en 2021 à cause de ses liens avec l’homme d’affaires et délinquant sexuel Jeffrey Epstein. Plus de 150 artistes ont demandé l’expulsion du collectionneur et certain d’entre eux ont signalé leur intention de mettre fin à leur collaboration avec le MoMA en cas d’inaction[31]. Dans tous ces exemples, les musées ont opéré des changements de gestion et de financement en réponse aux publics et aux artistes.
Si, selon le Conseil international des musées, l’une des missions d’un musée est d’ « encourager la diversité et la durabilité » et d’opérer avec « la participation de diverses communautés », il faut que nos institutions publiques restent indépendantes du pouvoir privé[32]. Comment atteindre ce but ? Même si une institution a besoin du soutien de fonds privés, qu’elle doit solliciter des prêts, ou qu’elle hérite d’une collection qui dérive de l’argent privé, l’œil critique du conservateur reste crucial. Même si l’on veut témoigner de plus de transparence dans la gestion de l’institution ou stimuler la diversité dans la programmation, les experts ont eux aussi un rôle actif à jouer – les historiens de l’art, les conservateurs, les critiques, les médiateurs culturels, et les directeurs des musées – pourvu que ces individus puissent garder leur indépendance.
Du point de vue du public, beaucoup d’initiatives ont été lancées depuis les années 1990 sous la bannière de « l’esthétique relationnelle » ou dans le but d’inclure des publics dans la création même de l’art[33]. On peut voir une extension de ces diverses pratiques dans l’association Arte Útil initiée par l’artiste Tania Bruguera qui vise à « promouvoir des moyens par lesquels l’art peut fonctionner effectivement dans la vie ordinaire[34] ». Bien que beaucoup de ces projets se déroulent avec la coopération des musées, la gestion de ces institutions et leurs relations quotidiennes avec les publics demeurent essentiellement inchangés.
Est-ce qu’il est possible de démocratiser la gestion des musées ? On peut penser aux tentatives d’un groupe de musées européens qui ont développé des stratégies démocratiques sous l’égide de « L’Internationale » en 2010[35]. L’historien culturel Nikos Papastergiadis a consacré un ouvrage aux activités de cette « confédération » qui étaient motivées par l’idée suivante : « Les directeurs des musées et des conservateurs ne peuvent pas se placer hors des communautés auxquelles ils sont censés appartenir et dont ils sont censés prendre soin. Le bien commun doit faire partie du tissu de l’organisation et de l’intelligence du musée[36] ». À l’inverse du modèle clientéliste que je viens de décrire, le but de L’Internationale était d’impliquer les membres du public comme constituants actifs de leurs institutions culturelles.
La tentative de L’Internationale pourrait servir comme un modèle pour la participation du public dans la construction de paysages culturels qui privilégient ses intérêts. On pourrait, par exemple, élargir le mandat de cette initiative en visant des grands musées publics. Cela nécessiterait le développement d’une relation entre les musées et les « micro-publics » dans la gouvernance institutionnelle : les cercles des mécènes pourraient être contrebalancés par des cercles des citoyens. Une telle adaptation de la notion d’assemblées de citoyens et de représentation des parties prenantes au contexte muséal aurait comme but de responsabiliser les institutions culturelles non seulement envers les grands investisseurs, mais aussi envers les diverses circonscriptions qui composent « l’intérêt général ». En adoptant le point de vue de John Dryzek selon lequel la légitimité démocratique découle d’une délibération authentique entre ceux qui sont touchés par des décisions collectives, on pourrait donc chercher à remplacer la gouvernance « descendante » des musées par un modèle participatif et innovant[37]. Cela pourrait inclure, par exemple, la représentation citoyenne dans les conseils d’administration des musées ; la création de conseils consultatifs composés de membres du public ; et des structures de gouvernance alternatives conçues pour promouvoir l’engagement actif des communautés dans la programmation et les acquisitions des œuvres d’art. En explorant des stratégies pour encourager la participation active des publics à la prise de décision institutionnelle, les musées pourraient développer « l’inclusion responsabilisée » d’une communauté dynamique et d’une citoyenneté diversifiée dans les paysages culturels[38].
Les enjeux sont élevés. Ils portent non seulement sur la création de cadres épistémiques de l’art, mais également sur les avenirs de la créativité elle-même[39]. Pour que les publics aient confiance en leurs institutions publiques et pour que les artistes aient la moindre possibilité d’une carrière, il nous incombe d’analyser les réseaux économiques et sociaux qui soutiennent l’extension du pouvoir privé dans les institutions publiques. Il faut rester également attentifs aux pressions financières et politiques qui s’exercent sur les institutions culturelles et qui s’étendent souvent dans la rhétorique des expositions. Plus important encore, cette constellation d’idées ouvre sur des questions qui informent la sphère culturelle et les rapports de pouvoirs entre les publics des musées.
