La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture

par Inès Chiab

 

Inès Chiab est doctorante en histoire de l’art contemporain sous la double direction d’Hélène Trespeuch et d’Érik Verhagen. Son sujet de thèse est le suivant : « L’influence de l’art conceptuel sur la peinture abstraite française de la fin des années 1960 jusqu’aux années 1980 ». Elle s’intéresse aux relations qu’entretiennent la peinture et l’art conceptuel deux topos de l’histoire de l’art trop souvent perçus dans la littérature scientifique comme étant antagonistes. Sous la direction d’Hélène Trespeuch, maître de conférence à l’université Paul-Valéry de Montpellier, elle a rédigé ses deux mémoires de recherche sur la figure de Martin Barré, le premier soutenu en 2018 et ayant pour titre « Les peintures à la bombe de Martin Barré (1963-1967) : “Moins c’est plus” », le second soutenu en 2019 et étant titré « Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle ». —

 

Du 9 octobre 2019 au 2 février 2020, le musée d’Art moderne et contemporain de Genève (Mamco) accueillait la deuxième rétrospective de l’œuvre de Martin Barré, peintre abstrait français de la seconde moitié du XXe siècle à l’œuvre radical, sans concession et fondamentalement éthique. Cette nouvelle manifestation enrichit une liste d’expositions personnelles déjà prestigieuse[1] et est la première rétrospective à l’étranger, la première depuis la disparition de l’artiste en 1993. Cette occurrence a ceci d’important : Clément Dirié, critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, endossait alors le rôle de chef d’orchestre de l’événement, il lui revenait donc de présenter de l’œuvre du peintre, une entreprise synonyme de discipline, une rigueur rappelée par le critique d’art Xavier Girard qui, dans un article de la revue art press de 1982, renouvelait la célèbre formule de Maurice Denis en ces mots :

« Une exposition de Martin Barré, avant d’être un casse-tête chinois, ou une leçon de formalisme, c’est avant tout un certain nombre de tableaux en un certain ordre assemblés[2] ».

Cette déclaration laisse entendre qu’il y aurait un ordre exact à respecter, comme si chaque toile était le maillon bien précis d’une chaîne dont la cohérence assurerait la solidité. Il faut avoir en tête l’exigence qu’était celle de Martin Barré vis-à-vis des accrochages de ses peintures ; en 1990 l’artiste se confiait à Catherine Lawless pour Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Dans le cadre d’une exposition personnelle, je n’aime pas que quelqu’un fasse l’accrochage à ma place, d’abord parce que j’aime beaucoup le faire – je pense que je le fais bien, que c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement – et puis parce que c’est vraiment une “installation[3]” ».

Ainsi, l’accrochage serait une installation, un terme savamment choisi qui renvoie à l’idée selon laquelle il y aurait un sens bien particulier « pour que le tout fonctionne », une certaine façon de faire. Alors comment concevoir ces revendications : simples caprices ou véritable nécessité ? Dès 1960 Martin Barré annonçait à Michel Ragon :

« Mes intentions sont plus dynamiques que contemplatives. […] Je veux […] que ma peinture fasse sortir de lui-même celui qui la regarde ou celui qui vit avec elle ; et l’incite à, je dirais presque, refaire le monde et d’abord l’espace lui-même où il vit[4] ».

Les mots sont posés : la peinture de Martin Barré doit amener le regardeur à refaire l’espace, une ambition qui pointe comme le fil directeur de l’œuvre et qui explique le fait qu’elle soit synonyme de recherches plurielles. Plurielles, car en plus des recherches et du travail plastique, les diverses restructurations spatiales posent entre autres la question du tableau, objet qui, en tant que lieu pictural se définit comme espace dans un espace. Le dossier de presse relatif à l’événement rappelle que :

« L’entreprise picturale de Martin Barré […] l’a conduit à continûment expérimenter les possibilités sensibles, mentales, chromatiques, et physiques de la forme du tableau, envisageant la peinture comme un terrain de jeux conceptuels et visuels, un lieu où penser et mettre en forme cette pensée[5] ».

