— Christine Bernier est professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Spécialisée en art contemporain et en études muséales, elle est aussi directrice, depuis 2016, du Programme de muséologie de la Faculté des arts et des sciences. Chercheuse au Centre interuniversitaire de recherche sur les humanités numériques (CRIHN), elle y codirige l’Axe 2 du Centre « Circulation – Passage au numérique et recontextualisation ». Directrice de la collection « Art+ » aux Presses de l’Université de Montréal, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur les musées, l’art contemporain et la muséologie numérique. —
Ce nouveau numéro de la revue exPosition propose le Tome 2 du dossier intitulé Doublement exposée. Tout d’abord, nous nous réjouissons d’annoncer que ce numéro débute avec une entrevue que Mieke Bal a accepté de nous accorder ; nous avons donc le plaisir de la lire en conversation avec notre collègue Itay Sapir.
Il nous semble donc utile de reprendre maintenant un passage de l’introduction du Tome 1, dans lequel sont brièvement présentés certains aspects de l’héritage théorique de Mieke Bal.
« Le livre de Mieke Bal intitulé Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis (1996) est la référence théorique qui infléchit la réflexion pour l’ensemble du dossier Doublement exposée. Dans cet ouvrage majeur, la théoricienne de la culture examine des expositions tenues dans les musées et propose une analyse critique (critical analysis) des musées, non comme objets d’étude en soi, mais plutôt comme producteurs du discours qui y est déployé. Ainsi, selon Bal, le geste de montrer peut être considéré comme un acte discursif, ou plutôt comme un acte de discours spécifique. Il est important de préciser qu’il s’agit, non pas, comme l’explique l’autrice, de l’examen des textes produits par une institution, mais bien de l’étude de l’exposition comme acte de monstration. En effet, ce discours des musées (et, pouvons-nous ajouter, de tout autre lieu d’exposition d’œuvres d’art) est le produit d’une position, à la fois théorique et pratique, aux possibilités multiples :
“ Selon le verbe grec de montrer, un tel discours est apo-déictique : affirmatif, démonstratif et autoritaire d’une part, et d’autre part, ouvert et présenté sous forme d’opinion. […] Le discours implique un ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[1]. ”
Cela nous amène à considérer autrement le statut de l’œuvre d’art. Bien qu’on reconnaisse le fait qu’elle soit endogène, l’œuvre dépend, en ce qui concerne sa signification, de la situation d’énonciation (la dimension déictique) et cela, avec une distanciation (d’où le préfixe –apo). De plus, bien que l’acte de monstration ne soit pas un langage, il sous-tend nécessairement un discours – institutionnel, public ou émergent – celui de l’exposition[2]. »
En outre, il est important de rappeler ici comment s’articule, à partir du livre Double Exposures, la thématique Doublement exposée. Ci-dessous, voici comment nous l’avons présentée dans le Tome 1.
« [Elle] comprend deux approches complémentaires qui relèvent d’une même nécessité théorique et pratique : celle de la “double exposition” de l’œuvre et de la personne qui agit en tant que commissaire d’exposition. Premièrement, il s’agit de développer l’idée selon laquelle l’œuvre d’art peut être exposée avec des statuts différents, au fil des itérations successives de ses présentations publiques. Nous pensons par exemple aux transitions de l’art dans l’espace public vers l’espace institutionnel ; ou aux mutations de la signification de l’œuvre dans son passage de la sphère locale à la sphère globale ; ou, encore, aux glissements sémantiques qu’on peut identifier lors de la présentation d’une même exposition dans un espace différent et selon une temporalité autre ; ou, enfin, aux passages impliquant la circulation des œuvres dans un contexte numérique, créant aussi cet effet de double mise en exposition. Deuxièmement, nous considérons l’idée qu’il faut prendre en compte cette double agentivité de la personne qui expose sa position, ses choix, comme commissaire, tout en s’exposant à la critique. Sont conséquemment considérées les diverses possibilités, pour l’instance qui expose des œuvres (qu’il s’agisse d’une personne, d’un groupe culturel émergeant ou d’une grande institution), quant à la manière de présenter ses choix, tout en s’adressant à l’affect et aux horizons culturels des personnes visitant l’exposition. Par exemple, quelle part fait-on à l’haptique, lorsque le visuel est théoriquement et physiquement moins présent que le sonore ou le tactile dans l’espace ? Comment alors s’exposer encore, et doublement, à la stimulation des sens, en plus de la pulsion scopique ? Ou, sinon, comment penser l’inévitable dimension géopolitique qui se doit d’être associée à une exposition collective conçue pour une circulation internationale[3] ? »
Voilà donc un retour vers notre démarche initiale proposée dans le Tome 1, mais il n’est pas inutile de préciser que la production de ce Tome 2 du même dossier a été jalonnée d’événements imprévus, dont la pandémie globale qui s’est étendue à toutes les sphères de l’activité humaine et qui a affecté de manière dramatique les mondes de l’art. Il faut aussi ajouter que ces propositions d’articles ont été soumises avant cette tragédie nommée COVID-19. Et, désormais, il devient nécessaire de réfléchir au phénomène généralisé des expositions d’archives numériques diffusées en ligne, ou des visites virtuelles d’exposition, ou encore de toutes ces pratiques qui ont permis de pallier une longue absence de diffusion physique des œuvres d’art. Plusieurs formes de diffusion en ligne, parmi celles qui ont été les plus créatives, se prolongeront encore à plus long terme pour faire l’objet d’études intéressantes dans le domaine de l’expographie. Le numérique, en effet, n’est pas qu’un « outil » technologique et nous comprenons de plus en plus que le virtuel s’offre à nous comme une réalité tangible, celle de notre expérience, et que l’espace d’exposition génère du contenu même s’il n’est pas physique.
Ces réflexions sur le numérique ne sont d’ailleurs pas étrangères à celles développées par Quentin Petit Dit Duhal, dans son texte intitulé « Exposer ORLAN ou donner à voir le corps hybride. Étude d’une expographie numérique et interactive ». En effet, l’auteur y présente un « concept d’exposition-USB » mis en forme pour la présentation d’œuvres de l’artiste ORLAN, lors de l’organisation d’une exposition monographique et itinérante, qui met en œuvre la double agentivité de la commissaire d’exposition. De plus, les dispositifs numériques y abondent : vidéos, enregistrements de performances, réalité augmentée, installation interactive en 3D… bref, une exposition évolutive et interactive qui accorde une place importante à l’espace virtuel, bien qu’elle ait été présentée dans divers lieux dont l’architecture est physique.
C’est d’ailleurs le thème de l’architecture qui est au cœur de la recherche de Mélina Ramondenc, comme en témoigne son texte intitulé « Ce que l’exposition fait à l’architecture ». L’autrice, qui s’intéresse à l’architecture expérimentale, y présente l’étude de quelques cas d’exposition de projets à forte dimension prospective. Elle y démontre que c’est grâce à leur exposition – et leur réexposition – que les travaux d’architecture innovants et datant de près de cinquante ans peuvent être réactualisés et s’inscrire pleinement dans la contemporanéité. Les structures architecturales et les recherches sur l’exposition de l’architecture rejoignent aussi les préoccupations de Nadya Labied, qui les traite toutefois de manière fort différente dans son texte intitulé « Des architectures de terre : itinérance et valeur démonstrative d’une exposition ». L’autrice s’intéresse en effet à la valeur significative d’un matériau de construction, la terre crue, en analysant différentes itérations, en France et au Maroc, d’une exposition portant sur le sujet.
Toutefois, on aura compris que cette thématique Doublement exposée se prête tout aussi bien à une réflexion sur les reprises d’œuvres ou d’expositions historiques, telles que les démarches artistiques qui impliquent des reconstitutions. Ainsi, dans son texte intitulé « Sans titre (les ripostes de Klaus Scherübel) », Ariane Noël de Tilly examine, pour reprendre ses termes « la démarche citationnelle et dialogique de Scherübel [en se penchant] tout particulièrement sur la relation entre expositions, photographies, et reconstitutions ». En outre, cette démarche expositionnelle qui s’apparente à une double posture, celle de l’artiste commissaire dans la création même de l’œuvre, peut aussi reposer sur ce que notre collègue Patrice Loubier qualifie de « stimulante ambiguïté entre vocation documentaire et offre esthétique[5] », au sujet de cette même exposition.
Pour présenter brièvement les deux derniers articles de ce numéro, nous débuterons en citant Michael Pierson qui signe l’article intitulé « Pierre Huyghe : l’exposition qui n’existait pas » : « La question de l’exposition ou de la ré-exposition peut s’avérer complexe dans le cadre d’œuvres pensées pour un contexte, un espace et un temps spécifiques ». Cet énoncé résume l’essentiel du problème que soulèvent le déplacement et l’inévitable recontextualisation d’un objet, alors que se crée inévitablement une double signification. Force est de reconnaître qu’il s’agit d’une question de recherche fondamentale qui vaut pour tous les objets créés, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art très contemporaine (comme dans le cas de celles de l’artiste Pierre Huyghe) ou encore, et peut-être de manière plus évidente a priori, d’un artefact qui est éloigné de nous dans l’espace temporel et culturel. C’est d’ailleurs ce deuxième aspect du problème, avec tous les enjeux de décolonisation auxquels nous nous devons maintenant d’être sensibilisés, qui sont exposés dans l’article « Double regard sur l’art inuit. L’exposition de l’art inuit au Musée des beaux-arts de Montréal au prisme des transferts épistémologiques », que signe Julie Graff.
Enfin, il faut souligner le fait que la thématique intitulée Doublement exposée aura suscité de nombreuses propositions et, bien qu’il ne soit pas possible de penser à un Tome 3 qui porterait sur la même thématique dans cette revue, il demeure important de poursuivre la réflexion à ce sujet, sous toutes ses formes et, bien entendu, de relire le livre Double Exposures de Mieke Bal.
Notes
[1] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 3 : « True to the Greek verb of showing, such discourse is apo-deictic: affirmative, demonstrative, and authoritative on the one hand, opining, often opinionated, on the other. […] Discourse implies a set of semiotic and epistemological habits that enables and prescribes ways of communicating and thinking ». C’est nous qui traduisons.
[4] Les recherches en histoire de l’art convergent vers une définition de l’haptique qui pourrait signifier qu’il s’agit d’arts visuels qui convoquent nos autres sens. (haptique, du grec ἅπτομαι (haptomai) qui signifie « je touche »).
[5] Voir Loubier P., « Remonter l’image, descendre le temps. La reconstitution comme savoir chez Klaus Scherübel », esse Arts + Opinions, n° 98, 2020, p. 46-53.
— Mieke Bal est une théoricienne de la culture et une artiste vidéo. Professeure à la Royal Netherlands Academy of Arts and Sciences (KNAW) de 2005 à 2011, elle est rattachée à la Amsterdam School for Cultural Analysis (ASCA), de l’Université d’Amsterdam. Ses champs d’intérêt comprennent l’Antiquité biblique et classique jusqu’au XVIIe siècle, l’art contemporain et la littérature moderne, ainsi que les études féministes et la culture des migrations. Ses nombreuses publications comprennent Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis (1996), A Mieke Bal Reader (2006), Travelling Concepts in the Humanities (2002) et Narratology (4e édition, 2017). Sa vision de l’analyse interdisciplinaire dans les sciences humaines et sociales s’exprime par ce qu’elle a qualifié d’analyse culturelle (« cultural analysis »), un concept théorique sur lequel est fondé l’ASCA. Mieke Bal est aussi une artiste vidéo. Parmi ses documentaires sur les migrations, présentés internationalement, mentionnons : Separations, State of Suspension, Becoming Vera, ainsi que l’installation Nothing is Missing. Elle a aussi réalisé un long métrage, avec Michelle Williams Gamaker, intitulé A Long History of Madness, une fiction théorique au sujet de la folie, ainsi que des expositions en relation avec ce sujet (2012). Son projet plus récent, Madame B: Explorations in Emotional Capitalism, est exposé dans plusieurs pays. Elle a récemment terminé un long métrage et une installation avec cinq écrans sur René Descartes et sa relation avec la reine Christine de Suède. Elle a, de plus, agi à titre de commissaire d’exposition. Son exposition 2MOVE a circulé dans quatre pays et, en 2017, elle a été curatrice d’une exposition pour le Munch Museum à Oslo. —
— Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. Ses nombreuses publications portent sur des artistes tels que Caravage, Claude Lorrain et Jusepe de Ribera, ainsi que sur les liens entre la peinture d’un côté et la philosophie et la science de l’autre. Docteur de l’Université d’Amsterdam et de l’EHESS de Paris, Itay Sapir a été chercheur invité à la Freie Universität de Berlin durant l’année 2018-2019. —
Itay Sapir : Bonjour Mieke ! Je suis content de te retrouver (virtuellement) pour cette entrevue. Ma première question serait tout simplement : comment vas-tu et comment as-tu passé cette année pandémique si particulière ? Fais-tu partie des personnes que l’absence de distractions extérieures a rendues plus productives ? As-tu pu te concentrer, concevoir de nouvelles idées, lancer de nouveaux chantiers créatifs ?
Mieke Bal : Bonjour ! Quel plaisir de reconnecter avec Montréal, dans ces temps de non-connexions. Oui, je fais partie de ces chanceux, à certains égards, privilégiés, pour qui cette période a été exceptionnellement productive. En fait, ce n’est pas tellement des chantiers nouveaux mais presque le contraire : arrondir des bouts, finir des livres noyés dans la multitude d’engagements. Mais oui, comme nouvelle piste, j’ai pu entreprendre un projet de vidéo nouveau grâce à une invitation fantastique, que j’ai pu sinon totalement terminer, du moins mettre en chantier assez solidement pour le finir après le début du confinement. J’ai fait le tournage en Pologne la première semaine de mars 2020. C’était une expérimentation avec un genre que je connaissais très peu, le film-essai. Une fois rentrée, tout a été clos.
J’étais dans une situation très confortable (d’où ce mot auquel l’honnêteté m’oblige, de « privilégiée »). Je suis officiellement « à la retraite » mais je te prie, ne m’appelez jamais « emerita », mot insultant (littéralement : ex-méritoire !) que je déteste. Mais grâce à cette retraite, obligatoire selon les lois « âgistes » ici, que j’avais initialement prises assez mal, j’ai été épargnée par la malédiction des cours en Zoom. Ce que je trouve problématique dans cette nouvelle habitude qui risque de devenir permanente pour être économique, c’est l’absence de dialogue avec les étudiants. C’est un retour au XIXe siècle avec le monologue du maître. Mais il est vrai que l’absence de visites et de voyages a fait que j’ai pu me concentrer et continuer le flux d’écriture. En plus, comme mon partenaire était confiné (il enseignait encore) je n’étais pas seule, ce qui m’a été super agréable.
IS : Qu’en est-il de l’art en temps de pandémie, et de la diffusion virtuelle des œuvres ? On peut penser que le médium qui est le tien, le film, est relativement bien adapté à une diffusion en ligne (davantage, par exemple, que la sculpture ou la performance), mais est-ce le cas pour toi ? Les expositions « réelles » sont-elles aussi irremplaçables qu’on le prétend, ou l’art peut-il s’adapter à un monde où toujours plus d’expériences esthétiques auront lieu à la maison devant un petit écran ? Concrètement, as-tu pu exposer pendant cette année et si oui, comment était l’expérience ?
MB : Hélas, hélas… Malchance aussi. J’avais ma première exposition « solo » dans un musée, programmée pour quatre mois (au musée Jan Cunen[2], prévue pour le 3 octobre, jusqu’au 31 janvier 2021), interrompue pour deux semaines quelques jours après le vernissage, puis de nouveau le 15 décembre[3]. Elle venait avec un livre magnifique mais dont, pour des raisons de subvention, j’ai dû écrire le texte en néerlandais. Le design en est tellement beau et original, fait par l’artiste Amir Avraham, très doué et créatif, que c’est vraiment dommage de le limiter de cette façon. Une version française ne serait pas de refus ! Le texte n’est que de 46 416 mots. Mais grâce aux images, c’est un livre substantiel. En tout cas, bien que mon médium, la vidéo, se prête bien, comme tu dis, à la diffusion en ligne, son contenu et son esthétique ne s’y prêtent pas du tout. L’exposition muséale était très, très bien installée. Les ensembles d’installations formaient, comme l’a dit un podcast-intervieweur, « des chambres ». C’était un peu vrai, dans la mesure où le bâtiment est un ancien hôtel de ville qui comprend des salles de taille moyenne et des chambres. J’avais aussi été invitée à sélectionner des œuvres de la collection permanente du musée, que j’ai pu intégrer dans l’exposition. J’étais tellement heureuse… Tu peux t’imaginer ma déception, frustration, qu’après huit semaines le musée ait dû fermer. Et comme c’était mi-décembre, toutes les personnes qui avaient l’intention de venir pendant les vacances de Noël-Nouvel An n’ont pas pu la voir.
Je me rends compte que pour d’autres artistes, la diffusion en ligne a pu fonctionner assez bien. Mais une peintre qui travaille la surface, qui construit une texture raffinée, à couches, produisant cette ambiguïté entre deux et trois dimensions, ne sera pas satisfaite par le visionnement sur écran, de taille limitée et à surface brillante. En utilisant le féminin, je me réfère à l’artiste sud-africaine Ina van Zyl, de qui je viens d’avoir l’opportunité de voir une exposition en galerie. Heureusement, les galeries ont encore pu ouvrir sur rendez-vous, une personne à la fois. Et les tableaux d’Ina van Zyl possèdent cette caractéristique qui rend l’art même d’images « fixes » en art mouvant : il faut les voir de loin et de près. La différence est énorme, et les deux comptent.
Un autre aspect de ce problème, c’est que je poursuis une conception de l’exposition, dont j’ai fait une première expérience en 2017 au musée Munch à Oslo, qui implique des stratégies pour attirer « le don du temps » (comme Derrida l’aurait dit). Quand j’ai reçu l’invitation de faire un commissariat pour ce musée qui combinerait les œuvres de Munch avec notre installation Madame B – la grande version, celle de 20 écrans – mon premier souci était d’assurer que les tableaux reçoivent autant de temps de visionnement que les vidéos, qui demandent du temps par leur nature médiale, tandis que les peintures sont souvent vues juste par, littéralement, les passants. Les visiteurs du musée passent, marchent, et regardent tant qu’ils peuvent, mais le corps se fatigue vite. Une demi-heure pour « faire » le Louvre… Alors, j’ai eu l’intuition que pour donner du temps à l’art, il faut fournir le moyen, de fait, activement inviter les visiteurs à s’assoir. Donc, il faut des sièges. C’est-à-dire, un moyen de s’assoir, se concentrer, regarder dans un sens différent du coup d’œil rapide. Un deuxième résultat de cette modification matérielle, c’est que les visiteurs peuvent se rencontrer, discuter des œuvres. Cela renforce le potentiel social de l’art. L’expérimentation que j’ai pu faire dans le musée Munch était un succès éclatant, suscitant des comptes rendus très enthousiastes même dans la presse nationale. Tout ceci pour expliquer que l’art a souffert du confinement. Donc, si je dois généraliser, ma réponse à ta question est négative.
IS : La question du temps passé devant et avec les œuvres est fascinante, et j’y pense souvent. Je trouve intéressante l’idée que les commissaires d’expositions doivent concevoir des « astuces » pour prolonger le temps que le public passera devant les œuvres. J’ai envie de « rentrer dans ta tête » quand tu vas voir une exposition (de peintures, ou de photos – pas de vidéos, justement) : combien de temps passes-tu avec les œuvres ? Est-ce que tu fais beaucoup d’allers-retours ou regardes-tu les œuvres les unes après les autres, dans l’ordre de l’exposition ? Prends-tu toujours des notes ? Ton esprit divague-t-il parfois et doit-il être « discipliné » et ramené aux œuvres d’art ?
MB : Je passe autant de temps devant / avec les œuvres que mon corps peut supporter. Ce n’est jamais assez. Quand je suis seule, je m’arrête quand je suis fascinée par une pièce, et alors, je ne sais plus combien de temps j’y passe. Je ne prends pas toujours des notes car, hélas, comme les musées ne fournissent pas de sièges près des œuvres, je ne peux pas regarder, écrire, et rester debout tout à la fois. En principe je suis l’ordre de l’exposition, ne fût-ce que pour ne pas embêter les autres visiteurs. Mais oui, souvent je retourne quand une pièce ultérieure m’en rappelle une déjà vue, et je fais des comparaisons ou contrastes. Mais vraiment, je sais par expérience que des bancs assez près des œuvres, celles-là accrochées assez bas, fournissent une relation très différente, beaucoup plus intense, avec l’art exposé[4]. J’étais ravie de l’opportunité que le musée m’a offerte de réviser vraiment le concept même d’exposer.
Quant à la « divagation » qui, bien sûr, arrive toujours, cela se passe justement dans, et à cause du manque de concentration, mais cela passe comme un petit coup de vent. On ne peut jamais rester « monofocal » tout le temps. Il y a d’autres gens, des détails architecturaux, les gardiens à saluer, quoi que ce soit qui empêche un attachement continu aux œuvres. C’est aussi un avantage : une intégration de l’art dans la vie.
IS : Le grand public te connaît, bien sûr, comme chercheure, et de plus en plus comme artiste aussi. Ce que l’on sait moins, pour des raisons évidentes, c’est à quel point l’enseignement a toujours eu une place importante dans ta carrière et comment tu as pu former – dans tous les sens du mot – plusieurs générations de chercheur.es avec bienveillance et une approche critique mais constructive. Dans ce contexte, je me demande ce que tu penses de l’enseignement en ligne que nous vivons depuis plus d’une année – même si tu ne l’as pas vécu personnellement. D’un côté, la perte du contact humain réel, non-médiatisé (sans parler de l’impossibilité de prendre un verre avec les étudiant.es après les séances, ce qu’on faisait toujours quand je suivais ton légendaire Theory Seminar !) ; de l’autre côté, l’opportunité d’avoir des étudiant.es de partout, avec un accès beaucoup plus facile et économiquement abordable aux cours et aux enseignant.es, même pour les personnes habitant dans les lieux considérés comme « périphériques » et ayant des obligations familiales ou professionnelles lourdes. Aurais-tu aimé tenter l’expérience ? Penses-tu qu’il serait souhaitable de la prolonger même au-delà de la pandémie ?
MB : L’enseignement : comme j’ai répondu déjà à ta première question, oui, c’est lui qui souffre, ou plutôt, les participants à ce qui devrait être un dialogue mais est devenu, grâce à cette merveille du cours en ligne, un monologue, comme d’antan. Comme tu sais, pour moi l’enseignement ne peut réussir à former la génération qui suit que s’il se déroule comme dialogue. Pour moi, l’expérience du Theory Seminar était cruciale. J’ai beaucoup réfléchi, à l’époque, pour l’organiser de façon à ce que le dialogue de l’équipe étudiante se fasse avec la professeure, mais qu’il aille plus loin en impliquant aussi les échanges parmi les participant.e.s. Et quand tu dis, « avoir des étudiant.e.s de partout », je te prie de te rappeler que les étudiants venaient, en effet, de partout, et tu en étais. Je me rends bien compte qu’avec la culture « en ligne » on peut attirer, en effet, des étudiants qui ne pourraient pas se permettre de faire le voyage, comme vous le faisiez, tous les mois. Il y avait des participants qui venaient de Paris, comme toi, de Berlin, de Vienne, même d’Oslo, de l’Angleterre. C’est vrai que c’est toujours limité à l’Europe « occidentale », mais il y avait aussi des gens de plus loin, comme une fois du Brésil, qui, avec une bourse de recherche, venaient passer un semestre ou une année à Amsterdam, principalement pour participer à ce séminaire. Et oui, le séminaire en ligne s’ouvre à d’autres, et pourrait, en principe, devenir mondial dans le bon sens. Mes idées sur l’enseignement ont été recueillies dans un livre d’entretiens avec un des participants du séminaire, intitulé The Trade of the Teacher.
Mais la généralisation de l’enseignement en ligne entraîne des conséquences que je considère comme néfastes. Quelque chose a été perdu. C’est, pour le dire brièvement, la discussion. Je viens de faire deux « webinars » avec un programme aux États-Unis, et j’ai accepté de le faire parce que le collègue invitant semblait très sympa et intelligent, intellectuellement engageant. Et pourquoi refuser de contribuer à la formation de jeunes qui vont porter la torche après nous ? Impossible. Mais… j’ai fait mes conférences, j’ai montré mes diapos en PowerPoint, mais je n’ai pas vu ni, surtout, entendu, un seul étudiant. Cela me fait mal au cœur. Cela m’isole, cela me prive du contact avec ceux qui vont travailler après moi…
Les réactions des collègues sont aussi ambivalentes. Oui, ils ne perdent plus tant de temps en déplacement. Mais non, ce n’est pas plus facile. Ils se plaignent tous que c’est beaucoup plus fatigant, et que regarder un écran de façon concentrée est très dur. Donc, ma réponse à ta question est encore une fois négative, du moins dans le sens de la généralisation.
IS : Pour l’enseignement en ligne, je voulais partager mes propres expériences pour suggérer que peut-être tu es un peu trop pessimiste. Dans les cours que j’ai enseignés en ligne cette année, surtout quand il s’agissait de petits groupes (en l’occurrence, un séminaire de méthodologie de maîtrise avec dix étudiant.es – où on a lu, entre autres, des extraits de ton livre sur l’interdisciplinarité, Travelling Concepts ! – et un cours avancé de premier cycle sur l’art et les épidémies), on a eu beaucoup de discussions et les étudiant.es ont souvent parlé – même, comme tu dis très justement, entre elles et eux, et non seulement à et avec moi. Dans certains cas, j’avais même l’impression que pour certaines personnes timides c’était plus facile de s’exprimer devant l’écran que de parler « en présentiel ». Peut-être que pour cette génération, certaines choses sont possibles en ligne qui à nous semblent encore un peu étranges et guère spontanées ? Est-il possible qu’en fin de compte le médium importe moins que l’attitude humaine des enseignant.es et des participant.es ? Après tout, c’est toi qui, dans un autre contexte – le célèbre débat sur l’essentialisme visuel – as montré de manière très convaincante qu’il faut se méfier des essences qu’on attribue aux médiums et aux langages et que finalement ils sont tous suffisamment flexibles et « impurs » pour qu’on puisse en faire bon usage quand on le veut.
MB : Oui, je comprends, et d’après ce que tu dis, je suis partiellement persuadée. C’est sans doute que je n’ai pas enseigné un cours ou séminaire entiers en ligne. Mes amis qui enseignent disent que c’est plus fatigant et moins social. Mais je n’en ai pas l’expérience personnelle. Et je vois l’avantage de mettre tes cours à la disposition de gens vivant plus loin, hors d’atteinte, de participer. Ce n’est pas au medium même que j’attribue la difficulté, mais aux contexte et contacts sociaux qui manquent. Le pot dans le café en face après les séances du Theory Seminar : pour moi, c’est le souvenir de ce qui se passe en prolongement des séances mêmes. C’est là ce que Wendy Brown appelle un espace démocratique.
IS : Laissons de côté un peu la pandémie et parlons de ton travail plus généralement. Je crois savoir que tu considères tes créations artistiques – les films que tu diriges ou codiriges depuis plusieurs années – comme une continuation de ta contribution théorique immense dans plusieurs domaines des sciences humaines. Quel est le lien entre les deux ? Et qu’est-ce que tu sens pouvoir faire en tant qu’artiste que le travail universitaire ne te permettait pas de réaliser ?
MB : En réponse à cette question importante, je viens d’écrire un gros livre, présentement sous presse. Il n’est pas possible de donner une réponse brève, mais oui, quand, en 2002, j’ai commencé à faire des films, le premier pour une raison un peu contingente, j’ai découvert l’immense productivité, surtout l’approfondissement de l’analyse culturelle qui s’est ouvert à cause de la situation concrète, collective, et dialogique de cette façon de faire, de réfléchir. Ce gain était différent selon les deux genres dans lesquels j’ai travaillé : le documentaire et la fiction.
Pour les documentaires, qui tournaient autour de thèmes comme l’immigration et l’identité, il y avait deux aspects cruciaux. La contemporanéité : comme tu sais, les publications académiques prennent cinq ans pour faire le voyage de ton ordinateur à la bibliothèque ; du manuscrit à la revue ou livre imprimé. Pour des thèmes ancrés dans le présent, cela implique un retard qui souvent fausse déjà les résultats de l’analyse. Mais plus important encore : le médium permet de conduire la réflexion non pas sur les gens mais avec eux. Devenir leur amie, entrer dans leur maison, être reçue avec l’hospitalité spontanée qui fait partie de leur culture : cela a établi un lien qui rend possible la sincérité et la confiance, une ouverture qu’aucun chercheur en ethnographie n’aurait facilement pu créer. Surtout, l’intimité devient (audio-)visible, mais bien sûr à condition de respecter les limites, sans essayer de forcer la confidentialité. Aucune recherche académique n’aurait pu me fournir la compréhension profonde et dialogique avec des immigrants, des « sans-papiers », des personnes qui sont nos voisin.e.s mais avec lesquelles nous communiquons si peu et si mal, et du « petit racisme » incrusté dans notre quotidien, que le processus de faire ces films. Et en les considérant rétrospectivement, écrivant analytiquement sur eux, j’ai pu continuer cette intégration entre les deux activités.
C’est dans un de ces projets de documentaire, qui avait comme centre la 4e année de la vie d’une petite fille d’une descendance culturellement et ethniquement mixtes, que Michelle Williams Gamaker (avec qui j’ai fait beaucoup de films) et moi avons été surprises par la créativité avec laquelle cette petite était capable de mettre à l’œuvre la fiction comme « arme » de résistance à la pression des adultes qui tâchaient de lui imposer une identité. C’est grâce à cette gamine que nous avons été inspirées pour aborder ce domaine très différent et pour le cinéma, plus difficile, de la fiction. Alors, c’était le dialogue entre le texte et l’image, le passé et le présent, qui devenait le défi premier. Mais évidemment, il y avait aussi la collaboration avec les acteurs qu’il fallait d’abord sélectionner (le casting) et ensuite mettre en contact les uns avec les autres. Nous avons eu une chance inouïe en trouvant des acteurs très doués et engagés, trouvés très vite, grâce d’ailleurs pour une part à une organisatrice d’exposition, et pour une autre part, grâce à un participant du Theory Seminar dont on a parlé !
Pour les films de fiction, le lien étroit entre l’art audio-visuel et la recherche littéraire est très complexe, impossible à résumer. Pour le dire en peu de mots : nous avons cherché à sonder les textes de l’héritage culturel pour leur pertinence pour notre temps présent. Nous avons choisi de grands chefs-d’œuvre de la littérature, comme Madame Bovary, et moi, quand je me suis retrouvée sans Michelle qui avait déménagé à Londres, Don Quijote et même une œuvre philosophique, le Discours de la méthode et Les passions de l’âme de Descartes. Grâce à l’engagement continu des acteurs, j’ai pu travailler avec eux de nouveau, sans avoir à recommencer à zéro. Chaque fois il y avait un thème théorique qui faisait surface dans cette recherche de la pertinence continue de ces œuvres historiques ; une pertinence d’ordre socio-politique. Nous avons attribué à ces films l’étiquette de genre de « fiction théorique » – une invention de Freud, pour justifier son récit follement fictionnel des fils qui tuaient et mangeaient leur père tyrannique, dans Totem et tabou.
Dans le roman de Flaubert, c’était la confusion entre la séduction érotique et la séduction capitaliste. A posteriori nous avons trouvé un terme théorique, inventé par la sociologue israélienne Eva Elouz, « emotional capitalism », et l’étude des livres de celle-ci nous a aidé à comprendre encore mieux le génie prophétique de Flaubert. L’écrivain avait vu et littérairement analysé l’exploitation capitaliste des décennies avant Marx, et l’hystérie traditionnellement surtout attribuée aux femmes, un demi-siècle avant Freud ; les deux soutenues par le romantisme persistant. Ce syndrome nous a paru totalement actuel aujourd’hui, et sous le signe de l’anachronisme – selon mon concept de « pre-posterous history » – nous avons fait, d’abord, des pièces d’installations, à partir desquelles nous avons fait un film de long-métrage.
Dans Don Quijote, j’ai cherché à comprendre et à donner forme à la série incohérente et quasi-infinie d’aventures du chevalier errant en la considérant comme un symptôme du traumatisme. Grâce à une biographie par une littéraire colombienne, María Antonia Garcés, j’avais appris que Cervantès avait dû être sévèrement traumatisé par ses plus de cinq ans d’esclavage à Alger, encouru quand, blessé au bras, il a été capturé et vendu en esclavage par des pirates, tandis que ses camarades de la bataille victorieuse rentraient en Espagne en héros célébrés. J’ai donc essayé de donner au projet de vidéo une forme de l’informe du trauma, lisant le roman selon une poétique traumatique. Donc, pas de long-métrage cette fois, seulement une grande série (16 écrans) de pièces d’installation, disposées en désordonné.
Pour Descartes, le lien est encore différent. Dans ce cas, j’ai dû écrire un scénario qui contenait des éléments de fiction, tout en restant près des pensées du philosophe. Mon but primaire était de réhabiliter ce premier grand penseur de la culture occidentale que les penseurs d’aujourd’hui considèrent massivement comme obsolète, tandis que, pour le dire brièvement, le monde a bien besoin d’un peu plus de rationalité. Mais un but aussi important était de montrer comment la réflexion, la pensée, n’est pas individuelle mais sociale, et non limitée aux moments de concentration unique. Pour faire un film à la fois engageant et pertinent, j’ai intégré les éléments fictionnels et les « vrais » (historiquement documentés), de manière à ce que les premiers paraissent parfois plus vrais, et les deuxièmes plus fantastiques.
Le processus de cette intégration de la recherche, la réflexion théorique, l’étude des œuvres qui font les objets des sciences humaines, et l’analyse littéraire et artistique, je l’ai intitulé Image-Thinking, penser en et avec et à travers des images. C’est le titre du livre qui paraîtra au printemps 2022 – vingt ans après mes premiers pas comme artiste. Le sous-titre est Art Making As Cultural Analysis. Le « as » (« comme ») veut suggérer que ce n’est ni préparatoire ni postérieur mais que c’est la même chose, mais en mieux : plus profond, détaillé, complexe, surprenant.
IS : Le concept de « image-thinking » est, bien sûr, fondamental, et tu le connais d’autant plus profondément que tu as été « des deux côtés » – tu as interprété la pensée-en-images de maintes artistes et tu as commencé plus récemment à penser, toi-même, en et à travers les images. As-tu parfois le sentiment, quand tu crées tes films, c’est-à-dire pendant le processus de création, d’être toujours déjà l’interprète-théoricienne de tes propres œuvres ? Est-ce parfois paralysant, réduisant la spontanéité créative, ou au contraire, toujours une source d’enrichissement ? Par ailleurs, à ce sujet, as-tu vu le livre de notre amie commune Hanneke Grootenboer qui vient de sortir, The Pensive Image: Art as a Form of Thinking[5] ? Je ne l’ai pas encore lu mais on m’en a demandé une recension pour une revue d’histoire de l’art.
MB : Oui, j’ai lu l’excellent livre de Hanneke Grootenboer. Mais son concept de « pensive image » est tout autre que le mien, celui d’ « image-thinking ». La différence est qu’elle ne crée pas elle-même des œuvres d’art. Elle donne des percées historiques et philosophiques très utiles, parfois des lectures d’images très profondes. Mais c’est vraiment autre chose.
Ma réponse à ta question sur le processus de « faire » comme déjà (sur-)interprété est un « non » percutant. Bien au contraire. Je pense que mon travail universitaire a gagné par l’intégration, ainsi que l’inverse. Ce qui fait que l’intégration des deux activités puissent être un enrichissement et non pas une paralysie, c’est le caractère collectif du processus. Si j’étais peintre, je ne sais pas comment ce serait, mais dans mon cas, le ciné, on apprend constamment par les contributions des autres participants. Pour donner un exemple : l’acteur Mathieu Montanier, qui jouait Homais dans MADAME B, a, par son jeu brillant, « revu et corrigé » le personnage d’Homais, infléchissant la caricature en hystérie. Et moi qui ai étudié le roman de Flaubert toute ma vie, je n’avais pas vu ça !
Autre exemple : Michelle et moi avions décidé, sur un coup de tête, de faire jouer les trois hommes dans la vie d’Emma par un seul acteur. Aucune raison spécifique, juste une idée soudaine. Et puis, cela a modifié le personnage d’Emma d’une façon qui rendait sa problématique plus « actuelle », reconnaissable pour nous tous. L’acteur Thomas Germaine a fait un tour de force merveilleux en se mettant en scène comme à la fois différent et semblable dans chaque incarnation. L’actrice Marja Skaffari jouant Emma entrait totalement dans cette idée, sans qu’on en ait beaucoup parlé. Ces acteurs et cette actrice ont une intelligence créatrice hors commun. Nous, dans le montage, on avait le souffle coupé en voyant à quel point ces personnes contribuaient, approfondissaient le scénario presque entièrement cité du livre de Flaubert. Et cela avec un roman des plus profonds du monde.
Mais la nature collective du processus n’est pas limitée aux actrices et acteurs. Les assistant.es, qui surveillaient l’horaire et, de ce fait, influençaient ce qu’on pouvait capter ; les cinématographes, qui jouaient avec la profondeur du champ, les correcteurs de couleurs, les sonologistes, et ceux qui ont aidé avec le montage : le processus est un dialogue constant. C’est cet aspect qui m’a énormément inspirée, augmenté ce que j’ai pu faire. C’est cela qui est toujours une source d’enrichissement, comme tu dis.
IS : Dans l’autre sens, crois-tu que le travail universitaire, en particulier l’écriture académique, devrait être considéré comme un domaine créatif à proprement parler ? Les règles que l’on s’impose souvent dans ce milieu, est-ce qu’elles sont nécessaires pour le « sérieux » du travail et pour la fluidité de la communication académique, ou est-ce que, au contraire, il serait souhaitable de s’en affranchir et de chercher des manières plus libres et plus originales d’écrire, d’enseigner, de présenter sa recherche ?
MB : Mais oui, l’inverse peut se penser aussi. Le travail universitaire contient aussi une bonne dose de créativité, même si beaucoup de collègues le dénient – comme je l’ai fait moi-même trop longtemps. L’éducation qui met l’emphase sur la prescription de règles rend difficile la reconnaissance de chaque participant à ce processus des sauts créateurs nécessaires pour pouvoir découvrir du nouveau. Je ne suis pas opposée aux règles de bonne conduite universitaire. Comme tout langage, c’est une manière de communiquer, non pas pour se mettre d’accord mais, au contraire, pour pouvoir discuter, y compris en étant en désaccord. Dans ce sens, je dirais que non, il ne faut pas s’affranchir des règles, mais il faudrait les considérer autrement que comme une prison ou un diplôme du sérieux. Elles sont mieux vues, plus utiles, quand nous les considérons comme des outils qui permettent de divulguer des idées qui en général surgissent de la combinaison des efforts de la pensée, des études des travaux des autres, et de l’imagination ; parfois même des rêves, diurnes ou nocturnes.
Comme tu sais, je promeus avec force l’interdisciplinarité. Comme j’ai écrit dans le livre dédié à ce que cela peut faire dans les sciences humaines, cela non plus n’est pas pour éliminer les disciplines – c’est dans ce sens que les administrateurs cherchant à économiser ont trop souvent abusé de l’interdisciplinarité. Un travail interdisciplinaire n’est pas non plus basé sur une étude complète d’une autre discipline que celle dans laquelle le chercheur a été instruit. Ici aussi, mon mot-clé de dialogue peut aider. Pour dialoguer il faut deux ou plus locuteurs-participants. Si nous ne reconnaissons pas le savoir collectivement construit dans chaque discipline, il est impossible de dialoguer avec lui. Je viens de composer un livre pour traduction en espagnol sollicité par un directeur de collection qui voulait un livre d’études littéraires. Et mon titre ? Figurations. Comment la littérature crée des images. Ce dialogue entre les études littéraires et visuelles ne serait pas possible sans reconnaissance et connaissance des acquis des deux disciplines impliquées. Et malgré son insistance que je lui fasse un livre d’études littéraires, il était totalement enthousiaste. Lui, et la traductrice qui est docteure en études littéraires, ont tous deux dit qu’ils ont appris beaucoup de choses nouvelles. De cette façon l’innovation et la créativité peuvent aller de pair avec les protocoles des bonnes manières universitaires.
IS : Tu as toujours été à l’avant-garde des luttes sociales – féministes bien sûr, mais aussi antiracistes et autres, que ce soit au sein du milieu universitaire ou plus généralement dans la société néerlandaise. Au Québec, en ce moment, des débats importants et parfois houleux ont lieu autour de ces enjeux, notamment par rapport à un prétendu conflit entre la liberté académique et la mise à l’écart de certains termes offensifs (le n-word en particulier est au centre d’une telle controverse). Sans pouvoir rentrer dans les détails locaux, ces débats ressemblent à ceux connus ailleurs que tu as sûrement suivis. Je serais curieux de savoir ce que tu en penses : comment aborder, en classe (ou en tant qu’artiste) des sujets sensibles, sans censure mais sans heurter ou offenser les personnes qui appartiennent à des groupes historiquement marginalisés, discriminés et opprimés ? Y a-t-il vraiment une contradiction entre cette sensibilité (appelée souvent péjorativement « politiquement correct », un terme que l’on pourrait éventuellement réhabiliter) et la liberté intellectuelle d’un.e chercheur.e ou d’un.e artiste ?