Notes
[1] Je souhaite remercier Clara Tomasini pour son soigneux travail éditorial sur cet article. Voir, par exemple, les liens que Georgina Walker trace entre les collections contemporaines et le mécénat historique dans Walker G. S., The Private Collector’s Museum: Public Good versus Private Gain, Abingdon, Routledge, 2019. Pour une perspective contrastée, voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 4 et 52.
[2] Des Cars L., The Linbury Lecture at the National Gallery 2019. Telling the Nineteenth Century, Londres, The National Gallery, 2021, p. 29.
[3] Quemin A., Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, CNRS Éd., 2013. Voir aussi, Quemin A., Le monde des galeries : art contemporain, structure du marché et internationalisation, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 263-274.
[4] Schultheis F., Single E., Egger S., Mazzurana T., When Art Meets Money: Encounters at the Art Basel, Cologne, Walter König, 2015, p. 99. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.
[7] J’ai analysé cet exemple dans « When Museums meet Markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 203–210. Voir aussi Brown K., « Disappearing Acts: fictitious capital, aesthetic atheism, and the artworld », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 225–240.
[8] Voir par exemple Apollinaire : le regard d’un poète, exp., Paris, Musée de l’Orangerie, Paris, 2016.
[9] Voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 101-107.
[10] Steyerl H., Duty Free Art: Art in the Age of Planetary Civil War, London, Verso, 2019, p. 80.
[11] Le cas des Fishers est étudié en détail par Shaked dans Museums and Wealth…, p. 15-52 (voir note 9).
[19] Fondation Beyeler, « The Rudolf Staechelin Collection », communiqué de presse, 30 août 2019.
[20] Kennicott P., « One last look at Switzerland’s $300m view », The Washington Post, 9 octobre 2015, en ligne : https://www.washingtonpost.com/ (consulté en novembre 2022).
[21] Le conseil international des Musées (ICOM) a adopté une nouvelle définition des musées, le 24 août 2022, en ligne : https://icom.museum/fr/ressources/normes-et-lignes-directrices/definition-du-musee/ (consulté en novembre 2022) : « Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances ».
[22] Joselit D., After Art, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 1.
[27] Lemieux V., « Le sens du patronage politique », Journal of Canadian Studies, vol. 22, n° 2, 1987, p. 5-18 ; Roniger L., « Political Clientelism, Democracy, and Market Economy », Comparative Politics, vol. 36, n° 3, avril 2004, p. 354. Voir aussi Briquet J.-L., Sawicki F., « Introduction », Briquet J.-L., Sawicki F. (dir.), Le Clientélistme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 1-5.
[28] McCormick J. P., « The New Ochlophobia: Populism, Majority Rule, and Prospects for Democratic Republicanism », Elazar Y., Rousselière G. (dir.), Republicanism and the Future of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 125.
[32] Voir la nouvelle définition du musée citée ci-dessus (note 21).
[33] Bourriaud N., L’esthétique relationelle, Paris, Presses du réel, 1998 ; Kester G., The One and the many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context, Durham ; Londres, Duke University Press, 2011 ; Brown, K., Interactive Contemporary Art: Participation in Practice, Londres, IB Tauris, 2014.
[35] Les musées concernés sont les suivants : Moderna galerija (Ljubljana) ; Museu d’Art Contemporani (Barcelone) ; Museum van Hedendaagse Kunst (Anvers) ; Van Abbemuseum (Eindhoven) ; Július Koller Society (Bratislava) ; Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia (Madrid); SALT (Istanbul) ; Muzeum Szutki Nowoczesnej (Varsovie).
[36] Papastergiadis N., Museums of the Commons: L’Internationale and the Crisis of Europe, Abingdon, Routledge, 2020, p. 10 : « Museum directors and curators cannot stand outside the communities that they are supposed to be part of and care for. The commons must be part of the fabric of museum organization and intelligence ».
[37] Dryzek J. S., Deliberative Democracy and Beyond: Liberals, Critics, Contestations. Oxford, Oxford University Press, 2002.
[38] La notion d’ « inclusion responsabilisée » est discutée par Edana Beauvais dans « Deliberation and Equality », Bächtinger A., Dryzek J. S., Mansbridge J., Warren M. E. (éd.), The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford, Oxford Univesity Press, 2018, p. 144-155.