En outre, cette rétrospective engage une véritable entreprise curatoriale, une entreprise qui se doit de penser chaque œuvre dans son rapport à l’espace d’exposition ainsi que dans son rapport aux autres productions. L’exercice se veut donc délicat et précis, c’est dire si la responsabilité est grande et les enjeux importants. Car bien que la manifestation du Mamco ne soit pas la première exposition posthume de Martin Barré à l’international, il n’en demeure pas moins qu’elle reste la première rétrospective présentée au sein d’une institution muséale lui conférant ainsi un caractère officiel indéniable. Alors, la manifestation suisse organisée par Clément Dirié a-t-elle rendu justice aux ambitions du peintre ? Comment ? Le présent compte rendu se propose de répondre aux questions posées tout en analysant la production de Martin Barré afin de rendre compte de la potentielle efficience des divers phénomènes plastiques que suppose l’œuvre donnée.

La chronologie dessine le parcours décidé par Clément Dirié qui, à travers le cartel introductif, prend le soin d’énumérer les différentes périodes qui caractérisent l’œuvre de Martin Barré. Cette énumération sert la justification du parti pris chronologique en ce sens qu’elle dévoile la nature linéaire de l’œuvre, ses étapes réflexives et ses diverses expérimentations plastiques, louant au passage son « extrême cohérence[6] ». En revanche, sur les influences et l’entourage artistique du peintre le commissaire reste muet, pas un mot n’est écrit. Pourtant, de Frans Hals à Mies van Der Rohe, en passant bien-sûr par Malevitch et Mondrian mais aussi par des figures contemporaines telles que Jean Degottex, ces dernières s’avèrent nombreuses et porteuses de sens. Aussi, bien que l’œuvre de Martin Barré ne réponde d’aucune définition labellisée de l’histoire de l’art du XXe siècle, quelques lignes la replaçant dans l’histoire de l’histoire de l’art auraient été appréciables car après tout, il s’agit d’un récit dont elle fait incontestablement partie.

Fig : 1 : (de gauche à droite) –
Martin Barré, Grenam, 1957, Huile sur toile, 81 x 116 cm, Collection privée, Paris, Courtesy Applicat-Prazan, Paris.
Martin Barré, Peinture, 1956, Huile sur toile, 65 x 81 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 57-50-B, 1957, Huile sur toile, 89 x 116 cm, Fondation Grandur pour l’Art, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’exposition s’ouvre avec trois œuvres caractéristiques du milieu et de la fin des années 1950 passant ainsi sous silence plus d’une décennie de pratique de la peinture (Fig. 1). Est-ce à dire que ce silence est synonyme de carence ? Loin s’en faut. Pour cette exposition, la représentativité prime sur l’exhaustivité, il n’y en a ni trop, ni pas assez, juste ce qu’il faut[7].

La première salle donne le ton : le vocabulaire se veut résolument abstrait, une abstraction caractéristique – pour ne pas dire classique – du milieu du XXe siècle, celle qui, de Nicolas de Staël à Serge Poliakoff donne à voir et enjoint l’examen des notions de plan, d’espace et de couleur, d’espace par la couleur. Le spectateur est embrassé par les compositions accrochées à hauteur d’homme, une sur chaque mur. Ensemble, ces trois toiles exposent un premier bilan, une première strate d’expérimentations plastiques. Leur petit nombre confère une clarté de lecture appréciable et leur accrochage distancié s’avère judicieux à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il enjoint le spectateur à envisager la toile dans un espace qu’est la paroi murale, ensuite parce qu’il initie la relation particulière que peut entretenir une toile et son mur d’exposition, cette disposition fait germer le futur dialogue des deux protagonistes.

Fig. 2 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 59-116×97-A, 1959, Huile sur toile, 116 x 97 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
Martin Barré, 59-120×110-C, 1959, Huile sur toile, 120 x 110 cm, Musée d’art contemporain, Marseille.
Martin Barré, 59-80×75-C, 1959, Huile sur toile, 80 x 75 cm, Collection privée, Genève.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Cette relation particulière se fait jour quelques pas plus loin dans la salle réservée aux œuvres du début des années 1960 (Fig. 2). Assurément, cet espace d’exposition rend parfaitement compte de la nature expérimentale des œuvres présentées, des réflexions engagées par Martin Barré. Toiles uniques, diptyques et polyptyques sont exposés afin de donner à voir au spectateur comment le peintre pousse le medium pictural dans ses retranchements et comment les toiles peuvent devenir des composants de laboratoire ; Clément Dirié écrit sur le cartel faisant office de préambule que : « Les œuvres réunies dans cette salle et le cabinet attenant donnent la mesure des expérimentations menées par Martin Barré au tournant des années 1960 ».