MB : C’est la question la plus difficile à laquelle répondre dans un sens général. La liberté est une bonne chose, et une condition sine qua non de la création artistique ou intellectuelle ou les deux à la fois. Mais ma liberté atteint sa limite là où celle d’un autre est atteinte. Ceux qui s’expriment avec une vision sexiste ou raciste (souvent les deux à la fois) doivent être arrêtés devant les frontières qu’eux-mêmes érigent. Les termes offensifs ne servent aucun but, ni intellectuel ni artistique. Donc, les proscrire n’atteint pas à la liberté.
Le terme « politiquement correct » a été condamné non pas pour le « politiquement » mais pour la nature prescriptive et, disons-le, ennuyeuse, de « correct ». Ce mot n’implique aucune créativité, aucune possibilité de surprendre. Je dirais plutôt « politiquement pertinent », dans le sens que l’approche, l’étude, ou l’œuvre en question contribue à ce que Chantal Mouffe[6], dans son livre très clair et utile sur le politique en le distinguant de la politique, considère le domaine de discussion libre, sans consensus nécessaire, où la vie sociale peut se dérouler. Ma réponse à ta question est donc encore une fois négative : non, il n’y a pas une contradiction entre un usage acceptable de termes et images, et la liberté artistique et intellectuelle. Ton mot « sensibilité » est parfaitement choisi. La sensibilité sociale, vis-à-vis des autres, est un trait pertinent, indispensable, de la réussite, c’est-à-dire, de la production d’une œuvre dans un domaine, quel qu’il soit, et qui serve à quelque chose. Dans le cas de nos travaux, c’est à l’enrichissement de la culture.
[2] [NDLR] Ce musée est situé à Oss, aux Pays-Bas. Sa mission porte sur la diffusion de l’art contemporain et sur l’art du XIXe siècle du sud des Pays-Bas. Pour en savoir davantage sur le Jan Cunen Museum (version en anglais ou en néerlandais) : https://www.museumjancunen.nl/mjcNL/goto20.aspx.
[3] [NDLR] L’exposition Mieke Bal –Art out of Necessity / Kunst uit Noodzaak, au Museum Jan Cunen (Oss, Pays-Bas), prévue du 3 octobre 2020 au 31 janvier 2021, comprenait une présentation des œuvres vidéographiques de Mieke Bal, qui a aussi assumé la dimension créative du commissariat de l’exposition, en intégrant à son projet des œuvres de la collection permanente du musée. Voir : http://www.miekebal.org/artworks/exhibitions/art-out-of-necessity/.
[5] [NDLR] Voir : Grootenboer H., The Pensive Image. Art as a Form of Thinking, Chicago ; Londres, The University of Chicago Press, 2020.
[6] [NDLR] Pour les traductions récentes, en français, des livres de Chantal Mouffe, voir : Mouffe C., Agonistique : penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris Éd., 2014 ; Mouffe C., Le paradoxe démocratique, Paris, Beaux-Arts de Paris Éd., 2016 ; Mouffe C., L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 ; Mouffe C., Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
— Julie Graff(UdeM/EHESS) est doctorante en histoire de l’art (Université de Montréal) et anthropologie sociale (EHESS). Sa thèse porte sur la place de l’objet dans les stratégies de préservation culturelle des sociétés inuit contemporaines. Elle a été doctorante boursière au Musée du Quai-Branly Jacques-Chirac de 2019 à 2021. Elle a participé depuis le début de son doctorat à plusieurs projets portant sur la muséologie et les arts autochtones au Québec et a été chargée de cours pour le département de muséologie de l’Université de Montréal. Elle a aussi régulièrement contribué à la revue Vie des Arts. En 2017, elle a été la co-organisatrice de l’exposition et colloque Je suis Île/I am Turtle portant sur les représentations artistiques autochtones en milieu urbain, et travaille actuellement sur une publication tirée de ce projet. —
Dès les premiers échanges avec les Inuit[1] au XVIIe siècle, le marché européen se montre friand de leur culture matérielle. Kayaks et armes en provenance du Kalaallit Nunaat (le Groenland) rejoignent ainsi les collections des cabinets de curiosités[2]. Une production destinée plus particulièrement à l’exportation émerge par la suite, mais reste limitée au marché de l’artisanat et aux collections ethnographiques jusqu’à la fin des années 1940. En 1949, un jeune artiste canadien, James Houston (1921-2005), acquiert quelques sculptures miniatures lors d’un voyage dans le nord de l’Ontario. Impressionné par ces objets, il s’associe à son retour avec la guilde canadienne des Métiers d’Art pour organiser à Montréal une exposition-vente d’œuvres de sculptures inuit qui remporte un certain succès. D’autres événements suivent rapidement en Amérique et en Europe pour établir un marché d’art inuit à destination des allochtones, toujours florissant aujourd’hui[3].
Alors que ces œuvres circulent du Nord vers le Sud, puis sont exposées dans différents espaces, leur sens est négocié et formulé par un réseau d’intermédiaires culturels, comprenant conservateurs, critiques, galeristes et employés gouvernementaux. L’exposition de l’art inuit se situe ainsi au croisement de discours institutionnels, nationaux et internationaux. Un appareillage institutionnel lourd encadre même l’art inuit lors de son arrivée sur les marchés du Sud, dépassant les murs du musée pour remonter jusqu’aux organisations fédérales. Ce développement, loin d’être harmonieux, est au fil des années ponctué de plusieurs exemples frappants d’ingérence impérialiste[4].
Toutefois, son histoire révèle aussi les aspirations des artistes et des communautés inuit, de même que leur ingéniosité et résilience au sein de ce vaste réseau. Les artistes en particulier deviennent ainsi, à partir des années 1950, des acteurs privilégiés pour la documentation des savoirs et leur démonstration à l’intention de futures générations, autant par leur pratique que par le biais des œuvres[5]. Les années 1960 et 1970 constituent une période décisive puisqu’elle inaugure une prise de conscience par les sociétés inuit des discours produits sur leur culture, et une volonté de réappropriation, qui s’exprime politiquement et culturellement avec la création d’organisations représentatives[6]. On observe finalement l’émergence récente de commissaires et théoriciens inuit qui redéfinissent l’interprétation de l’art inuit[7].
Cet article se consacre donc à deux visions sur les œuvres, et à leur déploiement au sein d’un même espace muséal. Je me penche ainsi sur la mise en exposition de l’art inuit et ce qu’elle donne à comprendre du processus culturel et des réseaux de médiation qui l’entourent, en prenant comme exemple le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM). Le MBAM est l’un des premiers musées à constituer une collection d’art inuit, au début des années 1950. F. C. Morgan, conservateur pour le MBAM et membre influent de la guilde, achète trois premières sculptures en 1953[8]. La collecte et l’exposition de l’art inuit sont ensuite investies avec constance jusqu’au milieu des années 1970, avec une collection qui dépasse les 400 œuvres, comprenant à la fois des sculptures et des estampes, et une quinzaine d’expositions organisées ou accueillies. Par la suite, entre 1975 et 1999, les acquisitions du MBAM baissent graduellement, étant non existantes entre 1982 et 1992, avant de réapparaître vers la fin du XXe siècle[9]. Les années 1953-1975 constituent alors une première période d’intérêt pour la collecte et l’exposition de l’art inuit au MBAM. En me concentrant plus particulièrement sur deux expositions, l’une en 1960 et l’autre en 1973, je reviens dans la première partie de l’article sur les motifs qui informent ces premières expositions.
Le MBAM a signifié récemment sa volonté de proposer une relecture de cette collection en engageant en 2019 l’anthropologue inuit Lisa Koperqualuk comme conservatrice-médiatrice pour cette collection. Koperqualuk m’a généreusement reçue quelques semaines après sa prise de poste pour discuter de la démarche qu’elle souhaite mettre en place et sa vision d’une histoire inuit de l’art. Cet article offre ainsi, en prenant comme point de départ ce musée tout en s’attardant sur le contexte intellectuel et politique de la diffusion de l’art inuit, un aperçu de ce double regard.
L’art inuit comme parole silencieuse
La première exposition entièrement dédiée à l’art inuit au MBAM, inaugurée en 1960, concerne une collection d’estampes, et sert à ce moment-là à qualifier le statut de ce médium nouvellement arrivé sur le marché. James Houston, après s’être formé au Japon, enseigne les techniques de l’estampe aux artistes inuit à la toute fin des années 1950[10]. La division industrielle du département du Nord canadien et des ressources naturelles (DNRN), qui travaille à établir la stabilité économique des communautés du nord du Canada[11], prend de ce fait la responsabilité de la diffusion de cette nouvelle forme artistique. Après une première tentative de commercialisation dans une foire d’art et d’artisanat, la décision est prise d’intégrer ces estampes à un réseau symboliquement et financièrement plus avantageux, celui des Beaux-arts[12]. Les estampes sont alors commercialisées sous la forme de collections annuelles[13], dont la première connaît un franc succès[14] et sert à qualifier ces productions comme des œuvres d’art. Par la suite, les discours autour des estampes et des sculptures visent même à les définir plus fermement comme chefs-d’œuvre. Ainsi, le musée accueille en 1973 l’une des plus grandes expositions internationales d’art inuit de cette décennie, Sculpture/Inuit. Masterworks of the Canadian Arctic. La coordinatrice Sharon Van Raalte précise dans une lettre du 3 février 1971 les fins de l’exposition :
« Notre intention, avec cette exposition, est de rassembler et de présenter les plus beaux exemples de la sculpture esquimaude, passée et actuelle, afin d’établir la haute qualité de cet art parmi les autres formes d’art du monde, et de démontrer la qualité qui distingue les plus belles sculptures esquimaudes de la vaste production de souvenirs et d’objets d’artisanat[15]. »
L’objectif poursuivi par les organisateurs est donc tourné vers la constitution d’un canon de l’art inuit, avec un ensemble de spécimens qui passe du statut d’œuvre d’art à celui convoité de chef-d’œuvre. La réflexion de Van Raalte montre aussi la conservation au fil des décennies des catégories d’artisanat et de souvenir à côté de celle d’art[16]. Ces trois catégories fonctionnent alors comme un ensemble hiérarchisé, du souvenir au chef-d’œuvre, pour former un système d’inclusion et d’exclusion des créateurs inuit. La production de ce canon suit de plus les injonctions qualitatives du Comité canadien de l’art esquimau, considéré comme juge de ce qui constitue ou pas un chef-d’œuvre de l’art inuit, caractérisé par son exceptionnalité, tandis que l’artisanat et le souvenir sont réduits à une vaste production indéterminée.
Le Comité canadien de l’art esquimau est alors le principal organisateur de l’exposition Sculpture/Inuit. Fondée en 1961, cette structure paragouvernementale, composée de bénévoles (allochtones) nommés par les Affaires du Nord, exerce pendant les 30 ans de son existence une influence considérable sur l’art graphique des Inuit, malgré les vives critiques qui lui sont adressées au fil des décennies. Tout d’abord créée pour servir de conseiller technique, elle s’arroge rapidement le droit d’émettre des jugements esthétiques sur les productions inuit, se basant sur l’argument que les Inuit eux-mêmes sont incapables d’un jugement esthétique fiable[17]. L’organisation de l’exposition fonctionne sur une cooptation semblable, en présentant des œuvres « que le comité considère comme des chefs-d’œuvre de la sculpture esquimaude[18] ». Cette pensée résolument ancrée dans une esthétisation des œuvres, historiques et contemporaines, permet ainsi de les retirer plus facilement de leur contexte et de les présenter comme un langage universel, capable de traverser les barrières du temps et de l’espace[19]. Alma Houston, alors présidente des Canadian Arctic Producers[20] et collaboratrice régulière du MBAM, précise par exemple que « grâce à son art, l’Esquimau a pu communiquer des idées qu’il n’aurait pu exprimer dans sa langue maternelle, unique en son genre et inconnue du reste du monde[21] ». Pour George Elliott, « c’est pourquoi nous devons écouter avec nos yeux le langage silencieux de la sculpture. Il faut écouter attentivement[22] ». L’art devient ici un moyen de transmission d’une culture inaltérée et sans réflexivité sur sa propre transformation.
L’art inuit et l’imaginaire du Nord
L’exposition des œuvres dans les musées du Sud est informée, des années 1940 aux années 1970, par un imaginaire riche sur l’Arctique et le Nord qui imprègne l’identité canadienne bien avant les années 1950. Le Nord fonctionne ainsi comme l’élément commun, facilement malléable et difficilement circonscriptible, dans l’imaginaire identitaire d’une population diversifiée et dispersée sur un immense territoire[23]. L’art inuit donne alors forme à un idéal de la nordicité, valorisé sous la forme d’une présumée corrélation inextricable entre l’environnement et le tempérament artistique des Inuit. Lors de l’inauguration au Musée des beaux-arts de Montréal en 1960 de la première exposition-vente d’une collection d’estampes, c’est ainsi l’image d’un Arctique sauvage et dangereux, suscitant l’admiration des sociétés inuit, qui est mise en avant dans les discours prononcés ce jour-là :
« Nous nous demandons parfois si nous aurions pu survivre aux contraintes de la vie arctique [et] si nous aurions pu maintenir une culture dans un environnement aussi hostile[24] ».
Ces discours cooptent de plus la production artistique au sein d’une construction identitaire nationale, au point que même la langue inuit est présentée comme un produit canadien : « an ancient Canadian tongue[25] ». L’art inuit est donc absorbé pour incarner un idéal ultime de cette nordicité comme particularité canadienne, tout en exploitant son étrangeté.
Le gouvernement canadien soutient de plus activement ces développements artistiques, non seulement pour assurer la stabilité économique des communautés, mais aussi dans un contexte d’affirmation de sa souveraineté dans l’Arctique. La Guerre froide amène ainsi le gouvernement canadien à s’intéresser aux régions arctiques, et à vouloir y instaurer une véritable présence administrative, ce qui se traduit tout d’abord par la sédentarisation des populations inuit. Face à la Russie, mais également face aux États-Unis, le Canada doit défendre sa souveraineté en prouvant sa présence effective dans le Nord. Par conséquent, des œuvres d’art font partie depuis les années 1950 des cadeaux diplomatiques aux dirigeants étrangers, une stratégie qui traite les œuvres comme symboles canadiens tout en bonifiant leur valeur[26]. C’est ainsi que Sculpture/Inuit fait partie d’une série d’expositions internationales qui ponctuent les années 1950 à 1970, enchevêtrant primitivisme et discours nationaliste[27].
La présentation de l’art inuit au sein de ces expositions est alors révélatrice des fluctuations géopolitiques. Ainsi, en 1973, à la suite d’une visite en URSS du Premier ministre Pierre-Elliott Trudeau, les villes de Leningrad et Moscou sont ajoutées à l’itinéraire de Sculpture/Inuit, ce qui est perçu comme « une opportunité unique d’exposer l’art canadien esquimau dans un autre pays possédant un patrimoine esquimau important[28] ». Les discours autour de l’exposition jouent par ailleurs sur l’idée de ce patrimoine commun. Tout en continuant d’appuyer la souveraineté canadienne, ils prennent néanmoins en compte le relâchement des tensions en présentant les Inuit comme « les seuls indigènes habitant à la fois l’Asie et l’Amérique[29] », et qui résident de « chaque côté du rideau de fer[30] ». Ces expositions internationales permettent de plus au MBAM de soigner son intégration à un prestigieux réseau muséal international. Les dirigeants du musée se montrent de ce fait particulièrement frustrés quand une autre exposition internationale, Chefs-d’œuvre d’art indien et esquimau du Canada, leur est refusée à la fin des années 1960. Ils font par ailleurs tout d’abord face à la résistance des organisateurs de Sculpture/Inuit, alors peu convaincus de la pertinence à présenter l’exposition dans des institutions nationales[31] jusqu’à ce qu’un désistement leur permette finalement d’accueillir l’exposition.
Disparition et appropriation
Finalement, l’ensemble des discours, des années 1950 aux années 1970, est profondément marqué par un sentiment d’urgence provoqué par la conviction d’une disparition imminente des cultures inuit sous la force d’influences étrangères. Ce thème de l’assimilation et de la disparition inévitable des sociétés extraeuropéennes est omniprésent dans les travaux ethnographiques aux XIXe et XXe siècles, et informe durablement la mise en exposition de leur culture matérielle[32]. Une citation de James Houston reprise dans un communiqué de presse de 1960 montre son application aux pratiques artistiques inuit :
« actuellement toutefois, les enfants fréquentent l’école dans l’Arctique “et partout ils se familiarisent avec de nouveaux matériaux et de nouvelles conceptions artistiques”, déclare M. Houston. Il est peu probable, en conséquence, que les concepts actuels de l’Esquimau se prolongent au-delà de la présente génération[33] ».
Cette idée est exprimée de façon plus immédiate par le directeur du MBAM, Evan Turner, qui s’en insurge :
« Je trouve qu’il y a une tendance à dire que les sculptures esquimaudes étaient superbes il y a dix ou quinze ans, mais qu’elles se sont dévitalisées aujourd’hui. Je doute que ce soit le cas[34] ».
Ainsi des formes artistiques nouvelles et innovantes, arrivées sur le marché international tout juste dix ans auparavant, sont soumises à une disparition programmée au moment même de leur exposition.
Ce paradigme de la disparition évolue avec les années, intégrant la question des échanges interculturels et de la contamination. Alma Houston estime par exemple en 1973 « qu’il est peut-être inéluctable que la culture esquimaude que nous connaissons disparaisse à jamais[35] ». Swinton lui-même qualifie certaines thématiques explorées par les artistes comme un « chant du cygne[36] ». Les perspectives évolutionnistes qui informent à ce moment-là l’ensemble de la construction de l’altérité dans la pensée eurodescendante excluent toutefois toute remise en question probante des stratégies d’assimilation visant les populations inuit et destinées à les intégrer à la société canadienne. Et pourtant, la survivance de la culture n’est pas absente des discours, mais elle est alors restreinte dans son expression à une dimension mystique. James Houston plus particulièrement considère que :
« le sculpteur esquimau est imprégné de rêves. En dépit de ses nouveaux contacts avec des personnes étrangères à sa race, il continue de faire revivre sa propre imagerie mystique[37] ».
La tension entre préservation et contamination est récurrente et semble se résoudre par le déni des échanges interculturels au profit de cette quête d’une pureté culturelle. La parole silencieuse que constitue l’art n’en devient que plus facilement assimilable dans les rhétoriques identitaires canadiennes. Ce mécanisme intellectuel aboutit inéluctablement à un rejet de la souveraineté inuit sur l’interprétation de ses pratiques artistiques au profit d’une expertise allochtone. L’objet d’étude en voie de disparition institue de ce fait une construction rhétorique qui légitime efficacement l’appropriation de l’autorité intellectuelle d’une communauté[38].
Une histoire inuit
La présence inuit au musée paraît dans cette première période presque invisible tant au niveau des organisateurs que des publics visés. De plus, bien que des artistes et des personnalités inuit soient par exemple présents par exemple au vernissage de l’exposition Sculpture/Inuit en 1973, leurs perspectives ne sont pas exprimées dans les documents qui nous sont parvenus. Et pourtant, les cadres d’interprétation formulés par les intermédiaires allochtones ne doivent pas éluder les paradigmes entourant la création des œuvres. La profession d’artiste devient ainsi en quelques décennies un métier central des sociétés inuit. L’artiste endosse alors un double rôle de pourvoyeur et de porteur culturel, ayant recours à ses connaissances et à ses talents pour subvenir aux besoins du noyau familial et communautaire[39]. Les connaissances et compétences acquises lui permettent de cette façon d’illustrer savoirs et mémoires par le biais des œuvres. Pour Heather Igloliorte, la représentation des savoirs dans les œuvres cristallise ainsi une mémoire individuelle et communautaire pour des artistes en réflexion sur le devenir de leur culture face aux pressions croissantes d’assimilation :
« En intégrant dans leurs œuvres ces savoirs prohibés, les artistes inuit ont suivi le principe de qanuqtuurungnarniq, qui consiste à faire preuve d’innovation et d’ingéniosité pour résoudre un problème, en utilisant les moyens à leur disposition — la pratique artistique — pour préserver intelligemment les savoirs inuit pour les générations futures[40]. »
Ce phénomène d’adaptation, voire d’appropriation socioculturel et symbolique, ne concerne pas seulement la sculpture et l’estampe, mais aussi une multitude de médiums, qu’il s’agisse de littérature, de photographie ou de cinéma. Ces différents régimes, complémentaires, se superposent d’ailleurs dans la pratique des artistes et des intellectuels pour former un tout, une approche multimédia de la représentation et de la documentation de la culture inuit.
Les communautés inuit au Canada s’évertuent de plus, dès la fin des années 1950, à renforcer leur contrôle sur la vente des œuvres par le biais de coopératives mises sur pied pour se charger de la vente des œuvres et rapatrier les bénéfices[41]. Ces organisations permettent aussi de s’opposer à l’ingérence de certaines organisations. Par exemple, en 1964, la coopérative de Puvirnituq, voyant le tiers de sa collection annuelle d’estampes refusées, choisit tout simplement de se passer du sceau du Comité et de la mettre en vente[42]. Lorsque le Comité propose ensuite en 1980 la création d’un nouvel organisme pour contrôler la production des sculptures, sur laquelle il ne détient alors aucun pouvoir, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec s’y oppose farouchement, n’y voyant que « davantage de paternalisme imposé aux Inuit qui ont toujours lutté à travers le système de leur coopérative, depuis un quart de siècle, pour accéder à un niveau d’autodétermination [43] ». L’inaptitude de plus en plus criante du Conseil à travailler harmonieusement avec les communautés artistiques inuit amène sa dissolution en 1989, et la création d’un organisme au fonctionnement différent : l’Inuit Art Foundation[44]. Au cours des années 1980, ces importantes remises en cause des mécanismes de diffusion de l’art inuit touchent également à sa mise en exposition et aux discours qui l’entourent. Les historiens de l’art font ainsi place à la vision de l’artiste, par le biais de textes biographiques plus élaborés et d’entrevues. Une nouvelle génération d’artistes, bilingues, dont certains vivent et travaillent au Sud, informe aussi de nouvelles méthodes de travail par leur investissement dans le travail du commissaire[45].
Plus récemment, de nouvelles méthodologies et épistémologies sont formulées et expérimentées par un réseau émergent de commissaires et théoriciens inuit. Par exemple, Heather Igloliorte, historienne de l’art originaire du Nunatsiavut, écrit non seulement sur l’art contemporain inuit, mais également sur son propre travail en tant que commissaire. Elle lie création, diffusion et recherche dans un même effort de décolonisation :
« L’art, la pratique culturelle et la diffusion autochtone contredisent les récits coloniaux de notre disparition imminente ou de notre assimilation inévitable, de “l’autre”, de la stase et de l’acculturation [46] ».
Les pratiques développées constituent alors une diversité de solutions et d’intérêts, pouvant, entre autres, intégrer des valeurs et savoirs inuit aux méthodologies d’interprétation, valoriser des régimes inuit d’historicité, ou encore explorer l’usage des nouveaux médias par les artistes[47].
Vers une relecture de la collection du MBAM… et un renouvellement des relations avec les communautés sources
Une initiative importante engagée par le MBAM est la création d’un poste de conservateur-médiateur à l’art inuit, donné en 2019 à Lisa Koperqualuk, anthropologue originaire de Puvirnituq, au Nunavik. Elle a travaillé auparavant pour la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, cofondé l’association des femmes inuit du Nunavik Saturviit en 2005, et est élue au poste de vice-présidente du bureau canadien du Conseil Circumpolaire Inuit en 2018. Selon elle, la création de son poste s’inscrit ainsi dans ce mouvement de réconciliation et de collaboration, poussant les musées à développer autrement leurs expositions. La Commission de Vérité et de Réconciliation du Canada[48], qui publie son rapport en 2015, recommande effectivement, parmi 94 appels à l’action avancés par le rapport, un rapprochement des musées avec les communautés autochtones. Son mandat vise alors à remédier à la coupure entre œuvres et communautés sources lors de leur entrée au sein de la collection muséale : « Il y a une histoire des musées collectionnant l’art autochtone, mais une fois une œuvre achetée, il n’y a plus de relations[49] ».
La vision pour l’exposition de l’art inuit qui émerge est alors ancrée dans une conscience accrue de la perspective des artistes, et d’un contexte bien particulier autrefois marginalisé dans l’espace muséal :
« Je considère que mon rôle, lorsqu’il y a des projets d’exposition, est de veiller à ce que la communauté inuit, et en particulier les artistes inuit, soit impliquée dans la mise en valeur de leurs perspectives […] : est-ce un message pour eux ? Qu’est-ce que cela signifie pour eux ? »
Koperqualuk envisage de plus de valoriser la diversification croissante des médiums et certaines perspectives plus critiques en s’appuyant sur le travail de jeunes artistes, à l’instar par exemple de Nancy Saunders, dont une installation pluridisciplinaire[50] est acquise en 2019 par le musée. Des enjeux contemporains, comme le changement climatique, peuvent ainsi être abordés en s’appuyant sur l’art pour exprimer les perspectives inuit et éventuellement sensibiliser le public à leur impact sur les communautés arctiques :
« Je vais pouvoir chercher dans la communauté inuit, avec des experts inuit, comment l’aborder à travers l’art, ici. […] Je vois des tendances intéressantes dans le monde inuit. On utilise Sedna, femme-esprit de la mer, comme symbole de protection de l’environnement […] En politique, avec le Conseil circumpolaire inuit, nous donnons une voix aux Inuit sur les impacts dans le Grand Nord, qui sont de plus en plus urgents, mais il y a aussi moyen de le faire à travers l’art. »
Cet engagement envers la lecture des enjeux contemporains par le biais des pratiques artistiques se construit dans la lignée des réflexions menées par les artistes dès les années 1960. Les artistes poursuivent ainsi ces dernières décennies leurs expérimentations artistiques au-delà de la préservation des savoirs pour révéler, représenter, déconstruire, voire dénoncer, la longue histoire des changements socioculturels vécus par les sociétés inuit, et pour ultimement affirmer leur présence actuelle et future. Ces thématiques sont explorées au fil des générations par des artistes comme Etidlooie Etidlooie (1901-1981) ou encore Pudlo Pudlat (1916-1992), l’un des artistes proéminents de cette première génération à avoir exploré dans ses œuvres les rencontres interculturelles[51]. Les témoignages, visuels aussi bien qu’écrits, se déploient plus particulièrement à partir des années 1990, liant dans les œuvres Histoire, traumatismes de la colonisation et réalité contemporaine[52]. Ils sont rejoints alors depuis plusieurs années par des commissaires, et des intellectuels qui cherchent à s’éloigner d’une histoire de l’art inuit formulée de l’extérieur pour se rapprocher d’une histoire inuit de l’art.
« L’art inuit a une histoire très particulière et c’est une histoire inuit. Il faut l’entendre. […] Les artistes contemporains expriment aujourd’hui leur vie par l’art, ce qui est beau à voir, parce que nous discernons la culture inuit et leur perception de leur propre vie [53] », affirme ainsi Koperqualuk.
Ces réflexions investissent alors certaines pistes jusque-là marginalisées au sein des musées, des aînés et aînées documentant leur savoir jusqu’aux plus jeunes qui explorent de nouvelles expressions artistiques de l’identité inuit.
La finalité d’une passation d’autorité, au-delà de nouveaux discours d’exposition, implique le décentrement des réseaux de diffusion et des cadres épistémologiques, de cet « ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[54] ». Pour Koperqualuk, cette souveraineté, qui s’exprime tout d’abord dans le développement des coopératives comme expression de l’autodétermination des Inuit, s’incarne aujourd’hui dans des expressions artistiques critiques envers l’ingérence canadienne :
« ces jeunes utilisent donc l’art envers leurs projets de justice sociale, comme l’expression identitaire. L’identité c’est la fondation de notre culture, voici qui nous sommes. Nous n’accepterons plus telle injustice, telle inégalité […] de cette façon, je trouve que c’est aussi un projet de souveraineté ».
Le renouvellement des relations avec les communautés sources dépasse alors la simple intégration de la parole des artistes, pour toucher l’ensemble du processus de mise en exposition et ces acteurs, des producteurs au public en passant par les différents intermédiaires. Le deuxième versant du mandat de Koperqualuk consiste ainsi à favoriser des liens entre le musée et les communautés inuit, particulièrement les communautés urbaines du sud du Québec. L’idée même d’un public inuit est le grand absent des réseaux construits autour de la diffusion de l’art inuit dans les musées allochtones. Toutefois, le rôle double attribué à Koperqualuk atteste d’une volonté de rejoindre autrement la communauté. Ces services, qui commencent tout juste à être élaborés, s’inscrivent dans un réseau inédit pour le musée, celui des institutions inuit, au service des Inuit vivant, étudiant ou travaillant, non seulement à Montréal, mais aussi dans le reste du Québec, à l’exemple de la Southern Quebec Inuit Association (créée en 2017). Ce réseau présenterait alors ses orientations, représentant les besoins et les aspirations de la communauté inuit. Ainsi,
« on commence à contacter le monde inuit, la communauté inuit qui vit à Montréal. […] On a un projet en tête pour faire des activités autour l’antiracisme, lié avec l’art et l’éducation. Donc, dans ce cas-là, on veut savoir quels sont les besoins des Inuit vivant à Montréal. »
L’art inuit est ainsi, dès son arrivée sur le marché, intégré à un vaste réseau d’intermédiaires culturels et politiques négociant son statut et son sens. Le travail des communautés et des praticiens inuit sur les dernières décennies ouvre la possibilité de voir de nouveaux réseaux culturels et de nouveaux paradigmes d’interprétation transformer ce sens tel qu’il est construit au sein de l’espace muséal. La passation d’autorité, tel qu’elle se concrétise à la fin des années 2010, ne doit néanmoins pas cacher les difficultés liées à la transformation durable de la gouvernance muséale. Heather Igloliorte exprime le besoin de garder son optimisme modéré par un scepticisme, voire avec cynisme[55]. Elle fait ainsi référence à d’autres périodes récentes marquées par l’enthousiasme, toutefois ultimement minées par les contraintes financières et institutionnelles. Malgré le nombre important d’artistes inuit, il y a encore aujourd’hui peu d’universitaires, conservateurs et commissaires travaillant sur l’histoire de l’art de leur communauté[56]. La majorité écrasante des postes sont en milieu urbain et requiert par conséquent des praticiens prêts à vivre au Sud. Les difficultés d’accès aux formations, à des lieux de pratique, les obstacles à l’inclusion de parcours atypiques, ou encore l’hermétisme du jargon universitaire ou institutionnel sont aussi quelques-unes des difficultés que rencontrent les professionnels inuit au sein du monde de l’art[57].
Notes
[1] L’ethnonyme inuit signifie « les êtres humains » en inuktut, la langue inuit. Je choisis de suivre la position adoptée par plusieurs universitaires, et ainsi de respecter la signification originale d’Inuit, qui est utilisé sans être accordé en genre et en nombre (puisqu’il s’agit déjà d’un pluriel). En position adjectivale, il est aussi considéré comme invariable : un Inuk, des Inuit, la langue inuit, etc. Toutefois, un terme régulièrement utilisé dans les documents d’archives est « esquimau » (ou Eskimo en anglais), terme en désuétude depuis les années 1970, et considéré aujourd’hui offensif. Ce terme est en conséquence utilisé strictement dans le contexte de citations. Je désigne par le terme allochtone toute personne qui n’est pas inuit.
[2] Guigon G., « Taitsumanialuk, les collections de l’Arctique canadien et du Groenland dans les musées français au XIXe siècle », Études Inuit Studies, vol. 42, n° 1, 2018, p. 87‑115.
[3] Igloliorte H., « “Hooked Forever on Primitive Peoples” : James Houston and the Transformation of “Eskimo Handicrafts” to Inuit Art », Harney E., Phillips R. B. (dir.), Mapping Modernisms: Art, Indigeneity, Colonialism, Durham, Duke University Press, 2019, p. 62‑90.
[4] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 18‑47.
[5] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113.
[6] Duvicq N., Les écrits du Nunavik depuis 1959. Problématiques et conditions d’émergence d’une littérature inuit, thèse de doctorat sous la dir. de Daniel Chartier, Université du Québec – Montréal, 2015, p. 16. Plusieurs organisations sont ainsi formées, dont l’organisation nationale Inuit Tapirisat du Canada (ITC) en 1971 (devenu l’Inuit Tapiriit Kanatami — ITK — en 2001), suivie du conseil circumpolaire inuit (ICC) en 1977.
[7] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28. Heather Igloliorte, Heather Campbell et Jocelyn Piirainen, qui mènent cette discussion, sont trois commissaires inuit qui participent à l’émergence de ce nouveau réseau.
[8] Gagnon L., « L’art inuit contemporain : une collection pionnière », Des Rochers J. (dir.), Art québécois et canadien. La collection du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2011, p. 268. Les trois sculptures sont des artistes Levi Qumaluk, David Mannumi et Markusi Qalingu Angutiqirq.
[9] Ces chiffres sont basés sur mon étude d’une liste des œuvres du MBAM fournie par le service des archives du MBAM. Au début des années 1980, la récession globale n’épargne pas le marché de l’art inuit et les ventes, particulièrement celles des sculptures, chutent drastiquement (voir Coward Wight D., « The 1980s: Recession and Recovery », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 128.).
[10] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 40.
[11] Cette prise en charge fait par ailleurs suite aux recommandations du rapport de la commission royale sur le Développement national des Arts, des Lettres et des Sciences, publié en 1951. Le rapport dédie un chapitre à la production autochtone et recommande d’en faire la responsabilité des unités gouvernementales mandatées aux communautés autochtones.
[12] Coward Wight D., « Birth of an Art Form: 1949 to 1959 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 22. Voir aussi les lettres de D. Snowden, du 5 avril 1960, et de N. Hallendy, du 25 novembre 1959, toutes les deux adressées à E. Turner, alors directeur du MBAM, et qui expriment ces considérations (archives du MBAM, dossier E905).
[14] Lettre de E. Turner, 1er mars 1960, archives du MBAM, dossier E905.
[15] Archives du MBAM, dossier E2651 : « It is our intention with this exhibition to assemble and display the finest examples of Eskimo carving, past and present, in order to establish the high quality of this art among other art forms of the world, and to demonstrate the quality which distinguishes the finest Eskimo carvings from the vast production of souvenir and craft items ». Toutes les traductions sont de l’auteure.
[16] Pour une discussion historique sur cette catégorie du souvenir autochtone au Canada, voir l’ouvrage de Phillips R. B., Trading Identities: The Souvenir in Native North American Art from the Northeast (1700-1900), Seattle, University of Washington Press, 1998.
[17] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 61‑62.
[18] Lettre de S. Van Raalte, 3 février 1971, archives du MBAM, dossier E2651 : « The exhibition will include approximately 330 pieces, which the Committee considers to be masterworks of Eskimo sculpture, drawn from many North American collections ».
[19] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.
[20] Cette organisation paragouvernementale devient en 1965 l’agence officielle de la commercialisation des œuvres dans le Sud. Elle collabore régulièrement avec le MBAM dans les années 1970, apportant son aide et ses contacts à la majorité des projets d’exposition de cette époque.
[21] n. d., archives du MBAM, dossier E2658. Le tapuscrit est intitulé « l’art esquimau à Cape Dorset » et fait partie d’un dossier de presse sur l’exposition distribué par le gouvernement du Canada.
[22] Elliott G., « Foreword/Avant-Propos », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La Sculpture chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 15.
[23] Grace S., Canada and the Idea of North, Montréal ; Kingston ; Londan ; Ithaca, MQUP, 2002, p. xii.
[24] « Opening of the first exhibit of sealskin prints. Museum of Fine Arts », tapuscrit, 26 février 1960, archives MBAM, dossier PR318 : « We ask ourselves sometimes if we could have sustained the rigors of the Arctic life [and] could have nourished a culture in such forbidding environment ». Nous supposons qu’il s’agit d’un des discours prononcés à l’occasion de l’inauguration de l’exposition.
[25] Tapuscrit sans auteur, sans date, sans titre, commençant par : « Honorable Mrs. Fairclough, Ladies and Gentlemen », archives du MBAM, dossier E905. Le tapuscrit est éventuellement l’un des discours prononcés lors de l’inauguration de l’exposition le 26 février 1960.
[26] Lennox P., « Inuit Art and the Quest for Canada’s Arctic Sovereignty », Calgary Papers in Military and Strategic Studies, n° 5, 2012, p. 7-8.
[27] Vorano N. D., « The Globalization of Inuit Art in the 1950s and 1960s », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 48‑57.
[28] Lettre de S. Van Raalte, 12 octobre 1971, archives du MBAM, dossier E2652 : « The Canadian Eskimo Arts Council is delighted by this unique opportunity to exhibit Canadien Eskimo art in another nation possessing a strong Eskimo heritage ».
[29] Communiqué du 16 mars 1973, archives du MBAM, dossier E2658.
[31] Voir la correspondance entre S. Van Raalte et L. Rosshandler, 1972, archives du MBAM, E2651.
[32] Doxtator D., Fluffs and Feathers: An Exhibit on the Symbols of Indianness. A Resource Guide, Brantford, Woodland Cultural Centre, 1992, p. 26 ; Uzel J.-P., « Déni et ignorance de l’historicité autochtone dans l’histoire de l’art occidentale », RACAR, vol. 42, n° 7, 2017, p. 31-32.
[33] Communiqué de presse du 29 janvier 1960, archives du MBAM, dossier E905.
[34] Lettre du 14 avril 1960, archives du MBAM, dossier E905 : « I find there is too much a trend to say the Eskimo sculptures were great ten or fifteen years ago, but they have become devitalized today. I doubt this is so. »
[36] Swinton G., « Contemporary Canadian Eskimo Sculpture/La sculpture contemporaine chez les Esquimaux du Canada », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture Chez Les Inuit : Chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 50.
[37] Houston J., « To Find Life in the Stone/Dégager la vie emprisonnée dans la pierre », Sculpture/Inuit. Sculpture of the Inuit: Masterworks of the Canadian Arctic/La sculpture chez les Inuit : chefs-d’œuvre de l’Arctique canadien, Toronto, University of Toronto Press, 1971, p. 58.
[38] Doxtator D., « The implications of Canadian nationalism for Aboriginal cultural autonomy », Curatorship: Indigenous Perspectives in Post-Colonial Societies, actes du colloque (University of Victoria, 1994), Ottawa, Canadian Museum of Civilization ; Commonwealth Association of Museums ; University of Victoria, 1996, p. 59-63.
[39] Visart de Bocarmé P., « La profession d’artiste : convergence de deux modes de vie », Petit J.-G. et alii, Les Inuit et les Cris du Nord du Québec : territoire, gouvernance, société et culture, Québec, Presses de l’université du Québec ; Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 325.
[40] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 110 : « By embedding that otherwise forbidden knowledge in their artworks, Inuit artists expressed the principle of qanuqtuurungnarniq, being innovative and resourceful to solve problems, by using the means available to them—art making—to cleverly safeguard Inuit knowledge for future generations ».
[41] Martin T., De la banquise au congélateur : mondialisation et culture au Nunavik, Québec, Presses de l’université Laval, 2003, p. 139‑164.
[42] Pelaudeix C., Art inuit : formes de l’âme et représentations de l’être : histoire de l’art et anthropologie, Grenoble, Pise, 2007, p. 69.
[45] Coward Wight D., « The 1990s: Between Two Worlds », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 152‑177 ; Bagg S., « The Anthropology of Inuit Art. A Problem for Art Historians », Jessup L., Bagg S. (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 184.
[46] Igloliorte H., « “Pas de colonialisme dans notre Histoire.” Les pratiques de décolonisation dans l’art indigène », Decolonize Me/Décolonisez-Moi, cat. exp., Ottawa, Ottawa Art Gallery (etc.), 2012, p. 31.
[47] Asinnajaq, Hopkins C., « Candice Hopkins and Asinnajaq in Conversation », Ocula, 4 mai 2019, https://ocula.com/magazine/conversations/candice-hopkins-and-asinnajaq/ (consulté en juin 2021) ; Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100‑113 ; Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.
[48] Mise en place par le gouvernement canadien en 2007, cette commission enquête sur les pensionnats indiens, organisés au XIXe et XXe siècles dans le cadre des politiques canadiennes d’assimilation des populations autochtones, et leurs séquelles pour les communautés contemporaines. Le rapport, publié en 2015, peut être consulté sur le site du centre national pour la Vérité et la Réconciliation de l’université du Manitoba, https://nctr.ca/fr/reports2.php (consulté en février 2021).