— Gwendoline Corthier-Hardoin est docteure en histoire de l’art de l’École normale supérieure de Paris et de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, où elle a mené une recherche sur les artistes collectionneurs en France des années 1860 aux années 1970. Son travail s’est attaché à étudier les acquisitions des artistes d’un point de vue esthétique, économique et sociologique. Elle a contribué à plusieurs revues et ouvrages dont Histoire de l’art (2021), Researching Art Markets. Past, Present and Tools for the Future (dir. Elisabetta Lazzaro, Nathalie Moureau, Adriana Turpin, 2021) ou encore Collectionner l’impressionnisme. Le rôle des collectionneurs dans la constitution et la diffusion du mouvement (dir. Ségolène Le Men et Félicie Faizand de Maupeou, 2022). Elle est actuellement chargée de recherche et d’expositions au Centre Pompidou-Metz. —
En juin 2019 était inauguré le MO.CO. (Montpellier Contemporain) Hôtel des expositions à Montpellier, espace d’expositions dédié aux collections privées et publiques contemporaines du monde entier. La création de cette nouvelle structure, à l’image du projet d’ouverture du musée des collectionneurs à Angers[1], traduit un intérêt croissant pour les collections privées en France. Dans un contexte de raréfaction des fonds consacrés à l’acquisition d’œuvres, la visibilité de collections déjà constituées, entendue ici comme leur mise en exposition, représente un enjeu central pour les institutions culturelles publiques. Comme l’ont montré Judith Benhamou-Huet[2], Cyril Mercier[3], Anne Martin-Fugier[4], Kathryn Brown[5] ou encore Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux et Marion Vidal[6], les collectionneurs jouent aujourd’hui un rôle primordial comme instance de légitimation dans le monde de l’art, voire comme contrepoids des institutions publiques. Une situation qui conduit ces institutions à nouer des liens étroits avec des collectionneurs plus ou moins influents, et qui se matérialisent sous la forme d’expositions consacrées à leurs collections personnelles. Cette étude propose de mettre en lumière, grâce à un large dépouillement des programmations artistiques relatives aux institutions culturelles publiques françaises depuis les années 1950, comment les collections privées bénéficient d’une visibilité croissante dans la sphère publique. Cette visibilité témoigne d’une transformation progressive du paysage muséal en France, en même temps que de la frontière toujours plus poreuse entre acteurs publics et privés.
L’inventaire des expositions de collections privées
Afin d’analyser la visibilité des collections privées d’art contemporain d’un point de vue institutionnel, une liste des expositions des collections privées ayant eu lieu en France dans des structures publiques a été réalisée. Jusqu’ici, rares étaient les inventaires existant sur ce type d’événements. La plupart d’entre eux ont été effectués dans le cadre de recherches universitaires et s’inscrivent dans un champ de recherche délimité[7]. Nous avons complété ces travaux, en menant une recherche élargie à l’ensemble des expositions de collections privées d’art contemporain ayant eu lieu dans les institutions culturelles publiques françaises. Dans un premier temps, une liste des musées, centres et lieux d’art, ainsi que des FRAC existant sur le territoire français a été établie[8]. Dans un second temps, un dépouillement systématique des programmations relatives à ces institutions a été mené. Certaines d’entre elles sont disponibles en ligne[9], mais la majorité des programmations restent inaccessibles de prime abord. Le manque de temps, de moyens humains et budgétaires ; le désintérêt pour l’archivage ; ou encore les catastrophes naturelles et le piratage de données subis par certaines institutions, ont laissé dans l’ombre des décennies d’événements. Les institutions recensées ont donc été contactées individuellement, afin de recueillir une liste des expositions s’étant déroulées dans leurs lieux. Grâce à cette méthode, complétée par des articles de presse, les programmations de 61 musées, 13 FRAC, 29 centres d’art, 54 lieux d’art et 12 écoles d’art – soit 169 programmations d’institutions – ont pu être consultées[10]. Si cette liste n’est pas exhaustive, elle comprend la majorité des lieux conséquents d’art en France, susceptibles d’accueillir des collections privées. Par la suite, le dépouillement de ces programmations a permis de mettre au jour une liste de 339 expositions de collections privées ayant eu lieu dans 184 lieux sur le territoire français depuis les années 1950 (Fig. 1).
L’hypothèse de ce travail se basait sur l’idée que les collectionneurs avaient gagné en visibilité au sein des institutions culturelles publiques, mais aucune enquête ne permettait de l’affirmer. Grâce à la collecte des données relatives aux expositions de collections privées, il est désormais possible d’analyser l’évolution de cette mise en visibilité, et de déconstruire certaines idées reçues sur le sujet, notamment des points de vue chronologique, géographique et économique.
Tout ne commence pas réellement avec Passions privées
L’exposition Passions privées, organisée en 1995 au musée d’Art Moderne de Paris, est communément considérée comme le point de départ de la visibilité des collections privées en France. Elle constitue, pour citer Stéphane Ibars dans le catalogue de l’exposition Collectionner au XXIe siècle, « un modèle en l’espèce tant les réflexions menées sur l’existence des collections privées d’art moderne et contemporain, leur constitution et leur médiatisation, ont permis d’imposer la figure du collectionneur au centre des nouveaux enjeux de l’art[11] ». Les motivations à l’origine de cette exposition sont à trouver dans le manque de visibilité des collectionneurs privés en France à cette période. Suzanne Pagé, commissaire de l’exposition, déclare à ce propos : « nous avons entamé une prospection systématique sur le terrain, privilégiant l’expérience directe et ignorant les allégations et autres a priori récurrents sur “l’absence bien connue de collectionneurs en France[12]” ». L’institution fait alors le pari de mettre en cause cette invisibilité, et dévoile qu’en réalité de nombreux amateurs existent sur le territoire français et soutiennent l’art contemporain. Si l’ampleur de cette exposition est inédite, son organisation doit néanmoins être appréhendée comme la résultante d’une évolution progressive du paysage muséal, des points de vue géographiques et temporels. En effet, plusieurs expositions de collections privées avaient eu lieu avant Passions privées.