Ces expérimentations font directement écho au rapport qu’entretiennent les toiles à leur environnement, elles sont relatives aux blancs des fonds ainsi qu’à l’expansion de la peinture dans l’espace d’exposition. Alors que certaines œuvres demeurent encore partiellement crues, la majeure partie d’entre elles sont désormais parées d’un fond blanc dit cassé soigneusement travaillé par Martin Barré. Dès lors, une luminosité particulière émane de la salle : tandis que les fonds blancs donnent l’impression de se fondre dans l’espace blanc des parois murales, la lumière blanche se cramponne aux surfaces claires pour s’y réfléchir créant ainsi un milieu où la lumière apparaît comme une donnée visuelle, un élément plastique présent partout, aussi bien sur les toiles que dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Les toiles exposées rendent compte du travail de recherche du peintre, de ses avancées pas à pas. Car avant d’être définie comme une donnée immuable de l’œuvre, le blanc fut maintes fois essayé et ses divers essais se découvrent à travers l’exposition. D’abord apposé avec parcimonie, le blanc devient de plus en plus présent, le spectateur se fait le témoin de son affirmation progressive sur les surfaces picturales jusqu’à sa totale invasion, comme si le mur déteignait sur la toile pour pleinement s’y épancher.

Agissant comme de véritables miroirs, les œuvres sélectionnées reflètent une à une les étapes consécutives de la formation du style de Martin Barré et permettent l’assimilation aisée du spectateur qui appréhende à présent le blanc comme un dénominateur commun liant la toile au mur, faisant que cette dernière s’y fonde pour s’y confondre. Désormais acquise, cette fusion sert aussitôt un nouveau propos : celui de la propagation de la peinture dans l’espace d’exposition. Car face aux toiles qui tissent l’importance du blanc, le regardeur est mis en présence de peintures aux panneaux multiples qui semblent se jouer des frontières que leurs supports leur vouent (Fig. 3). Parmi elles, un imposant polyptyque composé de quatre panneaux de tailles variables agrippe l’œil de celui qui le regarde le temps d’un cheminement. Savamment distanciés sur le mur d’exposition, les panneaux de 60-T-45 n’en demeurent pas moins reliés, rattachés les uns aux autres par un tracé que les frontières de chacun d’eux peinent à retenir. La disposition des quatre toiles est telle que les extrémités du trait coïncident point par point, il passe de toile en toile en traversant le mur, outrepassant l’écart existant. Auteure d’un article consacré à cette œuvre dans la revue exPosition, Claire Salles écrit :

« On doit avant tout relever le fait que l’écart entre les toiles, invite l’œil à compléter la ligne, à la « projeter » contre le mur d’accrochage et à inscrire donc une partie de l’œuvre dans l’espace vide[8] ».

Fig. 3 : (gauche à droite)
Martin Barré, 60-T-45, 1960, Huile sur toile, 192 x 253 cm (quadriptyque, un panneau : 90 x 96 cm, un panneau 102 x 110 cm, deux panneaux : 80 x 86 cm), Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris ; achat de l’État, 1978, attribution, 1981.
Martin Barré, 60-T-47, 1960, Huile sur toile, 73 x 120 cm (diptyque), Dépôt de la Centre Pompidou Foundation au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris, 2016 (Promesse de don de Thea Westreich Wagner et Ethan Wagner à la Centre Pompidou Foundation, 2016).
Martin Barré, 60-T-20, 1960, Huile sur toile, 140 x 130 cm, Kunsthandel Wolfgang Werner, Brême/Berlin.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

L’œil du spectateur est donc initié à « combler les vides », à envisager la peinture en dehors des frontières matérielles imposées par la toile et, par voie de conséquence, dans l’espace d’exposition. Tout pédagogue qu’il est, le parcours tient le regardeur par la main afin que, d’œuvre en œuvre, il embrasse les avancées des recherches plastiques de Martin Barré. Le tout se veut fluide et facile, bien loin du « casse-tête chinois » annoncé par Xavier Girard sans doute parce que les tableaux sont (très) bien assemblés.

C’est avec 60-T-45 que s’achève l’itinéraire des œuvres du début des années 1960. Présenter ce polyptique à ce moment de l’exposition est un choix curatorial sensé et ce pour deux raisons. La première est la plus évidente : 60-T-45 réunit l’ensemble des investigations picturales du peintre qui, du blanc des fonds aux prolongements tacites de la peinture dans le hors-champ représentent déjà une somme non négligeable. La seconde se murmure : puisque ce polyptyque est l’œuvre qui témoigne le mieux de l’ambition de la diffusion de la peinture au mur d’exposition, il sert l’introduction de la prochaine salle.