[49] Toutes les citations de L. Koperqualuk proviennent d’un entretien avec l’auteure (8 novembre 2019, Montréal).
[50] Il s’agit d’une installation sculpturale, Katajjausivallaat, Le rythme bercé (2018).
[51] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4‑11 ; Lalonde C., « New Directions in Inuit Art since 2000 », Creation and Transformation: Defining Moments in Inuit Art, cat. exp., Vancouver, Winnipeg Art Gallery, 2013, p. 178‑201.
[52] Igloliorte H., « Inuit Art: Markers of Cultural Resilience », Inuit Art Quarterly, vol. 25, n° 1‑2, 2010, p. 4.
[53] « There is a very particular history [to Inuit art] and it’s an Inuit story. That must be heard. […] And then, as we go on, the contemporary artists now are expressing life through art, which is beautiful to see, because we glimpse Inuit culture and Inuit interpretation of their own lives ».
[54] Ba, M., Double Exposures: the Subject of Cultural Analysis, New York, Routledge, 1996, p. 3.
[55] McTavish L. et alii, « Critical Museum Theory/Museum Studies in Canada: A Conversation », Acadiensis: Journal of the History of the Atlantic Region/Revue d’histoire de la région atlantique, vol.46, n° 2, 2017, p. 233.
[56] Igloliorte H., « Curating Inuit Qaujimajatuqangit: Inuit Knowledge in the Qallunaat Art Museum », Art Journal, vol. 76, n° 2, 2017, p. 100.
[57] Igloliorte H., Campbell H., Piirainen J., « Inuit Curators in Conversation », Inuit Art Quarterly, vol. 30, n° 2, 2017, p. 16-28.
— Gaëlle Crenn est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication et membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’Université de Lorraine. Ses travaux de recherche portent sur les processus de patrimonialisation et les transformations muséales contemporaines. Elle travaille notamment sur les représentations de l’autre dans les musées d’anthropologie en Europe et dans le Pacifique, sur la muséologie collaborative, sur les représentations des histoires violentes au musée et sur les dispositifs scénographiques d’immersion. Elle a récemment dirigé un dossier consacré à l’émotion dans les expositions (avec Jean-Christophe Vilatte) pour Culture et Musée (n° 36, 2020), revue dont elle est devenue en 2021 directrice adjointe. —
Les expositions itinérantes ont la particularité d’être à la fois les mêmes et autres au cours de leurs pérégrinations dans différents lieux d’accueil. Selon les libertés prises par l’institution d’accueil – musées ou autre lieu d’exposition –, la présentation matérielle et le discours d’interprétation peuvent varier, transformant ainsi la forme et le sens suggéré de l’exposition. C’est finalement par un ensemble de réplications et de déplacements, entre fidélité et écarts au cours de ses occurrences successives que se trame le sens d’une exposition itinérante. L’itinérance peut dès lors se concevoir comme une médiation de l’exposition.
Considérant l’exposition comme média, Jean Davallon souligne que « dans une exposition, la signification est essentiellement dépendante de la mise en espace et en scène en tant qu’agencement des choses en vue d’en permettre l’accès[1] ». Dès lors, nous sommes amenés à nous demander quels changements l’itinérance produit sur la façon de mettre en scène le contenu de l’exposition pour en organiser l’accès. Œuvre dialogique, l’exposition prend sens à travers son adaptation aux espaces d’accueil et aux stratégies d’interprétations locales qui sont déployées, puis dans l’expérience des visiteurs. L’itinérance est aussi révélatrice de la position du musée, de la conception qu’il se forme de son propre rôle. L’analyse des variations entre l’exposition et ses (faux) « doubles » révèle des modifications dans les relations entre publics et « monde exposé[2] » que le musée « inscrit » dans son dispositif muséographique[3]. Elle met de plus au jour les catégories et typologies (des objets et des disciplines) auxquelles souscrivent les musées hôtes, et la conception même que les concepteurs se font du rôle du musée. C’est cette hypothèse que nous mettons à l’épreuve avec le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt présentée au musée d’Ethnographie de Genève (MEG) en 2016 puis à Montréal, au musée d’Histoire et d’Archéologie de Pointe-à-Callière (MPAC) en 2017[4].
L’itinérance de l’exposition comme médiation
L’exposition est présentée par le MEG comme une expérience immersive, proposant un discours à la fois engagé (délivrant un message de sensibilisation à la protection de la forêt et de ses habitants) et artistique (la communication insiste sur la présence d’œuvres d’art contemporain). Ce script idéal (au sens d’un parcours imaginé pour un visiteur idéal) semble en mesure de mettre à distance l’image idéalisée et nostalgique que (sup)porte l’Amazonie, et d’embrasser un discours décolonial, mettant en lumière les capacités d’initiative (agency) des habitants autochtones. Son concepteur, Boris Wastiau, directeur du MEG, a d’ailleurs engagé son musée dans une « stratégie de décolonisation[5] ». L’exposition s’inscrit dans un courant critique de l’anthropologie muséale, courant qui s’est développé depuis les années 1970.
Notre démarche consiste, à travers l’analyse du parcours, du choix des objets et de la scénographie dans ces deux lieux d’exposition, à éclairer ce qui se joue dans la (re-)médiation de cette exposition à travers son itinérance. Comme l’a analysé le chercheur Jean Davallon, l’exposition fait œuvre de médiation, en mettant en contact des contenus et des publics[6]. Le sens de l’exposition toutefois n’est pas contenu uniquement dans le texte mais aussi dans le paratexte : dans la matérialité. L’exposition est une œuvre ouverte, dont le sens est créé par la disposition physique des expôts dans un espace tridimensionnel pensé pour être traversé par les corps sensibles des visiteurs (idéaux), et par les expériences qu’y vivent les visiteurs (réels[7]). D’où une nécessaire attention à la finesse des dis-positions d’objets : relations, hiérarchies, stratégies de représentations, tactiques d’ostension[8]. Nous déployons, pour explorer l’exposition, une démarche comparative en trois temps. Nous observons en premier lieu le parcours, objet d’un consensus entre concepteurs[9], accompagné d’un ensemble de dispositifs de médiation, qui orientent l’attention des visiteurs de façon plus ou moins directive et explicite. Nous portons attention ensuite à la mise en scène des photographies, des films et des œuvres d’art, expôts importants de cette exposition multimédiatique. Nous explorons, enfin, la scénographie. Selon la chercheuse Cécilia Hurley-Griener, le terme de dispositif en scénographie doit se comprendre dans le sens double de ce qui « discipline » le regard et le comportement du visiteur, et de ce qui met un objet « sous les yeux[10] » (et, ajoutons-nous, aussi aux oreilles, en bouche, sous la main, etc.) de ce visiteur d’une façon optimale. Ces façons de donner à voir (et inversement de cacher) ont un caractère plus ou moins explicite et sont de ce fait plus ou moins aisément accessibles pour les visiteurs.
Dans cet article, nous verrons ainsi comment à travers les deux occurrences de l’exposition se construisent des narrations[11] différentes sur l’Amazonie, sur l’anthropologie et sur le musée lui-même. En outre, la mise en regard de l’exposition et de son « double » mettra en relief des différences dans la conception même de la médiation – plutôt transmissive ou plutôt active –, conceptions elles-mêmes révélatrices des positions institutionnelles distinctes des musées hôtes.
Le MEG et le MPAC sont des institutions récemment rénovées, qui toutes deux conçoivent des expositions réflexives et critiques. Elles s’inscrivent néanmoins dans des contextes historiques et des traditions muséologiques différents. Si la Suisse a entamé une relecture de son passé colonial, c’est, comme d’autres pays européens, à propos de populations distantes géographiquement, et, pour le cas helvétique, à propos de territoires n’ayant pas fait l’objet d’une domination coloniale directe. C’est donc principalement en relation à l’histoire des expéditions de collecte réalisées par des anthropologues affiliés au musée ou d’autres collectionneurs (diplomates, religieux, marchands, etc.) que le regard du musée sur les objets extra-européens est soumis à une réflexion critique. Bien différent est le contexte québécois, dans lequel s’est développée progressivement un dialogue, parfois malaisé, sur les relations entre les musées et les communautés autochtones présentes sur le territoire.
À partir d’une critique de la représentation des Autochtones au musée, critique venue des Autochtones eux-mêmes comme du monde académique, se sont développées à l’échelle de l’Amérique du Nord de nouvelles pratiques plus collaboratives entre musées et communautés sources[12]. C’est en dialoguant avec les représentants des Premières Nations que les professionnels des musées ont entamé une transformation de leurs pratiques[13]. Le réexamen des questions centrales touchant à la représentation des communautés par le musée, à l’accès aux collections, et aux rapports à la culture matérielle propre aux Autochtones a conduit à diversifier les façons de choisir, de manipuler, de conserver et de mettre en scène – ou à l’inverse de ne pas exposer – les patrimoines autochtones[14]. Par ailleurs, les communautés autochtones, contestant la légitimité même du musée à conserver leur patrimoine, ont développé de modèles alternatifs d’institutions, indépendantes et communautaires, de sauvegarde, de présentation et de transmissions de leur patrimoine[15].
Au Canada, ces réflexions ont conduit à un profond renouvellement des pratiques[16], récemment renforcé par les conclusions de la Commission Vérité et Réconciliation Canada (2015), qui a mis les musées au premier rang des institutions impliquées dans le travail de réconciliation des communautés autochtones et non-autochtones au sein de la nation[17]. C’est également selon ces principes collaboratifs qu’a été menée au Québec l’ambitieuse refonte de l’exposition semi-permanente C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit au XXIe siècle au musée de la Civilisation[18]. Ces transformations ont en retour influencé les reformulations des discours anthropologiques qui se développaient dans les musées européens de façon générale[19], et en Suisse en particulier[20]. C’est donc au regard des courants de l’anthropologie muséale dans lesquels s’inscrivent les deux musées que nous analyserons en quoi l’exposition révèle des discours différents sur l’Amazonie, sur les peuples amérindiens qui l’habitent, et enfin sur le rôle du musée lui-même.
Exposer l’Amazonie : parcours d’ensemble et médiations
L’Amazonie est un sujet de fascination et sa mise en exposition pose de nombreux défis[21]. Marquées par la richesse et la complexité de son environnement, ses représentations sont nourries par les palimpsestes de récits d’anthropologues, d’explorateurs et de romanciers. Dans le même temps, elle reste largement méconnue, impénétrable, tout en étant déjà menacée de disparition[22]. Le MEG prend en 2016 l’initiative de lui consacrer une grande exposition temporaire à partir de ses riches collections[23], pour présenter :
« un témoignage sur l’histoire et le devenir des peuples autochtones qui, depuis l’arrivée des premiers colons sur leurs terres, survivent aux fronts pionniers, aux maladies exogènes, aux programmes de “pacification”, de sédentarisation et autres évangélisations dont ils ont fait l’objet[24] ».
Après Genève (20 mai 2016 – 8 janvier 2017), l’exposition est présentée au musée de Pointe-à-Callière, cité d’archéologie et d’histoire de Montréal (20 avril – 22 octobre 2017). Au cœur de l’exposition, sont présentés :
« des parures, des armes, des instruments de musique et des objets usuels illustrent les arts les plus raffinés d’une quinzaine de populations, parmi lesquelles les Wayana, les Yanomami, les Kayapó et les Shuar. Expression de la symbiose avec le monde de la forêt et des esprits, ces témoins de la culture matérielle permettent d’aborder la pratique du chamanisme, commune à toutes les populations du bassin amazonien[25] ».
Le parcours est complété par une introduction sur « l’histoire précolombienne de l’Amazonie, des origines à la conquête, ainsi qu’à celle des collections qui lui font écho, jusqu’à l’époque actuelle », et se conclut avec « des témoignages des populations amazoniennes permet[tant] d’aborder les questions de leur sauvegarde et de la disparition de la forêt[26] ». L’exposition présente également des photographies (issues du fonds du musée, d’ethnologues-photographes, ou encore un reportage du photographe genevois Aurélien Fontanet), des films contemporains (dont Amazonian shorts, huit courts-métrages de l’anthropologue suisse Daniel Schweizer), ainsi que des installations artistiques immersives réalisées spécialement pour l’exposition. Cinq thèmes sont abordés. L’histoire de l’Amazonie est tout d’abord présentée, à l’aide d’ « objets remarquables issus d’une trentaine d’ethnies de neuf pays du bassin amazonien[27] ». Sont ensuite déclinés quatre aspects centraux des cultures amazoniennes : l’animisme, « manière particulière de situer l’humain ou l’individu dans l’univers et d’en poser la raison d’être » ; le chamanisme, « qui peut être décrit comme la capacité de certains individus à “passer” les frontières d’un monde à un autre dans des circonstances particulières » ; le perspectivisme, « concept anthropologique utilisé pour rendre compte, dans un contexte animiste, de l’aptitude et de l’habileté des individus à se projeter dans la situation d’autrui et à imaginer son point de vue » ; et enfin la mythologie, « ensemble théoriquement infini d’histoires et de variations de ces histoires, transmises oralement[28] ».
La première des altérations que rencontre l’exposition itinérante est bien sûr celle qui résulte de son adaptation à l’espace d’accueil du musée hôte. Installée dans l’espace souterrain dévolu aux expositions temporaires, l’exposition se déploie à Genève dans une black box, selon un parcours chrono-thématique : partant de cinq siècles de découvertes et de conquêtes, il se conclut sur un état des lieux des conditions de vie des peuples d’Amazonie et sur leurs revendications, exprimées notamment par leurs chamanes. À Montréal, l’exposition est installée sur deux étages, que sépare un vestibule lumineux. La répartition sur deux niveaux est exploitée pour recomposer le parcours et instaurer une différence d’approche muséographique entre les deux parties : dans la première partie, sont exposés les éléments contextuels qui permettent d’appréhender la pratique anthropologique au cours de l’histoire de l’Amazonie, et d’introduire le chamanisme. La seconde est réservée à la présentation de la culture matérielle des quinze peuples amazoniens. Si l’on retrouve, comme à Genève, une ambiance sombre de forêt et de sous-bois, l’approche muséographique est cependant bien différente, puisqu’à un procédé général d’immersion succède un dispositif clivé, où se remarque une nette dichotomie entre « résonance » (« resonance ») et « émerveillement » (« wonder »), pour reprendre les catégories de Stephen Greenblatt : entre ce qui, d’une part, met en relation avec de multiples mondes, acteurs ou réseaux (premier niveau), et ce qui, d’autre part, arrête, exalte l’attention et l’unicité (second niveau[29]).
Le parcours à Montréal débute avec des images projetées sur une large table centrale évoquant le tracé sinueux d’un fleuve, au long duquel est retracée l’histoire des explorations et de la pratique anthropologique : en suivant ce « fleuve », on retraverse ainsi métaphoriquement les âges de la discipline (Fig. 1).
La présentation contextualise et historicise des pratiques scientifiques et muséales, des premières découvertes archéologiques jusqu’au présent. Elle plonge ainsi dans un temps plus lointain que les conquêtes de l’Occident, et s’intéresse à « la dimension immatérielle des objets matériels[30] ». Elle rend compte de la disponibilité des objets à de multiples usages, et établit, selon un « nouvel historicisme[31] », des liens entre usages anciens et contemporains. Les visiteurs rencontrent en descendant le « fleuve » de nombreux films et photographies de différentes époques présentant des portraits d’anthropologues et d’habitants. La présence des peuples autochtones y est affirmée à travers de nombreux portraits récents et en couleur, alors que ceux-ci n’apparaissent à Genève que dans l’ultime section du parcours. On y observe la mise en retrait des grandes figures d’explorateurs et d’ethnologues, qui étaient très présents en revanche dans le parcours à Genève. Du fait de l’histoire de la collection constituée à travers des expéditions successives, la présence des portraits des collecteurs, qu’il s’agisse de riches amateurs mécènes ou d’anthropologues, renforçait à Genève la légitimité du musée sur son territoire. À Montréal, à l’inverse, où sont favorisées des photographies contemporaines des sujets amazoniens, c’est une vision de l’anthropologique plus globale et plus axée sur la période contemporaine qui se dessine. La réorganisation du parcours s’accompagne ainsi de plusieurs déplacements disciplinaires : de l’ethnologie (située) vers l’archéologie et l’anthropologie (globales), de la géographie à l’histoire.
Comme nous l’avons noté, l’exposition à Genève est dans son ensemble immersive. D’après la présentation du dossier de presse :
« les scénographes [Bernard Delacoste et Marcel Croubalian[32]] ont structuré l’espace d’exposition en quatre volumes bien distincts : une large allée sinueuse évoquant les méandres d’un affluent de l’Amazone ; une haute canopée au travers de laquelle percent les rayons d’un soleil qui se déplace d’heure en heure ; une zone de forêt dense évoquée par des textiles ajourés ; et finalement, en fin de parcours, une structure évoquant la forme d’une maison traditionnelle circulaire yanomami, dite xabono[33] ».
L’idée est de plonger d’emblée le visiteur « au cœur de la forêt amazonienne, [d’offrir] une expérience unique et multi-sensorielle[34] », voire une transe. Comme l’indiquent les panneaux[35], l’exposition s’inspire des travaux de l’anthropologue Philippe Descola[36], et vise à faire ressentir aux visiteurs les continuités qui transcendent la dichotomie cartésienne homme-nature sur laquelle la modernité occidentale s’est bâtie : continuité ou ambivalence entre homme et animal, voire animal et végétal ; continuité ou contiguïté autorisant des passages entre monde matériel et monde spirituel.
Dans cette section, l’œuvre des artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima Amoahiki : les arbres du chant chamanique yanomami, installation d’images projetées sur une toile faite de multiples couches de tissu, évoque la texture de la forêt et la présence des esprits chamaniques[37]. À la toute fin du parcours, leur installation Xapiri (Fig. 2) se compose de plusieurs panneaux verticaux sur lesquels sont projetés des vidéos, entre lesquels se glissent les visiteurs, et d’un accompagnement sonore. Un cartel en détaille le principe :
« Xapiri : rendre compte de l’expérience chamanique.
Xapiri (2013) est un film présenté comme documentaire expérimental par ses auteurs. Il s’agit aussi d’une œuvre clairement artistique. Sa direction a été partagée entre les artistes visuels Gisela Motta et Leandro Lima, les spécialistes en communication Laymert Garcia dos Santos et Stella Senra, ainsi que l’anthropologue Bruce Albert, qui a dédié sa carrière aux Yanomami. Le scénario est issu de leur collaboration avec le chamane yanomami Davi Kopenawa. Le défi de ce film était improbable : rendre compte de l’expérience chamanique, en elle-même indicible, en images pour un public qui n’en a aucune expérience » (Cartel).
Un effort important a été consacré à la dimension sonore de l’exposition, une série de seize contes sonores conçue par une équipe de chercheurs et chercheuses spécialistes des sons du bassin amazonien se déployant dans tout l’espace. Ils forment un environnement sonore subtil dans lequel les visiteurs sont immergés. Évoquant la relation que la musique permet d’établir entre les humains, les animaux et les esprits, ces contes devaient, selon la muséologue du MEG Madeleine Leclair, inonder la forêt de sons « comme un “Pierre et le Loup” amazonien[38] ». Ces créations sonore et multimédia au statut hybride – document, archive, installation, œuvre – sont d’un genre similaire aux installations intégrées dans la nouvelle exposition permanente du musée en 2014[39]. Il n’est pas certain cependant que les visiteurs en perçoivent pleinement le sens. En effet, les concepteurs à Genève ont fait le choix de ne pas leur proposer d’explications détaillées, privilégiant, en cohérence avec la logique immersive, une découverte pourrait-on dire « im-médiate » (sans médiation) des dispositifs. D’après Madeleine Leclair, les retours sur l’exposition révèlent cependant que beaucoup de visiteurs n’ont pas remarqué les contes sonores. Trop abstraits, ceux-ci auraient plutôt dilué l’intention de l’exposition. Le son (émis du haut) est venu de plus se surajouter, mais sans leur correspondre, aux objets (présentés, eux, à hauteur d’homme), introduisant ainsi une nouvelle dissonance cognitive et aggravant la confusion.
Ces œuvres immersives possèdent pourtant des cartels détaillés, à l’exemple de celui de l’installation finale (voir ci-dessus[40]), mais on observe que ceux-ci restent descriptifs et ne portent pas de signe d’adresse à l’attention des visiteurs[41]. À l’inverse, à Montréal, tous les panneaux indiquent systématiquement de façon très explicite, et même injonctive, les usages inscrits dans le dispositif : on trouvera par exemple accompagné d’un pictogramme de casque audio : « ÉCOUTEZ le chant du bâton de pluie et REGARDEZ deux extraits de “Fraternelle Amazonie” », ou encore « RESSENTEZ… ». Par rapport à Genève, toute la médiation textuelle est ainsi repensée et renforcée, pour composer un système de guidage explicite de l’usage des dispositifs. Le musée s’appuie en cela sur les principes classiques de l’interprétation développées par le chercheur canadien Freeman Tilden, souvent mobilisés au MPAC : le visiteur a besoin que l’on dirige son attention sur ce que l’environnement (ici, l’évocation du fleuve et d’une dense forêt) recèle de curieux, d’intéressant, pour stimuler sa curiosité[42].
L’approche muséographique et le guidage des visiteurs se distinguent ainsi nettement dans les deux occurrences, entre immersion à Genève et interprétation à Montréal, même si la dimension immersive subsiste à Montréal – dans la première partie, par les jeux de lumière qui inondent le décor et les toiles brunes évoquant les troncs de sous-bois ; dans la seconde partie, par une scénographie engageante (voir infra). On observe de même entre les deux lieux des différences, voire des inversions, dans la manière de mobiliser les photographies et les films.
L’anthropologue Christopher Morton souligne que « l’anthropologie est une pratique hautement visuelle[43] ». La discipline entretient avec la photographie « une relation intellectuellement ambivalente », du fait de la fascination des anthropologues pour « le mixte puissant du médium, entre véracité optique et […] mutisme du sens[44] ». Aussi la photographie entretient-elle avec l’anthropologie « des interconnexions historiques et méthodologiques[45] » dont il importe d’éclairer la trace dans les expositions. À Genève, la part belle est faite aux photographies prises par des ethnologues historiquement liés au musée. Elles sont exposées comme des œuvres d’art, par des tirages soignés, de grande taille, espacés les uns des autres. Sont ainsi mis à l’honneur à la fois l’engagement des ethnologues et les qualités artistiques de leurs œuvres, l’exposition se faisant galerie d’exposition et mémorial honorant leur mémoire. La légitimité institutionnelle du musée s’en trouve par-là renforcée. À Montréal, l’attention portée aux œuvres filmiques et photographiques tend à s’effacer devant celle portée à leurs sujets. Les photographies sont présentées comme des documents, éventuellement sous la forme de fac-similés et de reproductions. Des nombreux albums de la baronne russe Nadine de Meyendorff, exploratrice et mécène du MEG, il ne subsiste à Montréal qu’une photographie. À Genève, de grands portraits en noir et blanc d’Amérindiens de l’ethnologue et militant genevois René Fuerst (Fig. 3) étaient disposés près d’une vidéo du « fleuve » ; ils ne sont repris à Montréal qu’en vignettes de taille plus modeste (Fig. 4).
Une exception cependant : les tirages de la célèbre photographe brésilienne (née en Suisse) Claudia Andujar sur les Yanomami restent dans les deux cas mises en valeur en tant qu’œuvres esthétiques saisissantes, aptes à faire ressentir aux visiteurs les effets d’une transe chamanique. Dans l’ombre d’une évocation de sous-bois à Genève, rapprochés à Montréal d’un rare film documentaire montrant un chamane au travail[46], les grands formats argentiques restent des œuvres, plus que des artefacts[47]. Selon le muséologue Nuno Porto, « il n’existe pas d’espace d’exposition “neutre[48]” ». Le dispositif dans son ensemble peut ici être appréhendé comme une installation (comme en art contemporain) dans laquelle « le contenu et la forme se [mêlent] l’un à l’autre, cadrant ainsi l’expérience de visite[49] ». Il permet de communiquer aux visiteurs une expression esthétique des modifications des effets de conscience et de la spiritualité de toute expérience chamanique[50].
Plus précisément, la disposition générale des photographies et des films contemporains dans le parcours modifie l’importance accordée à la place actuelle et la capacité d’initiative (agency) des communautés autochtones. À Genève, dans la première section du parcours, la mise en regard d’un film (récent, en couleur) de descente d’un fleuve et de grands portraits d’autochtones (en noir en blanc) tend à magnifier les individus, mais entretient aussi un rapport distancié et esthétisant avec eux, d’autant plus que ces clichés peuvent être rapprochés, par le choix du noir et blanc, des clichés anthropologiques plus anciens qui introduisent la section historique[51]. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est uniquement à la fin du parcours que l’on découvre des photographies et des portraits filmés en couleur, montrant les autochtones dans leur environnement contemporain. Cette organisation peut faire courir le risque de renforcer la vision des autochtones – que l’anthropologie muséale a souvent produite[52] – comme peuples lointains à la fois dans l’espace et dans le temps, dont la culture s’est figée dans le passé, tout en activant la nostalgie pour un âge d’or et une innocence perdue. À Montréal, des photographies et des films récents (et en couleur) montrant des autochtones sont mêlés à ceux des anthropologues, contribuant à mettre ceux-ci sur un pied d’égalité avec leurs sujets d’étude en les rassemblant au sein d’un même tableau : ils sont ensemble « ici » (here) et pas seulement vus de « là-bas » (there), pour reprendre la formule de l’anthropologue Clifford Geertz[53] à propos de l’écriture de l’ethnographie. Ce dispositif, qui atteste la contemporanéité des savants avec leurs sujets d’observation, est renforcé par des films dans lesquels des autochtones miment, à l’aide de menus objets (telle une manivelle de bambou), les ethnologues qui les filment[54] (Fig. 5). Ce dispositif engendre un puissant effet de miroir qui incite à réfléchir sur la nature du travail anthropologique, sur la place qu’y occupent les uns et les autres.
À Genève, on découvre dès la section introductive des effets personnels d’anthropologues mis sous vitrine, afin de proposer une réflexion, au double sens du terme, sur l’anthropologie : le visiteur se voit en reflet, comme dans un miroir, et est amené à questionner les relations que la pratique de l’anthropologie induit entre l’observateur/collectionneur et les sujets de son observation. À Montréal, cette dimension réflexive est plus accentuée encore du fait de la présence des films d’anthropologues mimés par leurs sujets d’observation. Ce dispositif génère un questionnement sur les rapports – plus ou moins inégaux, plus ou moins critiques – entre scientifiques et communautés sources, réflexion centrale dans la muséologie collaborative nord-américaine. Plutôt que pour mettre à l’honneur les anthropologues collecteurs historiquement attachés au musée, les images sont employées pour valoriser l’anthropologie comme pratique, si ce n’est égalitaire, du moins collaborative. Est aussi soulignée par ces films la générosité des peuples qui acceptent de dévoiler leur culture, y compris dans ses aspects rituels les plus sacrés/secrets[55]. À Montréal, l’engagement des anthropologues envers et aux côtés des communautés qu’ils étudient est également mis en avant, ainsi que leur amour sincère de l’Amazonie et de ses habitants, car, comme le rappelle l’anthropologue australien Howard Morphy, les anthropologues furent souvent, au début de la pratique, les « premiers défenseurs de la cause[56] » des Autochtones. Enfin, à Montréal, la présence par l’image et la voix des leaders de communautés dans les vidéos au début du parcours met d’emblée en évidence leurs rôles dans des structures politiques qui articulent l’action locale à une dimension globale (les événements internationaux, l’ONU). Sont ainsi accentuées l’actualité de leurs revendications et leur résilience. Au-delà d’une rencontre avec les peuples d’Amazonie, l’exposition propose ainsi par son parcours et son approche muséographique une histoire de la discipline anthropologique dans ses rapports avec le musée. Elle permet d’en considérer les présupposés, la dimension critique et réflexive, tantôt sous une forme plutôt linéaire à Genève, où le fil chronologique s’arrête sur des grandes figures locales, tantôt sous une forme plus critique et distanciée à Montréal.
Le choix des dispositifs qui clôturent les parcours s’inscrivent également dans ces perspectives. À Genève, les visiteurs quittent l’exposition en traversant une œuvre immersive, que le magazine du musée présente comme « un ovni expérimental […] à cheval entre travail de terrain et traitement post-tournage des images et des sons, appliquant des outils technologiques modernes à la captation d’un rituel naturel[57] ». L’œuvre est évocatrice finalement d’une Amazonie insaisissable, magique et intemporelle. À Montréal, les concepteurs font quant à eux le choix de reprendre en fin de parcours un portrait en couleur du jeune Kayapó Xikrin[58] (Fig. 6). La photographie, projetée sur le mur[59], montre le jeune garçon trônant sur un fauteuil de plastique, chaussé de tongs de plastiques vertes (des Hawaïana que l’on retrouve dans une petite vitrine devant la photo), tandis que l’on distingue à l’arrière-plan, pendue au montant d’une habitation, une parure de plumes très élaborée. La photo est accompagnée d’un texte invitant à penser à la valeur de la rencontre, au futur de ces peuples ainsi qu’au nôtre. L’installation synthétise un regard proche et incarné des peuples autochtones, évitant toute folklorisation, tournant résolument le regard vers le futur, proposant, finalement, un sens autre à ce que serait l’ « Amazonie ».
Scénographie, conception du patrimoine et engagement du musée
Concernant la scénographie, les choix opérés dans les deux lieux pour présenter la culture matérielle des quinze peuples amazoniens révèlent des façons distinctes d’établir un rapport entre le visiteur et l’objet, qui sont liées à des conceptions différentes d’envisager le rôle social du musée.
De façon paradoxale, l’exposition au MEG associe à une approche immersive d’ensemble une scénographie plutôt esthétisante pour les objets culturels exposés (parures, armes, objets de la vie quotidienne, objets rituels, etc.). Présentés sous des vitrines, dans la troisième section, ils sont groupés par usage et soigneusement éclairés pour en détailler les qualités formelles (Fig. 7). Selon le magazine du musée, « c’est donc un chemin chaotique mais chatoyant qu’emprunte le visiteur au cours de sa découverte initiatique[60] ».
À l’inverse, à Montréal, une conception d’ensemble plus distanciée s’accompagne d’une scénographie favorisant la proximité et l’engagement des visiteurs avec les objets, majoritairement rassemblés au second niveau de l’exposition. C’est là qu’a été placée la structure conique formée de lattes de bois ajourées évoquant la maison de réunion des villages amazoniens. Dans l’exposition de Genève, cette structure abritait, à la fin du parcours, des photographies et des données socio-économiques contemporaines. Elle introduisait une rupture totale avec la déambulation forestière précédente. D’ailleurs, la structure bloquait quasiment le visiteur dans sa progression, l’obligeant à un détour pour y pénétrer. À Montréal, la « maison » fait aussi obstacle au visiteur, mais elle reste traversable et visitable, au profit d’un engagement tout autre avec les objets qu’elle abrite, une « exceptionnelle collection de masques mehinako, utilisés pour la cérémonie de l’Atuxuà[61] ». À la différence des premières parures exposées, dans une pénombre qui exhaussait la délicatesse et la sophistication de leurs couleurs et de leurs formes, ces figures ne sont pas en plumes et sont de facture et de style variable. La structure qui les protège marque leur caractère secret et sacré, tout en permettant aux visiteurs de les voir de près, en face-à-face : ils vivent une rencontre. La structure abritant de plus une petite vitrine dans sa partie centrale, les visiteurs doivent la traverser en longeant les côtés. Ils peuvent ainsi s’approcher et observer en détail sur les deux côtés, ces figures frappantes, souvent anthropomorphes. La « maison » forme à la fois un espace de réclusion (de mise à l’écart et de protection), de passage, et de transition (entre les règnes des humains et celui des esprits). Dans ces conditions, la relation directe avec ces figures étranges fait ressentir leur nature spirituelle, leur pouvoir sacré. Par cette présentation des objets aptes à favoriser leur découverte et à faire ressentir leur statut et leur charge, la scénographie montréalaise témoigne de l’empreinte dans le contexte québécois des approches autochtones de la muséologie, développées au cours des dernières décennies par les collaborations entre musées et communautés sources.
La dernière section de l’exposition rassemble à Montréal d’autres masques cérémoniels dans une scénographie qui permet, là aussi, de faire ressentir aux visiteurs la charge spirituelle dont ils sont dotés, leur « part immatérielle[62] ». Il s’agit de masques de paille de grande taille[63]. Ils sont disposés sur une estrade, ce qui en accentue la puissance expressive, et sont présentés dans une position oblique rappelant leur allure lorsqu’ils sont portés par des danseurs. Ils sont accompagnés de films projetés directement derrière eux sur le mur, films qui en re-contextualisent les conditions d’usage rituel (Fig. 8).
Cette disposition tente de faire comprendre les conditions d’usage et la fonction sociale des masques, le film apportant des éléments de contexte (les cérémonies) et « donnant vie » aux figures immobiles. À Genève, ces masques spectaculaires étaient présentés verticalement derrière des vitrines, en conclusion – et point d’orgue – du parcours. Les vitrines permettaient d’exhausser leur valeur esthétique, en les mettant simultanément à distance (derrière la paroi protectrice de verre) et en lumière (offerts à la vue, révélant leurs qualités formelles dans cet écrin), selon la scénographie occidentale classique. Au MPAC, dans les sections finales du parcours, les concepteurs font le choix de pointer l’attention des visiteurs sur le caractère problématique de la présence de ces masques cérémoniels au musée. Les cartels rappellent que l’usage habituel est d’abandonner ou de détruire les masques après les cérémonies, ajoutant que certains mêmes ne sont pas censés être vus par les femmes. Leur présence pourrait donc, d’une part, être considérée comme un manque de respect à l’égard des communautés, et entraîner, d’autre part, un contresens en termes d’interprétation : dans la mesure où ils ont été pensés, non pour être conservés, mais précisément pour être consommés, voire consumés, de façon performative, dans les cérémonies, ils ne devraient pas être conservés, ni a fortiori exposés dans les musées[64]. Leur exposition ne saurait en aucun cas rendre compte avec justesse du sens de ce patrimoine, ni rendre justice à leur fonction sociale dans les communautés d’origine. Sauf à penser, comme l’avance ici le musée, que « la conservation à une si grande distance de leur lieu de production et d’usage est considérée comme une forme de destruction[65] ». Avec cette formulation, jusqu’alors inédite (à notre connaissance) dans le monde muséal, le MPAC suggère une articulation nouvelle entre la culture matérielle et ses conditions de patrimonialisation, une articulation qui lui permet fort opportunément de justifier la conservation et l’exposition des artefacts en son sein. S’inspirant des apports de la muséologie collaborative pratiquée avec les communautés sources au Canada, le musée prend le parti d’affronter l’épineuse question de la légitimité à conserver des objets rituels conçus initialement pour être détruits[66] ; à défaut de réellement la discuter, il l’énonce à l’intention des visiteurs et prend position. Une question essentielle au monde muséal actuel est ainsi révélée et offerte à la réflexion du public.
Par les choix scénographiques privilégiés, les catégories disciplinaires (art / anthropologie) et la relation des visiteurs aux contenus exposés sont, d’un lieu à l’autre, déplacées et reconfigurées. Les concepteurs s’engagent à Montréal plus explicitement sur la voix de la réflexivité muséale, en privilégiant « un design d’exposition qui implique les visiteurs et présente des mises en scène évocatrices qui rendent l’autorité du musée moins opaque[67] ». En pointant les apories de la présence des masques, ils ré-ouvrent le questionnement, déjà exploré notamment par l’anthropologue Franz Boas, sur une possible dérive objectiviste dont est porteuse en elle-même l’exposition muséale et sur la capacité du musée à rendre compte d’une culture par la seule exposition de ses artefacts[68]. En introduisant, par des touches qui restent encore légères, un dialogue entre les manières de la muséologie occidentale et de la muséologie autochtone de penser la présence de l’objet au musée, et en introduisant par-là une réflexion sur la légitimité de la présence des objets autochtones au musée, le musée de Montréal s’ « autochtonise[69] » : il fait place aux voix autochtones et restaure un équilibre entre les représentations des diverses communautés en présence.
L’analyse de l’exposition en itinérance éclaire la façon dont celle-ci fait médiation, et ce à différents niveaux. À un premier niveau, les choix de parcours, d’objets (nous avons pris en compte en particulier les photographies, les films ainsi que les installations artistiques immersives) et de scénographie conduisent à dessiner des perspectives distinctes sur l’Amazonie, la façon de considérer ses peuples autochtones, et l’histoire de l’anthropologie. À un second niveau, en fonction des dispositifs de médiation textuelle et du rapport au contenu exposé proposé à l’intérieur de chaque exposition, se révèlent des positions institutionnelles différentes concernant le rôle même du musée : à une approche plus descriptive, constative, déployée à Genève, par laquelle il s’agit de montrer les artefacts des sociétés lointaines et de rendre compte du rôle du musée, répond à Montréal une mise en perspective plus réflexive et critique sur la façon dont l’anthropologie a construit ses objets au fil de son histoire, et sur la façon dont le musée aujourd’hui les expose.
C’est en définitive la conception même de la médiation qui trouve, dans la tension entre ses options, une place élargie. Dans le monde muséal existe une tendance à restreindre la médiation à une dimension purement instrumentale. Il est possible à l’inverse de la considérer de façon plus large comme le moyen d’interpeller le public, afin que celui-ci adopte lui-même une posture réflexive, et de positionner le musée comme acteur de transformation sociale. Il s’agirait ce faisant de re-politiser la médiation[70], en tant que moyen de rendre plus compréhensible pour les visiteurs les processus de représentation de l’Autre à l’œuvre au musée.
L’exposition à Montréal bouscule la médiation muséale transmissive classique : elle procure un engagement physique et esthétique plus convaincant à l’égard des pratiques chamaniques et des objets sacrés ; elle active un dialogue entre les visiteurs et les peuples d’Amazonie, leurs contemporains ; elle questionne, enfin, les pratiques de l’anthropologie muséale (place de l’anthropologue, conservation de la culture matérielle). Le MPAC paraît s’investir plus fortement comme médiateur d’un engagement envers les peuples autochtones eux-mêmes ; il se fait la caisse de résonance de leurs revendications, là où le MEG reste plutôt dans la monstration, même si le récit est attentif à historiciser les objets et l’histoire du musée (première partie) et à mettre en scène l’autonomie et la capacité d’initiative des peuples (dernière partie). À Montréal, la scénographie engageante favorise un script postcolonial dans lequel l’agency des sujets trouve place. Aussi le visiteur peut-il ressentir, à son terme, que « la question “et maintenant ?” est posée non seulement au public général mais d’abord et avant tout aux musées eux-mêmes [et] que, dans cette histoire, il s’agit des gens plus que des objets[71] ».
Finalement, à travers ces parcours d’exposition, le musée de Genève s’affirme plutôt comme une institution patrimoniale qui a permis, grâce à des anthropologues engagés, de préserver des collections précieuses, tandis qu’à Montréal le musée est plutôt une institution engagée, donnant voix aux peuples autochtones victimes d’abus et de déni, en témoignant de la richesse de leur culture aujourd’hui. L’itinérance d’une exposition est une médiation, par où le musée hôte non seulement suggère de nouvelles lectures des contenus, mais aussi énonce son positionnement institutionnel, affirme la conception qu’il se fait de sa mission. En circulant, l’exposition et ses « doubles » – qui n’en sont jamais d’exactes décalques – initient alors une conversation sur le sens de l’œuvre, ainsi ouverte, qu’elle constitue. Aussi, par leur circulation, les expositions temporaires forment-elles à chaque occurrence une « zone de contact[72] » où se négocient et s’influencent réciproquement diverses traditions muséographiques locales et des manières de montrer l’Autre. Nul doute qu’un examen de l’exposition dans sa présentation au Château de Nantes en 2019[73] aura révélé de nouvelles significations proposées aux visiteuses et visiteurs, résonnant avec les courants muséologiques et l’historiographie de l’anthropologie en France.
Notes
[1] Davallon J., « Pourquoi considérer l’exposition comme un média ? », Médiamorphoses, n° 9, 2003, p. 25-28, citation p. 26.
[2] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
[3] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.
[6] Davallon J., L’exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
[7] Noordegraaf J., Strategies of Display. Museum Presentation in Nineteenth and Twentieth-Century Visual Culture, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen ; nai010 Publishers, 2012.
[8] Pavese F., « L’opération scénographique : le façonnage des objets en musealia », Mariaux P.-A. (dir.), L’objet de la muséologie, Neuchâtel, Institut d’Histoire de l’art et de Muséologie, 2005, p. 102-118.
[9] Le Marec J., « Le parcours : drôle de temps pour une rencontre », La Lettre de l’OCIM, n° 155, 2014, p. 5-15.
[10] Hurley-Griener C., « Jalons pour une histoire du dispositif », Culture et musée, n° 16, 2010, p. 207-218.
[11] Chaumier S., « Les écritures de l’exposition », Hermès, vol. 61, n° 3, 2011, p. 45-51.