En 1957 par exemple, l’événement Chefs-d’œuvre des Collections privées contemporaines du Tarn se tenait au musée Goya de Castres et, cinq ans plus tard, le musée des Arts décoratifs de Paris présentait Collections d’expression française. Au cours des années 1960, plusieurs institutions accueillaient par ailleurs la collection hollandaise Peter Stuyvesant. Entre 1964 et 1966 par exemple, les musées des beaux-arts du Havre et de Rennes, ainsi que le Centre Art et Recherches du Palais du Louvre, présentaient cette collection d’entreprise de tabac. Durant les années 1970, les collections de Suzy Solidor (1973), Gildas Fardel (1974), Pierre et Kathleen Granville (1974) étaient présentées au musée Grimaldi de Cagnes-sur-Mer, au musée d’Arts de Nantes et au musée des Beaux-arts de Dijon. Toutes étaient consacrées à la présentation des donations que ces collectionneurs avaient effectuées aux institutions. Une grande propension de la mise en visibilité des collections privées en France se déroule en effet à la suite d’une donation. Citons par exemple l’exposition après la donation d’Alexandre Iolas au Centre Pompidou en 1980, celle relative à la donation de Geneviève Bonnefoi à l’abbaye de Beaulieu la même année, ou encore Dons de la famille de Menil en 1984 et Donations Daniel Cordier : le regard d’un amateur en 1989, toutes deux au Centre Pompidou.
Parallèlement à ce type d’événements, se sont tenues des expositions proposant un regard novateur sur un courant ou un territoire spécifique de l’histoire de l’art, avec parmi elles Aspects historiques du constructivisme et de l’art concret —La Collection Mc Crory au Musée d’Art moderne de Paris en 1977, L’art depuis 1960. Collection Ludwig au CAPC de Bordeaux en 1979 ou encore Collection Pierre Restany « Une vie dans l’art » au Musée d’art moderne de Céret dix ans plus tard. Sans lister l’ensemble des expositions ayant eu lieu avant Passions privées, leur nombre (46 selon l’inventaire réalisé) révèle qu’une dynamique de collaboration entre le privé et le public était déjà à l’œuvre sur l’ensemble du territoire français avant 1995. En revanche, Passions privées fait figure d’événement catalyseur en raison de son envergure (92 collectionneurs prêtent alors des œuvres et 29 d’entre eux dévoilent leur identité). Par la suite, le nombre d’expositions de collections privées triple quasiment à partir des années 2000, pour atteindre son apogée dans les années 2010 (Fig. 2).
Si les collections privées contemporaines se donnent de plus en plus à voir au sein des institutions culturelles publiques, c’est entre autres parce que l’art contemporain, de manière générale, bénéficie de plus en plus de lieux d’accueil et de valorisation dans le domaine public. Non seulement de nombreuses institutions ayant accueilli des expositions de collections privées ont ouvert leurs portes depuis les années 1960, mais plusieurs fondations privées[13] et clubs de collectionneurs[14] ont également vu le jour, particulièrement dans les années 2000. En outre, les objectifs muséaux se sont progressivement modifiés. Les questions de rayonnement et de mécénat sont aujourd’hui indissociables des missions premières des musées (conservation, étude et diffusion des collections), entraînant une forte porosité avec le secteur privé[15].
Les collections les plus visibles : une question de rayonnement
La grande majorité des collections privées exposées en France sont françaises. Elles représentent 65% des collections présentées, suivies de collections allemandes (2%), suisses (2%), états-uniennes (2%) et néerlandaises (2%). Les dix collections les plus visibles en France, d’après l’inventaire constitué, sont celles de la Société Générale, de Jean Ferrero, de François Pinault, de Daniel Cordier, d’Agnès Troublé (agnès b.), de l’Adiaf, de Bernard Lamarche-Vadel, de Madeleine Millot-Durrenberger, de Marc Sordello et Francis Missana, puis de Nicolas Laugero Lasserre. Cette liste apparaît fortement hétérogène. De nombreuses différences séparent ces acteurs, de la nature de leur statut aux moyens financiers qu’ils possèdent en passant par le type d’œuvres collectionnées. Cependant, cette hétérogénéité témoigne des multiples enjeux rencontrés par les institutions culturelles publiques françaises, tant sur le plan du rayonnement – local et international – que sur celui de la programmation.