Ce nouveau chapitre de l’histoire de la peinture de Martin Barré entendu entre 1963 et 1967 laisse apparoir de saisissantes métamorphoses, il faut l’écrire : d’un point de vue visuel, les toiles incluses dans leur milieu détonnent. Il y a la radicale économie du langage plastique : tracés, traits, cercles et flèches illustrent un essentiel pictural. Il y a aussi l’éradication de la couleur qui jusqu’alors subsistait sur les surfaces picturales, elle est ostracisée pour un temps, suppléée par l’ascétisme du noir et blanc sur blanc. Enfin, il y a la bombe aérosol ce nouvel outil substitut du pinceau et du couteau à palette associé dans les années 1960 aux tags vandales peuplant les murs du métro parisien que Martin Barré présentait à Catherine Lawless comme « ustensile aussi commun qu’un insecticide qui était à la fois le pinceau, la peinture et le récipient qui la contient[9] ».

Fig. 4 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 67-A-Z-3, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée.
Martin Barré, 67-Z-7, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 70 x 65 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-18-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Verviers.
Martin Barré, 67-Z-19-43×40, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 43 x 40 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 67-Z-3-81×54, 1967, Peinture glycérophtalique et acrylique sur toile, 81 x 54 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Happé peut être le spectateur dans cette salle où « l’œil écoute[10] » et l’ouïe scrute, où l’immensité silencieuse des blancs contraste avec les bourdonnements insonores des pulvérisations de bombe aérosol qui font crépiter l’espace d’exposition et vibrer les surfaces picturales (Fig. 4). Clément Dirié l’écrit sans détour : « la toile […] devient un espace vibratile ». Bruits chimériques et réelles sensations prévalent dans cette salle et s’amplifient à la manière d’un crescendo de tableau en tableau. Sans l’ombre d’un doute, la réunion de plusieurs peintures à la bombe aérosol dans une même salle décuple les sensations et participe à la formation d’un environnement pictural. Car bien que les limites physiques des toiles sectionnent la plupart des tracés et autres flèches à l’instar d’une amputation forcée, le spectateur exercé à perpétuer la peinture au mur renouvelle l’exercice de façon naturelle, puisque comme le rappelle l’exégète du peintre Yve-Alain Bois dans une monographie de 1993 lui étant consacrée : « Très rares sont les tableaux où un tracé ne se prolonge pas dans le hors-cadre ou ne semblent pas en provenir[11] ».

Le caractère naturel et spontané de l’entreprise se doit entièrement à la pédagogie du parcours, à la présentation au bon moment de l’exposition du polyptyque 60-T-45 qui enseigne au spectateur la manière de faire et par-là même déverrouille les mécanismes de lecture des œuvres. De fait, la peinture se déploie partout sur la paroi murale parce qu’à la différence de la prolongation virtuelle fortement suggérée pour le polyptyque, le trajet à tracer n’est pas indiqué, il dépend ainsi pleinement de l’imagination de celui qui voudra ou pas le faire exister. Voilà comment l’expression d’environnement pictural prend tout son sens et comment se comprend l’effusion du médium peinture dans l’ensemble de l’espace d’exposition.

Rassembler plusieurs zèbres de formats hétérogènes sur un même mur s’avère être une idée séduisante en ce sens qu’elle rend les déploiements imaginaires multiples et hétérogènes. L’habile zigzag de l’accrochage laisse chaque toile agir individuellement sur la paroi et se répandre à sa guise tout en rythmant leur lecture d’un tempo que l’irrégularité des intervalles rend irrégulier. Ce parti pris s’oppose à la linéarité qui fut privilégiée par Martin Barré lors de l’exposition de ses toiles bombées à l’ARC en 1979. Qu’importe ? En tout état de cause, force est d’admettre que l’alchimie opère, les pulvérisations de peinture marquent l’espace d’exposition de leurs empreintes et l’imprègnent des interrogations qu’elles soulèvent : jusqu’où la peinture existe-t-elle ? Quelles sont ses limites spatiales ? Comment est-il possible de faire perdurer la peinture dans l’espace et par extension dans le temps ? Car de toute évidence, le rapport que ces œuvres entretiennent à la temporalité est et restera équivoque. Pour s’en convaincre, la confrontation des données est nécessaire : à la pesanteur du blanc s’oppose l’immédiateté furtive de l’inscription qui s’oppose à son tour à la profondeur infinie car indéfinie des toiles. Rendue par le truchement de jeux de transparences, la profondeur des toiles n’est en rien quantifiable, tout comme l’expansion de la peinture dans l’espace, les palimpsestes plongent le spectateur dans l’indétermination.