[12] Peers L., Brown A. K. (dir.), Museums and Source Communities, New York, Routledge, 2003 ; Sebastiani S., « Questions aux musées d’anthropologie : une introduction », Passés futurs, n° 6, 2019, p. 1-19, en ligne : https://www.politika.io/fr/numero-revue-pf/vitrines-lhumanite (consulté en janvier 2021) ; Lonetree A., Decolonizing Museums: Representing Native America in National and Tribal Museums, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2012.
[13] Onciul B., Museums, Heritage and Indigenous Voice. Decolonizing Engagement, New York, Routledge, 2015 ; Ames, M., « Are Changing Representation of First Peoples in Canadian Museums and Galleries Challenging the Curatorial Prerogative? » West R. (dir.), The Changing Presentationof the American Indian: Museums and Native Cultures, Washington, National Museum of the American Indian ; University of Washington Press, 2004, p. 73-162.
[14] Denzin N., Lincoln Y., Smith L. (dir.), Handbook of Critical & Indigenous Methodologies, Thousand Oaks, Sage Publications, 2008.
[15] Child B., « Creation of the Tribal Museum », Sleeper-Smith S. (dir.), Contesting Knowledge. Museums andIndigenous Perspectives, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009, p. 251-256.
[16] Dubuc É., Turgeon L., « Musées d’ethnologie : nouveaux défis, nouveaux terrains », Ethnologies, vol. 24, n° 2, 2002, p. 5-18 ; McMaster G., « Our (Inter) Related History », Jessup L., Baggs S. (dir.), On Aboriginal Representation in theGallery, Hull, Canadian Museum of Civilization, 2002, p. 3-8 ; Bibaud J., « Muséologie et Autochtones du Québec et du Canada. De la crise à la “décolonisation tranquille” », Cahiers du MIMMOC, 2015, n° 5, en ligne : http://journals.openedition.org/mimmoc/2169 (consulté en janvier 2021).
[18] Desmarais L., Jérôme L., « Voix autochtones au musée de la Civilisation de Québec : les défis de la muséologie collaborative », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 48, n° 1-2, 2018, p. 121–131, en ligne : https://doi.org/10.7202/1053709ar (consulté en janvier 2021) ; Jérôme L., Kaine E., « Représentations de soi et décolonisation dans les musées : quelles voix pour les objets de l’exposition C’est notre histoire. Premières Nations etInuit du XXIe siècle (Québec) ? », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, n° 3, 2014, p. 231-252. Jérôme L., « Peuples autochtones et musées : 25 ans de relations au musée de la Civilisation », Robitaille M.-P. (dir.), Voyage au cœur des collections des Premiers Peuples, Québec, Septentrion et Musée de la Civilisation, 2014, p. 111-123.
[19] Van Geert F., Du musée ethnographique au musée multiculturel. Chronique d’une transformation globale, Paris, La Documentation Française, 2020 ; Thomas D. (dir.), Museums in Postcolonial Europe, Londres ; New York, Routledge, 2010.
[20] Je me permets de renvoyer à un précédent article : Crenn G., « Reformulating the museum discourse in critical ethnology exhibitions. Limits and ambiguities in the reform at the Museum der Kulturen, Basel and the musée d’Ethnographie de Neuchâtel », ICOFOM Study Series: The Predatory Museum, 45, 2017, p. 37-46, en ligne : https://journals.openedition.org/iss/299 (consulté en janvier 2021).
[21] La Fondation Cartier a par exemple consacré deux expositions à l’Amazonie : Yanomami, l’esprit de la forêt (14 mai – 12 octobre 2003) ; La lutte Yanomami (30 janvier – 10 mai 2020).
[22] Voir par exemple Rêves d’Amazonie, cat. exp., Daoulas, Abbaye de Daoulas, 2005.
[23] Le fonds amazonien du musée compte 5000 pièces. Selon le dossier de presse, « l’exposition présente près de 500 objets, photographies et films se déployant sur 1000 m2, autant de témoignages des cultures amérindiennes telles qu’elles ont été observées du 18e au 21e siècle ». MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne: http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).
[25] Château des ducs de Bretagne à Nantes « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020)», en ligne : https://www.chateaunantes.fr/expositions/amazonie/ (consulté en janvier 2021).
[27] MEG, Dossier de presse« Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt. Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne: http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en janvier 2021).
[29] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D., (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-56, citation p. 54.
[30] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en janvier 2021).
[31] Greenblatt S., « Resonance and Wonder », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington, Smithonian Institution Press, 1991, p. 42-46, citation p. 54 : « New historicism ». Sur la question de l’historicité en anthropologie, voir par exemple Turnbull P., « Autralian Museums, Aboriginal Skeletal Remains, and the Imagining of Human Evolutionary History, c. 1860-1914 », Museums and Society, vol. 1, n° 13, 2015, p. 72-87.
[32] Les architectes Bernard Delacoste et Marcel Croubalian (MCBD Architectes) de Genève.
[33] MEG, Dossier de presse « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt Du 20 mai 2016 au 8 janvier 2017 », 2016, en ligne : http://www.ville-ge.ch/meg/pdf/presse_12.pdf (consulté en mars 2020).
[36] Descola P., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[37] Gisela Motta et Leandro Lima vivent et travaillent à São Paulo. C’est à la suite de la visite du village yanomami de Watoriki, dans l’État de Roraima, qu’ils produisent cette œuvre retraçant leur expérience.
[38] Madeleine Leclair, MEG. Communication au Séminaire « Réécrire le passé colonial : enjeux contemporains des collections de musée », organisé par Felicity Bodenstein et Benoît de L’Estoile, Séance 5 : Muséographies de l’immatériel, École Normale Supérieure, Paris, 13 septembre 2017.
[39] On pense en particulier à l’installation vidéo d’Ange Leccia, dans l’espace d’introduction du parcours permanent, qui berce les visiteurs d’images de ressac marin, et à la chambre sonore, où ils peuvent s’immerger dans un bain d’images et de son en marge du parcours de visite. Voir le site du MEG, en ligne : https://www.ville-ge.ch/meg/ (consulté en janvier 2021). Voir aussi Magnol J., « Au MEG, Ange Leccia célèbre la mer partagée par toutes les civilisations », Genève active, 11 mai 2015, en ligne : https://www.geneveactive.ch/article/au-meg-ange-leccia-celebre-la-mer-partagee-par-toutes-les-civilisations/ (consulté en janvier 2021).
[40] Il existait d’ailleurs également un cartel assez détaillé introduisant les contes, mais, comme le reconnaît M. Leclair, il était mal placé et peu visible.
[41] Ces textes sont d’ailleurs les mêmes que ceux du dossier de presse, au point qu’on peut se demander s’ils n’en seraient pas directement issus. Cette identité entre textes de communication (dossier de presse) et textes de médiation dans l’exposition (cartel) pose question sur la conception qu’a le musée de la nature du travail de médiation muséale.
[42] Tilden F., Interpreting Our Heritage: Principles and Practices for Visitor Services in Parks, Museums, and Historic Places, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1957.
[43] Morton C., « Photography, Anthropology of », H. Callan (dir.), The International Encyclopedia of Anthropology, Chapel Hill, John Wiley & Sons, 2018.
[46] La générosité de la communauté qui a permis de réaliser et transmettre ce film est d’ailleurs explicitement soulignée à Montréal.
[47] On doit à l’anthropologue américain James Clifford ce partage entre œuvre et artefact dans les musées d’anthropologie. Clifford J.,Malaisedans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, ENSB-A, 1996.
[48] « There is no such thing as a “neutral” […] exhibition space », Porto N., « From Exhibiting to Installing Ethnography: Experiment at the Museum of the University of Coimbra, Portugal, 1999-2005 », Basu P., Macdonald S. (dir.), Exhibition Experiments, Oxford, Blackwell, 2007, p. 175-196, citation p. 176.
[49] « Content and form [melt] with one another, thus framing the visiting experience », ibid., p. 187.
[51] Même si à l’entrée de l’exposition le public trouve d’abord des portraits en couleurs de chamanes.
[52] Fabian J., Time and the Other: HowAnthropology Makes its Object, New York, Columbia University Press, 1983 ; Bensa A., La fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Paris, Anacharsis, 2006.
[53] Geertz C., Works and Lives. The Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
[54] « Imitation de tournage », film, extrait de Yopi : Chez les Indiens du Brésil, tourné par l’anthropologue Felix Speiser, 1924, MEG (cartel).
[55] Notamment un rare film de transe chamanique. Sur les objets secrets/sacrés, voir Jordanova L., « Objects of Knowledge: A Historical Perspective on Museums », Vergo P. (éd.), The New Museology, Londres, Reaktion Books, 1989, p. 22-40.
[56] Morphy H., « The Displaced Local. Multiple Agency in the Building of Museum’s Ethnographic Collections », Message K., Witcomb A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T. 1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 365-387, citation p. 371 : « The most supportive of the Aboriginal cause ».
[57] Cereghetti S., Arpin L., « Dédicace aux esprits de la forêt », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 16-17, citation p. 17.
[59] La photographie d’environ 2 m de large couvre tout un pan du mur de la salle.
[60] Rostain S., Delpuech A., « L’appel de la forêt. Ou quand Genève se tropicalise », Totem, le magazine du musée d’Ethnographie de Genève, n° 72, p. 5-7, citation p. 6.
[61] « Une cérémonie visant à s’attirer les bonnes grâces des esprits et à favoriser le retour de l’âme volée, qui a lieu tous les cinq à sept ans », selon le cartel.
[62] Leblic I., « Introduction : La part “d’immatériel” dans les objets de culture dite “matérielle” », Le Journal de la Société des Océanistes, n° 136-137, 2013, en ligne : http://jso.revues.org/6839 (consulté en mars 2020).
[63] Ces masques, qui sont de catégorie « mâle et femelle », dépassent la taille humaine.
[64] C’est la position que soutient par exemple l’anthropologue Monique Jeudy-Ballini. Voir Jeudy-Ballini M., « Muséographier l’émotion esthétique ? Réflexions à propos d’un exemple océanien », THEMA. La revue des musées de la civilisation, n° 2, 2015, p. 45-54.
[66] Cette question a pris une importance renouvelée à la suite de la parution en novembre 2018 du Rapport Sarr-Savoy commandé par le président de la République française : « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (http://restitutionreport2018.com/). Voir par exemple le débat : König V., et alii, « Les collections muséales d’art “non-occidental” : constitution et restitution aujourd’hui », Perspective, 1, 2018, p. 37-70, en ligne : https://journals.openedition.org/perspective/7833 (consulté en janvier 2021).
[67] « Exhibition designs that engage visitors by presenting evocative displays that render the museum’s authority less opaque ». Butler S. R., « Reflexive Museology. Lost and Found », Message K., Witcomb, A. (éd.), International Handbook of Museum Studies. T.1 : Museum Theory, Hoboken, Wiley, 2015, p. 159-182, citation p. 159.
[68] Kalinowski I., « Franz Boas. Le musée d’Histoire naturelle de New York et la galerie de Dresde », Revue germanique internationale, n° 21, 2015, p. 113-132, citation p. 131.
[69] Phillips R. B., Museum Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2011.
[70] Casemajor N., Dubé M., Lafortune J.-M., Lamoureux È. (dir.), Expériences critiques de la médiation culturelle, Québec, Presses de l’université Laval, 2017.
[71] « “What now ?” In the end, this question is posed not only to the general public, but, first and foremost, to museums themselves [and] the visitor leaves the exhibition with a feeling that, in this story, it is more about people than it is about objects ». Formule de Manuela Françozo à propos d’une autre exposition sur l’Amazonie qui s’inscrit dans une veine critique similaire : Françozo M., « What Now? The Insurrection of Things in the Amazon, Museum der Kulturen, Basel, Switzerland », Curator, vol. 56, n° 4, 2013, p. 451-459, citation p. 458.
[72] Voir Clifford J., Routes. Travel and translation in the late twentieth century, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
[73] Château des ducs de Bretagne à Nantes, « Amazonie. Le chamane et la pensée de la forêt (du 15 juin 2019 au 19 janvier 2020) », 2019, en ligne : http://www.chateaunantes.fr/fr/evenement/amazonie (consulté en janvier 2021).
Pour citer cet article : Gaëlle Crenn, "L’itinérance comme médiation. Le cas de l’exposition Amazonie, le chamane et la pensée de la forêt (musée d’Ethnographie de Genève, 2016 ; musée de Pointe-à-Callière, Montréal, 2017)", exPosition, 27 septembre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/crenn-itinerance-mediation/%20. Consulté le 22 novembre 2024.
— Mélina Ramondencest architecte diplômée d’État, doctorante en architecture au laboratoire Méthodes et Histoire de l’Architecture de l’école nationale supérieure d’Architecture de Grenoble. Ses recherches portent principalement sur les utopies urbaines et architecturales de la fin des années soixante et sur les relations entre art et architecture dans la seconde moitié du XXe siècle. Sa thèse de doctorat, en cours de rédaction, porte sur les œuvres des architectes prospectifs Pascal Häusermann, Claude Costy et Jean-Louis Rey dit Chanéac, dont la majeure partie des fonds sont conservés au Frac Centre-Val de Loire. —
À l’aube des années 2000, le fonds régional d’Art contemporain de la région Centre-Val de Loire[1] (Frac Centre-Val de Loire) a fait entrer dans ses collections des projets d’architecture expérimentale des années 1960 et 1970. Cette politique d’acquisition[2] a permis à ce Frac de constituer une collection unique, à un moment où l’architecture détournait le regard d’une parenthèse prospective jugée embarrassante, et préférait se focaliser sur l’étude du mouvement moderne pour se constituer en discipline universitaire. Tout au contraire, le milieu de l’art contemporain portait ainsi un regard fasciné sur ces travaux qu’il qualifiait alors d’« expérimentaux[3] » ou d’« utopiques[4] ». L’emploi de ce dernier terme, que réfutaient les architectes prospectifs en leur temps, dénote toute la difficulté d’une relecture contemporaine de leur production. Revenant plus tard sur l’utilisation de ce vocable, le critique d’art et d’architecture Michel Ragon tentait d’expliquer que :
« la différence entre utopie et prospective, c’est que l’utopie situe son devenir dans l’imaginaire, alors que la prospective donne des lieux et des dates. L’utopie est poétique, la prospective, scientifique. Ou plutôt, la prospective se veut scientifique, alors que la dose de fantaisie qu’elle contient est peut-être en fait son meilleur atout[5]. »
Il semblerait en effet que ce soit cette « dose de fantaisie[6] », d’invention et de création, qui ait éveillé peu à peu les intérêts concomitants d’institutions dédiées à l’art contemporain[7]. Toutefois, nombre de projets qui ont intégré les collections du Frac Centre-Val de Loire avaient été présentés initialement dans la perspective d’expositions internationales, pour porter un discours spécifique sur l’architecture dans sa dimension prospective. Dans un moment charnière, où l’ensemble de la discipline comme de la profession s’interrogeait sur son futur et celui de la société, ces expositions étaient d’autant plus importantes qu’elles offraient des espaces-temps de débat dans lesquels les projets devenaient de véritables manifestes, des tribunes qui permettaient aux architectes de prendre position, de façon plus ou moins radicale. Une question se pose alors. Que se joue-t-il dans ce passage de l’exposition comme discours par l’architecture à l’exposition comme discours sur l’architecture ? L’objectif de cet article est d’interroger ce que le processus d’ « artification[8] » des projets, entrés dans des collections d’art contemporain et considérés comme des œuvres, fait à l’architecture. Nous considérons cette question à travers l’exemple des travaux de certains membres du groupe international d’Architecture prospective (GIAP) conservés par le Frac Centre-Val de Loire : ceux de Pascal Häusermann (donation de Pascal Häusermann en 1997, puis 2005), Jean-Louis Chanéac (dépôt de Nelly Chanéac en 1999, puis plusieurs donations entre 2008 et 2012), Yona Friedman (acquisitions 1998 et en 2010), et Nicolas Schöffer (acquisition en 2004).
1960-1970 : l’exposition d’architecture comme événementmanifeste
Michel Ragon entame en 1963, avec la publication de l’ouvrage Où vivrons-nous demain[9] ? un travail de médiatisation et de diffusion d’une architecture prospective. Pistant le futur, ce critique d’art puis d’architecture autodidacte débusque ainsi « une architecture de recherche jusqu’alors clandestine et pratiquement inconnue[10] ». Témoin attentif de l’émergence de nouvelles manières de penser et de représenter l’architecture dans une société dont il constate les profondes mutations, il en devient rapidement un protagoniste incontournable. Il s’emploie à fédérer des artistes, des ingénieurs, des sociologues, des scientifiques… : des chercheurs issus de champs disciplinaires très divers qui cherchent tous à modéliser, à prévoir et à inventer la ville et l’habitat du futur, adoptant l’attitude prospective appelée de ses vœux par le philosophe Gaston Berger. En homme médiatique, Michel Ragon va orchestrer la diffusion des travaux des prospectifs par l’intermédiaire d’articles, d’ouvrages, d’interventions télévisées, de conférences, et bien sûr, d’expositions.
Dans le contexte de bouillonnement intellectuel et culturel qui caractérise les années 1960 se tiennent en effet des expositions majeures qui actent pour la plupart la naissance de collectifs d’architectes radicaux. Ainsi s’ouvre en 1963, à Vienne en Autriche, l’exposition Architektur d’Hans Hollein et Walter Pichler. Comme le note Eva Bransome :
« Leur exposition commune, présentée comme un “work in progress” , s’est avérée explosive dans son contenu[11] », provoquant l’establishment architectural en affirmant que « tout est architecture[12] ».
La même année, à Londres, le duo à l’origine du groupe Archigram, Peter Cook et David Greene, présente Living City, prenant le pouls de la société et expérimentant des nouvelles formes de représentation architecturale multipliant les emprunts à la culture populaire. Trois ans plus tard, en 1966, l’exposition Superarchitettura acte la collaboration des radicaux d’Archizoom et de Superstudio, deux groupes formés à la même université à Florence. Ces trois expositions ne sont que quelques exemples de l’effervescence de cette nouvelle génération d’architectes qui éclot dans les années 1960. Tous ces événements sont autant de remises en question frontale de la discipline et de la profession architecturales. Elles poursuivent toutes le même objectif : réinventer l’architecture, souvent par l’hybridation, les mélanges, les emprunts à d’autres disciplines. La transformation de l’architecture passe par un renouvellement de ses représentations et ces expositions sont des moments particulièrement importants de diffusion d’images nouvelles et non académiques du projet, comme le photomontage, la bande dessinée, les collages…
12 Villes prospectives : une exposition fondatrice
La fondation du groupe international d’Architecture prospective (GIAP) est annoncée le 21 juin 1965, lors d’une conférence de presse tenue à la Cinémathèque française, alors installée au Palais de Chaillot. Cette conférence de presse inaugurale permet au GIAP de diffuser largement son manifeste et son programme de conférences[13], et d’annoncer une première exposition collective. Il semble que cet événement, qui devait se tenir en septembre au musée des Arts décoratifs, ait été délocalisé et précipité au mois de juillet pour coïncider avec la tenue du VIIIe congrès de l’Union Internationale des Architectes[14] (UIA). Ainsi, le 3 juillet 1965, quelques jours à peine après son officialisation, le (GIAP) inaugure l’exposition 12 Villes prospectives (Fig. 1) au siège de l’entreprise Saint-Gobain, à Neuilly.
Elle présente les projets des Allemands Ludwig Karl Hilberseimer (Chicago replanned), Eckhard Schulze-Fielitz (La cité spatiale, science-fiction réalisable) et Werner Ruhnau (Klimatisiert Bandstadt im Ruhrgebiet), des Français Nicolas Schöffer (Ville cybernétique), Pierre Szekely (Cité aérienne), Paul Maymont (Ville verticale et souterraine), André Biro et Jean-Jacques Fernier (L’X, Cité à structure continue) (Fig. 2), et Yona Friedman (L’urbanisme spatial), des Japonais Kusho Kirokawa (Helix City) et Kenzo Tange (The nature of the City of 10.000.000 inhabitants), du Suisse Walter Jonas (Cité Intra) (Fig. 3), et de l’Américain Reginald Malcolmson (Metro-linear city). Dans l’introduction du livret de l’exposition[15], Michel Ragon explique :
« les 12 villes prospectives que nous avons sélectionnées sont une première démonstration indiquant que des recherches parallèles ont lieu aussi bien aux États-Unis qu’en Europe ou en Asie. Elles soulignent que des lignes de forces existent et de nouvelles méthodes d’organisation de l’espace. Il appartient aux pouvoirs publics et à la grande industrie de faire passer ces villes de la théorie à la réalité[16] ».
L’objectif est donc de toucher largement le public d’architectes présent au congrès de l’UIA et de le gagner à la cause prospective, mais aussi de créer des liens entre toutes les professions du bâtiment et les décideurs politiques. À la suite de l’introduction de Michel Ragon, le livret d’exposition est pensé comme un résumé de l’argumentaire des douze projets, dont chacun se voit consacrer une page sur laquelle figurent une image et un court texte explicatif. Des thématiques similaires émergent, parmi lesquelles la mobilité, la consommation du sol, l’évolutivité de l’urbain désormais pensé comme un système, et l’impermanence de l’architecture. Ingénieurs, architectes et artistes, tous semblent à la recherche d’un code génétique de l’architecture, d’une règle du jeu qui permette de projeter le développement urbain sans le planifier entièrement, pour répondre à l’explosion démographique des villes tout en rejetant la planification de leur époque. Les images des progrès scientifiques et technologiques exacerbent l’imaginaire des membres du GIAP comme de l’ensemble de la société : la conquête spatiale est promise aussi à l’architecture. L’ensemble des travaux présentés dans l’exposition vise à résoudre les problèmes urbains de façon scientifique et rationnelle, notamment par l’usage de la mégastructure. En apportant des solutions aux problèmes humains et sociétaux par le biais supposément neutre du progrès technique, ce groupe de « non-alignés de l’architecture[17] » dépolitise aussi le débat. Le manifeste du groupe se borne ainsi aux phrases suivantes :
« Le GIAP n’a donc pour l’instant d’autre doctrine que la prospective architecturale. Contre une architecture rétrospective. Pour une architecture prospective[18] ».
Tous s’emploient ainsi à apporter des arguments scientifiques et techniques pour étayer solidement leurs propositions, et administrer la preuve de leur réalisme. Au contraire des expositions d’avant-garde citées précédemment, 12 Villes prospectives juxtapose des recherches de concepteurs issus de pays et de générations très diverses, qui ne se connaissent parfois pas et ne se rencontrent pas toujours. La dimension collective est uniquement portée par le discours élaboré par Michel Ragon. Il n’est toutefois pas totalement seul à le construire. On trouve ainsi la trace d’une première version de cette exposition, qui devait initialement présenter 16 projets, dans les archives de Yona Friedman conservées au Getty Institute[19]. L’architecte et sociologue, membre fondateur du GIAP, semble être l’un des instigateurs de l’exposition. Cela explique la grande représentation des travaux du groupe d’études d’architecture mobile (GEAM), piloté par Friedman, dans la sélection finale[20]. Ainsi, dans l’ouvrage Exhibit A, Exhibitions that transformed Architecture[21], Eeva-Liisa Pelkonen considère 12 Villes prospectives comme un possible prolongement de l’exposition l’Architecture mobile[22], présentée à Amsterdam par le GEAM en 1961, et qui montrait déjà des recherches de Schulze-Fielitz, Maymont et Friedman. La préface du petit catalogue d’exposition reprenait en partie le texte Mobiles Planen, Mobiles Bauen, publié par Günther Kühne dans la revue Bauwelt, en 1958 :
« Pendant des millénaires, on a bâti pour les millénaires, l’œil toujours fixé sur l’éternité. Il est caractéristique que les siècles qui n’ont pas produit de grands ouvrages, ou seulement un très petit nombre, ont prétendu avec le plus de véhémence à créer pour l’éternité. Selon Goethe, on peut être, le cas échéant dans l’erreur, mais on ne peut pas la bâtir. Ce mot est très vrai, mais la leçon est peu observée. Villes et villages ne montrent que trop clairement aujourd’hui les traces de projets faux et d’une architecture fausse. On pourrait écrire des livres et des livres décrivant ces résultats pétrifiés d’actes irréfléchis, du moins pendant les derniers cent ans, sinon depuis des siècles. On n’a pas bâti pour les vrais besoins humains, les réalisations architecturales étant vieillies au moment de leur achèvement. Ajoutons que les besoins humains changent, que les meilleures solutions architecturales ne suffiront pas aux demandes différentes de demain. La vie est variabilité, pulsation, dynamisme, alors que la forme bâtie est statique. Tout ce que l’on a bâti dans le monde jusqu’à présent est statique, invariable, c’est-à-dire mort. La transformation sociale des villes exige une révision radicale des techniques d’urbanisme et de construction, le nombre croissant de la population terrestre exige un rythme inouï de construction, les transformations techniques (circulation, télécommunications, productions, etc.) amènent des exigences imprévisibles[23]. »
Si sa préface du fascicule 12 Villes prospectives s’avère moins virulente, Ragon rejoint totalement ce texte. Il affirme son adhésion aux travaux du GEAM en y déclarant que « pour répondre aux besoins croissants de logements et empêcher les villes de s’étendre indéfiniment, la solution de l’urbanisme spatial apparaît comme la plus rationnelle[24] ». En revanche, il n’exclut pas les autres pistes et directions de recherches parallèles qu’il sent émerger.
Quelques années plus tard, Ragon analyse :
« le GIAP ne prit jamais la cohérence d’Archigram ou de Métabolisme. Ce fut à la fois sa force, car il put ainsi rassembler des chercheurs de tendances très différentes, voire opposées, dans une sorte de vaste œcuménisme de la recherche architecturale) et sa faiblesse (car les liens sont plus étroits lorsqu’une même idéologie vous rassemble). Deux grandes tendances se sont en fait retrouvées dans le GIAP : l’une mathématique, l’autre “naturaliste”. Les uns ont donné un rôle prédominant à la cybernétique, les autres à la spontanéité biologique[25] ».
Si dans cette première exposition, les tenants de la première tendance semblent plus largement représentés, l’ouverture vers les « naturalistes » s’engage dès 1966. Les deux imaginaires, puissants, se confrontent et se superposent.
Expositions, réexpositions des travaux du GIAP
Immédiatement après Neuilly, l’exposition 12 Villes prospectives sera montrée au palais de la Découverte, puis à la maison du Congrès de Royan en août 1965, et lors de la première édition du festival SIGMA (Bordeaux) en octobre 1965. D’autres expositions collectives des travaux des membres du GIAP auront lieu dans le cadre de manifestations plus larges : la deuxième édition de SIGMA en novembre 1966, l’exposition Art matière brute à la Maison de l’ORTF en 1966, la Foire de Tours en mai 1967, l’exposition La nature moderne sous les auspices du centre expérimental du Spectacle, en juin 1967. Parcourant la France et plus seulement Paris, les architectes du GIAP exposent ainsi leurs projets dans le contexte de grands événements nationaux (foire, festivals) : leurs propositions deviennent alors des attractions, des moments de spectacles, plutôt que les démonstrations scientifiques qu’ils espéraient.
Une exposition vient contredire ce schéma. Les projets des membres du GIAP sont exposés en 1966 par la Galerie Arnaud, au 212 boulevard Saint-Germain, à Paris. La programmation de la galerie de Jean-Robert Arnaud, fondée en 1950, veut s’inscrire à contre-courant d’une scène artistique parisienne alors dominée par l’abstraction géométrique. Outre l’accueil d’expositions, la galerie se dote dès 1952 d’un bulletin d’information, qui deviendra la revue Cimaise, au comité de rédaction de laquelle participe Michel Ragon. L’amitié entre les deux hommes et leur ambition commune de faire connaître de jeunes créateurs expliquent l’accueil fait par la galerie aux travaux des seuls prospectifs, dans une exposition qui leur offre une tribune précieuse sur la scène de l’avant-garde parisienne.
En 1967, le GIAP réfléchit aux futures expositions à envisager à l’étranger pour affirmer sa dimension internationale. Dans un bilan d’activité[26] dressé par André Biro et Jean-Jacques Fernier en date du 19 septembre sont envisagées des présentations au musée des Arts décoratifs de Lausanne, à l’institut national d’Architecture de Rome, à Oslo… L’avenir du groupe est alors incertain. Griffonnés dans les archives de Georges Patrix, son secrétaire, les résultats d’un vote visant à prendre une orientation collective sont sans appel : deux voix sont pour une conservation du GIAP dans sa forme originelle, trois souhaitent sa dissolution, et dix, sa transformation. Sans qu’une réelle transformation n’ait lieu, le second souffle du GIAP viendra de la Belgique. Jean-Claude Herpain, administrateur du centre d’études architecturales (CEA) de Bruxelles, contacte Michel Ragon en septembre de la même année pour inviter le GIAP à présenter ses travaux dans le cadre de journées d’études, et dans la collection des cahiers du CEA[27] publiés aux éditions SOCOREMA entre 1967 et 1972. Cette même maison publie la revue Neuf[28], qui participera grandement à la diffusion des idées des prospectifs. Le numéro 19 de cette publication, paru en 1969, consacre ainsi une grande partie de ses pages aux Rencontres internationales d’architecture et d’urbanisme de Cannes. Sous le patronage des publicitaires Roger Ville et Jacques Bétourné, fondateurs de l’association Construction et Humanisme, le « concours de Cannes[29] » est « organisé en marge de toute institution […] et financé par des industriels et bâtisseurs[30] ». L’événement rassemble les prospectifs de tous les pays, et treize équipes sont invitées à présenter et à exposer leurs recherches pour une ville nouvelle. Le GIAP est largement représenté : dans le jury par Paul Maymont, et parmi les candidats par Guy Rottier et Yona Friedman, Pascal Häusermann et Claude Häusermann-Costy, André Biro et Jean-Jacques Fernier, et Chanéac. Ce dernier expose au Palais des Festivals les planches de sa Ville cratère, qui lui vaut de se voir attribuer le grand prix international d’Architecture des mains des plus éminents architectes internationaux de l’époque – parmi lesquels Louis Kahn, Jean Prouvé, Jaap Bakema, et Bruno Zevi. La réussite de ces rencontres et l’émulation notable qu’elles engendrent ne suffira pas à empêcher l’essoufflement de l’élan prospectif. Ainsi que l’exprime Chanéac, il s’agit là de la « dernière pirouette sur la scène internationale[31] » des membres du GIAP. S’achevant dans les controverses et dans une ambiance électrique[32], la seconde édition de la manifestation, en 1970, sera la dernière.
En 1969, la saline royale d’Arc-et-Senans, qui prépare déjà sa transformation en centre de Réflexion sur le Futur sous l’impulsion de Serge Antoine[33], est le décor d’un étonnant tournage. Le réalisateur Raoul Sangla y prépare un documentaire en forme d’oratorio[34] sur la ville idéale. Parmi les intervenants, Chanéac présente la Ville cratère, projet qui lui a valu d’être distingué aux Rencontres de Cannes. Lorsque le présentateur s’enquiert de détails sur ce projet urbain en forme de mégastructure évolutive, son concepteur lui répond : « Alors ça, c’est quelque chose de très raisonnable, c’est à réaliser tout de suite, la semaine prochaine on pourrait commencer les travaux[35]… ». Il semble que l’ensemble des travaux présentés à Cannes aient été montrés à la Saline Royale. Il s’agirait de la dernière exposition des prospectifs, qui pouvaient affirmer une dernière fois la foi progressiste et l’optimisme technophile partagés par tous ses membres.
Un héritage embarrassant
Près de quinze ans après la parution de l’ouvrage Où vivrons-nous demain ?, Michel Ragon publie le troisième tome de son Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes[36] dont il a entrepris l’ambitieuse écriture en 1971. Intitulé Prospective et futurologie, ce dernier opus, qui devait faire entrer le moment prospectif dans l’histoire de l’architecture, contribue paradoxalement à l’en effacer. En le circonscrivant, ce texte referme ce qui sera perçu dès lors comme une parenthèse plus fantaisiste que fantastique. Dans son introduction, Michel Ragon perçoit déjà les limites de son entreprise.
« À partir de [1965], les journaux à grands tirages, puis finalement toutes les revues d’architecture, ont visualisé la prospective architecturale. Ce succès apparent a son revers. On a moins retenu l’idée de la recherche, de la nécessité de créer une “urbanologie”, qu’une illustration parfois plaisante, parfois cauchemardesque, d’un avenir s’apparentant à la science-fiction. On a écrasé ces projets d’un nouvel urbanisme sous l’étiquette du “fantastique[37]” ».
Dès 1973, le critique et historien de l’architecture italien Manfredo Tafuri se fait le plus célèbre fossoyeur de cette production, qu’il qualifie de « néo-avant-garde[38] ». Le scientisme et l’apolitisme revendiqués des membres du GIAP disqualifient leurs recherches aux yeux d’une profession tout entière, italophile[39], qui s’emploie au même moment à construire une posture intellectuelle, politique et critique. Le GIAP est discrédité. Rapidement, l’étiquette prospective invalide les propositions des architectes et des artistes coupables d’avoir fantasmé l’an 2000. Lors de la réédition de son troisième tome en 1986, Michel Ragon lui-même opère un profond changement : le sous-titre Prospective et Futurologie disparaît[40].
Quelques années plus tard, l’historienne Dominique Rouillard n’est pas plus tendre avec cette production qu’elle qualifie de « prospective d’amateurs[41] » et dont elle relève « l’extravagance facile[42] » dans son ouvrage paru en 2004, Superarchitecture : le futur de l’architecture (1950-1970). Mais tandis que la profession architecturale, embarrassée, détourne le regard de cet héritage jugé encombrant, le milieu de l’art contemporain lui découvre un immense intérêt. À l’aube de cet an 2000 qui stimulait l’imaginaire des prospectifs, tout un pan de l’histoire architecturale est reconsidéré par des institutions d’ordinaire centrées sur la création contemporaine. C’est le cas du Frac Centre-Val de Loire.
La ré-exposition. Une réhabilitation par l’art contemporain
En 1991, sous l’impulsion conjointe de Frédéric Migayrou et Marie-Ange Brayer, ce Frac oriente ses collections vers la question de « l’architecture de demain, réunissant art contemporain et architecture expérimentale[43] » et se donne une mission : collectionner les œuvres de ceux qui « refusaient les carcans, ceux de l’architecture comme ceux de l’art, pour inventer une praxis dont le Frac Centre-Val de Loire a fait son champ de recherche, et dont le nom reste encore à inventer[44] ». L’objectif annoncé : dresser une « cartographie internationale, généalogie historique de la recherche architecturale et de ses relations à la création artistique depuis les années 1950[45] ». Le rassemblement au sein d’une même collection de travaux d’artistes et d’architectes prolonge l’esprit de synthèse et de fusion dans lesquels étaient formulés les travaux des prospectifs. Ainsi que le souligne Hélène Jannière[46], Michel Ragon s’était employé à devenir le propagateur d’une nouvelle forme de synthèse des arts opérant une fusion entre l’architecture, l’art, le design et l’urbanisme pour créer un nouvel environnement. Le propos du Frac identifie bien ce « rêve né dans les années 1960 d’une création à l’échelle de chaque instant. L’espoir de voir disparaître et l’art, et l’architecture au profit d’une vie devenue œuvre est le fer de lance d’une critique du modèle architectural dominant[47] ». Marie-Ange Brayer souligne en 2013 : « à la différence d’archives nationales d’architecture, la collection du Frac Centre ne met pas l’accent sur la finalité constructive du projet d’architecture, mais sur sa dimension prospective[48] ».
Les accrochages des collections permanentes du Frac alternent ainsi entre approche cartographique et approche historique. Dans le registre cartographique, le dernier accrochage de la collection en 2019, Atlas des Utopies (Fig. 4), faisait la part belle aux avant-gardes architecturales des années 1970 avec des groupes comme Archigram et Archizoom, de Coop Himmelb(l)au, et aux membres du GIAP comme Yona Friedman, Chanéac, et Pascal Häusermann… Ce genre de présentation dresse un panorama de groupes de recherche de l’époque, et donne à comprendre son foisonnement, en termes de postures, de représentations, de systèmes de références. Notons toutefois que l’utilisation du terme « utopie » dans le titre de cette exposition – terme que les membres du GIAP ont toujours réfuté et qui était employé par leurs détracteurs pour disqualifier leurs propositions – contribue à mettre ces travaux en marge de l’histoire de l’architecture, et à considérer cette période de production comme une parenthèse.
Dans une approche historique, l’exposition hommage à Michel Ragon, Villes visionnaires, présentée en 2014, se composait de deux volets, « l’un historique, l’autre prospectif [49] ». Son argumentaire précise :
« Au terme de ce parcours historique, l’exposition présente les projets contemporains d’une vingtaine d’agences d’envergure internationale et s’interroge sur la réappropriation aujourd’hui de ces enjeux à grande échelle. L’environnement urbain globalisé est désormais une réalité, qui émerge au croisement du bâti et du connecté, du sauvage et du maîtrisé[50] ».
Ce type d’exposition permet de réintégrer l’épisode prospectif à la grande histoire de la prospective architecturale et d’observer les projets de cette avant-garde au prisme des questions contemporaines, scrutant les filiations possibles.
Une histoire à réécrire ?
Les expositions du Frac ont permis de reconsidérer, avec un recul de presque cinquante ans, les travaux des architectes prospectifs. Leur ré-exposition par cette institution est complexe : une fois la fascination dépassée, il s’agit de construire un discours distancié sur les œuvres, resituées dans leur époque, sans établir à tout prix de filiation artificielle avec des projets contemporains. Et d’autres questions plus pragmatiques se posent. On peut notamment s’interroger sur la conservation des fonds d’architectes par un Frac et sur le nouveau statut que cela peut conférer aux documents qui les composent.
« Souvent considérés comme des documents d’archives, les plans issus de ces donations obtiennent pour partie d’entre eux, le statut d’œuvre d’art en entrant dans la collection du Frac Centre. Tandis que d’autres conservent leur statut documentaire. Selon quels fondements scientifiques cette répartition s’effectue-t-elle[51] ? » s’interrogeait Emmanuel Bosca, alors chargé des collections du Frac Centre-Val de Loire, en 2013.
Lors de la donation du fonds Chanéac, opérée par son épouse, les archives ont été divisées en deux lots : d’un côté, des dessins dont les caractéristiques esthétiques et l’originalité leur ont permis d’être déposés puis donnés au Frac ; de l’autre les esquisses jugées moins importantes et les documents liés à la vie de l’agence (book, administration, carnets…) conservés aux archives départementales de la Savoie. Or la scission du fonds complique la compréhension de l’œuvre puisque l’on retrouve aux archives départementales de la Savoie des séries de croquis préparatoires qui donnent des précisions très précieuses pour comprendre la genèse des projets. À l’inverse, l’intégralité du fonds Häusermann, comportant des photographies de chantier, des documents administratifs, des écrits, des correspondances… a été déposée au Frac Centre-Val de Loire. Mais cette situation est particulièrement complexe à gérer pour les équipes, car les Frac n’ont pas vocation à devenir des lieux de conservation d’archives ouverts aux chercheurs.
L’entreprise de sauvegarde entamée par le Frac Centre-Val de Loire a donc permis de redécouvrir des projets d’architectures extraordinaires, des architectes et des concepteurs tombés dans l’oubli. Ainsi que l’affirme Marie-Ange Brayer, l’institution « a contribué à faire redécouvrir sur un plan international toute une génération d’architectes qui avaient disparu des ouvrages d’architecture sauf de ceux de Michel Ragon qui, dans Prospective et futurologie, exhuma tous ceux qui avaient été relégué à la catégorie d’utopistes[52] ». L’acquisition de leurs fonds, d’abord motivée par la qualité esthétique et l’« exposabilité » de ces images d’architecture-fiction, a permis leur sauvetage. Conférant le statut d’œuvres autonomes à des éléments de projet autrefois inscrits dans un processus créatif, leur ré-exposition a permis de construire un regard neuf sur ces travaux, et finalement de reconsidérer tout un pan de la production architecturale. Aujourd’hui, il semble important de relire ces œuvres comme des étapes d’un processus de projet, pour mieux saisir les spécificités des démarches de chacun de leurs créateurs. Ainsi, nombre d’historiens de l’architecture s’engouffrent désormais dans la brèche ouverte par les historiens de l’art pour réécrire cette période qui fascine à nouveau et lui redonner sa juste place, vérifiant encore une fois la sentence de Benedetto Croce selon laquelle « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine[53] ».
Notes
[1] Depuis 1982, chaque région de France est dotée d’un fonds régional d’Art contemporain dans le cadre d’un partenariat avec le ministère de la Culture. Les missions d’un Frac sont la constitution d’une collection d’art contemporain, mettant l’accent sur la création actuelle et sa diffusion en région, en France et à l’étranger.