Créée en 1995, la collection d’entreprise Société Générale rassemble plus de 570 œuvres originales et 750 lithographies, éditions et sérigraphies, constituant l’un des plus importants ensembles d’art contemporain réuni par une banque en France. Ce n’est qu’à partir de 2005 que la Collection Société Générale bénéficie d’une visibilité au sein des institutions culturelles publiques, avec une exposition au musée des Beaux-Arts de Rouen cette année-là, puis en 2006 au musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole et au musée des beaux-arts de Nancy, l’année suivante au musée d’Art moderne de Céret, en 2009 au centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours, au Palais des Beaux-Arts de Lille et au musée des Beaux-Arts de Lyon en 2010, au musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) de Nice l’année suivante, et enfin au Lieu d’Art et Action Contemporaine de Dunkerque en 2014.
Le début de cette visibilité correspond à un moment particulier de l’histoire de la collection puisqu’à partir de 2004, la Société Générale mène une intense politique de mécénat auprès d’institutions telles que le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Centre de création contemporaine Olivier Debré, ou encore le MAMAC de Nice. Ce mécénat se déroule fréquemment en parallèle des expositions dédiées à la collection Société Générale. Il s’agit, comme l’explique Angélique Aubert, responsable du mécénat artistique de l’entreprise en 2012, de privilégier des « musées en région pour exposer la collection[16] ». On assiste alors à une véritable volonté de diffusion géographique afin de valoriser le fonds constitué, et par extension la politique mécénale de la Société Générale.
Si ce rayonnement bénéficie aux collections privées, il permet également aux institutions et aux collectivités de jouir de retombées médiatiques et économiques. Lorsque l’homme d’affaires et milliardaire François Pinault expose sa collection en 2018[17] puis 2019, 2020 et 2021[18] à Rennes – ville dont il est originaire –, la municipalité ne cache pas ses ambitions. Nathalie Appéré, Maire de Rennes, déclare en 2018 :
« Accueillir la collection de François Pinault au Couvent des Jacobins, notre nouveau Centre des Congrès, c’est, pour Rennes, l’opportunité exceptionnelle de vivre au cœur de la création internationale. Pour les Rennaises et les Rennais, mais aussi pour celles et ceux qui viendront, à cette occasion, découvrir notre ville, cette exposition va constituer, j’en suis sûre, une expérience inoubliable, le point d’orgue d’un engagement résolu pour promouvoir l’art contemporain à Rennes[19] ».
La collection privée constitue alors un gage de renommée dont usent les municipalités pour promouvoir leur ville. Nombreux sont les exemples de cette utilisation du privé à des fins de rayonnement, comme lorsque la Maire de Paris, Anne Hidalgo, se réjouissait de l’ouverture de la Bourse de Commerce – Pinault Collection, considérée comme l’une des « marques » permettant de promouvoir l’art contemporain à Paris[20]. Un double bénéfice pour chacune des parties, posant toutefois la question de l’institutionnalisation progressive de ces mêmes collections, d’abord légitimées par les structures publiques.
La collection constituée à partir de 1983 par la créatrice de mode Agnès Troublé est un exemple supplémentaire de ce processus. Comprenant aujourd’hui environ 5 000 pièces, sa collection se déploie entre peintures, sculptures, photographies et vidéos. Jouissant d’une importante renommée dans le monde culturel, la collectionneuse a été fortement convoitée par les institutions publiques à partir des années 1990, et plus intensément à partir des années 2000 : Espace des arts de Chalon-sur-Saône et musée Picasso d’Antibes en 1992, Centre national de la photographie de Paris en 2000, Palais des arts de Nogent-sur-Marne en 2002, Les Abattoirs de Toulouse en 2004, Lille Métropole Musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, Musée National de l’histoire de l’immigration de Paris en 2017, École nationale supérieure de la Photographie d’Arles en 2019. Cette série d’expositions met en exergue « sa curiosité insatiable et son œil décalé[21] » qui fonctionne comme un vecteur de légitimation de ses choix, et qui aboutit à l’ouverture à Paris, en 2020, d’un lieu consacré à sa collection : La Fab[22].
Ces quelques exemples révèlent combien la visibilité des collections privées repose sur des facteurs multiples, allant des enjeux de rayonnement, de légitimité et d’institutionnalisation, à des questions davantage économiques et politiques. Face à la baisse des budgets publics nationaux, et à un État parfois davantage « pourvoyeur de normes que de ressources » selon les mots de Sylvie Pflieger, Anne Krebs et Xavier Greffe[23], il apparaît complexe, pour les musées, d’être aussi réactifs sur le marché de l’art que les collectionneurs privés. En outre, les œuvres rassemblées par ces derniers exercent un pouvoir d’attraction tel qu’il permet de répondre aux attentes de fréquentation et de renommée demandées par les structures subventionneuses.