Derechef, la sélection de Clément Dirié est à saluer, sa précision rend justement les différentes facettes de l’œuvre qui ne sont pas forcément offertes sur l’ensemble des compositions : toutes ne jouissent pas d’effets de transparence et toutes ne présentent pas l’expansion de la peinture avec la même vigueur. En outre, la sélection des toiles provenant davantage de collections privées que d’institutions muséales témoigne du sérieux de l’entreprise curatoriale tant elle prouve le long travail de recherche effectué en amont, faut-il encore préciser qu’il n’existe aucun catalogue raisonné de l’œuvre de Martin Barré.  Gage de solides connaissances, le corpus exprime explicitement la manière dont Martin Barré teste les limites physiques et conceptuelles du tableau.

Alors que jusqu’aux peintures à la bombe aérosol le parcours se profilait en une succession de pièces en enfilade après elles, tel n’est plus le cas. Les historiens de l’art et les critiques se prêtant au jeu de l’analyse pourraient y comprendre un indice de rupture, ils auraient raison. Dans le catalogue de la précédente rétrospective du peintre, Ann Hindry explique qu’ « on arrive là, avec les tableaux à la bombe – traits uniques, « zèbres » et « Flèches » –  à une somme, au sommet d’une recherche picturale rigoureuse et sans concessions » sans oublier de préciser que « tout sommet est aussi un aboutissement », ce pourquoi « Martin Barré décide d’orienter un moment sa vision vers d’autres modes[12] ».

Fig. 5 : Martin Barré, Archives des expositions Objets-décrochés (1969) et Calendrier (1970), Archives de l’Association des amis de Martin Barré.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

En l’occurrence ces autres modes sont : la photographie et l’art conceptuel (Fig. 5). Concevable peut être la surprise du spectateur qui s’attendait à visiter une exposition purement picturale et qui se trouve nez-à-nez avec deux photographies en noir et blanc, chacune surplombant une vitrine. Un spot d’éclairage et une photographie montrant ce même cliché exposé en face de l’objet qu’il représente ; le sensible cède sa place au prosaïque, la rupture se veut radicale.

D’un côté de la première vitrine, d’autres photographies réitèrent ce petit jeu avec un coin de mur, un livre d’or d’exposition, un bec de cane et un pilier ; ces objets sont tous des éléments constitutifs de la première galerie parisienne de Daniel Templon. À ces photographies se joint un carton d’invitation à une exposition de Martin Barré titrée « Objets-décrochés » sur lequel figure un texte introductif signé Tzetan Todorov célèbre historien des idées, sémiologue, essayiste et critique littéraire. De l’autre côté, une nouvelle série de photographies en noir et blanc montre une exposition d’agrandissements de pages d’un calendrier éphéméride ; accrochées à intervalles réguliers ces reproductions de dates réverbèrent une ligne du temps à la fois réelle et illusoire.

La seconde vitrine rassemble un courrier rédigé par la plume du critique Pierre Restany et envoyé à Martin Barré en vue de sa potentielle participation à l’exposition new-yorkaise Art concept from Europ, le projet d’exposition ainsi que deux schémas qui convoquent le globe comme support : ce sont les ultimes travaux conceptuels de l’artiste.

L’incompréhension est compréhensible, et les interrogations en tout genre peuvent pulluler à satiété : Où est l’art ? Pourquoi de la photographie ? Que présentent-elles ?… À l’accoutumée, l’exposition éduque le spectateur, le cartel vient à sa rescousse afin de dispenser quelques prérequis indispensables. C’est ainsi que le visiteur comprend que rien de ce qui est présenté ne fait art, qu’il s’agit plutôt de souvenirs d’événements passés. La notice révèle en effet qu’en 1969 et 1970, Martin Barré élabora deux « œuvres-exposition » conceptuelles respectivement titrées « Objets-décrochés » (1969) et « Calendrier » (1970). En outre, excepté la photographie du spot d’éclairage, l’ensemble des clichés sont des vues d’exposition destinées à laisser des traces des manifestations passées, leur nature intrinsèque est donc documentaire, ce qui explique par ailleurs qu’elles soient empreintes de tous les codes de ce style artistique.