[2] En 1991, le Frac Centre-Val de Loire oriente sa collection sur le rapport entre art et architecture. L’institution se tourne alors vers l’acquisition de projets d’architecture expérimentaux et prospectifs des années 1950 à aujourd’hui. Cette collection comprend aujourd’hui 300 œuvres d’artistes, 800 maquettes d’architecture et 14 000 dessins issus de nombreux fonds d’architectes.
[3] Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013.
[4] Le dernier accrochage de la collection du Frac Centre-Val de Loire, en 2019, portait le titre Atlas des utopies.
[5] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 26.
[7] « Avec ses 400 artistes et architectes représentés, la collection du Frac est aujourd’hui, à l’échelle mondiale, l’une des trois plus importantes consacrées à l’architecture (avec celles du Centre Pompidou et du MoMA de New York) » explique Abdelkader Damani, son directeur. Damani A., « La collection du Frac Centre-Val de Loire », Conquêtes Spatiales, journal de l’exposition, Annecy, CAUE de Haute-Savoie, 2020.
[8] Terme employé par Gilles Rion, alors coordinateur artistique du Frac Centre-Val de Loire, lors du cycle Architecture Partagée & Recherche Ouverte. # 3 : Le temps de la reconnaissance au CAUE de Haute-Savoie, à Annecy, le 16 avril 2019.
[9] Ragon M., Où vivrons-nous demain ?, Paris, Robert Laffont, 1963.
[10] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p.13.
[11] Pelkonen E.-L., Exhibit A. Exhibitions That Transformed Architecture(1948-2000), Londres ; New York, Phaidon Press Limited, 2018, p. 72.
[12] Hollein H., « Alles ist Architektur », Bau. Schrift für Architektur und Städtebau, vol. 23, n°1-2, 1968, p. 2.
[13] Deux cycles de conférences des membres du G.I.A.P se tiendront ensuite au musée des Arts décoratifs de Paris entre 1965 et 1967.
[14] Le congrès s’est tenu du 5 au 9 juillet 1965 sur le thème de la Formation des architectes.
[15]12 Villes prospectives, exp., Neuilly, Siège Social de Saint-Gobain, 1965. Le livret d’exposition est conservé dans les archives du secrétaire du G.I.A.P, Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou.
[16]12 Villes prospectives, livret d’exposition, Neuilly, Siège social de Saint-Gobain, 1965, p. 3.
[17] Busbea L., Topologies: The Urban Utopia in France (1960-1970), Cambridge ; Londres, MIT Press, 2007, p. 5.
[18] Manifeste du GIAP (1965) conservé dans les archives du secrétaire du GIAP, Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou.
[19] Inventaire préliminaire du fonds Yona Friedman (boîte 79 – dossier 3) dressé par Polly Hunter et Ann Harrison au Getty Research Institute.
[20] Sur les douze projets présentés, un quart sont des projets de membres du GEAM.
[21] Pelkonen E.-L., Exhibit A.Exhibitions That Transformed Architecture(1948-2000), Londres ; New York, Phaidon Press Limited, 2018, p. 70.
[22] L’exposition voyage de 1961 à 1962 entre Amsterdam, Hanovre, Paris, Berlin, Varsovie, Londres et Munich.
[23] Kühne G., « Mobiles Planen. Mobiles Bauen », Bauwelt n° 49, 1958, pp. 491-494., cité par Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 330.
[24]12 Villes prospectives, livret d’exposition, Neuilly, Siège social de Saint-Gobain, 1965, p. 3.
[25] Ragon M., Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Tome 3 : Prospective et Futurologie, Paris, Casterman, 1978, p. 345.
[26] Archives Georges Patrix, Bibliothèque Kandinsky/Centre Pompidou, PAT82.
[27] Parus entre 1967 et 1972, les seize cahiers du CEA sont relatifs aux séminaires Études sur les structures et leurs liaisons avec l’architecture de l’académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles.
[29] Ses participants appellent plus familièrement ainsi les Rencontres internationales d’architecture et d’urbanisme de Cannes, organisée par l’association Construction et Humanisme.
[30] Saint-Pierre R., Maisons-bulles. Architectures organiques des années 1960 et 1970, Paris, Éd. du patrimoine, 2015, p. 45.
[31] Chanéac J.-L., Architecture interdite, Paris, Éd. du linteau, 2005, p. 86.
[32] Le groupe Utopie, emmené par Jean Baudrillard, diffuse notamment un tract assassin durant les Rencontres.
[33] Voir à ce propos Chenevez A., «La saline royale d’Arc-et-Senans : un patrimoine sans mémoire », Fabre D., Iuso A. (dir.), Les monuments sont habités, actes du colloque (Matera, 2010), Paris, Éd. de la MSH, 2010, p. 275-289, également en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/3504?lang=fr (consulté en juin 2021).
[34] Sangla R., « Oratorio, Claude-Nicolas Ledoux ou la ville idéale », ORTF, 21.11.1969, 76 min, Archives INA.
[38] Tafuri M., Projet et utopie. De l’Avant-garde à la Métropole, Paris, Dunod, 1979, p. 120.
[39] Cohen J.-L., La coupure entre architectes et intellectuels, ou les enseignements de l’italophilie, Paris, École d’Architecture Paris-Villemin, 1984.
[40] Lors de la réédition, le texte intégral est profondément remanié. Le nouveau sous-titre du troisième tome devient : De Brasilia au post-modernisme.
[41] Rouillard D., Superarchitecture : le futur de l’architecture (1950 -1970), Paris, Éd. de la Villette, 2004, p. 11.
[46] Jannière H., « Michel Ragon : la critique d’architecture, de la Synthèse des arts au GIAP », Critique d’art, n° 29, 2007, en ligne : https://journals.openedition.org/critiquedart/937 (consulté en juin 2021).
[47] Damani A., « La collection du Frac Centre-Val de Loire », Conquêtes Spatiales, journal de l’exposition, Annecy, CAUE de Haute-Savoie, 2020.
[48] Brayer M.-A., « Le Frac Centre, une collection art & architecture », Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013, p. 8.
[50]Villes visionnaires, dossier de presse, Orléans, Frac Centre-Val de Loire, 2014.
[51] Bosca E., « La régie des œuvres au Frac Centre : conserver et diffuser l’art contemporain », communication lors des journées d’étude du Master histoire de l’art de l’université François Rabelais de Tours Médiation culturelle / Pratiques de l’exposition (Tours ; Chambord, 3-4 octobre 2013) ; texte en ligne : https://ash.univ-tours.fr/medias/fichier/bosca_1403798080343-pdf?ID_FICHE=34090&INLINE=FALSE (consulté en juin 2021).
[52] Brayer M.-A., « Le Frac Centre, une collection art & architecture », Brayer M.-A. (dir.), Architectures expérimentales (1950-2012) : collection du Frac Centre, Orléans, HYX, 2013, p. 10.
[53] Croce B., Contribution à ma propre critique, Paris, Nagel, 1949, p. 110.
— Jeanne Artous est doctorante en Sciences de l’art à l’Université de Lorraine, sous la direction de Claire Lahuerta et Sylvie Thiéblemont-Dollet. Rattachée au Centre de Recherche sur les médiations (CREM EA-3476), ses recherches portent sur la manière dont le handicap visuel permet de repenser la scénographie et la muséographie ainsi que notre rapport à l’art. Également attachée temporaire d’enseignement et de recherche en arts plastiques à l’Université de Lorraine (Metz), elle aborde la scénographie du spectacle vivant en collaborant régulièrement avec l’Opéra-Théâtre de Metz. Plus récemment, sa collaboration avec la maison d’édition Les doigts qui Rêvent et l’équipe du muséum d’Histoire naturelle de Toulouse lui permet d’aborder la médiation de six objets représentatifs des muséums d’histoire naturelle par le biais d’activités sensorielles, ludiques et pédagogiques en direction des enfants. Ce guide de médiation prônant l’accessibilité intervient comme un outil complémentaire à l’album tactile « Les petits explorateurs tactiles au muséum ». —
Miroir de la société, les institutions muséales se doivent d’être représentatives de la pluralité des publics en favorisant des approches diversifiées de leurs collections. L’accompagnement devient alors un enjeu social, culturel et éducatif soutenu par l’État français faisant l’objet de deux lois. L’une rend la médiation obligatoire pour l’ensemble des musées de France[1] ; la seconde, connue sous l’appellation « loi Handicap », réaffirme l’accès à la culture pour les personnes aux habiletés diversifiées[2]. Ces deux actions œuvrent pour une démocratisation de la culture et interrogent indirectement les pratiques muséales actuelles et leur rapport aux publics.
D’un point de vue perceptif, l’oculocentrisme tient une place prépondérante au sein de la plupart des expositions. L’hégémonie de la vue peut être appréhendée comme un parti pris à des fins de conservation de l’art, tout comme il participe à un certain formatage réceptif de l’exposition. Il est alors difficile de passer outre les nombreuses injonctions qui touchent professionnels et publics de « ne pas photographier », de « ne pas toucher », de « ne pas courir » ou encore de « ne pas parler fort ». Toutes ces restrictions d’actions amènent le visiteur à adopter des postures institutionnelles qui le conduisent à devenir le « visiteur-modèle » dont fait état Jean Davallon.
« Le musée est ainsi le lieu d’actions “ritualisées”, c’est-à-dire à la fois réglées avec précision et regroupées selon des gestes signifiants tels que des gestes de contemplation, de consultation, de conservation, etc[3]. ».
Toutes ces codifications corporelles qui orientent ou restreignent la perception ont un impact direct sur l’ensemble des visiteurs dans leur façon de se mouvoir au sein du parcours d’exposition, mais également dans la relation qu’ils tissent avec l’œuvre. Ce façonnement perceptif, dans lequel l’oculocentrisme joue un rôle important, peut également devenir un facteur d’exclusion pour les publics amblyopes[4] ou aveugles.
Ce modèle perceptif axé sur la vue entend questionner la relation qu’entretient le public avec l’œuvre et engage une réflexion sur les approches expérientielles et plurisensorielles de l’art. L’exposition L’art et la matière : prière de toucher (2019), fruit d’une première collaboration entre le musée Fabre de Montpellier et le Louvre, interpelle le visiteur par la dimension sensible qu’elle propose. Au sein du parcours, textures, matières et sculptures sont à portée de mains, d’oreilles ou d’odorat. Faisant l’objet d’un nouveau partenariat avec cinq musées[5] appartenant au French Regional American Museum Exchange (FRAME[6]), l’exposition offre un regard sur dix reproductions de sculptures traitant de la figure humaine de l’Antiquité jusqu’au XX ͤ siècle. Au cours de ce parcours sensitif, le rapport aux œuvres originales n’est pas ou peu évoqué. En effet, ces dernières sont localisées pour première moitié au musée Fabre et pour seconde moitié dans les différents musées étapes de l’itinérance. De fait, la rencontre avec les originaux ne peut donc avoir lieu que de manière épisodique en suivant le parcours physique de l’exposition à travers la France. Suggérée uniquement par l’intermédiaire de sa reproduction, la double exposition occasionne un questionnement accru sur la conception tant intellectuelle que matérielle de la réplique – choix esthétique, sémantique et éthique – sur la réception des publics et interroge fondamentalement la symbolique liée à l’œuvre originale.
Une conception participative
D’avril à septembre 2019, le musée des Beaux-Arts de Lyon accueillait l’exposition L’art et la matière : prière de toucher et participait en amont à la réflexion sur la conception tactile des œuvres issues des musées du réseau FRAME. Cet engagement institutionnel, qui tend à promouvoir la pluralité perceptive telle que l’envisage le critique d’art Daniel Arasse[7], n’aurait pas eu de sens si ces réflexions n’appelaient pas à une collaboration avec les personnes concernées. En effet, le positionnement empathique seul et la volonté de bien faire ne suffisent pas pour la création d’un parcours cohérent ; ils auraient en outre poussé l’institution à tolérer une forme d’appropriation culturelle menant à une discrimination positive qui aurait conduit à s’interroger sur la pertinence des choix opérés. C’est pourquoi, le musée a choisi de développer un partenariat avec l’association Valentin Haüy et la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France (FAAF) de façon à valoriser la singularité perceptive et à déterminer les enjeux autour de la perception haptique[8].
Dans le cadre de ce parcours expérientiel, les sculptures sont amenées à être perçues de manière plurisensorielle et demandent un équilibre tactilo-visuel. En effet, lorsque la vue est altérée partiellement ou totalement, le rapport qu’une personne entretient avec son environnement se fait de façon multisensorielle, et demande au cerveau une forme de reconversion imagée. Celui-ci va donc traiter les informations, les hiérarchiser afin de reconstituer mentalement l’environnement. Lors de la découverte d’une œuvre d’art par l’intermédiaire du toucher, le cerveau va prendre en considération la forme générale, les dimensions, les textures, la température, la dureté de la matière, ou encore les reliefs de la sculpture, pour opérer une projection mentale. Pour le cerveau, tous les éléments font sens et ont leur importance. Il accorde donc un intérêt particulier à toutes ces informations. La rencontre des personnes impliquées dans la préparation de l’exposition avec l’œuvre originale est particulièrement importante, puisqu’elle questionne la pertinence des valeurs énoncées précédemment. Bien entendu, l’aptitude du cerveau à formuler une imagerie mentale n’est pas la même pour une personne déficiente visuelle que pour une personne voyante. C’est pourquoi des personnes malvoyantes ou aveugles ont endossé le rôle de « repères sensoriels » et ont pu toucher les œuvres originales en respectant un protocole ordonné par les conservateurs. Ce rapport haptique à l’original permet de déterminer les éléments clés nécessaires à la projection mentale de la sculpture. En ce sens, certains volumes semblent importants au toucher alors que ces derniers se révèlent être anecdotiques pour la compréhension de l’œuvre, et inversement. Le dialogue entre les perceptions tactiles et visuelles a demandé une réflexion particulière sur les volumes : certains d’entre eux se sont vus légèrement accentués ou a contrario atténués de manière à tendre à une lecture haptique puis mentale plus évidente. Ces partis pris formels, provoquant des modifications de l’œuvre originale, interrogent la légitimité – sous couvert de l’accessibilité – d’adapter une œuvre dès lors que les gestes originaux sont voués à modification[9].
Les gestes de l’expression à l’interprétation – de l’œuvre originale à sa reproduction
Il convient alors d’énoncer les différents gestes qui peuvent mettre en tension l’œuvre originale et sa reproduction.
Le geste de l’artiste peut être appréhendé de diverses manières au sein des arts plastiques. À la fois vecteur de sens, il appartient au langage, de même qu’il résulte d’une forme d’expression artistique. En accord avec les recherches de l’artiste chorégraphe Mélanie Perrier, l’œuvre s’inscrit comme le résultat d’un ensemble de gestes. Un geste donné par l’artiste, qui s’annonce comme une intention première, est une action initiale qui inaugure une consistance et devient un outil de création. Il offre également une visibilité de l’intention de l’artiste et « serait ce qui persiste de l’œuvre lorsque toute matérialité a disparu ». Ce geste d’intentionnalité intervient alors comme l’idée émergente qui sera à l’origine du processus de création. Il est donc associé à l’œuvre originale.
Composant de l’œuvre, le geste peut être défini comme « les traces laissées par le créateur » :
« Ces traces sont de deux natures et sont interdépendantes. On distingue les traces laissées par les mouvements et celles laissées par les instruments. Ces traces peuvent traduire des gestes amples, précis, rapides, saccadés, nerveux, violents… Les traces d’instruments donnent, quant à elles, des indications sur la manière dont les matériaux ont été utilisés[10] ».
Le geste est une idée, une technicité, mais également une authenticité perçue à travers la touche de l’artiste, l’empreinte ou à travers le mouvement en tant qu’action corporelle du sculpteur et du danseur, ou encore l’impression de l’outil dans la matière. La rencontre de l’ensemble de ces gestes donne un sens et une singularité à l’œuvre. Cette notion d’empreinte a d’ailleurs été traitée dans plusieurs écrits de Georges Didi-Huberman qui caractérisent les gestes comme étant « au croisement de l’archéologie, de l’esthétique, de la philosophie et de l’anthropologie[11] ».
Ces gestes qui émanent du corps créateur sont donc, dans le cadre de l’exposition L’art et la matière : prière de toucher, étudiés en amont, par l’intermédiaire de la vue et du toucher afin de faire l’objet d’une réflexion pouvant être qualifiée de subjective. En ce sens, « la gestique inductive » énoncée par l’artiste vidéaste Camille Llobet, et qui fait référence aux mouvements du chef d’orchestre qui donne l’intentionnalité, est ici rapprochée des gestes en provenance de l’artiste[12]. Cette gestique inductive se voit questionnée, parfois simplifiée ou détournée tout comme la matérialité de la sculpture, de façon à promouvoir l’accessibilité de la gestique réceptive. Si le geste original de l’artiste est éprouvé, il en est de même de la matérialité de la sculpture.
En effet, si la technique de la taille directe est associée au marbre pentélique de la Koré[13], sculpture grecque archaïque dont la conception est estimée vers 540 avant J.-C., sa reproduction actuelle résulte d’un moulage en résine auquel il fut ajouté de la poudre du matériau initial soit du marbre. Aussi, la sculpture soumise au toucher n’offre pas le même grain, la même texture, température ou porosité que le marbre original. La reproduction est plus lisse, moins granuleuse. Le parti pris fut également de la proposer en blanc, alors que la Koré de Lyon fait l’objet de nombreuses recherches afin de retrouver ses couleurs d’origine. Tous ces choix peuvent être soumis à de vives critiques dès lors qu’ils s’éloignent de la sculpture d’origine. Il est alors important d’être vigilant quant aux mots employés et de mentionner que le fruit de ces adaptations n’est pas un facsimilé, qui sous-entend une réplique exacte, mais une reproduction soumise à une interprétation. En somme, l’intérêt de cette passation est la démocratisation de l’art auprès d’un public large et « empêché ».
L’expérience du toucher au musée : réponse à un besoin physiologique
La stimulation du corps est un besoin essentiel. Il semble intéressant de se pencher sur les études mettant en relation les perceptions visuelles et tactiles abordées de manière pluridisciplinaire, afin de légitimer le toucher comme vecteur inclusif au sein de l’institution muséale. L’expérience proposée par l’exposition itinérante L’art et la matière : prière de toucher pousse à se questionner sur la complémentarité des sens pour appréhender une œuvre d’art. De fait, de quelle manière la découverte tactile des reproductions renouvelle-t-elle notre rapport à l’art ?
Partant de l’expérience menée par Richard Held et Alain Hein en 1963, puis reprise par Francisco Varela, la perception serait d’abord motrice avant de devenir visuelle[14]. L’absence de performance haptique pousserait ainsi le corps à une non-conscience de son environnement. De ce fait, l’action dépendrait obligatoirement d’une perception tactile aiguillée par la perception visuelle. À l’inverse, l’unique perception visuelle ne suffirait pas à un corps pour se déplacer dans l’espace. En ce sens, le mouvement corporel pourrait être considéré comme indissociable de l’Homme. Ce constat soulève de nouveaux enjeux scénographiques et muséographiques et interroge la nécessité d’aborder le mouvement corporel à travers le déplacement du visiteur[15] et son interaction physique avec les œuvres ou les outils de médiation. Par conséquent le geste dépendrait donc à la fois des sensations visuelles et tactiles et résulterait d’une troisième identité : l’esprit :
« […] le primat de la perception signifie un primat de l’expérience, dans la mesure où la perception revêt une dimension active et constitutive[16] » d’après William Molyneux. En conséquence, les perceptions visuelles et tactiles, résultant du geste, s’acquièrent par l’expérience. Le geste, à travers l’action haptique, devient alors un véritable rite d’initiation au monde extérieur. Il semble pertinent d’introduire ce geste de connaissance au sein des musées par l’instauration du toucher. Les reproductions des sculptures données à toucher font donc particulièrement sens dans la dimension universaliste qu’elles offrent. Si toucher se veut un geste que l’on refoule lorsqu’on est adulte afin de ne pas entraver les règlements dictés par les musées, pour les enfants il semble plus difficile de contenir les pulsions. En effet, les études en anthropologie montrent que l’expérience tactile fait partie de l’acquisition des connaissances. Pour reprendre l’étude de Pascal Krajewski, la gestuelle se codétermine entre un corps et un milieu. Si le geste est de nature primitive, on le développe néanmoins par l’expérience : « L’apparition et la disparition de schèmes gestuels résultent de l’irruption de nouveaux outils et de l’évolution des mœurs[17]. » C’est donc à l’inverse de certains gestes innés, de type instinctuels, que de nouveaux gestes d’usage émergent. Le geste serait alors « une réception sensible de notre habitus socioculturel », comme en témoigne le rapport du visiteur à l’espace d’exposition. L’expérience muséale dès lors qu’elle est plurisensorielle serait davantage accessible et tendrait donc vers une forme d’universalité.
La double exposition comme acteur de la mémorisation
Outre les aspects physiologiques et anthropologiques qui font de l’expérience une nécessité dans notre schéma d’apprentissage, la plurisensorialité favorise également une meilleure mémorisation. Cette faculté de mémoriser associée à la manière de considérer une œuvre est rapportée lors d’un entretien du journal Le Monde par Dominique Cordellier, conservateur en chef au département des arts graphiques du musée du Louvre :
« Chez l’enfant, le toucher participe au développement cognitif. C’est celui des cinq sens qui permet une connaissance précise des choses. Cela facilite la mémorisation, cela active les émotions. En empêchant le public de toucher, on le prive d’un outil de connaissance, on ramène l’œuvre à une image[18] ».
Bien que le conservateur fasse ici référence aux plus jeunes, il semble néanmoins que l’activation des émotions soit commune à tous. Par conséquent, la reproduction jouerait bien plus qu’un simple rôle au regard de l’original.
Placée sous une vitrine, l’originale de la Koré peut uniquement être appréciée par les visiteurs du musée des Beaux-Arts de Lyon par l’intermédiaire de la vue. Il est d’ailleurs observable qu’étymologiquement le terme « visiteur » est associé à « celui qui voit ». Pour des raisons de conservation, le verre de la vitrine renforce la distance qui sépare l’œuvre du public. L’œuvre visionnée est donc ramenée, pour reprendre les propos de Dominique Cordellier, « à une image ». Bien que 80% des informations émanent de la vue, la complémentarité perceptive résultant du toucher et de l’audition via une médiation orale possible permet au corps une plus grande connexion avec son environnement. Le corps devient mémoire.
« Les souvenirs et les perceptions reposent sur des réseaux de neurones interconnectés. Chaque nouvelle perception ajoute des connexions à un réseau où sont déjà ancrées les perceptions précédentes. Chaque neurone ou groupe de neurones peut faire partie de plusieurs réseaux et, par conséquent, de plusieurs souvenirs. Ainsi, la conception de la mémoire a notablement évolué en quelques années, puisque l’on est passé de structures cérébrales limitées, dédiées à des mémoires particulières, à des systèmes de neurones tous doués de mémoire[19] ».
Les propos développés par le neuroscientifique Joaquin M. Fuster, dont les recherches portent sur le cerveau, font état d’interconnexions entre les neurones et de la charge mémorielle de tous les systèmes neuronaux. Par conséquent, la pluralité perceptive à laquelle nous ajoutons le mouvement soit la mobilité du corps lors de la palpation actionne les zones corticales sensorielles et motrices. Aussi, plus l’interconnexion résulte de la sollicitation de différents lobes, plus l’expérience impacte la mémoire. L’apport mémoriel que suscitent les interactions sensorielles souligne, d’après nous, les nouveaux enjeux de l’exposition.
L’original : une ouverture aux collections
La complémentarité entre l’approche visuelle et l’approche tactile, soit entre la sculpture authentique et sa reproduction, contribue-t-elle à faire de l’œuvre originale une nécessité ? En somme, la présence de l’originale est-elle indispensable ? L’exposition L’art et la matière : prière de toucher répond en partie à cette question.
Comme énoncé précédemment, les originaux sont essentiels pour la création d’une telle exposition. Bien que ces derniers ne soient pas matériellement présents et non perceptibles immédiatement pour les visiteurs, toutes les réflexions et les choix prennent racine dans l’œuvre originale. Leur présence n’est donc pas contestable. Néanmoins, le fait que quelques œuvres originales soient présentes au sein du musée hôte appelle le public à poursuivre sa visite. L’original devient comme un prétexte à la découverte des collections. En somme, cette volonté d’aller à sa rencontre (une rencontre uniquement visuelle) pourrait être interprétée comme étant une action menée sous l’influence de la ludologie. L’aspect ludique interviendrait chez le visiteur dès l’exploration tactile et se développerait jusqu’à la découverte des collections et de l’œuvre originale.
« Plus le joueur[20] éprouve de plaisir au jeu, plus celui-ci aura à cœur de cultiver la source qui le lui procure à si peu de frais. D’autant que le jeu possède en lui-même sa propre récompense, sans avoir à en passer obligatoirement par la victoire[21] ».
Les enjeux découlant de cette dimension ludique sont ceux de l’émotion esthétique issue de la rencontre tactile avec la reproduction, d’une rencontre visuelle avec l’originale et de l’acquisition de connaissances qui découlent de ces rencontres. Par conséquent, le jeu issu de l’exploration plurisensorielle des reproductions permet aux visiteurs de créer un lien et de développer un intérêt pour le reste des collections.
L’expérience de l’œuvre originale nécessite une approche visuelle, qui se voudrait plus lente, davantage dans l’appréciation du moindre détail. La rencontre tendrait à plus de vigilance dans la lecture de l’œuvre. Tout comme sa reproduction, l’œuvre originale se doit d’être une découverte. Grâce à son homologue factice, le public développe une perception renouvelée de l’œuvre. Certains éléments visuels peuvent être perçus grâce à l’exploration effectuée en amont par le toucher. Enfin, outre l’aspect sensoriel, la double exposition est un tremplin pour découvrir les collections du musée. L’exploration sensorielle peut être une prétexte, une porte d’entrée pour parvenir à l’histoire de la sculpture originale et par conséquent à l’histoire de l’art. Souvent qualifié « d’élitiste », aborder l’art par les sens permet de se détacher du conditionnement qu’impose le musée à travers les différentes injonctions – « ne pas toucher », « ne pas parler fort » –, ce qui faciliterait, selon nous, l’accès à l’histoire de l’art. Enfin, notons que le développement d’expositions virtuelles enrichit l’offre culturelle et permet la découverte de plus en plus de collections à partir de chez soi. Ces propositions numériques se veulent être accessibles et peuvent inciter le visiteur à découvrir par cet intermédiaire les œuvres originales non présentes dans le musée hôte. Que ce soit dans ou hors les murs, la double exposition ouvre les portes de l’expérience sensible.
Notes
[1] Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
[2] Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
[5]L’art et la matière : prière de toucher, Montpellier, musée Fabre, 10 décembre 2016 – 10 décembre 2017 ; Lyon, musée des Beaux-Arts, 13 avril – 22 septembre 2019. En raison de la crise sanitaire, les dates prévues pour Nantes, musée d’Arts ; Lille, palais des Beaux-Arts ; Rouen, musée des Beaux-Arts et Bordeaux, musée des Beaux-Arts sont reportées. Les nouvelles dates ne sont pas encore connues.
[6] FRAME, dont le musée Fabre est l’un des membres fondateurs, est un réseau regroupant 26 musées régionaux français et nord-américains. Ce réseau tend à promouvoir les relations culturelles et scientifiques, à favoriser les échanges et à mutualiser les connaissances en vue de futures expositions.
[7] Arasse D., On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, p. 192 : dans son ouvrage, Daniel Arasse valorise et légitime toutes les perceptions. Selon lui, il n’existe pas de perception plus légitime qu’une autre, pas même celle de l’artiste.
[8] La perception haptique connue également sous l’appellation de « toucher actif » résulte de mouvements exploratoires et de perceptions cutanées. Elle est également qualifiée de découverte active des objets.
[9] Ici nous questionnons la légitimité à modifier une œuvre en accentuant ou atténuant les volumes originaux. En ce sens, la volonté de rendre accessible autorise-t-elle la modification d’une œuvre originale ?
[11] Mathelin S., « Georges Didi-Hubermann. La ressemblance par contact », Essaim. Revue de psychanalyse, n° 29, 2012, p. 173-176.
[12] Llobet C., Voir ce qui est dit, Dijon, Les presses du réel, 2015.
[13] La Koré signifie « jeune fille » en grec. Ces statues étaient dédiées à la déesse Athéna. Marbre pentélique de dimension 63 x 34 x 23,5 cm, ce dernier fait parti de la collection du musée des Beaux-Arts de Lyon.
[14] Varela F. J., Invitation aux sciences cognitives, Paris, Seuil, 1988.
[15] Les recherches ethnographiques menées par Éliséo Véron et Martine Levasseur interrogent la manière de consommer une exposition à partir de l’étude du déplacement des visiteurs, de la durée du parcours ou encore des pauses effectuées. Ils font état de plusieurs comportements de visite. De cette réflexion découle une série d’analyses concrètes autour de l’exposition Vacances en France 1960-1982 présentée à la bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou Paris de juin à octobre 1982. Partant de l’exposition Vacances en France 1960-1982, qui reste indépendante à la bibliothèque où elle est présentée, Véron et Levasseur interrogent dans un premier temps l’impact du lieu sur l’exposition à travers le comportement du visiteur. Une analyse qui s’oriente par la suite sur le lien existant entre le visiteur et l’objet exposé. De cette recherche découlent trois grandes réflexions :
– Les enjeux de l’exposition en tant que média ;
– L’organisation spatiale des salles d’exposition en fonction de leurs thèmes ;
– L’étude du comportement du visiteur et de ses parcours.
Outre l’analyse textuelle de l’étude de la consommation de l’exposition par les visiteurs individuels, l’ethnographie de l’exposition nous offre un bestiaire détaillé reflétant la diversité de lecture de l’objet culturel par le visiteur. Un bestiaire faisant état de quatre sujets : Ces derniers sont développés sous la forme d’un bestiaire au sein du livre : L’ethnographie d’exposition. L’espace, le corps, le sens, Paris, Bibliothèque publique d’information, Centre Georges Pompidou, 1989 (1983), p. 61-67.
Le papillon : « sa stratégie est la plus spécifique à l’égard du thème de l’exposition, car sa visite est motivée. Dans le cadre de cette motivation, il sait ce qu’il est venu chercher. La négociation correspond donc bien au niveau culturel où l’exposant a défini son objet. Le papillon est le visiteur qui maîtrise le mieux son rapport à la culture. Son corps signifiant semble modelé par la figure de la lecture, proprement dite, c’est-à-dire du livre. »
La fourmi : « qualifiée de culturelle, dans ce sens qu’elle est déterminée par un lien particulier, sinon au thème de l’exposition, tout du moins à Beaubourg comme institution de culture. Mais sa stratégie est relativement passive et quelque peu scolaire. Si le papillon exprime plutôt une certaine maitrise de ses attentes culturelles, la fourmi exprime plutôt un certain souci d’apprendre, et donc, en quelque sorte, une certaine docilité. »
Le poisson : « déploie une stratégie que l’on pourrait dire “en retrait” ; il semble vouloir réduire au minimum la négociation avec l’exposant, tout en pouvant se dire qu’il a fait la visite. La focalisation sur le temps est-elle un prétexte qui masque un rapport de méfiance vis-à-vis des objets culturels ? Toujours est-il que sa stratégie rappelle celle d’un passant qui, l’air pressé, jette quand même un œil sur une vitrine. »
La sauterelle : « est parmi nos quatre modalités, celle qui nous apparaît comme étant le plus franchement en rupture avec l’univers du discours “culturel” qui était proposé. Son parcours est un voyage subjectif ; la sauterelle désarticule la surface structurée où s’étale le propos culturel, pour ne retenir que les quelques points avec lesquels elle se sent en résonance. Cette sorte d’insouciance est-elle généralisable ou bien résulte-t-elle d’une image préalable de Beaubourg comme lieu de culture “un peu spécial”, ne demandant pas l’effort (ou la concentration) d’un lieu traditionnel d’exposition ? En tout cas, tel que nous l’avons observé, le corps du visiteur sauterelle est celui du flâneur. »
[19] Fuster J., « La localisation de la mémoire », Cerveau & Psycho, n° 31, 2001, p. 36-40.
[20] Dans notre cas, le visiteur endosse le rôle de joueur.
[21] Solinski B., « Ludologie : jeu, discours, complexité », thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication sous la dir. de Jacques Walter et Sébastien Genvo, Nancy, Université de Lorraine, 2015, p. 90.
— Mickaël Pierson est historien de l’art. Il est l’auteur d’un doctorat en art, esthétique et sciences de l’art de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur le thème : De la salle obscure à l’exposition et au-delà : appropriation et réinterprétation du cinéma par les artistes plasticiens 1986-2016. Il travaille sur les circulations entre le cinéma et les arts plastiques et la redéfinition des pratiques artistiques. En 2013, il organise avec Fleur Chevalier et Marie Vicet les journées « Du studio au plateau de télévision : appropriations, détournements et réinterprétations par les artistes » à l’INHA à Paris. Ses textes ont été publiés dans diverses revues (Chimères, L’Art même, Magazine du Grand Palais, Marges, exPosition) et ouvrages consacrés aux travaux de divers artistes (Brice Dellsperger, Nicolas Rubinstein, Francesco Vezzoli, Bill Viola…).—
La question de l’exposition ou de la ré-exposition peut s’avérer complexe dans le cadre d’œuvres pensées pour un contexte, un espace et un temps spécifiques. C’est une problématique à laquelle se retrouve régulièrement confronté l’artiste français Pierre Huyghe (né en 1962). Depuis le début des années 1990, une large partie de ses projets revêt une dimension éphémère et performative. Sa pratique se heurte à des problèmes similaires à ceux des premiers artistes de la performance : un art éphémère qui ne s’incarne pas nécessairement en un objet et se trouve donc difficile à exposer (et par là-même à vendre). Comme pour ces derniers, la photographie, puis l’enregistrement filmé peuvent s’offrir, pour Huyghe, comme des moyens de transcrire l’événement[1]. Des gestes simples (de discrètes actions sur l’espace et le mobilier urbains comme Daily Event 1, 2, 3 en 1994 ; le traçage d’un nouveau sentier avec Or en 1995) ou plus complexes (Extended Holidays en 1996, une exposition qui prend la forme d’un voyage de vacances pour quelques étudiants) sont traduits par une ou plusieurs images fixes ou en mouvement. D’autres actions ne donnent lieu, à leur issue, à aucun objet. Les Passagers (1996) propose à quelques participants d’effectuer un trajet nocturne en bus à travers une ville tandis qu’une captation filmée du même trajet de jour est diffusée à l’intérieur du véhicule. Cet événement est documenté[2], mais il n’en résulte à ce jour pas d’œuvre à exposer.
Du fait de la nature de son travail, la question de l’exposition est un nœud central dans la carrière de Pierre Huyghe. Quelle forme et quel format donner à l’éphémère pour le faire exister dans l’espace d’exposition ? L’œuvre en tant qu’objet à exposer vient régulièrement chez lui évoquer et redoubler un événement réel passé. L’ « objet d’art » est ainsi non pas une répétition, mais une transcription nécessaire dudit événement. En parcourant le travail de l’artiste, nous viendrons montrer comment les premières tentatives d’enregistrement d’un événement laissent volontairement de la place au contexte dans lequel celui-ci s’inscrit. Dans ses projets ultérieurs, la traduction filmique de l’événement flirte volontiers avec sa dimension fictionnelle. La captation ne permettant jamais réellement une transcription littérale, Huyghe exploite finement la distance entre celle-ci et l’événement pour l’emmener ailleurs. Cet aspect devient primordial lorsque le format de l’œuvre résiste, comme nous le verrons, à l’exposition dans son espace conventionnel. Chez Huyghe, l’œuvre n’est ainsi pas nécessairement la même à chacune de ses présentations. Ce qui amène à se poser la question de la rétrospective et de sa possibilité, pour une œuvre aussi mouvante et évolutive.
Filmer le réel : les traces d’une action et son contexte
La vidéo et le film apparaissent tôt chez Huyghe non seulement comme des relais nécessaires à la traduction de l’œuvre en un objet, mais aussi en tant que sièges de discours sur la construction des images et des récits contemporains. À l’exception de captations de jeunesse lors de voyages et de recherches (le montage d’archives filmiques À Part, 1986-1987), l’artiste réalise sa première vidéo en 1994. Dévoler[3] montre Huyghe, dans deux brèves séquences, déposer un objet dans un magasin, soit ajouter un stock improbable au lieu de le voler[4]. La captation de l’action est ici relativement brute.
Par la suite, son rapport à l’image en mouvement se complexifie. Remake[5] (1994-1995) est le retournage en intégralité et à l’identique (scénario, mise en scène, montage) du film Fenêtre sur cour (1954) d’Alfred Hitchcock dans un immeuble d’une banlieue parisienne en cours de construction avec ses habitants. Le principe et l’intérêt résident moins dans le film en tant que résultat, que dans le film en tant que partition et projet. L’artiste dira plus tard : « ce qui m’intéressait était d’étudier comment une fiction, comment une histoire, pouvait en fait produire un certain type de réalité. […] nous pouvons appeler cette fiction une “partition[6]” ». Le scénario original est ici pris comme une partition à redéployer pour questionner le réel. La prise en main de la fiction et du dispositif originel par les nouveaux interprètes et les conditions du retournage prennent autant d’importance que la trame narrative. Remake comprend le processus complet qui mène au remake exposé sous forme filmique.
Le débordement et les passages incessants entre fiction et contexte de l’œuvre sont mis en avant dans L’Ellipse[7] (1998) qui, sous la forme d’une triple projection, rend compte de la tentative de combler une ellipse narrative dans le film L’Ami américain (1977) de Wim Wenders. Huyghe filme l’acteur Bruno Ganz effectuant le trajet de son personnage de l’appartement à un hôtel à Paris, jamais tourné ou finalement exclu du montage. Sur les écrans latéraux, on découvre deux séquences du film de Wenders, tandis que sur l’écran central l’acteur américain traverse, vingt ans plus tard, le pont le menant au lieu de rendez-vous du personnage. Ce que montre ce segment contemporain de l’installation n’est pas seulement le fragment omis dans le film initial, mais aussi les écarts temporels entre les deux tournages et la fiction en butte avec le réel (Ganz heurté par un « vrai » cycliste), soit la réalité de ce déplacement dans l’espace et dans le temps (le vieillissement du comédien est aisément perceptible). La vidéo est une trace, l’enregistrement d’une action précise qui, plutôt que de l’abstraire, laisse de la place et met en exergue le réel et ses accidents.
Fictionnaliser le document
Photographies et enregistrements filmés dépassent souvent dans le travail de Huyghe la simple transcription documentaire pour intégrer en eux la part de fiction que l’événement met en place. En 1993, La Toison d’or[8] est une manifestation à Dijon : l’artiste demande à un groupe d’adolescents de revêtir les costumes des animaux qui figurent sur les armoiries de la ville. Le blason dijonnais inspira aussi la création d’un parc d’attraction récemment fermé. De même, « La Toison d’or » est le nom d’un centre commercial de la ville. Ces personnages, représentations symboliques de la cité, investissent le jardin de l’Arquebuse. En amont de la manifestation, on trouvait à l’office de tourisme un dépliant montrant des vues de l’événement avant même qu’il n’ait eu lieu. La documentation précède ici l’action. L’image précède l’œuvre qui est à venir[9].
Une problématique similaire se pose dans les vidéos et films ultérieurs de l’artiste. L’image en mouvement peut être l’enregistrement plus ou moins fidèle de l’action[10], elle peut aussi volontairement proposer une bifurcation[11] pour emmener cette action ailleurs. Huyghe n’hésite pas à creuser et travailler l’intervalle entre la réalité de l’événement et sa captation. En 2005, Huyghe entreprend une expédition en Antarctique à bord du Tara, voilier de Jean-Louis Etienne destiné à la recherche scientifique et la défense de l’environnement. Deux présupposés donnent lieu à ce voyage : l’un scientifique, l’autre fictionnel. Du fait de la fonte des glaces, de nouvelles îles, ne figurant sur aucune carte, apparaissent. Il s’agit alors d’aller découvrir et de cartographier une île qui sera enregistrée auprès des autorités chiliennes[12] sous le nom de Isla Ociosidad/Île de l’Oisiveté. Aux côtés de cette recherche scientifique, l’artiste propose une quête fondée sur la rumeur de l’apparition d’une nouvelle espèce animale : un mythique pingouin albinos errant sur l’île. Plusieurs œuvres évoquent ce voyage : une photographie (A Journey that wasn’t, 2008), une sculpture sonore animatronique de l’animal (Creature, 2005) et un pavillon mobile reprenant la forme de l’île (Terra Incognita/Isla Ociosidad Pavilion, 2006[13] avec François Roche, R&Sie(n) architectes).
Un film d’une vingtaine de minutes, A Journey that wasn’t (2005)[14], retrace aussi l’expédition. Mais ce film ne peut être résumé ou réduit au documentaire. Il est autre chose : tout autant fiction et dérive que transcription. Aux images de l’expédition se mêlent des plans tournés plus tard la même année sur la patinoire de Central Park à New York. Des volumes évoquant les reliefs de l’île récemment découverte en recouvrent la surface, tandis qu’un orchestre interprète une partition écrite d’après les données topographiques de l’île.