Un moyen d’explorer de nouveaux champs visuels pour les institutions
Il serait cependant réducteur d’expliquer la visibilité des collections privées dans les institutions culturelles publiques uniquement par le prisme du rayonnement, qu’il soit politique ou économique. La position du collectionneur lui permet d’opérer des choix personnels, à la différence des règles et limites qui incombent à la constitution d’une collection publique (inaliénabilité, historicité, cohérence…). Cette liberté propre au collectionneur privé l’amène à porter un regard singulier sur certaines œuvres, démarches ou courant artistiques, dont peuvent bénéficier les institutions culturelles publiques en les exposant, à l’image de la collection de Jean Ferrero principalement montrée sur la Côte d’Azur et qui promeut notamment l’École de Nice, ou des œuvres aborigènes rassemblées par Marc Sordello et Francis Missana.
Débutée dans les années 2000, la collection de Sordello et de Missana se compose d’une grande variété de pratiques artistiques (art aborigène « du désert » et art aborigène dit « urbain » notamment). Les deux collectionneurs se sont donnés pour mission de rendre visible leur collection afin de promouvoir l’art aborigène australien dans des espaces dédiés à l’art contemporain. Cette mise en visibilité se déploie principalement sur la côte sud-française : au MAMAC de Nice en 2007, à la Médiathèque Albert Camus d’Antibes en 2008 et en 2015, à la Médiathèque Jean d’Ormesson de Villeneuve-Loubet en 2015 également, à la Médiathèque Colette de Valbonne, ainsi qu’à la Médiathèque Sonia Delaunay de Biot la même année[24]. En 2016, la collection de Sordello et de Missana est présentée au musée océanographique de Monaco. Un objectif commun préexiste à ces événements, celui de faire sortir l’art aborigène des musées d’anthropologie. Autrement dit, la collection – au-delà d’être animée par des motivations fonctionnelles, sociales ou financières[25] – devient aussi le moyen d’étendre les frontières de l’art contemporain.
La visibilité de la collection de Bernard Lamarche-Vadel, écrivain et critique d’art, rejoint cet enjeu de déclassification. Cette collection a été exposée à six reprises (en 2003, 2004, 2009, 2011 et 2013), dans un même lieu, le Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône. Composée de près de 1 700 photographies, la collection de Lamarche-Vadel est mise en dépôt au sein de l’institution en 2003 par ses ayants droit, le collectionneur étant décédé trois ans plus tôt. Elle a non seulement permis d’enrichir le fonds muséal, mais surtout de repenser le parcours muséographique de l’institution. Sonia Floriant, chercheuse associée au musée, déclare à ce propos : « La collection Lamarche-Vadel nous sert de test pour poursuivre nos réflexions sur une nouvelle muséographie, sur l’idée qu’il faut “réinterpréter”, réviser la notion de collection[26] […] ». Des propos qui révèlent combien la monstration de collections privées peut aussi constituer, pour l’institution, un moyen de se questionner. À partir d’une approche transdisciplinaire, la collection privée est ici envisagée comme un outil de recherche sur l’appréhension et le rendu visuel d’une collection dans sa quasi-globalité, afin de proposer un display inédit, et par extension une réception nouvelle des œuvres par le public.
Une autre collection de photographies de près de 1 300 pièces, rassemblée par la Strasbourgeoise Madeleine Millot-Durrenberger, a elle aussi été régulièrement présentée au sein de structures publiques : l’École supérieure des beaux-arts de Nîmes (Esban) en 2005, à la Maison d’art Bernard-Anthonioz de Nogent-sur-Marne en 2008, à trois reprises à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon en 2012, 2014 et 2017, puis à la Maison de Saint-Louis, Centre d’art et de photographie de Lectoure en 2018. Chacune de ces expositions adoptait un point de vue spécifique sur la collection, qu’il soit formel ou conceptuel. Régulièrement commissaire de ces expositions, Millot-Durrenberger mène aussi une intense politique éditoriale grâce à sa maison d’édition créée en 1986. La visibilité de cette collection repose donc sur une démarche particulièrement active de la collectionneuse, qui semble non seulement chercher à exposer régulièrement les pièces rassemblées, mais également à faire émerger de nouveaux questionnements. Elle déclare à ce propos :
« Je diffuse les activités des artistes de ma collection en exposant et en publiant leurs œuvres. Par exemple, j’essaie de créer quelque chose qui montre de nouvelles idées en réunissant des philosophes, des universitaires, des écrivains ou des psychanalystes pour discuter des images créées par les artistes. J’organise également de nombreuses expositions avec les idées qui me viennent à l’esprit[27] ».