Ces œuvres-expositions qu’Yve-Alain Bois définit comme des « ensembles temporaires[13] » offraient des expériences de l’espace, du temps, de l’espace-temps et critiquaient plus d’une convention[14]. Étant donné que ces photographies ne sont pas des œuvres d’art, leur présentation sous vitrine est on ne peut plus appropriée car elle force le spectateur à considérer ces images aux qualités plastiques indéniables comme des documents et rien de plus. En revanche, la stratégie d’accrochage des photographies présentées au mur peut quant à elle être discutée, surtout si on évoque l’ambiguïté de la nature de la photographie du spot d’éclairage qui se distingue davantage comme un vestige que comme un souvenir. En témoigne la vue d’exposition à ses côtés, la photographie du spot d’éclairage était originellement placée en miroir de l’objet duquel elle résulte, autrement dit de son référent. Il n’y a que dans cette confrontation que les Objets-décrochés faisaient sens, un des desseins de l’exposition passée étant de faire dialoguer un objet et sa reproduction photographique afin de dénoncer les écarts existants entre un référent et son indice, et sonner le glas de la légendaire vérité photographique. Séparée du spot de l’ancienne galerie Templon, la photographie est déchue de son intérêt et efficience raison pour laquelle elle peut être pensée comme un vestige. Par conséquent, il est possible de se poser la question de la pertinence de son exposition au mur, place ordinairement réservée aux œuvres d’art. Pourquoi ? Parce que ce choix pourrait bien fausser la compréhension du spectateur pour qui cette photographie reste le produit d’un artiste et qui pourrait la considérer comme une œuvre d’art à part entière. Ce raisonnement se rapporte pareillement à la vue d’exposition d’un format plus important que ses semblables, qui est de surcroît encadrée. En regard de la singularité de l’épisode conceptuel de Martin Barré, il ne s’agit nullement de blâmer les choix curatoriaux de Clément Dirié, juste de les discuter. Car il faut bien reconnaître l’audace du commissaire d’exposition d’avoir pris le parti d’exposer ces travaux qui, en raison de leur caractère éphémère, pâtissent d’un manque certain de visibilité, manque qui contribue à les obscurcir injustement. D’ailleurs, ces derniers sont, soit dit en passant, les grands absents de la rétrospective de 1989. Dans le catalogue publié à son occasion, l’historien de l’art Marcel-André Stalter donnait pour seul commentaire :

« Sépare ces moments [les moments dédiés à la pratique de la peinture] un intervalle de près de cinq ans, durant lequel l’espace et le temps furent interrogés par d’autres voies[15] ».

Heureusement, Ann Hindry rectifie le tir en prenant la peine de leur consacrer quelques lignes[16], tant mieux pour ces travaux et tant mieux pour l’œuvre de Martin Barré dont la vérité de l’unité est ainsi légitimement rendue. Probité oblige, il faut bien reconnaître que, pour un spectateur pas plus initié que cela, tout peut ne pas forcément poindre comme une évidence, la faute à la complexité de l’entreprise qui requiert une médiation particulièrement prenante qui pourrait perdre celui qui la suit. Quoi qu’il en soit, l’initiative mérite une nouvelle fois d’être saluée.