« Les intensités sonores déclenchent des variations lumineuses éclairants par moments l’étendue noire sur laquelle l’animal automate se déplace. Pendant que le public assiste à une équivalence de l’expédition, l’événement est diffusé live à la radio[15]. »
Si l’artiste emploie le terme d’ « équivalence » pour la transcription new-yorkaise de l’expédition, il peut être appliqué également au film qui en est tiré. Face à une impossibilité à représenter réellement et fidèlement le voyage, Huyghe opte pour une transcription et une représentation du lieu découvert sous la forme d’un spectacle musical, puis de divers objets d’exposition. Le film A Journey that wasn’t déborde le seul voyage pour embrasser la globalité de l’expérience : le voyage comme expérience et sa représentation spectaculaire. À la différence de nombreux performeurs, le film ou la vidéo s’éloigne du document, du seul témoignage pour construire un objet et une fiction parallèles à une expérience bien réelle. Une distance similaire s’applique d’ailleurs, nous le verrons plus loin, à la nécessité de réexposer les œuvres dans les expositions de l’artiste.
Quand l’œuvre résiste à l’exposition
L’écart volontaire entre un événement et sa transcription sous la forme d’un objet qui puisse être ré-exposé devient récurrent dans le travail de l’artiste, notamment dans les cas où une captation filmique ou vidéographique est moins évidente. Huyghe participe en 2012 à documenta 13, l’exposition quinquennale à Cassel. L’artiste fait le choix d’investir le compost du Karlsaue Park de la ville. La légende de l’œuvre, telle que mentionnée aujourd’hui dans les catalogues, est surprenante : « Untilled, 2011-2012 : entités vivantes et choses inanimées, fabriquées ou non. Variable[16]. » Il dépose dans le compost une large quantité d’éléments : divers objets, végétaux, un homme, une chienne sevrant un chiot, des fragments d’œuvres d’anciennes éditions de documenta (un des 7000 Oaks de Joseph Beuys de 1982, un banc coloré en rose par Dominique Gonzalez-Foerster pour Park – A Plan for Escape en 2002). Plutôt qu’un objet figé, Huyghe compose un nouvel écosystème dont il choisit les éléments qu’il distille mais dont il ne contrôle pas le développement[17] : untilled signifie « non cultivé ».
« L’ensemble des opérations qui se produisent n’a pas de script. […] Il y a des rythmes, automatismes et accidents, transformations invisibles et continues, mouvements et processus, mais pas de chorégraphie […]. Les rôles ne sont pas distribués, il n’y a pas d’organisation, pas de représentation, pas d’exposition. […] La colonie [d’abeilles] pollinise des plantes aphrodisiaques et psychotropes. […] Il y a myrmécochorie : les fourmis dispersent des graines. […] C’est sans fin, incessant[18]. »
L’œuvre n’est plus ici un objet, ni même un espace, mais l’ensemble des relations et interconnexions qui se développent en cet espace. La visite d’Untilled lors de documenta 13 pouvait ainsi avoir un caractère déceptif. Qu’y avait-il à observer si ce n’est un biotope en cours de construction ? Une construction en partie visible, mais rarement spectaculaire. La présence, largement commentée par la critique de Human, un lévrier à la patte colorée en rose – écho à la couleur du banc de Gonzalez-Foerster, mais aussi à celle des fleurs cultivées dans le compost – était aléatoire, dépendant de la venue, régulière mais contrôlée par la réglementation sur la protection animale, de la chienne et de ses déplacements indéterminés. L’élément le plus immédiatement identifiable en tant qu’œuvre était Untilled (Liegender Frauenakt[19]) (2012) : la reproduction d’une sculpture d’une femme nue accoudée dont le visage était recouvert par une ruche et une colonie d’abeilles. Cette statue pouvait apparaître comme un centre ou un pôle marquant la constitution de l’environnement Untilled : les abeilles pollinisant l’espace et entremêlant ainsi la végétation originelle et celle importée par l’artiste. Une autre œuvre – Plan for Untilled (2012), un tapis de laine tissé à la main – dévoilait un schéma ou une carte des différents éléments de l’intervention artistique. Entre ce que l’œil du visiteur pouvait percevoir lors de sa visite et l’ampleur réelle du geste artistique révélée par ce schéma, le fossé était large. Untilled dépasse le seul visible comme elle dépasse aussi les limites chronologiques de l’exposition. L’œuvre est datée de 2011-2012. Elle précède ainsi documenta 13[20] car l’intervention sur le compost, la culture ou la non culture a été commencée bien avant l’ouverture de l’exposition. De la même manière, elle ne s’achève pas à sa clôture. Si une partie des éléments n’est plus présente sur le site (Untilled (Liegender Frauenakt), l’humain, la chienne), d’autres (les végétaux, possiblement certains petits animaux…) en restent indissociables et continuent à y croître et à y mourir.
Que peut-on à nouveau exposer d’Untilled à l’issue de documenta 13 ? Nous aborderons plus loin la façon dont Huyghe « déplace » une telle intervention au sein même du musée. Cette question se pose d’ailleurs pour bon nombre des projets de l’artiste. Huyghe n’a jamais dissimulé une certaine proximité théorique avec la pensée de Daniel Buren.
« Depuis les années 1960, écrit Dorothea Von Anthelmann, les travaux in situ de Daniel Buren se caractérisent par la suspension des frontières entre œuvre, support, cadre et lieu. Le lieu d’élaboration de l’œuvre devient partie intégrante de l’œuvre elle-même, qui se situe dans une interaction constante entre le site et sa transformation artistique[21] ».
Ce rapport au site peut également rapprocher Huyghe des artistes du Land Art, et notamment de Robert Smithson. Ce dernier reste une figure dont l’œuvre atteste, dès 1968, d’une dialectique entre interventions, souvent monumentales, sur sites (parmi lesquelles Asphalt Rundown, 1969, ou Spiral Jetty, 1970), et non-sites (des fragments de sites rassemblés dans des bacs géométriques, parfois en présence de cartes et photographies[22].
Évoquer la présence du site dans un lieu éloigné, une telle question se pose chez Huyghe depuis longtemps. Streamside Day en 2003 en est un exemple majeur. Invité à la DIA Foundation en 2002, l’artiste découvre, lors d’un trajet vers DIA Beacon dans l’État de New York, le complexe de Streamside Knolls en cours de construction dans la ville de Fishkill. L’artiste propose aux responsables du programme immobilier d’organiser un festival pour la communauté qui s’y installe. Le Streamside Day a lieu le 11 octobre 2003 : arbre commémoratif, déguisements, parade, discours, dîner et feu d’artifice rythment cette journée. Il s’appuie, pour la construction de cet événement, tant sur l’histoire locale et nationale que sur des référents cinématographiques[23]. Le projet de l’artiste ne se limite pas à une seule journée, mais à inventer cette célébration et à en faire une date récurrente pour cette communauté. Il s’agit pour lui de créer ce rassemblement et de laisser aux membres de Streamside la charge de le reconduire d’année en année et de l’inscrire dans le calendrier.
Huyghe tire un film de cet événement. Aux images documentaires de la fête, Streamside Day[24] (2003) mêle des plans évoquant le passé des lieux (une nature idyllique vierge de présence humaine) et le récit fictif d’une famille venant s’installer dans la ville. Une nouvelle fois, le film ne peut se résumer à la seule documentation d’un événement pourtant bien réel, mais en donne une transcription qui confine au mythe au sens premier du terme : « récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres incarnant sous forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine[25] ».
Lors de sa première présentation au DIA Center for the Arts à New York en 2003, le film est accompagné d’un dispositif qui tente de reproduire la notion même d’une célébration cyclique intégrée dans le calendrier. L’exposition Streamside Day Follies s’offre tout d’abord comme un espace vide à l’exception de rails suspendus au plafond. Cinq parois automatisées se détachent du mur et se déplacent dans l’espace. L’une des faces de ces cloisons mobiles est couverte d’une surface réfléchissante colorée, l’autre est blanche. Ces cloisons, suspendues à quelques centimètres du sol, se meuvent lentement le long des rails avant de former un pavillon destiné à la projection du film. L’espace mural laissé vacant par les parois mobiles révèle la présence de dessins liés au projet. À la fin du film, les cloisons se détachent et retournent à leur positionnement initial. Ce pavillon temporaire évoquait tout autant l’œuvre permanente de Dan Graham placée sur le toit de l’espace d’exposition (Two-Way Mirror Cylinder Inside Cube and a Video Salon: Rooftop Urban Park Project for DIA Center for the Arts, 1981-1991) que le projet utopique de Huyghe de concevoir un pavillon de projection évolutif pour la communauté de Streamside[26]. Cette chorégraphie de l’espace de l’exposition, cette alternance entre espace vide et composition d’un espace de projection est une manière de mettre en scène le rituel qu’est l’œuvre : une célébration à réitérer annuellement, mais qui n’est ni transférable ni « exposable ».
L’exposition au DIA Center for the Arts est la seule à avoir bénéficié d’un dispositif aussi complexe de monstration pour cette œuvre. Les présentations ultérieures furent plus simples, mais néanmoins très précises. Le film Streamside Day s’accompagne désormais de plusieurs éléments à même de recontextualiser la célébration : le Streamside Day Calendar (2003), un calendrier commémorant l’événement ouvert à la page du mois d’octobre sur laquelle la fête est signifiée ; Nœud 01 pour Streamside Community Center (2003, avec Roche&Sie(n) architectes), un dessin mural représentant le possible pavillon communautaire de projection ; et enfin un arbre poussant dans les environs de Streamside Knolls. Si pour des raisons pratiques, l’arbre est souvent omis des présentations, le dessin mural et le calendrier sont des indispensables à l’exposition du film[27]. Huyghe fit pourtant le choix de présenter seulement le film pour sa rétrospective au Centre Pompidou à Paris en 2013.
Une rétrospective impossible ?
Pour un artiste dont l’œuvre est déjà complexe à présenter lors de sa première exposition, la rétrospective est un enjeu majeur. Ajoutons que certains de ses travaux n’avaient jamais été réexposés jusqu’alors[28]. D’autant plus que Huyghe est plutôt rétif à la question de la rétrospective, comme le précise Randy Kennedy :
« Trop de rétrospectives d’art contemporain, déclare l’artiste, ont commencé à “ressembler à Un Jour sans fin avec Bill Murray”. Ce qui a commencé à l’intéresser, c’est l’idée de faire une exposition qui ressemble à une sorte de corps étranger logé dans un musée, comme par accident[29] ».
L’exposition du Centre Pompidou condense 52 œuvres. Refusant un parcours linéaire, la rétrospective, itinérante à Cologne et à Los Angeles, adopte un parcours labyrinthique dans lequel les « œuvres se fondent les unes dans les autres pour une expérience en partie chorégraphiée et en partie laissée au hasard[30] ». L’artiste utilise et redéploye les cimaises de la rétrospective de Mike Kelley qui avait eu lieu dans les mêmes salles et qui venait de se terminer. Ces cloisons temporaires déplacées, parfois découpées pour ouvrir de nouvelles circulations, laissant les tranches et les accidents de coupe visibles, donnent un aspect de chantier ou de décharge d’œuvres (pour reprendre l’analogie avec le compost de Cassel) à l’exposition.
La rétrospective de Huyghe n’est pas organisée de manière chronologique et la logique thématique des rassemblements d’œuvres n’est pas immédiatement apparente. L’exposition s’ouvre avec la performance Name Announcer (2011) : à l’entrée de la rétrospective, une personne demande le nom des visiteurs y pénétrant, puis l’annonce à voix haute. Cette première œuvre exposée n’est présente que de manière intermittente : elle peut être absente, invisible lors du passage du visiteur dans l’exposition. Les deux éléments exposés suivants ne sont pas de la main de l’artiste. Après l’entrée, dans une salle qui précède immédiatement le grand espace d’exposition, sont montrés Mère Anatolica 1 (1975), une sculpture délabrée de Parvine Curie présente dans le collège que fréquenta Huyghe, et des extraits de conférences de l’Institut des hautes études en arts plastiques où il fut élève. À de rares exceptions près[31], les films sont projetés à même les cimaises, non repeintes pour l’occasion, portant les marques de leur précédente utilisation, et à proximité immédiate d’autres œuvres. Cela permet de souligner des liens plus ou moins évidents entre des projets parfois assez éloignés[32]. Mais cela renforce aussi l’aspect sépulcral que pouvait avoir cette rétrospective, qui soulève ainsi volontairement le problème inhérent de l’exposition pour les projets de Huyghe.
Qu’exposer quand une œuvre ne peut être déplacée ou n’existe plus ? Aux restes des cimaises de l’exposition précédente se mêlent des fragments d’œuvres de Huyghe. Une extension de la rétrospective à l’extérieur du Centre Pompidou (tout en lui étant immédiatement jointive) a été aménagée. Au fond de cet espace, on découvre Untilled (Liegender Frauenakt) issu d’Untilled. Face à cette sculpture, un étrange climat fait de neige, de brouillard et de précipitations programmé se développe. Il s’agit de L’Expédition scintillante. Acte 1. Untitled (Weather Score) (2002).
L’Expédition scintillante est une exposition de Huyghe qui eut lieu à la Kunsthaus de Bregenz en 2002. À la manière d’un opéra, elle déployait sur les étages du musée trois séquences préfigurant une expédition à venir. L’acte 1 se fondait sur le climat décrit par Edgar Allan Poe dans le roman Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Ce climat (neige, brouillard, pluie) était reproduit dans la salle dans laquelle Untitled (Ice Boat), un bateau fait de glace, fondait au fur et à mesure de l’exposition (jusqu’à disparaître totalement laissant un espace quasi vide) tandis qu’une radio diffusait Radio Music de John Cage. L’Expédition scintillante fonctionnait sur le principe de la disparition, il n’était donc pas envisageable de reproduire le bateau de glace ultérieurement. Il ne fut donc jamais remontré. Untitled (Weather Score) n’avait pas non plus été réexposé jusqu’alors. L’œuvre n’est donc qu’une fraction de la version initiale exposée à Bregenz : un vestige.
Le seul fragment de L’Expédition scintillante qui ait trouvé une forme durable est Untitled (Light Box) : une boîte produisant de la lumière sur de la fumée au son des Gymnopédies 3 et 4 d’Erik Satie. Exposée à de nombreuses reprises, elle est montrée dans la rétrospective parisienne aux côtés de la projection de A Journey that wasn’t. Les deux projets sont en effet intimement liés. L’Expédition scintillante préfigure un voyage en Antarctique, le fantasme. A Journey that wasn’t le réalise. C’est la première fois que les deux œuvres sont montrées à proximité l’une de l’autre. Elles fonctionnent en alternance : lorsque qu’Untitled (Light Box) termine son cycle, la projection du film commence et ainsi de suite. Le troisième acte de L’Expédition scintillante est lui aussi remontré pour la première fois depuis 2002. Untitled (Black Ice Stage) est une patinoire noire sur laquelle une danseuse vient régulièrement évoluer au son de Music for Airports 4 de Brian Eno. Elle est située dans la rétrospective entre Untitled (Weather Score) et la black box contenant le film et la boîte lumineuse.
À la manière d’Untitled (Weather Score) et de son bateau manquant, d’autres œuvres étaient lacunaires dans l’exposition. Ghost Room (2004) est une vaste structure gonflable de la forme d’une salle d’exposition que l’artiste avait fait léviter en dehors du Castello di Rivoli où son empreinte avait été prise. Elle est ici présentée dégonflée telle une peau morte ou un souvenir impossible à reproduire. L’exposition se voit aussi animée de manière régulière par le déplacement d’un homme portant alternativement un masque animalier renvoyant à La Toison d’or ou le masque Players (2010) en forme de livre ouvert recouvert de LED qu’on retrouve dans l’événement et le film The Host and the Cloud (2009-2010). L’homme est parfois accompagné de Human, la chienne à la patte rose apparue à la documenta en 2012. Celle-ci gambade librement dans l’exposition sous l’œil d’abord interloqué des visiteurs[33]. Elle s’étend parfois sur une fourrure déposée dans un coin de l’espace et qui évoque fortement la sculpture À Rebours (2012) mais désossée de sa structure[34]. La patte rose de Human rend ainsi plus compréhensible la présence de tas de sable d’une couleur identique dans l’exposition. Chienne et sable sont une évocation du biotope Untilled, déjà remémoré par Untilled (Liegender Frauenakt) à l’extérieur.
La documenta de Cassel se voit aussi intégrée dans la rétrospective avec le film A Way in Untilled[35] (2012). Comme les films précédemment cités, celui-ci dépasse le seul document pour tenter de mettre en œuvre sous forme de film les processus en cours dans le projet de l’artiste. A Way in Untilled n’est pas Untilled et ne peut l’être. Mais comme l’indique son titre, il tente de se frayer un chemin dans Untilled. Il passe ainsi de l’environnement au microcosme indiquant le processus de naissance et de germination à l’œuvre autant qu’il montre les figures identifiables du projet (sculpture et chienne), soutenu par un montage sonore minutieux, à même de révéler ce qui n’est pas immédiatement visible.
L’ambiance générale de la rétrospective au Centre Pompidou est assez lourde, accentuée par les cimaises désaxées et délabrées, ainsi que la présence intermittente de Music for Airports 4 de Brian Eno et la tonalité sombre de certaines œuvres. Autant que la relecture d’une vingtaine d’années de carrière, la rétrospective montre aussi le musée comme un lieu d’embaumement. L’espace labyrinthique que constitue l’exposition devient alors comme un cimetière des projets de l’artiste dont il ne reste plus que des états figés ou des fragments métonymiques. « Seul n’existe d’ailleurs pour lui que le projet abouti[36], » précise Roxana Azimi. La rétrospective est alors une balade entre les fantômes des projets passés et un manifeste même de sa pratique.
L’itinérance de l’exposition au Ludwig Museum de Cologne en 2014 produit un effet fort différent. Si l’artiste déplace en Allemagne les cimaises de l’exposition parisienne, la rétrospective n’y est pas rejouée de la même manière. Ce sont, à de rares exceptions près, les mêmes œuvres qui sont présentées. Mais, en partie du fait d’un espace d’exposition différent, un sens et une humeur autres émergent. Laurence Bertrand Dorléac note à propos des expositions itinérantes : « Une exposition est ancrée dans un lieu ; si vous changez de lieu, elle change de sens. […] Le lieu doit s’imposer pour une raison ou pour une autre, […] à chaque fois, c’est une autre expérience[37] ».
À la différence du vaste espace cubique du Centre Pompidou, celui de Cologne est tout en longueur. Les choix scénographiques de l’artiste imposent une fois l’exposition terminée de la retraverser quasi intégralement pour en sortir. La sculpture délabrée de Parvine Curie n’est pas présente au Ludwig Museum. L’exposition s’ouvre, passée la performance Name Announcer, sur une nouvelle version de Timekeeper (1999) : un trou creusé dans le mur qui révèle les couches successives de peintures des expositions précédentes[38]. Viennent ensuite des œuvres présentées bien plus loin lors de la version parisienne de la rétrospective (un aquarium, Shore (2013), The Host and the Cloud…). Le visiteur s’enfonce plus profondément de salles en salles, avec une ouverture sur un jardin du musée pour observer Untilled (Liegender Frauenakt). Si Untitled (Black Ice Stage) est toujours présente, elle a adopté une nouvelle forme. La patineuse évoluant par intermittence et la musique sont absentes. La patinoire est recouverte d’une épaisse et rocailleuse glace la mettant hors d’usage et nécessitant une température assez basse dans la salle qui l’accueille, à même de la maintenir en l’état. Cela renforce la dimension multi-sensorielle de l’exposition[39] et l’analogie avec le spectacle musical donné sur la patinoire de Central Park pour A Journey that wasn’t. La rétrospective s’achève en un cul-de-sac dans une salle projetant en alternance ce film et diffusant les circonvolutions lumineuses et colorées de Untitled (Light Box), faisant de ces deux œuvres jumelles les clefs de voûte et de compréhension de la pratique de l’artiste. Au cénotaphe muséal parisien répondait une grotte dans laquelle s’enfoncer, en quête des origines et de l’orientation du travail, avant de devoir rebrousser chemin pour regagner le jour et observer d’un œil différent et éclairé les œuvres déjà vues.
La rétrospective s’offre ainsi comme errance ou comme traversée, toutes deux créatives et toutes deux montrant un artiste désireux aussi bien de souligner la difficulté à exposer son travail que de le raconter autrement. Celui-ci disait déjà en 2006 :
« C’est lié à mon intérêt pour le jeu, l’extension, le déplacement en général. Travailler sur une rétrospective, c’est faire réapparaître des œuvres et continuer de les raconter. Le “RE” est présent. C’est aussi une mécanique que j’ai pratiquée avec Remake évidemment, mais aussi avec Blanche-Neige Lucie ou The Third Memory, un jeu avec les célébrités et les icônes de la culture populaire. Mais c’est sa part de devenir qui est intéressante, étendue à de nouvelles possibilités[40]. »
Si l’œuvre de Pierre Huyghe résiste au musée, elle y pénètre et produit parmi les expositions les plus riches et les plus fascinantes, tout en prenant parfois l’institution et le créateur à leur propre piège. Lors d’une de mes visites à la rétrospective un jour d’automne 2013, une œuvre parvint à littéralement s’échapper de la rétrospective : Human qui trouva le chemin de la sortie du musée et s’enfuit dans les rues de Paris, son gardien à ses trousses, ainsi que plusieurs touristes sortant du musée en courant pour immortaliser de leur appareil photo « l’événement ».
Notes
[1] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35 : Pierre Huyghe préfère le terme événement à celui de performance qu’il juge peu approprié pour sa pratique : « C’est un mot trop scénarisé, fermé à l’interprétation, comme celui de “performance” ».
[2] L’œuvre est précisément décrite dans certains textes agrémentés d’une photographie. Cf. « Passagers/Pierre Huyghe », Entre-deux.org, 2001, en ligne : https://www.entre-deux.org/cp_projets/passagers/ (consulté en février 2021).
[4] Huyghe P., « Dévoler », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 10 : « Dévoler est un geste en réponse à la demande d’un premier ministre de retrouver confiance dans la consommation. Acte d’inversion. L’artiste se déleste d’un objet dans son lieu d’achat ».
[5]Remake, 1994-1995, film, Betacam SP, couleur, son, 100 min.
[6] Baker G., « An interview with Pierre Huyghe », October, n° 110, automne 2004, p. 84 : Pierre Huyghe à propos de Streamside Day (2003) : « What interested me was to investigate how a fiction, how a story, could in fact produce a certain kind of reality. […] we can call this fiction a “score” ».
[7]L’Ellipse, 1998, triple projection vidéo du film super 16 mm transféré sur Beta numérique, couleur, son, 13 min.
[8]La Toison d’or, 1993, événement, Jardin de l’Arquebuse, Dijon.
[9] Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 227.
[10] C’est le cas pour In the Belly of Anarchitect (2004) avec Rirkrit Tiravanija et Pamela M. Lee qui est la captation d’un événement à la galerie de Portikus à Francfort-sur-le-Main ou de This is not a Time for Dreaming (2004), enregistrement d’un spectacle de marionnettes dans lequel le public et la structure temporaire (conçue avec Michael Meredith) l’accueillant apparaissent.
[11] L’un des néons de l’artiste se nomme Yo no poseo el jardίn de senderos que se bifurcan (2007) d’après la nouvelle Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges (1941).
[12] L’île est située dans la partie chilienne de l’Antarctique.
[13] Créé pour Celebration Park au musée d’Art moderne de la ville de Paris, exposition itinérante à la Tate Modern de Londres, en 2006, cet objet n’existe plus à l’issue de ces expositions.
[14]A Journey that wasn’t, 2005, film super 16 mm et vidéo HD transférés sur vidéo HD, couleur, son, 21 min. 41.
[15] Pierre Huyghe, « Double Negative. A Journey that wasn’t. 14 octobre 2005 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 109.
[16] « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 235.
[17] Comme dans les aquariums qu’il conçoit depuis 2010.
[18] Pierre Huyghe, « Untilled, 2011-2012 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, p. 186.
[19]Untilled (Liegender Frauenakt), 2012, moulage en béton avec une structure autour de la tête entourée d’une ruche, cire, abeilles. Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm ; dimensions de la ruche variables.
[20]documenta 13, Kassel, 9 juin – 16 septembre 2012.
[21] Hantelmann D. (von), « Situated cosmotechnologies. Pierre Huyghe’s Untilled and After Alife Ahead », Pierre Huyghe, cat. exp., Londres, Koenig Books, 2019, p. 14 : « Since the 1960s, Daniel Buren’s in situ works have been characterized by the suspension of the boundaries between work, carrier, frame and place. The place where the work is developed becomes an integral part of the work itself, which is situated in a constant interplay between the site and its artistic transformation ».
[22] Lailach M., Land Art, Cologne, Taschen, 2007, p. 86 : selon Robert Smithson : « Le non-site (un earthwork dans un espace clos) est une image logique en trois dimensions qui, tout en étant abstraite, représente un site réel. C’est à travers cette métaphore en trois dimensions qu’un site peut représenter un autre site qui ne lui ressemble pas ».
[23] Les costumes portés par les enfants lors de la célébration et les images du film de l’artiste peuvent renvoyer tant à la faune locale qu’à l’imaginaire véhiculé par les films de Walt Disney, Bambi (David D. Hand, 1942) en premier lieu.
[24]Streamside Day, 2003, film super 16 mm et vidéo transférés sur Beta numérique, couleur, son, 26 min.
[25] Cf. « mythe », Rey A., Rey-Debove J. (dir.), Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 1465.
[26] Huyghe P., « Streamside Community Center, 2003 », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 128 : « Cet environnement construit au cœur de la forêt joue sur la complexité et les mouvements entre ce qui est dedans, dehors. […] Cette cage peut se plier topologiquement en fonction de ces deux mouvements, afin qu’ils puissent se mêler ou être ambigus. […] Scénario 2 : Chaque année, à la date anniversaire, un bâtiment automate s’ouvre. Le film de l’événement y est présenté ».
[27] Le Mac/Val de Vitry-sur-Seine fit le choix d’une simple présentation du film, sans ses éléments de contexte, pour son accrochage des collections L’Effet Vertigo en 2015.
[28] Dont une large partie de L’Expédition scintillante (2002) sur laquelle nous reviendrons.
[29] Kennedy R., « Pierre Huyghe’s Unpredictable Retrospective », New York Times, 3 September 2014 : « Too many contemporary-art retrospectives, he said, have begun to feel “like Groundhog Day with Bill Murray.” What began to interest him, he said, was the idea of making an exhibition that felt like some kind of foreign body lodged in a museum, as if by accident ».
[30] Farago J., « Pierre Huyghe at Lacma – a sometimes baffling but always engaging retrospective », The Guardian, 4 décembre 2014 : à propos de l’itinérance de la rétrospective au Lacma de Los Angeles : « works bleed into one another, for an experience that’s partly choreographed and partly left to chance ».
[31]A Journey that wasn’t qui bénéficiait d’une projection grand format en black box, Blanche-Neige Lucie (1997) et A Forest of Lines (2008) diffusés comme à leur habitude sur moniteurs.
[32] Par exemple A Journey that wasn’t (2005) et L’Expédition scintillante, Acte 2. Untitled (Light Box) (2002) ; La Toison d’or (1993) et Streamside Day (2003) ; RSI, un bout de réel (2006), De Hory Modigliani (2007), The Host and the Cloud (2010) et Zoodram 4 (after The Sleeping Muse by Constantin Brancusi, 1910) (2011).
[33] Avant de devenir un phénomène critique marqué et une sorte de must have de l’exposition cf. Lequeux E., « L’exposition Pierre Huyghe, un étonnant phénomène », Le Monde, 30 décembre 2013 : « Fourmis, araignées, bernard-l’hermite, sans oublier Human, l’étrange chien blanc à patte rose dont la photo inonde les réseaux sociaux… ».
[34]À Rebours, 2012, objet, fourrure, structure, 60 x 60 x 100 cm. Une fourrure est enroulée autour d’un objet lui donnant la forme d’un animal agenouillé la tête entre les pattes. La notice de l’œuvre précise qu’il en existe « 5 variantes ». Cf. « Liste chronologique des œuvres », Pierre Huyghe, cat. exp., Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2013, p. 235.
[35]A Way in Untilled, 2012, film, vidéo HD, couleur, son, 14 min.
[36] Azimi R., « Pierre Huyghe », Le Journal des arts, n° 333, 22 octobre – 4 novembre 2010, p. 35.
[38] Un Timekeeper avait été réalisé au Centre Pompidou, de même que dans de nombreuses expositions de l’artiste.
[39] C’est cette version de l’œuvre qui sera présentée au Lacma à Los Angeles la même année, une itinérance de l’exposition que nous n’avons pu voir. Elle était néanmoins similaire à celles de Paris et de Cologne dans son côté fragmenté, non chronologique et ouverte sur l’extérieur. Seules les cimaises de l’exposition Mike Kelley avaient été allongées pour correspondre à la taille du bâtiment américain. Des œuvres de 2014 y avaient été ajoutées : les aquariums Nympheas Transplant et le film Untitled (Human Mask).
[40] Obrist H.-U., « Entretien avec Pierre Huyghe », Pierre Huyghe, Celebration Park, cat. exp., Paris, Paris musées, 2006, p. 121.
— Ariane Noël de Tilly est professeure au Département d’histoire de l’art au Savannah College of Art and Design (SCAD). Elle détient un doctorat en histoire de l’art de l’Amsterdam School for Cultural Analysis (Université d’Amsterdam) et a complété des études postdoctorales à la University of British Columbia à Vancouver. Ses recherches portent sur l’exposition et la préservation de l’art contemporain, sur l’histoire des expositions, ainsi que sur l’art engagé. Elle a contribué, entre autres, aux ouvrages collectifs Preserving and Exhibiting Media Art: Challenges and Perspectives (dir. Julia Noordegraaf et al., 2013) et Authenticity in Transition: Changing Practices in Art Marking and Conservation (dir. Erma Hermens et Frances Robertson, 2016). Ses écrits récents ont paru dans les périodiques ASAP Journal et ArtMatters: International Journal for Technical Art History,ainsi que dans le magazine Ciel variable. —
À l’été 2019, déployée dans plusieurs lieux de Montréal, dont le château Ramezay, le château Dufresne et l’oratoire St-Joseph du Mont-Royal, l’exposition Period rooms, organisée par Marie J. Jean, présentait des œuvres de Steve Bates, Thomas Bégin, Pierre Dorion, Frédérick Gravel, Jacqueline Hoàng Nguyễn, Jocelyn Robert, Claire Savoie et de Klaus Scherübel. Alors que sept des huit artistes avaient été invités à investir des demeures historiques, un site à vocation religieuse, ou encore la Fondation Molinari, la proposition de Klaus Scherübel, un artiste d’origine autrichienne vivant à Montréal, opérait de manière différente, entre autres, en raison de son point de départ : des photographies plutôt qu’une period room, ainsi que du lieu où elle était présentée, soit à VOX, centre de l’image contemporaine. Comme le précisait la commissaire dans la brochure accompagnant l’exposition, l’intervention de Scherübel était double : curatoriale et artistique[1]. Elle était composée de deux reconstitutions tridimensionnelles de photographies prises par Maurice Perron lors de la tenue de deux expositions organisées par les artistes automatistes québécois en 1947. Ces expositions du groupe automatiste sont bien connues en raison des lieux inusités où elles ont été présentées, soit deux appartements, mais aussi parce qu’elles étaient novatrices, autant dans la forme que dans le contenu. L’intervention curatoriale et artistique de Scherübel allait bien au-delà d’une réflexion formaliste des dispositifs expositionnels des artistes automatistes. Les réexpositions d’expositions de Klaus Scherübel, citationnelles et délibérément fragmentaires, réactivaient ces expositions automatistes à partir du présent, tout en invitant les visiteurs à réfléchir au rôle joué par les photographies de Perron sur notre compréhension de ces événements. Elles invitaient ainsi à repenser la valeur artistique de ces photographies qui ont surtout été analysées comme documents d’événements passés.
Dans cet article, nous explorons la démarche citationnelle et dialogique de Scherübel et nous nous penchons tout particulièrement sur la relation entre expositions, photographies et reconstitutions. Afin d’étayer notre analyse, nous ferons appel à la littérature sur la period room (Keeble, Poulot, Montpetit) et sur le reenactment comme pratique artistique en art contemporain (Arns, Fraser et Dubé-Moreau[2]). Qui plus est, nous nous référerons à la notion de riposte, telle que définie par Elitza Dulguerova dans son article « L’expérience et son double. Notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie[3] ». Ces balises théoriques vont guider notre étude de la portée des reconstitutions de Scherübel dans le cadre d’une exposition collective explorant et, dans une certaine mesure, défiant les periodrooms à partir du présent.
Art contemporain et period rooms
Dans l’introduction de l’ouvrage collectif The Modern Period Room: The Construction of the Exhibited Interior 1870 to 1950, Trevor Keeble écrit que la period room « a émergé comme un dispositif de représentation clé de l’histoire sociale ainsi que de l’histoire de l’architecture, des beaux-arts et arts décoratifs[4] ». Ce dispositif de représentation est désormais présenté dans des contextes forts différents tels que des musées d’art, musées à vocation historique et anthropologique, villages historiques et lieux dédiés à l’histoire vivante. Ces espaces construits dans ces différents contextes soulèvent des questions des plus riches quant à leur authenticité, leur temporalité, l’espace dans lequel ils sont déployés et le lieu où ils présentés. Keeble indique aussi que « comme toute construction historique, la period room commente sur au moins deux périodes historiques différentes : celle de sa gestation chronologique et celle de sa présentation[5] ». Ces questions de temporalité se trouvent au cœur du projet de Scherübel conçu pour l’exposition Period rooms. De plus, il est important de mentionner que les reconstitutions d’expositions de Scherübel s’inscrivaient également à l’intérieur d’un projet de recherche entamé par le centre VOX en 2016 et intitulé « Créer à rebours vers l’exposition[6] ». Réfléchissant sur les différentes manières selon lesquelles l’art contemporain réinvestit les period rooms, Dominique Poulot écrit, entre autres, qu’ « elles déconstruisent sa prétention au vrai pour en démontrer l’artificialité et contester le convenu de sa représentation du passé et de l’étranger[7] ». Comme nous le verrons, les réexpositions d’expositions de Scherübel peuvent être partiellement associées à cette approche, surtout en ce qui a trait à l’artificialité, car l’artiste n’a pas produit des reconstitutions à l’identique. Néanmoins, elles soulèvent d’importantes questions quant à notre relation aux images représentant des événements passés.
Montréal, 1947 : les Automatistes exposent dans des intérieurs domestiques
Avant de traiter de la réexposition de deux événements phares de la modernité artistique québécoise, il faut d’abord revenir en arrière afin de rappeler la singularité des deux expositions automatistes sur lesquelles Scherübel a choisi de se pencher. C’est en 1941 que les activités du mouvement automatiste québécois débutent. Plusieurs artistes, dont les frères Gauvreau, Pierre et Claude, les sœurs Renaud, Thérèse et Louise, Fernand Leduc et Françoise Sullivan, qui signeront le manifeste du Refus global en 1948, commencent à fréquenter l’atelier de Paul-Émile Borduas, alors professeur à l’école du Meuble de Montréal[8]. C’est également en 1941 que Borduas peint Abstraction verte, sa première œuvre automatiste. La première exposition collective des Automatistes, pas encore connus sous ce nom, rassemblant des œuvres non figuratives, fut présentée dans un local de la rue Amherst en 1946[9]. Tout comme les deux expositions montréalaises qui ont suivi, cette première exposition, intitulée Exposition de peinture, fut photographiée par Maurice Perron, mais étant donné le lieu où elle s’est tenue, soit un local, et non pas un intérieur domestique, elle ne pouvait être l’objet d’étude de Klaus Scherübel dans le cadre de Period rooms. L’année suivante, du 15 février au 1er mars 1947, les Automatistes tenaient leur seconde exposition dans l’appartement de Madame Gauvreau, situé au 75, rue Sherbrooke Ouest. C’est à la suite de cette exposition et du compte rendu du critique Tancrède Marsil, paru dans le journal Le Quartier latin et intitulé « Les Automatistes : École de Borduas[10] », que les artistes seront dorénavant connus sous le nom « Automatistes ».
Dans sa Chronique du mouvement automatiste québécois, 1941-1954, François-Marc Gagnon écrit que le contenu de cette exposition de février-mars 1947 « n’est pas facile à reconstituer » et qu’il peut l’être à partir de quatre sources :
« 1) le témoignage rétrospectif de Claude Gauvreau ; 2) les photographies prises sur place par Maurice Perron ; 3) des notes de Maurice Gagnon prises sur place et restées en partie inédites, et 4) le témoignage des journalistes qui visitèrent l’exposition[11] ».
Cette remarque met en lumière la différence cruciale entre le travail d’un historien de l’art qui désire tout savoir sur l’organisation, le déroulement et la réception critique d’une exposition, et celui d’un artiste ou d’un artiste-commissaire, comme Klaus Scherübel. De plus, alors que pour l’historien de l’art, les photographies servent d’abord et avant tout de référence documentaire, Scherübel, au moment de la création de Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947) et de Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947), propositions sur lesquelles nous nous attarderons davantage plus tard (Fig. 3-5), a utilisé les images de Perron (Fig. 1-2) comme un « outil conceptuel[12] ».
À propos de la seconde exposition des Automatistes, François-Marc Gagnon écrit que « l’examen des photographies de Perron permet de déceler la présence de certains tableaux célèbres comme Sous le vent de l’île de Borduas et Memphis de Pierre Gauvreau, mais en général les prises de vues sont trop sombres pour qu’on puisse arriver à identifier beaucoup d’autres tableaux ou sculptures[13] ». Dans ce passage, Gagnon signale la limite des informations que l’on peut soutirer de ces vues d’exposition, surtout si l’on tente de dresser la liste des œuvres exposées. En 2019, la commissaire Marie J. Jean écrivait, dans son texte accompagnant l’exposition Period rooms, « [a]u fil du temps, différentes photographies se sont progressivement superposées à notre conception de ces expositions jusqu’à devenir leur référence visuelle ultime[14] ». Dans le cadre du projet de recherche « Créer à rebours vers l’exposition », qui examine des expositions phares de l’art contemporain québécois, les vues d’expositions jouent un rôle très important en ce sens qu’elles donnent, notamment, accès à la scénographie de ces expositions, ainsi qu’à la liste des œuvres, bien que celle-ci peut s’avérer partielle[15]. Les images créées par Perron attirent notre attention sur les lieux où les expositions des Automatistes ont été organisées, ainsi que sur l’accrochage privilégié par les artistes, lesquels ont, à quelques reprises, choisi de recouvrir les murs et les portes de jute afin d’éliminer les détails architecturaux et décoratifs, ainsi que pour rappeler le support sur lequel les artistes ont réalisé leurs œuvres abstraites.
Avant de présenter une autre exposition à Montréal à la fin novembre 1947, les six artistes qui avaient participé à l’exposition tenue dans l’appartement de Madame Gauvreau, furent invités à montrer leur travail à Paris, à la galerie du Luxembourg, du 20 juin au 15 juillet. Automatisme ne fut pas bien couverte par la presse française, mais l’a été par les médias montréalais[16]. Quelques mois plus tard, du 29 novembre au 14 décembre, les Automatistes tinrent leur dernière exposition de l’année 1947 dans un autre appartement de Montréal, celui de la comédienne Muriel Guilbault[17]. L’exposition rassemblait des dessins de Jean-Paul Mousseau et des aquarelles de Jean-Paul Riopelle. En plus de recouvrir les murs de jute comme ils l’avaient fait dans l’appartement de Madame Gauvreau, les artistes poussèrent l’accrochage encore plus loin, afin d’employer la même composition que leurs œuvres, soit des formes libérées de la gravité et suspendues dans l’espace. Pour ce faire, ils firent appel à une muraille de broche, suspendue au plafond, à une bonne distance des murs (Fig. 2). Ainsi, les visiteurs pouvaient circuler librement des deux côtés : devant et derrière les œuvres.
Organisées dans des résidences privées, et non pas à la Art Association of Montreal ou dans des lieux à vocation commerciale ou communautaire, lesquels à l’époque n’étaient pas intéressés par le travail de ces artistes[18], les deux expositions collectives des Automatistes, tenues à Montréal en 1947, ont été des occasions pour les artistes de défier les conventions autant par l’intermédiaire de leurs œuvres que de leurs mises en vue. Ces lieux d’exposition improvisés ont donné beaucoup de liberté à des artistes qui étaient sur le point de signer le manifeste Refus global, rédigé par Paul-Émile Borduas quelques mois plus tard. Le refus des artistes de se conformer tant sur le plan social qu’artistique a mené à des expérimentations qui ont donné un nouveau souffle à toute une génération d’artistes, tout en définissant la modernité artistique québécoise. Il n’est donc pas surprenant que, quelques 70 ans plus tard, un autre artiste désire réactiver deux expositions qui ont marqué l’imaginaire collectif et qu’il l’ait fait, non pas en s’appuyant sur leur expérience directe, mais par l’entremise des photographies prises par Maurice Perron, lesquelles détiennent tout autant une dimension artistique que documentaire.