La collection Millot-Durrenberger est un exemple particulièrement significatif de l’ambiguïté relative au rôle des collections privées, celles-ci étant désormais envisagées comme des outils réflexifs et pédagogiques, au même titre que les collections muséales. Une confusion – ou complémentarité – renforcée par la position que s’octroient les collectionneurs en tant que commissaires d’expositions, à l’image des directeurs ou conservateurs d’institutions. Se pose en effet parfois la question d’une visibilité autonome des acquisitions effectuées par les collectionneurs privés, à travers les institutions publiques[28]. Du choix des œuvres présentées à celui de leur circulation par la suite – conservées en mains privées ou revendues sur le marché –, il existe une ambiguïté, voire un conflit d’intérêt, sur la question des artistes promus. Dans son article « When museums meet markets », Kathryn Brown explique :
« Le rôle de plus en plus puissant des collectionneurs privés – dont beaucoup gèrent désormais leurs propres musées – est un facteur qui a précipité de nouveaux changements dans les paysages culturels du monde entier. Comme les particuliers se tournent vers le marché pour élargir leurs collections, les artistes qui sont promus par des marchands et des maisons de vente aux enchères motivés par des considérations commerciales sont inévitablement ceux qui se frayent un chemin dans le plus récent des musées[29] ».
Autrement dit, la réitération d’expositions relatives aux collections privées questionne de manière sous-jacente la diversité culturelle proposée au sein des structures publiques, et par extension l’équilibre précaire de cette diversité depuis l’avènement des collections privées dans le secteur muséal.
Quelles collections pour quels enjeux ?
Si les collections précédemment mentionnées ont toutes bénéficié d’une forte visibilité en France grâce à des expositions, les motivations à l’origine de ces événements, comme leurs objectifs, diffèrent. On observe premièrement un contraste assez net entre des collectionneurs dotés de moyens conséquents qui montrent leurs collections par stratégies de visibilité (n’empêchant pas une démarche de mécènes engagés) et des collectionneurs plus locaux, présentant leurs collections au sein d’un territoire restreint parce qu’ils y sont implantés depuis plusieurs années. Deuxièmement, une distinction doit être faite entre les collections privées restées en main privées – visibles pour montrer l’engagement actuel d’un collectionneur – et celles rendues visibles à la suite d’une donation ou d’un dépôt – lorsque les institutions rendent hommage ou usent de ces collections pour repenser leur muséographie, à l’image de la collection de Daniel Cordier. Enfin, si certaines grandes collections privées se composent d’œuvres reconnues et établies sur la scène artistique contemporaine, d’autres se donnent pour missions de soutenir et de défendre des productions encore peu visibles dans le champ culturel français, à l’instar de Nicolas Laugero Lasserre œuvrant à la diffusion de l’art urbain. De nombreuses variables doivent ainsi être prises en compte pour comprendre la visibilité croissante des collections privées et les réactions qu’elles suscitent, du développement des institutions muséales aux enjeux historiographiques, en passant par les attentes des instances subventionneuses, des lieux d’accueil et du public.
En 2021, plusieurs voix s’élevaient en effet contre l’exposition des œuvres de Jeff Koons par François Pinault au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Un tract intitulé « KOONS MUCEM WTF ? » (Fig. 3) s’insurgeait contre la mainmise du collectionneur sur une structure publique, accusant l’institution d’accueillir une exposition qui allait par la suite valoriser la cote d’œuvres appartenant à un acteur privé[30].
Dans sa conférence sur « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel[31] », Kathryn Brown mettait en garde sur les dangers que peut représenter le mécénat privé, sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art – les méga-collectionneurs –, sur le clientélisme des institutions, ainsi que sur l’extension du goût privé dans la sphère publique. Selon l’historienne de l’art, il ne doit pas être oublié que ces collections privées reflètent les intérêts intellectuels, sociaux et économiques d’une élite. Elle défendait par la même l’idée que les musées doivent pouvoir garder leur esprit critique, malgré la proximité aujourd’hui indéniable qu’il existe entre la sphère privée et les institutions culturelles publiques. Les expositions de collections privées en France montrent en effet combien cette proximité est de plus en plus présente, bien que les collectionneurs mis en lumière ne concernent pas majoritairement de méga-collectionneurs. En outre, elles révèlent combien il est déterminant de s’interroger sur ce qui est donné à voir, tant d’un point de vue social qu’historiographique.
Notes
[1] Le musée des collectionneurs, développé par la Compagnie de Phalsbourg, accompagnée de Steven Holl Architects et de Franklin Azzi Architectes, a pour but d’exposer les œuvres de collections privées. Son ouverture est prévue en 2026 à Angers.
[2] Benhamou-Huet J., Global Collectors = Collectionneurs du monde, Bordeaux, Cinq sens ; Paris, Phébus, 2008.
[3] Mercier C., Les collectionneurs d’art contemporain : analyse sociologique d’un groupe social et de son rôle sur le marché de l’art, thèse de doctorat de sociologie sous la dir. d’Alain Quemin, Université Sorbonne Nouvelle -Paris 3, 2012, 1 vol.
[4] Martin-Fugier A., Collectionneurs : entretiens, Arles, Actes Sud, 2012.
[5] Brown K., « Patrimony and Patronage: Collecting and Exhibiting Contemporary Art in France », présentation lors de la conférence Collecting and Public Display : Art Markets and Museums, Université de Leeds, 30-31 mars 2017 ; « Public vs private art collections: who controls our cultural heritage? », The Conversation, 11 août 2017, en ligne : https://theconversation.com/public-vs-private-art-collections-who-controls-our-cultural-heritage-80594 (consulté en novembre 2022).