Passé cet épisode conceptuel, quelques pas suffisent pour retrouver le chemin des toiles tendues sur un châssis. Une nouvelle salle pour une nouvelle donne picturale : dorénavant, la peinture se veut strictement sérielle, c’est donc série par série que Clément Dirié expose les œuvres. Pour chacune d’elles un petit nombre de tableaux est présenté, des condensés qui suffisent à saisir comment chaque toile est une pièce constitutive d’un ensemble plus vaste, existant pour elle-même tout en étant un maillon essentiel d’un tout, étant différente et pourtant tellement familière (Fig. 6). Qui dit nouvelle donne dit nouveaux aspects : les séries de la décennie 1970 plongent le visiteur dans la rigueur de l’abstraction dite froide, des quadrillages tracés à la règle et au crayon de bois, des hachurés rectilignes de peinture colorés. Les tableaux ont des airs d’énoncés mathématiques voire de démonstrations géométriques, le spectateur s’aperçoit qu’ils sont liés entre eux grâce à des codes visuels répétés différemment selon les toiles d’une même série, la tendance est à l’analyse des toiles entre elles et dans l’espace d’exposition, bref au casse-tête chinois ! Sans jamais s’éloigner de sa ligne de conduite curatoriale, Clément Dirié présente sous une vitrine d’une salle annexe un document publié en 1977 dans le deuxième numéro de la revue Macula[17]. Ce dernier met au jour des schémas de systèmes établis par Martin Barré et sert directement la médiation des toiles exposées : le visiteur comprend que les systèmes sont posés en base de la création et qu’ils définissent les figures des toiles directement rattachées entre elles par des grilles qui émergent comme les fondements de chacun d’eux. Il suffit d’un retour dans la salle où sont exposées les toiles pour que tout devienne limpide, pour que le spectateur qui s’est imprégné des trames retranscrive mentalement les systèmes de toile en toile tout en les calquant virtuellement dans l’ensemble de l’espace d’exposition. La peinture dépend d’une méthode, d’ « une règle du jeu » pour reprendre les mots de Martin Barré cités dans un des cartels. Peut-être abstraite au moment où le spectateur rencontre ces peintures, la notion de jeu devient peu à peu appréhendable pour celui qui s’investit et retrouve les réflexes de lecture qui prévalaient jadis. Car bien que métamorphosée, la peinture de Martin Barré reste empreinte de son propre héritage, comme le rappelait Marcel-André Stalter dans le catalogue de sa première rétrospective :

« Plusieurs fois nous avons pu signaler les emprunts de Martin Barré à Martin Barré, ou plus exactement les retours féconds d’un style bien formé sur lui-même, puisant à sa propre histoire, la réactivant[18] ».

Fig. 6 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 74-75-A-113×105, 1974-1975, Acrylique sur toile, 113 x 105 cm, Collection privée, Rennes.
Martin Barré, 74-75-B-139×129, 1974-1975, Acrylique sur toile, 139 x 129 cm, Collection Pierre Brochet, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Toutes les conditions plastiques sont à nouveau réunies pour que le spectateur puisse aisément se plaire à propager la peinture dans l’espace d’exposition ; dans le même catalogue, Ann Hindry écrit :

« Tout l’espace doit être compris comme espace pictural ; les grilles ne peuvent être perçues que comme fragments, souvent décadrés, et le blanc trouble du fond (trouble comme une eau vivante dont on peut apercevoir fugitivement les secrets immergés), comme un seul blanc, immense et continu[19] ».

Fig. 7 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 72-73-B-130×120, 1972-1973, Acrylique sur toile, 130 x 120 cm, Collection privée.
Martin Barré, 72×73-B-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée, Paris.
Martin Barré, 72×73-E-108×100, 1972-1973, Acrylique sur toile, 108 x 100 cm, Collection privée.
Martin Barré, 73×74-B-149×139, 1973-1974, Acrylique sur toile, 149 x 139 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Les phénomènes opèrent pareillement sans pour autant rendre les mêmes impressions et pour cause : il ne suffit plus de perpétuer des pulvérisations de peinture, mais bien l’ensemble d’un système composé d’une grille sous-jacente qualifiée par Jean Clay de « treillis continu[20] » et d’un code pictural arbitraire, ainsi que des jeux de transparences qui font se chevaucher plusieurs strates du système (Fig. 7), rendant la donne indéfinissable et faisant écrire à Yve-Alain Bois :

«  Le grand vide, la grande réduction des procédures indicielles sont soudain remplacés par un trop-plein, par une surdétermination qui phagocyte le spectateur et le conduit à déposer les armes de son regard, à reconnaître que bien que toutes les pièces et minutes du procès lui soient données, il ne saura jamais, il sera toujours débordé, il finira toujours par s’égarer  quelque part dans le labyrinthe de la peinture [21] ».