Pour étayer notre réflexion sur la double dimension des images de Perron, nous ferons appel à un entretien que ce dernier a accordé à Serge Allaire paru en 1998, ainsi qu’aux photographies qu’il a prises dans le cadre des expositions automatistes de 1947, reproduites dans l’ouvrage Maurice Perron. Photographies[19]. Au tout début de cet entretien, Allaire souligne que les photographies de Perron ont été abordées uniquement pour leur valeur documentaire, négligeant par conséquent leur valeur esthétique. Questionné sur ses préoccupations esthétiques de l’époque, le photographe répond d’emblée : « Mes préoccupations ont été surtout de photographier mon entourage et de m’amuser en photographiant[20] ». Dans ce même entretien, Perron mentionne avoir été préoccupé par le cadrage et avoir adopté régulièrement « des angles un peu curieux[21] ». L’examen des images des expositions automatistes de 1947, regroupées dans la publication Maurice Perron. Photographies, révèle que le photographe, par ses choix de cadrage, d’angles, et de sujets, ne les avait réalisées que pour documenter les œuvres exposées[22]. Un bon nombre des images produites lors de l’accrochage de la dernière exposition automatiste de l’année 1947 peut être davantage interprété comme des portraits individuels ou de groupe plutôt que des vues documentant une exposition. À titre d’exemple, le photographe a réalisé un portrait saisissant de Muriel Guilbault tenant dans ses mains une œuvre, mais dont la vue est partiellement obstruée par le bras droit de la comédienne et dont une partie se trouve hors cadre. La photographie de Perron de cette dernière exposition automatiste de 1947, reconstituée en trois dimensions par Klaus Scherübel, a été prise en plongée et offre une vue d’ensemble d’une des pièces de l’exposition (Fig. 2). Toutefois, cette image ne peut être interprétée comme une vue d’exposition en tant que telle puisque les sept personnes présentes entravent partiellement l’accès aux œuvres accrochées et l’éclairage théâtral créé par les artistes fait en sorte que certaines des œuvres, depuis l’angle choisi par Perron pour photographier la scène, sont plongées dans l’ombre. Impossible donc, de dresser un inventaire exhaustif des œuvres exposées. La caractéristique fragmentaire de cette image est certainement un aspect qui a été retenu dans l’intervention de Scherübel en 2019 et qui offrait aux visiteurs des pistes de réflexion fort stimulantes.
Montréal, été 2019 : les period rooms de Klaus Scherübel
À l’été 2019, les visiteurs de VOX, centre de l’image contemporaine, étaient accueillis par une reconstitution en trois dimensions d’une des photographies de Perron de la Seconde exposition automatiste. À première vue, pour le public familier avec les photographies de Maurice Perron, cette reconstitution pouvait paraître fidèle à l’image dont elle était tirée : après tout, les murs étaient recouverts de jute, des reproductions des œuvres étaient suspendues sur les murs et la porte ouverte, et un fauteuil était placé près de cette porte donnant sur un corridor. Cette reconstitution était accompagnée d’un panneau descriptif détaillé, rapprochant ici la démarche de l’artiste des intérieurs d’époque que l’on peut visiter dans de nombreux musées, lesquels sont régulièrement assortis de panneaux didactiques situant l’origine et la fonction des détails architecturaux, des meubles et des objets exposés. En termes de déploiement spatial, Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947) opérait une distanciation puisqu’elle devait être examinée à travers une vitrine (Fig. 3). Les visiteurs ne pouvaient donc pas déambuler dans l’espace recréé. Le panneau sur pied, situé à gauche de la scène placée derrière la vitrine, incluait une reproduction de la photographie de Maurice Perron sur laquelle Scherübel s’était appuyé pour sa reconstitution, ainsi qu’une liste des œuvres exposées dans l’espace photographié par Perron en 1947. Le panneau indiquait également que certaines toiles avaient été identifiées avec certitude alors que d’autres avaient été attribuées à un artiste sans toutefois pouvoir être nommées, révélant que malgré toute la recherche effectuée au cours des dernières décennies, des renseignements nous échappent encore.
Pour cette première reconstitution, Scherübel a conservé la même palette de couleurs (noir, blanc, gris) que la photographie de Maurice Perron. Cette manière de faire peut être interprétée comme une invitation à considérer l’importance jouée par les vues d’expositions, mais incite aussi à réfléchir au savoir fragmentaire que l’on peut en tirer. À cet égard, Patrice Loubier écrit :
« Ce n’est donc pas tant l’espace où s’est tenue l’exposition que Scherübel vise à reproduire, mais la façon dont les photos de Perron nous le montre, avec les limites obligées qui amènent les tableaux – pourtant vedettes de l’événement – à se dérober à nos regards scrutateurs[23] ».
De plus, comme Loubier l’indique, le projet souligne « l’importance des angles morts qu’il reste à faire parler[24] ».
Pour faire parler ces angles morts, Scherübel a fait appel à une stratégie artistique qui connaît un important engouement depuis le début du XXIe siècle, soit le reenactment. Dans le catalogue de l’exposition History Will Repeat Itself, la commissaire Inke Arns rappelle que les reenactments artistiques « ne sont pas une confirmation affirmative du passé ; plutôt, ils sont des interrogations posées sur le présent en revenant sur des événements historiques qui se sont gravés de manière indélébile dans la mémoire collective[25] ». De plus, Arns stipule que les reenactments « confrontent le sentiment général d’insécurité par rapport à la signification des images en employant une approche paradoxale : en effaçant la distance avec les images et en même temps en se distançant des images[26] ». C’est par ses reconstructions tridimensionnelles que Scherübel efface la distance avec les images de Perron, car il ne procède pas à une réplique à l’identique. Ainsi, il nous aide à nous distancier de ces photographies et à reconsidérer leur statut, tant comme documents que comme œuvres d’art.
La comparaison de la reproduction de la photographie de Perron, sur le panneau placé à côté de la vitrine, et de la reconstitution de Scherübel menait au constat que l’artiste s’était permis des écarts. À titre d’exemple, l’artiste-commissaire a omis d’inclure l’imposant bureau qui se trouvait dans la première pièce et sur lequel étaient disposées quelques sculptures. Ce que ce retrait génère est une transformation de l’espace qui ressemble de moins en moins à un espace domestique et de plus en plus à une galerie. Par conséquent, ce choix peut potentiellement être interprété comme une manière de projeter les œuvres dans le temps et les présenter dans une situation davantage similaire à celle dans laquelle nous les voyons aujourd’hui, soit dans les institutions artistiques. Quant au retrait des gens, il s’agit d’une approche fréquente des reconstitutions, des dioramas ainsi que des period rooms. Comme Raymond Montpetit l’indique dans une étude se penchant sur la muséographie analogique, l’absence de mannequins peut favoriser « l’identification des visiteurs avec ce qu’ils voient et leur projection imaginaire dans cet espace ouvert, à la place des personnages du temps maintenant absents[27] ».
La proposition de Scherübel s’inscrit également dans une foulée de réexpositions d’expositions. Reesa Greenberg a proposé de nommer ce type d’expositions remembering exhibition, soit « l’exposition qui se souvient, » tout en insistant sur différentes manières dont les institutions procèdent pour reconstituer ces expositions passées[28]. Ailleurs, Elitza Dulguerova rapporte que cette approche a pris son essor dans les années 1980[29]. Dans un article publié en 2010, Dulguerova a analysé, entre autres, des exemples de reconstitutions d’expositions avant-gardistes russes, tenues pré- et post-révolution, confiées à des artistes ou architectes contemporains. Parmi les études de cas sur lesquelles la chercheure se penche, on compte une reconstruction présentée dans le cadre de The Avant-Garde in Russia: New Perspectives (1910-1930) organisée par le Los Angeles County Museum of Art (LACMA) en 1980 et une reconstruction d’une exposition de la société des Jeunes Artistes (Obmokhou) qui a eu lieu à Moscou en 1921, réalisée pour la galerie nationale de Tretiakov en 2006. Dulguerova entrevoit ces reconstructions comme des répliques qu’elle décline en deux sous-catégories, soit la reprise et la riposte. Elle définit la première comme « la répétition plus ou moins fidèle et historiquement exhaustive d’une situation d’exposition antérieure[30] ». Pour sa part, « la riposte insiste sur l’écart entre présent et passé, sur l’impossibilité de revivre aujourd’hui l’expérience passée de l’œuvre[31] ». Les reconstitutions de Scherübel peuvent être associées à cette seconde sous-catégorie puisque l’artiste n’a pas tenté par ses reconstitutions de répliquer des expériences passées. Par l’entremise de ses ripostes, Scherübel a insisté sur les écarts, mais aussi sur la dimension fragmentaire de toute documentation d’événements passés.
Alors que dans le cas des exemples analysés par Dulguerova, les conservateurs, artistes et architectes désiraient reconstruire des situations d’expositions données, les reconstitutions de Klaus Scherübel créées pour Period rooms étaient différentes car l’artiste-commissaire était en premier lieu intéressé par les photographies de Maurice Perron des expositions automatistes, auxquelles la littérature sur le mouvement automatiste a essentiellement donné une valeur documentaire. De plus, la démarche de Scherübel se distingue, entre autres, de celles étudiées par Dulguerova par le choix de citer explicitement la photographie dont la reconstitution était tirée, en maintenant la même palette de couleurs (noir, blanc, gris) dans le cas Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947), ou, encore, par l’absence des œuvres originales ou encore de reproductions des œuvres, dont l’existence n’est évoquée qu’à l’aide de panneaux de bois, dans le cas de Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947). De plus, dans ses deux reconstitutions, Scherübel a travaillé différemment la juxtaposition photographie-reconstitution. Pour l’exposition de février-mars 1947, la première juxtaposition était directe et didactique – la photographie de Perron était reproduite sur le panneau descriptif directement adjacent à la reconstitution. Pour la deuxième reconstitution, la vue captée par Perron en 1947 était reproduite à grande échelle sur le mur de la salle menant à Sans titre (Exposition Mousseau-Riopelle chez Muriel Guilbault, 1947). Cette manière de procéder ne permettait pas de juxtaposition directe (Fig. 5). Effectivement, si les visiteurs désiraient procéder à un examen des similarités et différences entre le référent et la reconstitution, ils devaient faire un aller-retour d’une salle à l’autre. Ces juxtapositions permettaient, entre autres, de rappeler aux visiteurs qu’ils étaient confrontés à des espaces non authentiques mais construits et qui, comme toute period room, ne peuvent offrir l’expérience originale de ces moments et lieux passés.
Contrastant avec la reconstitution de l’exposition de février-mars 1947, laquelle était présentée sous vitrine, la reconstitution de l’exposition de novembre-décembre 1947 était d’abord et avant tout immersive, une caractéristique fort importante pour les period rooms. De plus, l’éclairage de l’exposition Mousseau-Riopelle tenue à la fin de 1947, tel qu’en témoignent les clichés de Perron, était théâtral et avait donné lieu à d’intéressants jeux d’ombres. Afin de recréer cet éclairage, Scherübel a fait appel à un spot de théâtre. L’ambiance de cette deuxième reconstitution était nécessairement plus dramatique que la première, prenant même une allure fantomatique. En effet, dans sa riposte, Scherübel a choisi de ne pas reproduire les œuvres de Mousseau et Riopelle. Les dessins du premier et les aquarelles du second ont été remplacés par des panneaux de bois lisse. Ces derniers évoquaient donc les supports des œuvres des Automatistes, sans en imiter la facture. L’absence de reproductions peut s’expliquer par la difficulté d’identifier quelles œuvres avaient été exposées dans le logis de Muriel Guilbault. Dans sa riposte Scherübel insiste ici sur l’impossibilité, malgré le souci d’exhaustivité de toute recherche, de recréer l’exposition originale. Par conséquent, en schématisant la mise en vue, en la rendant fantomatique, Scherübel se réfère au travail de la photographie et surtout rappelle la dimension artistique des photographies de Perron qui ne peuvent être réduites au simple statut de document.
Dans son texte accompagnant l’exposition, Marie J. Jean rappelait le type de support qui a permis aux photographies de Perron de circuler, soit dans les livres consacrés au mouvement[32]. Le texte de la commissaire était d’ailleurs accompagné d’une photographie d’un détail d’une page de la version française du livre de Ray Ellenwood sur le mouvement automatiste : Égrégore : une histoire du mouvement automatiste de Montréal (Fig. 6). Ce détail, marqué à l’aide d’un marque-page vert vif[33], attirait l’attention du lecteur sur la reproduction de la photographie de Perron que Scherübel a choisi de reconstruire en trois dimensions pour son installation Sans titre (Seconde exposition des automatistes, au 75 rue Sherbrooke Ouest, chez les Gauvreau, 1947). À cet égard, Marie J. Jean écrit : « l’image, qui était d’abord reproduite dans l’“espace du livre”, s’insinue dans l’espace de la galerie et acquiert, à travers cet effet de basculement, la forme d’une exposition[34] ».
Pour conclure, nous aimerions d’abord revenir sur le potentiel du reenactment. Comme le soutiennent Marie Fraser et Florence-Agathe Dubé-Moreau, « [l]orsque le reenactment implique une intermédialité […], son potentiel semble plus incisif puisqu’il invite à penser les coexistences : de temporalités, de discours et de savoirs[35] ». La sélection de photographies de Scherübel est particulièrement révélatrice de son intérêt à traiter de différentes temporalités dans ce projet : celle des expositions automatistes de 1947 ; celle des images captées par Perron, qui ont figé, en quelque sorte, ces moments dans le temps ; celle de la circulation des images de Perron dans de nombreuses publications ; par exemple, celle des reconstitutions de 2019 ; et finalement, celle de ceux qui entendront parler de ces reconstitutions une fois qu’elles auront été démantelées. Un tel projet offrait aussi de très belles pistes de réflexion sur la manière dont ces expositions passées ont marqué, et sous quelles formes, l’imaginaire collectif. De la sorte, il insistait sur l’importance de considérer différents discours et les savoirs que l’on peut soutirer de ces expositions, images, et reconstitutions. Ultimement, par sa conceptualisation, le projet de Scherübel fait écho aux photographies de Perron en ce sens que, tout comme ces images de 1947, les reconstitutions de 2019 peuvent être analysées pour leur valeur documentaire et pour leur valeur esthétique. À l’instar des Automatistes qui ont refusé de se conformer aux pratiques sociales et artistiques de l’époque, Scherübel, dans le cadre de Period rooms, a proposé d’élargir le répertoire de ce qui peut être interprété comme des intérieurs d’époque, en proposant ici des réexpositions d’expositions tenues dans des appartements, tout en réactivant des photographies d’expositions passées à partir du présent. En tant qu’artiste contemporain, il vient insuffler une autre manière de diversifier la pratique des period rooms.
Notes
[1] Jean M. J., « Klaus Scherübel », Period rooms, brochure accompagnant l’exposition, Montréal, Château Ramezay, Château Dufresne, Oratoire St-Joseph du Mont-Royal, 2019, n. p.
[4] Keeble T., « Introduction », Keeble T., Martin B., Sparke P. (dir.), The Modern Period Room: The Constructions of the Exhibited Interior 1870 to 1950, New York, Routledge, 2006, p. 1. Citation originale en anglais : « The period room has emerged as a key representational device of social history, and of the history of architecture and the fine and decorative arts ».
[5] Keeble T., « Introduction », Keeble T., Martin B., Sparke P. (dir.), The Modern Period Room: The Constructions of the Exhibited Interior 1870 to 1950, New York, Routledge, 2006, p. 2. Citation originale en anglais : « Like all historical constructions, the period room comments on at least two different periods: that of its chronological gestation and that of its presentation ».
[7] Poulot D., « Asmodée au musée : exposer les décors de l’intimité », Costa S., Poulot D., Volait M. (dir.), The Period Rooms. Allestimenti storici tra arte, collezionismo e museologia, Bologna, Bononia University Press, 2016, p. 25.
[8] À ce propos, voir Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998 ; Ellenwood R., Égrégore : une histoire du mouvement automatiste québécois, trad. J.-A. Billard, Montréal, Kétoupa Éd. ; Outremont, Éd. du passage, 2014 ; Nasgaard R., Ellenwood R. (dir.), The Automatiste Revolution: Montreal (1941-1960), Vancouver ; Toronto ; Berkeley, Douglas & McIntyre, 2009.
[9] Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998, p. 263.
[10] Marsil T., « Les Automatistes : École de Borduas », Le Quartier Latin, 28 février 1947, p. 4.
[11] Gagnon F.-M., Chronique du mouvement automatiste québécois (1941-1954), Outremont, Lanctôt, 1998, p. 306.
[14] Jean M. J., « Klaus Scherübel », Period rooms, brochure accompagnant l’exposition, Montréal, Château Ramezay, Château Dufresne, Oratoire St-Joseph du Mont-Royal, 2019, n. p.
[15] De manière générale dans la littérature consacrée à l’histoire des expositions, une place de premier plan est accordée aux vues d’exposition. À titre d’exemple, voir : L’art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle, Paris, Éd. du Regard, 1998 ; les deux volumes Salon to Biennial: Exhibitions That Made Art History dirigé par Bruce Altshuler pour Phaidon (2008, 2013) ; et la collection Exhibition Histories inaugurée en 2010 et publiée par la maison d’éditions Afterall.
[16] Nasgaard R., « The Automatiste Revolution in Painting », Nasgaard R., Ellenwood R. (dir.), The Automatiste Revolution. Montreal (1941-1960), Vancouver ; Toronto ; Berkeley, Douglas & McIntyre, 2009, p. 50.
[17] Guilbault est également une des signataires du Refus global.
[18] François-Marc Gagnon indique également que les artistes ont dû aussi organiser leurs expositions dans des espaces alternatifs parce que le Musée des beaux-arts de Montréal et les galeries commerciales n’étaient pas intéressés, à cette époque, par le travail des Automatistes. Gagnon F.-M., « Paul-Émile Borduas and les Automatistes », Whitelaw A., Foss B., Paikowsky S. (dir.), The Visual Arts in Canada: The Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 146.
[19] Allaire S., « Un photographe chez les automatistes. Entretien avec Maurice Perron », Études françaises, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver 1998, p. 141-155 ; Maurice Perron. Photographies, Québec, Musée du Québec, 1998, p. 62-83.
[20] Allaire S., « Un photographe chez les automatistes. Entretien avec Maurice Perron », Études françaises, vol. 34, n° 2-3, automne-hiver 1998, p. 141.
[25] Arns I., « History Will Repeat Itself: Strategies of Re-Enactment in Contemporary (Media) Art and Performance », Arns I., Horn G. (dir.), History Will Repeat Itself: Strategies of Re-Enactment in Contemporary (Media) Art and Performance, Dortmund, Hartware Medien Kunst Verein ; Berlin, KW Institute for Contemporary Art, 2007, p. 43. Original en anglais : « artistic re-enactments are not an affirmative confirmation of the past; rather, they are questionings of the present through reaching back to historical events that have etched themselves indelibly into the collective memory. » [Italiques de Arns.]
[30]Ibid., p. 56. Il faut noter que Reesa Greenberg, parallèlement à Elitza Dulguerova, a défini trois catégories pour analyser les réexpositions d’exposition, soit replica, riff et reprise. Voir Greenberg R., « Remembering Exhibitions: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : https://www.tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en février 2020). Dans le cadre de cette analyse, nous nous en tiendrons aux catégories développées par E. Dulguerova en raison des parallèles et différences qui peuvent être tirés des études de cas examinées dans son article.
[33] Nous pouvons citer ici, à titre d’exemple, la couleur du livre conçu dans le cadre du projet VOL. 13 de Scherübel. Voir le site de l’artiste : http://klausscheruebel.com/index.php?/projets/13/ (consulté en février 2021).
— William Trouvé est ingénieur d’études, chargé de mission patrimoine écrit régional au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours (UMR 7323 CNRS) et docteur en histoire du Moyen Âge. Sa thèse de doctorat porte sur les processus d’écriture, de transmission et de réception des listes de noms de rois du haut Moyen Âge occidental (royaumes francs, wisigothiques, lombards et anglo-saxons). —
La période européenne correspondant au haut Moyen Âge (fin du Ve-IXe siècle) demeure encore, malgré les avancées scientifiques et archéologiques, souvent mal-aimée et empreinte de clichés. Ceci explique probablement pourquoi les expositions consacrées aux sociétés issues de cette époque restent rares dans les musées français[1]. L’inauguration de l’une d’entre elles est toujours un petit événement pour les amoureux de cette période. En 2020, le musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, a présenté Wisigoths. Rois de Toulouse, du 27 février au 27 décembre[2]. La réalisation de cette exposition en cette année 2020 n’était pas fortuite. En remontant près de 1600 ans en arrière, vers 418-419, on se rappelle que, en vertu d’un traité, les Wisigoths furent installés par l’empereur romain d’Occident Honorius dans un espace correspondant grosso modo au sud-ouest de la France actuelle – la province d’Aquitaine seconde, ainsi que probablement la Novempopulanie et certains territoires de la Narbonnaise première[3]. Ils exercèrent dès lors leur autorité sur ce territoire. Des mentions brèves contenues dans les sources historiographiques des Ve et VIe siècles laissent également entendre que les Wisigoths avaient très vraisemblablement choisi la cité de Tolosa pour y fixer leur principale résidence royale[4]. C’est donc pour marquer cet « anniversaire », célébrant la naissance du « royaume wisigothique de Toulouse », que les commissaires d’exposition – Laure Barthet, conservatrice du musée toulousain, et Jean-Luc Boudatchoux, archéologue de l’Inrap – ont conçu cette manifestation ; heureux prétexte pour parler d’un peuple méconnu du grand public[5].
Contrairement à ce que laisse penser le titre de l’exposition, le déroulé chronologique du parcours ne débutait pas en 418/419. Il démarrait aux temps primitifs et s’achevait en 507, date à laquelle ce peuple fut refoulé en Hispanie par les Francs. Dès lors, c’est à une (re)découverte de l’histoire gothique sur plusieurs siècles que le public a été convié. Pour retracer l’itinéraire de ce peuple et en dessiner les traits culturels, le propos s’est appuyé sur les données de l’archéologie. Outre les propres collections du musée Saint-Raymond, près de 250 objets provenant de musées français et européens – dont le Kunsthistorisches Museum de Vienne, le musée archéologique national de Madrid ou encore le musée national d’histoire de la Moldavie – y ont été exposés. Du mobilier inédit issu de fouilles archéologiques récentes et menées dans la région toulousaine y a également été présenté, mettant ainsi en valeur les résultats de l’archéologie préventive.
Les objectifs de l’exposition, tels qu’ils ont été affichés dès l’entrée dans le parcours, ont été doubles. D’une part, il s’agissait de sensibiliser le grand public à un pan d’histoire locale souvent méconnu, dans une visée de réappropriation du passé[6]. D’autre part, la manifestation cherchait à déconstruire l’image du Wisigoth barbare, cet étranger aux mœurs primaires qui aurait vécu lors des temps obscurs[7]. Dans cet article, nous nous proposons de décrire les moyens mis en œuvre par le musée pour répondre à ces deux finalités, tout en essayant de déterminer leur pertinence ainsi que leurs limites.
Du lieu de monstration à l’espace sous vitrine : atouts et faiblesses de la scénographie
Il faut signaler d’emblée que le musée Saint-Raymond est installé dans un ancien collège universitaire du début du XVIe siècle, classé au titre des Monuments historiques depuis 1975. Des contraintes techniques inévitables ont pesé sur la conception intellectuelle et matérielle de l’exposition. La salle dévolue aux expositions temporaires est située au rez-de-chaussée du bâtiment, jouxtant l’espace accueil-boutique. Elle n’est évidemment pas modulable à l’envi. Les hauts murs doivent rester en l’état et, de fait, conservent constamment leur aspect rocailleux malgré un enduit couleur sable. Cette austérité s’est logiquement répercutée sur l’atmosphère de l’exposition.
Aucune lumière extérieure ne pénétrait dans l’espace de monstration : les jours et les baies avaient été obstrués. L’éclairage provenait d’un dispositif lumineux qui avait été pensé pour respecter l’intégrité de certains objets fragiles, comme un manuscrit carolingien, et pour favoriser la mise en valeur d’autres pièces, comme les sculptures en marbre. Les panneaux explicatifs étaient également éclairés afin de faciliter leur lecture. Finalement, le reste de l’espace était plongé dans la pénombre. Ceci n’empêchait nullement de circuler de façon aisée ni de profiter des œuvres, à la condition que le nombre de visiteurs restât limité. Cette prépondérance de l’obscurité était évidemment subie par les concepteurs de l’exposition. Il est évident qu’ils ont tenté de composer avec les défauts du lieu et les exigences de la conservation.
Si un faible éclairage s’entend parfaitement pour garantir la meilleure conservation possible des objets, nous avons moins compris les choix graphiques qui évoquaient un monde ténébreux et sombre. La palette de couleurs de l’exposition comprenait du noir, du blanc, du rouge et du rouge-orangé. La composition visuelle des panneaux rectangulaires était généralement identique : une bande rouge habillait tout le côté gauche, puis celle-ci s’évanouissait peu à peu en tirant vers l’orangé avant de laisser place à un fond noir ou blanc. Les pilastres rouges, qui ponctuaient le parcours en différents endroits pour annoncer l’entrée dans une nouvelle section, étaient quant à eux uniformes. Enfin, le style des écritures était sobre, tantôt en noir tantôt en blanc.
Ce jeu de couleurs, entre rouge et noir, s’il offrait une certaine élégance, ne nous a pas semblé pertinent pour une exposition qui ambitionnait de déconstruire l’image traditionnelle du barbare. Sa charge symbolique la rattache aux clichés véhiculés par les « temps obscurs ». Ce syntagme désigne une vision négative et désuète du Moyen Âge, période pendant laquelle l’homme aurait délaissé la culture brillante des Anciens pour la guerre et la trivialité. Cette expression serait d’autant plus pertinente pour les sociétés du haut Moyen Âge que celles-ci ont laissé peu de traces scripturaires, ce qui témoignerait d’un manque d’intérêt et d’entretien pour la culture de l’écrit. Cette vision décadente du Moyen Âge a eu des transpositions muséographiques, à commencer par le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir (1795-1816). Les salles dédiées à l’art du Moyen Âge y étaient plongées dans la pénombre alors que les espaces consacrés aux époques postérieures bénéficiaient d’une belle luminosité ; cette mise en scène valorisait les progrès de la civilisation[8]. L’exposition toulousaine n’a évidemment pas cherché à restituer cette vision obsolète du Moyen Âge. Toutefois, en la replaçant dans une histoire des représentations muséales, sa charte graphique apparaît maladroite. L’affiche de la manifestation, portant le titre Wisigoths. Rois de Toulouse en rouge orangé sur un fond noir, nous a semblé cristalliser – involontairement ? – l’idée d’un peuple sortant des âges sombres du Moyen Âge. Il aurait été plus intéressant de proposer un graphisme audacieux et moins conventionnel, qui fasse écho aux ambitions de l’exposition.
Le mobilier répondait à une évidente simplicité. Les tables et les bornes vidéos étaient de forme rectangulaire et noires tandis que des murs bas, clôturant les différents espaces du parcours, alliaient le blanc au noir. Même si ce choix esthétique renforçait l’ambiance quelque peu austère, il nous a paru pertinent. En raison de son caractère sobre, ce mobilier s’est effacé sous le regard du visiteur, laissant toute leur place aux collections et compensant l’étroitesse du lieu de monstration. En effet, le parcours était délimité en couloirs et en « salles » relativement exigus, ce qui a parfois empêché le dialogue avec les œuvres. Ainsi, lorsqu’on se trouvait en compagnie d’autres visiteurs, une certaine agilité était parfois nécessaire pour observer le mobilier funéraire mis sous vitrine. Il était aussi difficile d’obtenir un recul efficace pour apprécier les statues de Diane chasseresse, de Bacchus adolescent[9] et de la Vénus de Chiragan[10], regroupées dans un même couloir étroit, ou d’apprécier la partie dédiée aux découvertes archéologiques de Seysses.
Heureusement, la mise en scène épurée des objets a favorisé certaines rencontres. Regroupées par thèmes, les collections sous vitrine ont été disposées de façon harmonieuse et dynamique : disposition parallèle et en diagonale par rapport au présentoir, rehaussement de certaines pièces grâce à des socles. Par exemple, la vitrine consacrée à la figure de l’aigle comportait deux appliques de harnachement en grenat, installées sur un socle gris, ce qui amenait le visiteur à y déposer le regard et prendre le temps de les observer. Nous avons regretté que, d’une manière générale, la mise en exposition des objets ait moins servi à valoriser leurs particularités qu’à illustrer le propos écrit. Néanmoins, la valeur intrinsèque de certaines pièces était soulignée par certains procédés d’exposition, à l’image de la sculpture « portrait de femme », dont on aurait très envie de croire qu’il s’agit de la reine wisigothique d’ascendance impériale, Galla Placidia[11]. Cette tête, par sa morphologie singulière et par sa mise en scène scénographique qui lui donnait l’impression de surgir de derrière un pilastre, surprenait le visiteur. Réalisée en marbre blanc de Saint-Béat, elle est étonnamment allongée. Ses traits sont austères, mais élégants. L’ensemble produit sinon un envoûtement, du moins une fascination. En dépit des contraintes techniques auxquelles ils ont dû faire face, les commissaires d’exposition sont parvenus à instaurer un dialogue entre cette pièce remarquable et le visiteur.
Le parcours et le discours muséal, reflets de partis pris historiographiques
Le parcours de l’exposition était chrono-thématique. Il se composait de cinq sections successives : 1) les origines, 2) les Wisigoths dans l’Empire, 3) le royaume de Toulouse, 4) une découverte exceptionnelle, 5) la chute du royaume[12]. Il a été traduit dans l’espace muséographique par un sens de visite unique, excepté pour la quatrième section qui était cloisonnée sur trois côtés, de manière à souligner son originalité. L’entrée dans chaque thème était matérialisée par des pilastres rouges, sur lesquels étaient inscrits un numéro et un titre.
Pour chaque section, le discours muséal s’est essentiellement appuyé sur des textes écrits. Aux panneaux placés sur les cimaises, à hauteur du regard, répondaient en dessous des objets sous vitrines, installés sur des présentoirs horizontaux, excepté pour les objets trop volumineux comme la colonne provenant de la Daurade. Des cartels proposaient une remise en contexte des pièces archéologiques et étaient parfois pourvus d’une explication relativement conséquente. Certains dispositifs sont venus briser cette monotonie comme des bornes vidéos, une maquette, une carte « des royaumes barbares, l’Empire romain d’Orient à la fin du Ve siècle » placée sur le sol, une généalogie, la reconstitution d’un équipement militaire du IVe siècle ou des crânes humains installés à l’intérieur d’un présentoir colonne dans la quatrième partie.
Le découpage intellectuel du parcours et sa traduction muséographique étaient adaptés aux attentes d’un visiteur cherchant à découvrir et à comprendre l’histoire wisigothique à partir d’une expérience de visite classique. Ils répondaient ainsi à la visée didactique de l’exposition.
Muséographier l’histoire d’une période ou d’un peuple revient toujours à écrire et à interpréter cette histoire. Le choix d’un sujet comme le « royaume wisigothique de Toulouse » n’est pas anodin pour le musée Saint-Raymond puisque l’établissement est situé sur un territoire où le souvenir des Goths est encore présent. Pour le visiteur averti, la crainte est de voir se dérouler devant lui une histoire dévoyée, en raison d’une méthodologie scientifique trop faible, et réinterprétée en fonction de motifs sinon politiques, du moins anachroniques. Tel n’était pas le cas pour l’exposition Wisigoths. Rois de Toulouse. Au contraire, elle a fait entendre la voix de la recherche scientifique auprès du grand public. Ceci est si rare qu’il faut le souligner. Jusqu’à récemment, la diffusion de l’histoire wisigothique à l’échelle de la région Occitanie a été le fait d’historiens et de militants occitanistes, à travers l’organisation de manifestations publiques ou la publication d’ouvrages de vulgarisation[13]. L’exposition du musée Saint-Raymond a été une réponse aux partisans d’une histoire occitane qui inclut la période wisigothique. Par exemple, au sujet de la reine wisigothique Pédauque, dont le nom provient de l’occitan pè d’auca, les commissaires d’exposition ont rappelé que « [son] existence […] n’est, bien sûr, pas avérée [et qu’] il s’agit sûrement d’une création folklorique[14] ». De même, ils ont précisé que « la mode des “crânes allongés” toulousaine[15] » n’est pas l’héritage direct d’une pratique similaire identifiée dans des tombes wisigothiques de la région toulousaine.
Ce rejet de l’interprétation régionaliste de l’histoire wisigothique s’est également deviné à travers la mise en exposition de deux objets. Le sceau du roi wisigothique Alaric II, probablement réalisé au Ve siècle, et le fac-similé de l’anneau sigillaire du souverain mérovingien Childéric – dont l’original, volé en 1831, fut sans doute fabriqué sous le règne du souverain entre 457 et 482 – étaient présentés l’un à côté de l’autre, sous la même vitrine, ce qui les isolait du reste de la collection. Un cartel évoquait leurs « similitudes[16] », sans plus d’explications. Bien que lapidaire, ce constat était une invitation faite au visiteur à observer ces objets ensemble et à les comparer. Cette présentation nous a semblé éminemment symbolique. Plutôt que d’opposer brutalement les Wisigoths aux Mérovingiens – ce que font certains discours occitanistes abordant les origines des Occitans et des Français –, les concepteurs de l’exposition ont proposé d’appréhender la culture matérielle de ces deux peuples à partir d’objets qui les lient et selon une démarche scientifique : l’observation des sources.
Si le discours de l’exposition s’est appuyé sur les résultats de la recherche scientifique, il contenait néanmoins quelques approximations qui généraient parfois des confusions. Ce constat vaut, hélas, pour le cœur du sujet. L’existence d’un « royaume wisigothique de Toulouse » antérieur aux années 476-477 – soit avant la disparition de l’Empire romain d’Occident – ne fait pas consensus parmi les spécialistes. Ce n’est pas le lieu de revenir sur les sources et les travaux qui traitent de la question[17]. Il convient plutôt de s’interroger sur la position prise par le musée toulousain dans ce débat. Dans le panneau d’introduction, à l’entrée, il était expliqué que « Tolosa […] devient, au fur et à mesure des événements, capitale d’un territoire souvent désigné comme le royaume de Toulouse[18] ». Cette remarque fait écho aux recherches actuelles qui considèrent que la réalité d’un « royaume wisigothique de Toulouse » est incertaine, voire impossible avant 476-477, mais incontestable après cette date[19]. Dans la troisième section, les explications sont devenues plus confuses[20]. Les différentes hypothèses à propos de la réalité du « royaume de Toulouse » étaient expliquées dans le panneau liminaire. Puis, il était affirmé que son existence était certaine sous le règne du roi wisigothique Euric (466-484) et indiscutable dès la disparition de l’autorité impériale en 476. Pourtant, l’intitulé de cette troisième thématique était bien « Le royaume de Toulouse (418/419-507) », sous-entendant qu’il existait dès l’installation des Goths dans la cité toulousaine et non après la déposition du dernier empereur romain d’Occident. Une carte empruntée à l’historien Michel Rouche[21] illustrait également la « formation du royaume de Toulouse, 419-476 ». Titres et textes explicatifs se contredisaient donc quelque peu, ce qui pouvait créer des confusions dans l’esprit du visiteur, voire l’induire en erreur sur l’état actuel de la recherche. S’il est certain que les commissaires d’exposition maîtrisent l’état de l’art sur cette question historiographique, ils ont néanmoins usé d’approximations pour la rendre accessible, quitte à en affaiblir la compréhension. La tension entre l’exposé scientifique et sa vulgarisation a ici produit un discours décevant.
Une seconde faiblesse dans le discours de l’exposition concerne le traitement de la migration des Goths, phénomène qui précèderait leur entrée dans l’Empire romain. Notons d’ores et déjà que, d’une manière générale, les choix graphiques ont pleinement exploité cette thématique : les panneaux étaient agrémentés de bandes géométriques tantôt droites, tantôt arrondies qui délimitaient les textes et les reliaient entre eux. Ces formes favorisaient un sens de lecture tout en pouvant être interprétées comme la transposition symbolique d’un itinéraire, d’un déplacement entre plusieurs zones. Plus spécifiquement, le thème de la migration a été dévolu à la première section, qui, pour le traiter, a été divisée en deux espaces muséographiques correspondant à deux étapes migratoires. En outre, chaque espace associait le peuple des Goths à une culture archéologique protohistorique. Le premier était consacré aux légendes qui situent le territoire d’origine des Goths en Scandinavie et qui relatent leur migration dans les régions septentrionales de la Pologne actuelle. Des découvertes archéologiques semblent recouper les textes puisque dans cette dernière zone y a été mis au jour du mobilier funéraire, issu de la culture de Wielbark, dont des éléments de parure étaient présentés au sein de l’exposition. Bien entendu, aucune preuve ne permet de lier avec certitude les Goths à la culture de Wielbark. À nouveau, les auteurs ont oscillé entre la rigueur de la démarche scientifique – par l’emploi de propositions au conditionnel, comme « le mythe rejoint peut-être la réalité archéologique […] [;] de cette fusion serait née l’ethnie des Goths et la culture archéologique associée : la culture de Wielbark[22] », ou par l’usage de formules neutres, comme « [les] « femmes de la culture de Wielbark[23] » – et des raccourcis plus malheureux – « les Goths du territoire de Wielbark[24] ». L’espace suivant s’intéressait au second temps de la migration. Les « porteurs de la culture de Wielbark[25] » s’établirent en Scythie, c’est-à-dire un territoire allant de l’Ukraine actuelle aux bords du Danube de la Roumanie contemporaine, en longeant les rives de la mer Noire. La culture archéologique associée aux peuples de ces territoires est celle de Tcherniakhov. L’exposé, même s’il restait prudent, s’est autorisé des considérations rapides : « [la culture de Tcherniakhov] est directement liée à l’histoire ancienne des Wisigoths[26] ». Si les cultures de Wielbark et de Tcherniakhov disposent de liens incontestables, leur association avec l’histoire gothique est moins évidente, dans la mesure où les sources écrites à propos de la migration des Goths sont largement postérieures à ce phénomène et, de fait, peu fiables.
Depuis une quinzaine d’années, les historiens français du haut Moyen Âge ont souligné le manque de tangibilité des données archéologiques concernant le parcours migratoire des peuples altomédiéviaux, tout en contestant la pertinence historique des récits d’origine, à savoir les textes historiographiques qui retracent l’errance de ces peuples avant leur entrée dans le monde impérial romain et qui ont été écrits bien après les faits qu’ils relatent[27]. Le thème de la migration est un topos que partagent les récits d’origine des Goths, des Lombards, des Francs et des Anglo-Saxons. Il se fonde sur le modèle vétérotestamentaire[28]. L’itinéraire des Goths, tel qu’il est décrit dans l’exposition de Toulouse, est emprunté à l’ouvrage De origine actusque Getice gentis ou Getica de Jordanès, rédigé à Constantinople au milieu du VIe siècle, soit à une époque où les Wisigoths, qui avaient été délogés de Toulouse depuis quelques décennies, étaient bien établis en Hispanie et où les Ostrogoths dominaient une partie de la péninsule Italienne. Comme il est indiqué dans la première section de l’exposition, Jordanès s’est appuyé sur une histoire perdue des Goths écrite par Cassiodore, en entremêlant faits historiques et évènements légendaires. L’historienne Magali Coumert a montré que Jordanès n’avait pas seulement exploité l’œuvre de Cassiodore, mais également un répertoire de sources grecques et latines, dont la Géographie de Ptolémée, pour retracer le parcours des Goths[29]. Ce parcours – qui débute en Scandia (Scandinavie), passe par la Scythie et se termine dans l’Empire romain – se développe dans un cadre spatial conforme à l’ethnographie antique, depuis les limites du monde connu par les auteurs latins jusqu’aux rivages de la Méditerranée. Pour l’historienne, le récit tardif de cette migration ne peut pas être considéré comme une preuve historique fiable à propos des temps très anciens, mais doit être envisagé selon une perspective symbolique. Le parcours migratoire doit être entendu comme la « progression de l’indistinct vers le défini, de la barbarie vers la civilisation[30] ». L’étude riche et convaincante de Magali Coumert est un jalon récent, mais essentiel dans l’historiographie des peuples du haut Moyen Âge, et en particulier celle des Goths. Il est dommage que les commissaires de l’exposition n’aient pas accordé une place à cette interprétation acceptée par les historiens français de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge[31].