[6] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015.
[7] Bissirier T., Une nouvelle génération de collectionneurs : motivations, comportements d’acquisition et pratiques de la collection chez les jeunes collectionneurs d’art contemporain en France, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Cecilia Hurley et Sylvain Alliod, École du Louvre, 2019, 1 vol. ; Corthier-Hardoin G., Artistes collectionneurs : un oxymore ? Évolution du collectionnisme chez les artistes en France des années 1860 aux années 1970. Entre fraternité, dynamiques marchandes et stratégies de légitimation, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la dir. de Béatrice Joyeux-Prunel et Nathalie Moureau, École normale supérieure de Paris ; Université Paris Sciences et Lettres, 2022, 1 vol.
[8] Ont été pris en compte pour cette recherche les musées d’art contemporain, musées d’art moderne, musées des Beaux-Arts, musées d’archéologie, centres d’art contemporain (labellisés ou non), lieux publics accueillant de l’art contemporain (galeries municipales, artothèques, médiathèques), fonds régionaux d’art contemporain, scènes nationales (conventionnées ou non), établissements publics de coopération culturelles, écoles d’art. Les lieux à caractère privé ont été écartés de la liste.
[10] Environ 80 lieux n’ont pas donné de réponses : 38 écoles d’art, 37 lieux d’art municipaux, 17 musées et neuf FRAC.
[11] Ibars S., « Si une accumulation reflète une vie… », Collectionner au XXIe siècle, cat. exp., Avignon, Collection Lambert, 2019, p. 16.
[12] Pagé S., « Préface », Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, cat. exp., Paris, Musée national d’Art moderne, 1995, p. 12.
[13] La fondation Maeght a ouvert ses portes en 1964 ; la fondation Cartier en 1984 ; la coopérative-musée Cérès Franco en 1993 ; la fondation Jean-Marc et Claudine Salomon et la fondation Kadist en 2001 ; la maison rouge – fondation Antoine de Galbert et la fondation Blachère en 2004 ; la fondation Clément en 2005 ; la fondation Ricard en 2007 ; la fondation Francès en 2009, la villa Datris ; l’institut culturel Bernard Magrez et le fonds Hélène et Édouard Leclerc en 2011 ; la fondation François Schneider en 2013 ; la fondation Louis Vuitton en 2015 ; la fondation Carmignac et Lafayette Anticipations en 2018 ; La Fab en 2020 ; la collection Pinault, le pôle culturel de l’Île Seguin ou encore la fondation Helenis en 2021.
[14] Comme l’association pour la Diffusion internationale de l’Art français (Adiaf), créée en 1994, suivie d’autres associations comme L’Œil Neuf, Les Centaures, le Club Buy Art d’Art Process, le Barter Paris, CLAC !, ART38, le Club Achetez de l’art ou encore Le Club Spring.
[15] Quemin A., « The Market and Museums: the Increasing Power of Collectors and Private Galleries in the Contemporary Art World », Journal of Visual Art Pratice, vol. 19, n°3, 2020, p. 211-224.
[21] Présentation de l’exposition Un regard sur la collection d’agnès b. au Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut de Villeneuve-d’Ascq en 2015, en ligne : https://www.musee-lam.fr/fr/un-regard-sur-la-collection-dagnes-b (consulté en novembre 2022).
[23] Pflieger S., Krebs A., Greffe X., « Quels designs économiques et financiers des musées face à la raréfaction des ressources publiques ? », Rapport pour le ministère de la Culture et de la Communication, Rapport de recherche Université Paris Descartes/CERLIS, mai 2015.
[24]Cérémonie aborigène : art aborigène contemporain : la collection Antiboise de Marc Sordello & Francis Missana, exp., Antibes, Médiathèque Albert Camus ; Villeneuve-Loubet, Médiathèque Jean d’Ormesson ; Valbonne, Médiathèque Colette ; Biot, Médiathèque Sonia Delaunay, 2015.
[25] Moureau N., Sagot-Duvauroux D., Vidal M., Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique, Paris, Département des Études, de la Prospective et des Statistiques, 2015, p. 42-52.
[28] Citons par exemple la célèbre exposition consacrée à Jeff Koons au château de Versailles en 2008, pour laquelle plusieurs œuvres de l’artiste appartenaient à François Pinault. Cette manifestation fut organisée par Jean-Jacques Aillagon, précédemment responsable du Palazzo Grassi.
[29] Brown K., « When museums meet markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, n° 3, 2020, p. 203-210.
[31] Brown K., « Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel : enjeux et tendances », dans le cadre de la journée d’étude Du privé au public. Enjeux et stratégies dans la présentation des collections privées d’art contemporain dans les institutions publiques, 2021, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Vo5NAwjBe6o (consulté en juin 2022).