Nous avons abordé deux cas qui pointent les faiblesses scientifiques de l’exposition. Pour autant, il s’agit de thèmes qui font actuellement débat au sein de la communauté scientifique. Cet aspect peut sans doute expliquer ces lacunes – les seules que nous ayons relevées. Elles ne sauraient masquer les grandes réussites du discours muséal. En accord avec les courants historiographiques actuels, celui-ci ne parle jamais d’ « invasions barbares » et n’aborde pas la disparition de l’Empire romain d’Occident selon une perspective décadente. Les formulations sont généralement neutres, ce qui permet de suivre et de comprendre l’histoire des Goths sans a priori. En outre, la description de la méthode archéologique dans la quatrième section est à la fois pertinente et didactique, et certaines formulations sont parfois agréablement provocantes[32]. En cela, l’objectif d’évacuer les lieux communs attachés à la figure du Wisigoth, à partir d’une démarche scientifique parfaitement explicitée, est atteint.
Des dispositifs de médiation conçus à partir d’une influence assumée du médiévalisme et d’une approche ludique du musée
La médiation autour de l’exposition ne se réduisait pas aux textes écrits (panneaux, cartels) et à la présentation des objets. Ces autres dispositifs apportaient d’ailleurs une réelle plus-value à la visite et s’appuyaient volontairement sur des représentations de l’époque wisigothique se raccrochant à un imaginaire médiéval contemporain et populaire. Ainsi, dès l’entrée, un panneau indiquait que l’un des parcours audioguidés avait été conçu dans l’esprit de la série télévisée Kaamelott, dont le succès repose sur un emploi parodique et anachronique de l’histoire de la Table ronde, mais également des sociétés de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge[33]. Un peu plus loin, deux bornes vidéos invitaient à regarder des films d’animation, dont l’un portait sur la bataille d’Andrinople (378). Les graphismes en 3D rappelaient en outre ceux de certains jeux vidéos. Enfin, la deuxième section se concluait par la « reconstitution d’un équipement militaire du IVe siècle pouvant appartenir à un Goth ou un Romain », empruntée probablement à un matériel de reconstitution historique.
Cette démarche, qui consiste à représenter l’époque wisigothique, renvoie au concept du médiévalisme, entendu ici comme l’ensemble des représentations du Moyen Âge au sein d’une culture post-médiévale[34]. Les représentations proposées au sein de l’exposition avaient été formées à partir d’un imaginaire partagé par les commissaires, les muséographes et le visiteur. Elles n’étaient évidemment pas anodines. Puisqu’elles étaient connues d’une partie du grand public, qui a pour habitude de les rencontrer dans de nombreux médias contemporains (séries télévisées, films, bandes dessinées, jeux vidéos), elles disposaient, dès lors, d’un pouvoir d’attraction. Leur emploi rendait le discours de l’exposition plus attrayant et, in fine, favorisait sa transmission. Ces représentations n’étaient également pas gratuites. Leur caractère hypothétique était systématiquement précisé. Ces mentions sous-entendaient à nouveau que le discours muséal reposait sur un substrat scientifique. Enfin, cette démarche répondait à l’une des ambitions de l’exposition : déconstruire les lieux communs autour des Wisigoths. Ainsi, l’espace d’introduction était enrichi par un exemplaire d’Astérix chez les Goths et les tomes de La saga de Wotila, ainsi qu’une borne vidéo diffusant des extraits de la série télévisée Game of Thrones dans lesquels évoluaient des personnages que l’on qualifierait volontiers de barbares. Ces œuvres illustraient la manière dont l’image des Goths et celle des barbares peuvent être pensées et utilisées dans la culture populaire contemporaine. Autrement dit, les emplois des représentations populaires du Moyen Âge dans l’exposition servaient non seulement à agrémenter le parcours, mais aussi à remettre en cause les clichés qu’elles véhiculaient, à partir d’une approche critique et réflexive.
Un esprit du jeu a traversé le parcours. Ceci se devinait à travers l’usage des représentations médiévales que nous venons de présenter. Il apparaissait également à travers d’autres outils mis à disposition des visiteurs, en particulier le jeune public, mais qui fonctionnaient également avec les plus grands. L’un d’entre eux, un « générateur de nom goths » installé dans la première section, permettait de former des noms germaniques et d’en connaître les significations en actionnant deux cylindres. Dans la quatrième section, le visiteur était invité à découvrir tactilement deux reproductions de crânes pour constater que l’un avait été déformé de façon artificielle, conséquence d’une pratique propre à la société wisigothique.
L’une des belles réussites fut le parcours audioguidé décalé. Son intitulé « let’s goth » en reflète tout le programme. Déconseillé pour certains types de public, il proposait une visite de l’exposition sur un ton humoristique. Les pistes se rapportaient à quelques thématiques et objets exposés. Le narrateur principal, s’adressant directement au visiteur, employait une langue familière, un rythme rapide et un ton désabusé. Ses paroles étaient entrecoupées d’extraits de films ou de séries populaires. L’ensemble avait l’avantage de créer une ambiance singulière tout en proposant une reconstitution de la société wisigothique, à partir de propos comiques et anachroniques assumés. Ceci permettait de saisir l’attention du visiteur. Si la forme du discours tranchait volontairement avec les audioguides classiques, le propos scientifique est néanmoins resté rigoureux. Cette recherche du jeu et de l’amusement nous a semblé réussie, car elle compensait l’austérité visuelle de l’exposition.
En guise de conclusion : une exposition destinée à trois types de public
Finalement, l’analyse comparée de la scénographie et des dispositifs de médiation met en évidence trois niveaux de lecture, correspondant à des publics distincts. La scénographie, même si l’on a pu regretter l’image un peu datée d’un haut Moyen Âge obscure qu’elle renvoyait et son allure parfois monotone, avait l’avantage de ne pas bousculer les amateurs d’expositions d’histoire traitées sous un format académique. Les outils de médiation s’appuyant sur les représentations populaires du Moyen Âge étaient destinés aux publics familiarisés avec cet imaginaire. Ceci a pu compenser les faiblesses scénographiques, en favorisant une expérience de visite placée sous le signe de l’amusement. Le dernier niveau de lecture s’adressait aux plus jeunes. En suivant le « parcours jeune public », ils bénéficiaient de plusieurs dispositifs : un audioguide, une maquette reconstituant la bataille d’Andrinople et, surtout, des panneaux explicatifs, qui se démarquaient par leur couleur dorée et leur hauteur moyenne. Les textes, concis, étaient destinés aux enfants, mais n’importe quel visiteur pour qui l’histoire wisigothique était étrangère pouvait y trouver une première matière à réflexion.
Les commissaires de l’exposition Wisigoths. Roi de Toulouse ont réussi leur double pari : rendre accessible à tous l’histoire de ce peuple mal connu et proposer une image des Wisigoths conforme aux avancées de la recherche. Leur sujet était pourtant ambitieux et nécessitait de déconstruire de nombreux clichés – même s’ils se sont permis d’en reproduire certains, sans doute pour mieux attirer le public. Le discours muséal, malgré quelques petites déceptions, répondait à une approche scientifique rigoureuse, qui aurait pourtant pu être mise à mal par le contexte mémoriel dans lequel s’inscrivait l’événement. Tel ne fut jamais le cas, bien au contraire. On l’aura compris, le parcours de cette exposition a allié divertissement et plaisir intellectuel.
Notes
[1] De mémoire, trois expositions, au moins, ont traité de cette période dans les années 2010 : Le haut Moyen Âge dans le nord de la France. Des Francs aux premiers comtes de Flandre, de la fin du IVe au milieu du Xe siècle, exp., Douai, Musée-parc Arkéos, 2015 ; Austrasie, le royaume mérovingien oublié, Saint-Dizier, Espace Camille Claudel, 2016-2017 ; Les temps mérovingiens, Paris, Musée de Cluny, 2016-2017.
[2] Initialement programmée jusqu’au 27 septembre 2020, l’exposition fut prolongée de deux mois afin de pallier la fermeture du musée due aux mesures de confinement du premier semestre 2020. Malheureusement, le second confinement y a mis prématurément fin, au début du mois de décembre 2020. Nous avons eu la chance de pouvoir la visiter entre ces deux périodes, mais la visite fut marquée par des règles de distanciation sociale qui ont nécessairement eu des conséquences sur notre manière de circuler dans l’espace de monstration, d’apprécier les œuvres et, in fine, de saisir le sens de l’exposition. Il est toujours possible de la visiter sous sa forme virtuelle : https://storage.net-fs.com/hosting/6288905/1/index.htm (consulté en janvier 2021).
[3] Récemment, une hypothèse séduisante sur les limites initiales de ce territoire, sur lequel les Wisigoths exercèrent leur autorité, a été exposée par Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 174-176.
[4] Des passages faisant implicitement de Toulouse la résidence royale principale des Wisigoths se trouvent dans les Consularia Caesaraugustana (= Chronica Caesaraugustana), 88a, la Chronica gallica a. DXI, 565 et dans les Historiae, II, 37 de Grégoire de Tours. À la fin des années 1980, la mise au jour d’un complexe monumental du Ve siècle à Toulouse, que l’on identifie aujourd’hui comme le probable palais des rois wisigothiques, a étoffé le rôle de cette cité dans notre connaissance de l’histoire gothique. Sur ce complexe monumental, voir en dernier lieu Heijmans M., « La présence des Wisigoths dans les sedes regiae du Midi de la Gaule », Sánchez Ramos I., Mateos Cruz P. (éd.), Territorio, topografía y arquitectura de poder durante la Antigüedad Tardía, actes des Jornadas Spaniae vel Galliae. Territorio, topografía y arquitectura de las sedes regiae visigodas (Madrid 2015), Mérida, Instituto arqueología mérida, 2018, p. 60-63, en part. p. 62-63.
[5] Les commissaires d’exposition ont davantage explicité les raisons qui les ont poussés à élaborer cette manifestation, dans Inrap. Wisigoths. Rois de Toulouse, en ligne : www.inrap.fr/wisigoths-rois-de-toulouse-14902 (consulté en janvier 2021).
[6]Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 5 : « Parce qu[e les Wisigoths] appartiennent aux peuples dits “barbares”, leur histoire est restée dans l’ombre de l’Empire romain. Parce qu’ils ne sont pas les Francs, héros du récit national, les Wisigoths ont été longtemps ignorés par l’archéologie dite “mérovingienne” ».
[7]Ibid. : « Ce sont sans cesse les mêmes clichés qui reviennent : le Barbare apparaît comme un personnage brutal et bestial, ne vivant que par le pillage et la destruction ».
[8] Poulot D., « Le musée des monuments français et la notion de patrimoine », Un musée révolutionnaire. Le musée des monuments français d’Alexandre Lenoir, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2016, p. 89 ; Grzech K., « La scénographie d’exposition, une médiation par l’espace », La lettre de l’OCIM, n° 96, 2004, p. 6 ; Poulot D., Musée, nation, patrimoine (1789-1815), Paris, Gallimard, 1997, p. 303-304.
[12] Il faut toutefois faire remarquer que la dernière section, qui se composait d’un unique panneau résumant les derniers siècles d’histoire wisigothique, ressemblait à un propos conclusif.
[13] Militant notable du mouvement occitaniste, Georges Labouysse a publié l’un des rares livres de vulgarisation sur l’histoire wisigothique en français : Les Wisigoths, première puissance organisée dans l’empire éclaté de l’Occident romain, de la Baltique aux colonnes d’Hercule, de Toulouse à Tolède, huit siècles d’épopée, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2005. Cet ouvrage, focalisé sur la migration et le « royaume wisigothique de Toulouse », dépeint une histoire wisigothique qui valorise Toulouse et le territoire occitan. Pour une réflexion similaire sur le travail d’historien de Georges Labouysse, voir Lespoux Y., « Du “petit Lavisse” au “petit Labouysse” ? Quels outils pour former à l’histoire de l’espace occitan ? », Lengas, n° 83, 2018, § 31, en ligne : https://doi.org/10.4000/lengas.1454 (consulté en janvier 2021).
[14]Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 44.
[17] En dernier lieu, voir Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 165-184.
[18]Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 4.
[19] Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 179 et suiv.
[20]Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 35.
[21] Rouche M., Clovis, suivi de vingt et un documents traduits et commentés, Paris, Fayard, 1996, p. 164, repris dans Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. XII.
[22]Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 10.
[27] Cette remise en cause va de pair avec celle du concept d’ethnogenèse – non évoquée dans l’exposition, mais implicite ? – élaborée par Reinhard Wenskus et développée par Herwig Wolfram. Cette notion désigne le processus par lequel à un groupe ethnique porteur d’un « noyau de traditions » (langue, religion, coutumes juridiques, croyance en une origine commune), se seraient agrégés et acculturés d’autres peuples tout au long du parcours migratoire jusqu’à son entrée dans l’Empire romain. Voir en particulier l’ouvrage fondamental de Coumert M., Origines des peuples, les récits du haut Moyen Âge occidental, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2007. La première partie est consacrée à une étude critique des récits d’origine des Goths et aux données archéologiques (p. 35-142).
[28] Dumézil B., « Les “invasions barbares” : sources, méthodes, idéologies », Garcia D., Le Bras H. (dir.), Archéologie des migrations, actes du colloque international (Paris, 12-13 novembre 2015), Paris, La Découverte, 2017, p. 246.
[29] Coumert M., Origines des peuples, les récits du haut Moyen Âge occidental, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2007, p. 100-101.
[31] Par exemple, Becker A. « Ethnicité, identité ethnique. Quelques remarques pour l’Antiquité tardive », Gerión. Revista de Historia Antigua, n° 32, 2014, p. 296-297 ; Delaplace C., La fin de l’Empire romain d’Occident. Rome et les Wisigoths de 382 à 531, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 29 ; Dumézil B., « Les “invasions barbares” : sources, méthodes, idéologies », Garcia D., Le Bras H. (dir.), Archéologie des migrations, actes du colloque international (Paris, 12-13 novembre 2015), Paris, La Découverte, 2017, p. 246.
[32] On pense à l’intitulé « Peut-on identifier un Wisigoth ? », dans Wisigoths. Rois de Toulouse, livret de l’exposition, Toulouse, Musée Saint-Raymond, 2020, p. 84.
[33] Sur les représentations médiévales dans Kaamelott, voir notamment les études regroupées dans Besson F., Breton J. (dir.), Kaamelott : un livre d’histoire, Paris, Vendémiaire, 2018.
[34] Nous empruntons cette approche du « médiévalisme » appliquée aux musées à Elsa Guyot qui en a proposé une définition plus large dans sa thèse de doctorat, à partir des travaux de Leslie J. Workman et Vincent Ferré. Voir Guyot E., « Les représentations du Moyen Âge au Québec à travers les discours muséaux. Pour une histoire du goût, du collectionnement et de la mise en exposition de l’art médiéval au Québec », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, vol. 20, n° 1, 2016, § 11 et n. 3, en ligne : http://journals.openedition.org/cem/14378 (consulté en janvier 2021).
— Nadya Rouizem Labied est une architecte franco-marocaine. Elle est titulaire d’un doctorat de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, et sa thèse a été lauréate de la bourse de la Caisse des Dépôts pour la recherche en architecture en 2019. Depuis 2020, elle est chercheure associée au laboratoire AHTTEP (Architecture Histoire Techniques Territoire, Patrimoine) à l’UMR AUSSER. Elle est actuellement enseignante à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris la Villette. Parmi ses publications figure « La modernisation de la terre crue au Maroc dans les années 1960: architecture néo-traditionnelle ou néocoloniale ? » dans la revue Aedificare, n° 6, en 2019. —-
Depuis quelques années, les travaux de recherche sur l’exposition de l’architecture sont de plus en plus nombreux[1]. Mais tandis que ces ouvrages s’intéressent aux différentes approches possibles pour exposer l’architecture, cet article étudiera la manière dont une exposition peut valoriser un matériau de construction dans deux contextes différents.
En 1981, l’exposition Des architectures de terre au Centre Pompidou marque un tournant dans l’histoire de l’architecture en terre en France. Dans le contexte de crise énergétique due aux deux chocs pétroliers, Jean Dethier, architecte et médiateur culturel belge, propose un matériau écologique comme une solution alternative en architecture, ce qui suscite un grand intérêt en France, puisque cette exposition a initié un projet expérimental de 65 logements sociaux en terre à L’Isle-d’Abeau en Isère, inauguré en 1985.
Par ailleurs, il faut préciser que l’architecture de terre au Maroc a constitué pour Jean Dethier une source d’inspiration importante :
« C’est là que j’ai durablement pris conscience des atouts et enjeux de la construction en terre qui allait devenir, durant un demi-siècle, l’une de mes passions[2] ».
En effet, Dethier a travaillé au ministère de l’Habitat à Rabat entre 1965 et 1970, et cette expérience a influencé le reste de sa carrière. En 1966 il pilote durant neuf mois la réhabilitation d’un village construit en terre crue dans la vallée du Draa[3], le Ksar Tissergate ; il collabore également avec Jean Hensens[4], architecte belge, et Alain Masson[5], ingénieur français, qui ont réalisé plus de 3000 logements sociaux en terre crue au Maroc entre 1962 et 1969.
L’expérience marocaine de Jean Dethier apparaît aussi dans certains choix liés à l’exposition au Centre Pompidou en 1981 : en effet, sont exposés des plans de projets réactualisant l’architecture en terre au Maroc, et plusieurs conférenciers invités sont des maîtres d’œuvre ayant employé ce matériau sur le continent africain.
Toutefois, alors qu’en France les vertus de la construction en terre crue sont vantées au début des années 1980, contribuant à relancer une dynamique autour de ce matériau, au Maroc les projets en terre construits par l’État ralentissent considérablement à la fin des années 1970[6]. En effet, la période riche en expérimentations sur les matériaux de construction alternatifs amorcée au début des années 1960 ne parvient pas à mettre en place une filière de construction en terre crue dans le pays. Il faut rappeler que l’actualisation de l’architecture de terre crue répond à des enjeux économiques, culturels et environnementaux. En effet, ce matériau abondant et gratuit permet l’emploi d’une main d’œuvre non qualifiée, enjeu considérable pour les pays en développement, tout en faisant référence aux patrimoines vernaculaires construits en terre crue dans ces pays.
À Paris, l’exposition Des architectures de terre recueille un très grand succès durant quatre mois, du 28 octobre 1981 au 1er février 1982, puis dans de nombreuses villes du monde grâce à son itinérance pendant plusieurs années. Elle est ensuite présentée à Marrakech en mai 1983, où un projet de 60 logements sociaux en terre est lancé dans le cadre d’un programme de coopération avec la France, à partir de 1984. Cependant, ce projet n’a pas abouti, seuls quatre prototypes ont été réalisés.
Se pose dès lors la question de la représentation : comment les expositions ont-elles contribué à véhiculer une certaine image de ce matériau « pauvre » qu’est la terre crue ? Quels impacts ont-elles eu sur la réussite ou l’échec des projets en terre qui ont été initiés à la même époque ?
En France : la valorisation du matériau
Le projet d’exposition démarre en 1979 lorsque Jean Dethier le propose au directeur du centre de Création Industrielle (CCI), Jacques Mullender, ancien administrateur colonial en Afrique de l’Ouest[7], qui l’accueille favorablement.
L’exposition Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire s’étend sur 800 m2, et se divise en trois séquences : la première partie présente les exemples d’architecture vernaculaire dans le monde, avec seize maquettes représentant en 3D un fragment d’architecture de terre, de 2,40 à 4,60 mètres de hauteur, à l’entrée de l’exposition. La seconde partie présente les expériences de modernisation du matériau depuis le XVIIIe siècle, et enfin la dernière partie met en avant l’avenir de l’architecture de terre.
Parmi les projets modernisant l’emploi de la terre crue figure celui de Jean Hensens pour la délégation de l’aménagement du territoire à Marrakech, projet dessiné en 1968, mais qui n’a pas été réalisé, ainsi que la maison de l’artiste marocain Farid Belkahia[8] construite par l’architecte Abderrahim Sijelmassi[9] à Marrakech en 1986. Ces deux projets marocains illustrent l’actualisation de la construction en terre crue, amorcée au Maroc dès les années 1960.
Par ailleurs, l’exposition est accompagnée de plusieurs conférences données par les acteurs importants de l’architecture en terre dans le monde à cette époque. En décembre 1981, Jean Dethier invite plusieurs architectes et ingénieurs ayant exercé au Maroc, dont Jean Hensens et Alain Masson, à présenter leur expérience sous forme de débat sur la mise à jour des architectures de terre. Jean Dethier nous a confié que Hensens et Masson n’avaient finalement pas donné ces conférences[10].
L’exposition connaît un grand succès avec une itinérance sur quinze ans, depuis 1981 :
« Après sa présentation à Paris (octobre 1981-février 1982), l’exposition sera successivement présentée à Francfort (Allemagne), Palerme et Rome (Italie), Alger (Algérie), en 1982, à Marrakech (Maroc) et Valence (Espagne), en 1983, à Rio de Janeiro, Sao Paulo et Recife (Brésil), en 1984, à Caracas (Venezuela et Mexico (Mexique), en 1985, à Rotterdam (Pays Bas), en 1986, à Riyadh et Dahran (Arabie Saoudite), en 1988, à Ahmedabad, Bangalore et New Delhi (Inde), en 1989, à Villefontaine (France), en 1991, à Lisbonne (Portugal) en 1993, à Copenhague et Fredericia (Danemark), en 1996 et enfin à Arc et Senans (France), de mai 1998 à février 1999[11]. »
Par ailleurs, le catalogue de l’exposition est traduit et édité en une dizaine de langues[12]. Dans l’introduction d’un ouvrage sur les maisons de l’Isle-d’Abeau, Jean Dethier explique son souhait d’agir hors du musée : « Une institution culturelle vivante et dynamique devrait désormais agir aussi hors des murs de ses salles d’exposition[13] ».
Un projet vitrine
En effet, selon Jean Dethier, il était indispensable de « compléter l’exposition par une démonstration en vraie grandeur pour que la terre n’apparaisse pas comme une élucubration d’intellectuels[14] ».
Le CCI cherche donc dans la région Auvergne-Rhône-Alpes un partenaire pour un projet urbain de maisons en terre, étant donné que la terre crue, en particulier la technique du pisé[15], a été fortement employée sur le territoire de la région jusqu’à la fin des années 1940[16]. En effet, on relève dans cette région jusqu’à 80 % du bâti ancien construit en terre crue, et jusqu’à 40 % de l’ensemble des logements[17].
Jean-Paul Paufique, directeur général de la ville nouvelle de l’Isle-d’Abeau, est très intéressé et des partenaires régionaux et nationaux rejoignent ce partenariat : l’office public d’Aménagement et de Construction (OPAC) de l’Isère, la direction de l’Architecture et la direction de la Construction au ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, ainsi que le Plan Construction. L’expertise technique est apportée par plusieurs organismes de la région : le centre de Recherche et d’Application de la Terre (CRAterre[18]), le centre scientifique et technique du Bâtiment (CSTB) de Grenoble, l’École Nationale des Travaux Publics d’État (ENTPE) de Lyon et la Société de contrôle technique et d’expertise de la construction (Socotec[19]).
La réalisation d’un village en terre dans la ville nouvelle de l’Isle-d’Abeau est lancée au début de l’année 1981, sur un site de 1,6 hectare près de Villefontaine, en Isère. Il est intéressant de noter que le calendrier de l’opération se déroule en parallèle avec celui de l’exposition : l’appel à candidatures est lancé au printemps 1981, les dix équipes d’architectes sont choisies le 10 juin, un concours restreint aux seules équipes retenues est lancé en août et le jugement sur avant-projet sommaire s’effectue le 19 novembre de la même année. Ainsi, le projet se met en place pendant la durée de l’exposition du Centre Pompidou qui « jouait son rôle complémentaire d’information et d’incitation[20] ».
Le projet est composé de 65 logements locatifs sociaux, essentiellement individuels, répartis en douze petites opérations de quatre à dix logements (Fig. 1). Parmi les équipes d’architectes sélectionnées, certaines ont été sensibilisées à l’architecture en terre au Maghreb, c’est le cas d’André Ravéreau et Odile Hamburger. André Ravéreau (1919-2017), élève d’Auguste Perret, est connu pour son important travail en Algérie pour la valorisation du patrimoine du Sud, pour ses ouvrages sur le M’zab[21], et pour la réalisation en terre crue de l’hôpital Mopti au Mali en 1975 ; il réalise à l’Isle-d’Abeau six logements mitoyens en pisé avec l’architecte Michel Charmont. L’architecte Odile Hamburger (1940-) a également découvert l’architecture en terre au Maghreb, lorsqu’elle accompagnait son mari Bernard Hamburger à la fin des années 1960 pour travailler sur des projets de réhabilitation de villages en terre dans le Sud du Maroc. Elle réalise également six logements en pisé à l’Isle-d’Abeau, avec les architectes Jean-Michel Savignat et Mantu Munteanu.
Depuis les années 1980, plusieurs publications sur ce projet ont eu lieu, le qualifiant d’opération pilote, de vitrine destinée à redonner de la modernité à la terre, et de « village exposition[22] ». Ces qualificatifs laissent presque entendre que c’est le domaine de la Terre qui sert d’espace d’exposition à la terre crue. Mais l’un des objectifs principaux de l’emploi de ce matériau semble être la valorisation de l’expertise française sur le plan international, car cette opération « doit constituer une “vitrine” pour l’exportation des techniques et des savoir-faire[23] ».
L’échec du projet au Maroc
Jean Dethier, qui a déjà des liens avec le Maroc, souhaite les mettre à profit, en proposant une collaboration entre le Cendre Pompidou et l’établissement régional d’Aménagement et de Construction (ERAC) du Tensift[24] dans la région de Marrakech. Comme son exposition a réussi à initier la construction de logements sociaux en terre en France, il souhaite agir de même dans le pays où il a puisé son inspiration. Il rencontre donc à Marrakech, en 1982, le directeur de l’ERAC Tensift, Nafakh Lazrak, qui lui confirme dans un courrier du 12 février 1982 sa volonté de « promouvoir le secteur de la construction traditionnelle[25] ». À cet effet, une « cellule terre » est créée dans l’établissement pour étudier les possibilités d’utiliser ce matériau dans la construction de logements économiques au Maroc, et Lazrak demande à Dethier de lui adresser tous les éléments de documentation nécessaires.
Pourtant, en travaillant au Maroc entre 1968 et 1973, Dethier a rassemblé une grande bibliographie sur ce matériau, dont il a dû s’inspirer pour son exposition au CCI. Par conséquent, une très importante documentation sur la terre crue existe déjà à Rabat, à seulement 300 kilomètres de Marrakech. En outre, c’est au Maroc qu’ont été réalisés des milliers de logements économiques en terre entre 1962 et 1969. Il aurait donc été logique pour l’ERAC de s’appuyer sur les résultats de ces expérimentations avant de rechercher une expertise étrangère.
Mais après avoir visité le domaine de la Terre, l’ERAC se tourne vers la France, et une opération de construction de 60 logements en terre à Marrakech est mise en place dans le cadre du programme de Recherche et d’Expérimentation en Coopération (REXCOOP[26]), avec la collaboration du CRAterre. En décembre 1982, une convention est signée entre le maître d’ouvrage du projet, l’ERAC Tensift, et le programme REXCOOP.
Appelée d’abord Marrakech 83, puis 84 et enfin 87, cette opération qui devait comprendre 60 logements répartis sur trois sites de la ville, a pris quatre ans pour se mettre en place aboutissant finalement à la construction de quatre prototypes seulement. Deux logements de 110 m2 sur deux niveaux sont réalisés en pisé à Ait Ourir, un village à 30 kilomètres de Marrakech, par les architectes Malak Laraki et Abdelkader Chekkouri ; et deux logements de 150 m2 sur deux niveaux, sont construits par l’architecte Abderrahmane Chorfi en blocs de terre comprimée, dans le quartier Hay el Massira à Marrakech (Fig. 2 et 3).
En 1987, le CRAterre publie Marrakech 87, habitat en terre[27], un ouvrage de bilan de cette opération. Ce livre, plutôt technique, donne des prescriptions, des recommandations et des détails de mise en œuvre de la terre, mais il explique également le déroulement des opérations, avec des conclusions et des enseignements à tirer de ce projet. Selon le CRAterre, les apports de l’opération sont, d’une part, la mise en place d’un suivi technico-administratif et d’une procédure de contrôle adaptée, et d’autre part la « réelle innovation[28] » technique et architecturale grâce à l’investissement dans le matériel, et l’expérimentation de dispositions de construction et d’exécution.
Si l’opération a eu des effets positifs, notamment en créant une dynamique autour de la construction en terre au Maroc par l’initiation de quelques projets dans des régions éloignées, elle est néanmoins restée au stade des prototypes. Les raisons de cet échec nous semblent être liées à l’importation d’une expertise étrangère, en ignorant totalement les compétences locales. Élie Mouyal, architecte marocain ayant participé à Marrakech 87 en tant qu’entrepreneur, propose une synthèse très pertinente des motifs de cet insuccès : « il faut dire que le programme REXCOOP avait réussi le prodige d’ignorer l’acquis marocain au profit d’une hypothétique nouvelle filière importée[29] ».
L’exposition à Marrakech : importance des modèles occidentaux
Alors que les études de ce projet viennent de démarrer, l’exposition Des architectures de terre est accueillie à Marrakech dans le cadre de son itinérance, pour une durée d’un mois, à partir du 13 mai 1983. Le 10 mai, trois jours auparavant, Jean Dethier anime une conférence de presse à l’ambassade de France à Rabat pour expliquer les enjeux et objectifs de l’exposition. La presse marocaine publie également à cette occasion des articles élogieux, valorisant le matériau et sa pertinence dans un pays comme le Maroc, où la tradition constructive en terre est très présente.
Quelques nuances entre la presse arabophone et celle francophone restent toutefois à signaler. Nous citerons, par exemple, un article publié dans le quotidien El Alam le 12 mai 1983, la veille de l’exposition, qui s’intitule : Hal youssahimattin fi halazmatassakan ? c’est-à-dire « La terre participe-t-elle à résoudre la crise du logement[30] ? ». Alors que l’exposition comporte une grande partie consacrée aux pays d’Afrique et d’Asie, l’auteur ne cite que les exemples français et américains :
« Il existe en France une proportion de 25 % de construction en terre, il y a même des régions comme celle de Lyon par exemple avec 80 % de construction en terre, en plus de l’existence d’immeubles de plusieurs étages en terre. Il y a également un esprit de renouveau et de modernité qui s’ajoute aux produits en terre. Il se passe la même chose aux États-Unis, où il existe une ancienne tradition de construction en terre, chez les indiens et les espagnols, surtout l’architecture traditionnelle espagnole, qui a transporté en Amérique l’héritage de l’architecture arabe. Cette tradition est réapparue depuis quelques années, et plusieurs architectes en ont fait leur spécialité, spécialement dans le Sud-ouest des États-Unis[31], montrant des résultats dans les bâtiments sociaux[32]. »
La presse marocaine découvre donc que les pays occidentaux, représentant la modernité, ont également une tradition constructive en terre, et en informe le public pour illustrer la possibilité d’actualisation de la mise en œuvre du matériau, démontrant ainsi qu’il ne s’agit pas d’une architecture réservée aux pays en voie de développement.
Le titre choisi dans ce journal arabophone est également évocateur, car il s’agit de résoudre la crise du logement, alors que dans le quotidien marocain francophone L’opinion, le titre « La renaissance de l’architecture de terre[33] », fait référence au passé de ce matériau.
Dans L’opinion, l’article consacré à l’exposition est tout aussi élogieux pour le matériau, tout en ajoutant cette fois-ci des exemples africains et latino-américains. En effet, l’auteure mentionne l’Algérie, la Tunisie, et le Pérou, qui introduisent la terre crue dans leurs programmes de construction d’habitat social. Le projet réalisé en terre à Marrakech dans le quartier Daoudiate est cité, avec quelques erreurs dans les chiffres : par exemple, il est indiqué que 3200 logements ont été construits alors qu’il s’agit en réalité de 2750. L’auteure Farida Moha, annonce même la construction d’une école d’architecture en terre crue à Meknès, « preuve de la volonté des autorités marocaines de renouer avec un patrimoine traditionnel[34] ». Toutefois, malgré cette volonté, un tel projet n’a jamais été réalisé. Nous notons également que l’article ne mentionne pas le projet prévu entre l’ERAC et le CRAterre.
Par ailleurs, le discours transmis et perçu au travers de cette exposition sur la terre crue venant de Paris est certainement influencé par la différence des conditions matérielles : le lieu, le format et la scénographie ne sont pas identiques à l’exposition d’origine.
Comme l’explique l’architecte et chercheur Pascal Amphoux, « exposer, c’est littéralement “poser hors de”. Exposer l’architecture, c’est poser l’architecture hors de son contexte d’origine[35] ». Non seulement les édifices bâtis en terre exposés sous forme de maquette au Centre Pompidou ont été montrés hors de leur environnement, mais c’est également toute l’exposition qui est de nouveau sortie de son contexte.
En effet, lors de son itinérance, l’exposition a une forme réduite consistant en un portfolio de 80 planches[36]. Il est également intéressant de noter qu’en France la construction du Centre Pompidou, où a lieu l’exposition, n’est achevée que depuis quatre ans en 1981, et avec son architecture futuriste il contraste avec le matériau exposé sous forme de maquettes géantes, qui peuvent sembler exotiques dans le contexte parisien. Ce même matériau n’est pas du tout perçu de la même manière à Marrakech, où il est présent dans les murailles en pisé de la médina, dans les douars[37] clandestins à la périphérie de la ville, ainsi que dans la majorité de l’habitat rural de la région.
Il faut également rappeler que le discours de Jean Dethier autour de l’exposition est militant et engagé. En effet, dans le catalogue de l’exposition, il explique comment l’usage de la terre crue peut permettre l’autonomie culturelle et économique des pays en développement[38]. Ce ne sont pas du tout les arguments avancés par le Maroc dans sa volonté de réactualisation de ce matériau. Ainsi, dans l’ouvrage Marrakech 87, l’équipe du CRAterre explique que pour « vaincre les obstacles d’ordre psychologique et social », le maître d’ouvrage souhaite réaliser « une opération de standing et de démonstration exemplaire ».
Le projet du domaine de la terre a été réalisé pour « renforcer par une démonstration pratique[39] » les thèses de l’exposition Des architectures de terre, mais également pour servir de « vitrine » à l’exportation de l’expertise française dans ce domaine. L’événement à Paris et l’opération en Isère ont eu lieu simultanément, et se sont valorisés mutuellement, attirant des visiteurs du monde entier.
Mais lorsque le Maroc tente une expérience équivalente, le projet architectural peine à se mettre en place et ne dépasse pas le stade des prototypes, malgré l’itinérance de l’exposition du Centre Pompidou à Marrakech à la même période. Par ailleurs, l’expertise marocaine dans le domaine semble peu mise en valeur.
L’impact d’une même exposition sur les deux contextes est bien entendu différent. Jean Dethier lui-même avait considéré que ce média est plutôt occidental, lorsque le ministre de l’intérieur marocain lui avait demandé en 1969 de réaliser une exposition itinérante des stratégies d’action du ministère de l’Habitat ; il s’était donc « inspiré des conteurs populaires qui transmettent la parole publique sur la place Jamaa el Fna de Marrakech », et avait recruté des conteurs pour « exposer » oralement son travail[40].
Cependant, nous avons constaté l’importance considérable que revêt le modèle occidental aux yeux de la presse et des autorités marocaines. Alors que la tradition constructive en terre crue est séculaire dans ce pays, inspirant architectes et artistes du monde entier, pour construire avec ce matériau ce sont des Européens qui sont sollicités, sans tirer les enseignements des expérimentations marocaines passées.
La terre crue exposée au Centre Pompidou est principalement celle des constructions vernaculaires des pays du Sud, sa modernisation à travers un projet en France sert de vitrine à une certaine expertise française dans le domaine mais également de « preuve » que l’on peut construire de façon moderne en terre. Ce même matériau exposé au Maroc par des Européens n’a pas la même signification : largement présent dans la tradition locale, les « preuves » de sa présence physique dans la région ne manquent pas dans l’architecture vernaculaire, il est par conséquent beaucoup plus difficile, dans ce contexte, de le hisser d’un statut de matériau pauvre à celui d’un matériau de construction moderne.
[4] Jean Hensens (1929-2006) a exercé presque 30 ans au ministère de l’Habitat au Maroc, à partir de 1962.
[5] Alain Masson (1927-2013) a travaillé au ministère des Travaux publics puis au ministère de l’Habitat, au Maroc, entre 1961 et 1973.
[6] Rouizem N., « La modernisation de la terre crue au Maroc dans les années 1960. Architecture néo-traditionnelle ou néocoloniale ? », Aedificare, n° 6, 2019, p. 249-265.
[7] Chabard P., « Conversation avec Jean Dethier », Criticat, n° 13, 2014, p. 16-31.
[8] Peintre marocain (1934-2014), considéré comme l’un des artistes contemporains les plus importants au Maroc.
[9] Architecte marocain (1946-2013) diplômé de l’école des Beaux-Arts à Paris.
[10] Rouizem N., entretien avec Jean Dethier, le 21 novembre 2019.
[11] Guillaud H., « Architecture de terre : l’héritage en “re-création” durable », Younès C., Paquot T. (dir.), Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, actes Les 4 éléments, ville et architecture, actes du colloque Les 4 éléments, ville et architecture (Clermont-Ferrand, École d’Architecture, 23-24 avril 2001), Paris, La Découverte, 2002, p. 121-139.
[12]Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, Centre de Création industrielle, 1981.
[13] Lozach’meur A., Tirard J.-C., Grezes D., Maisons de terre, L’Isle d’Abeau – ville nouvelle, présentation des projets, Grenoble, EPIDA / SGVN Éd., 1984, p. 1.
[14] Lefèvre P., « Retour d’expérience, le domaine de la Terre », Ekologic, n° 12, 2009, p. 70-74.
[15] Le pisé est une technique consistant à réaliser des murs porteurs par la mise en œuvre de couches de terre crue successivement compactées (ou pisées) dans des coffrages.
[16] Recensement des bâtiments caractéristiques de l’architecture de terre en Rhône Alpes, Bourg-en-Bresse, Éd. CAUE de l’Ain, 1983.
[18] Le CRAterre est d’abord une association créée à l’école d’Architecture de Grenoble en 1979 ; aujourd’hui il s’agit d’un centre de recherche international sur la terre crue.
[19] Issu du premier organisme de contrôle de la construction en France le bureau Sécuritas, Socotec est fondé en 1953.
[20] Lozach’meur A., Tirard J.-C., Grezes D., Maisons de terre, L’Isle d’Abeau – ville nouvelle, présentation des projets, Grenoble, EPIDA / SGVN Éd., 1984.
[21] Ravéreau A., Le M’Zab, une leçon d’architecture, Arles, Actes Sud, 1981.
[24] Les ERAC sont des organismes créés au Maroc en 1971 pour mettre en application la politique de l’État en matière de construction de logements économiques. À partir de 2006, ces établissements portent une nouvelle appellation, « Sociétés Al-Omrane ».
[25] Archives du Centre Pompidou, fonds Jean Dethier, 1997W001/425.
[26] Programme créé en 1981 pour promouvoir l’habitat économique dans les pays en voie de développement avec une démarche de recherche-expérimentation.
[27] Marrakech 87, habitat en terre, Grenoble, Éd. CRAterre, 1987.
[29] Zerhouni S., Guillaud H., Mouyal É., L’architecture de terre au Maroc. Paris, ACR, 2001.
[30] M.M.B., « هل يساهم الطين في حل ازمة السكن؟», El Alam, 12 mai 1983, Rabat. Traduction : Nadya Rouizem.
[31] L’article fait probablement référence au programme de 100 logements réalisés en adobe à Albuquerque au Nouveau Mexique, par l’architecte Antoine Predock. L’adobe désigne une brique en terre crue mélangée parfois à de la paille ou de la chaux, et séchée au soleil.
[32] M.M.B., « هل يساهم الطين في حل ازمة السكن؟», El Alam, 12 mai 1983, Rabat. Traduction : Nadya Rouizem.
[33] Moha F., « La renaissance de l’architecture de terre », L’opinion, 22 juillet 1983, Casablanca.
[35] Amphoux P., « Exposer l’architecture : propos autour d’un pléonasme fondateur », Faces. Journal d’architecture, n° 53, 2003-2004, p. 18-22.
[36] Guillaud H., « Architecture de terre : l’héritage en “re-création” durable », Younès C., Paquot T. (dir.), Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments, actes Les 4 éléments, ville et architecture, actes du colloque Les 4 éléments, ville et architecture (Clermont-Ferrand, École d’Architecture, 23-24 avril 2001), Paris, La Découverte, 2002, p. 125.
[37] Douar : nom donné à un groupement d’habitations au Maghreb, à Marrakech les douars sont construits en pisé à la périphérie de la ville, et accueillent des populations issues de l’exode rural.
[38] Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, Centre de Création industrielle, 1981.
[39] Wilson A., « Objectif terre », Criticat, n° 13, 2014, p. 94-117.
[40] Chabard P., « Conversation avec Jean Dethier », Criticat, n° 13, 2014, p. 16-31.