Se sentir égaré(e) quelque part dans le labyrinthe de la peinture, telle est la sensation qui domine le spectateur à ce moment de l’exposition. Il faut s’imaginer être pris dans un réseau d’une multitude de lignes imaginaires obsédantes par l’insolence de leur ambivalence qui oscille entre présence et absence. D’autant que rien ne garantit que les toiles d’une même série soient convenablement ordonnées, les séries n’étant pas complètes, rien ne permet d’assurer le rattachement physique des toiles entre elles, déroutant toujours un peu plus la rétine et l’esprit du visiteur, les contrariant peut-être. En 1979, le peintre confiait à la critique Anne Tronche : « J’utilise une règle, une règle du jeu ; je la transgresse quand la peinture l’impose[22] ». Évidemment, la peinture impose la transgression lorsque le jeu s’avère trop facile, lorsque le spectateur peut rattacher la grille sans mal et déjouer les mille et un méandres que l’entreprise permet car c’est ainsi que le spectateur manque de refaire l’espace mille et une fois. Parce que là est tout l’intérêt du jeu et que c’est aussi son seul gain, il faut prendre du plaisir à se perdre, s’appliquer à se laisser submerger par les tracés tous-azimut pour se rendre compte de la rareté de l’expérience proposée et rejouer la partie afin de renouveler l’espace autant que faire se peut. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’en réunissant parfois plusieurs séries dans une même salle, l’exposition du Mamco déconcerte encore un peu plus le visiteur qui peut être tenté de faire fusionner les systèmes entre eux et façonner un enchevêtrement infini de formes et de couleurs virtuelles.

Comme une coutume, l’exposition épouse les postulats picturaux de l’œuvre et s’attache à les rendre tout aussi visibles qu’intelligibles. Clément Dirié adapte sa médiation : lorsqu’une savante sélection d’œuvres accrochées selon un ordre bien précis afin d’exposer un phénomène allant en s’affirmant et/ou primordial à la compréhension de l’œuvre s’avère inopérante, le commissaire présente des documents qui ont une valeur d’archive et soigne la rédaction des cartels en insufflant des notions clés de l’œuvre au visiteur. Exhiber les schémas des systèmes est une idée aussi éclairée qu’efficace car en plus de participer de la pénétration des toiles répondant d’une nouvelle donne picturale, elle favorise la médiation des œuvres. Ces schémas s’apparentent à des modes d’emplois qui livrent les instructions du regard et le mettent en condition pour la suite de l’exposition.

Fig. 8 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 82-84-104×101, 1982-1984, Acrylique sur toile, 104 x 101 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 82-84-128×124, 1982-1984, Acrylique sur toile, 128 x 124 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne de la ville de Paris, Paris.
Martin Barré, 82-84-108×104, 1982-1984, Acrylique sur toile, 108 x 104 cm, Collection privée, Paris.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Substituée au profit de formes géométriques colorées à partir des années 1980, la grille s’évanouit des surfaces (Fig. 8). Cette disparition ne rend pas pour autant la notion de système pictural caduque, chacune des séries s’en tient à ses motifs pour encoder l’espace d’exposition. De par leur simplicité et la gaité que leur confèrent leurs différentes couleurs, ces formes amusent l’œil du spectateur et parviennent à rendre ludique la nature analytique des entreprises tout en faisant oublier que système il y a ; occurrence qui rend à la peinture son autonomie.

Bien que visuellement différentes, les séries présentées portent l’ADN des productions passées : elles gardent une nature conceptuelle intrinsèque en se lisant et se pensant entre elles ainsi que dans l’espace d’exposition qui leur est imparti. Il s’agit toujours d’essayer de déchiffrer les règles des jeux et leurs dérogations, automatismes de l’œil et de l’esprit que l’exposition configure et auxquels le regardeur s’accroche pour raccrocher les toiles entre elles tant que cela lui est permis.

En outre, les réflexions engagées – et parfaitement rendues – par la pratique sérielle de Martin Barré témoignent de l’essence conceptuelle de sa pratique picturale, l’œuvre et l’exposition offrent au spectateur l’expérience d’une peinture conceptuelle qui pose des questions dont les réponses sont propres à chacun. Quelles qu’elles soient, ces questions restent relatives à l’espace des surfaces picturales et de l’exposition. Car gagnant en autonomie, la peinture se libère des postulats systématiques et aspire à envahir l’espace d’exposition selon l’unique bon vouloir de l’esprit du spectateur qui peut spontanément animer les différentes formes géométriques sans se soucier des règles.

Fig. 9 : (de gauche à droite)
Martin Barré, 91-72×288-A, 1991, Acrylique sur toile, 72 x 288 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
Martin Barré, 91-120×160-A, 1991, Acrylique sur toile, 120 x 160 cm, Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
(Crédit photo : Annik Wetter – MAMCO)

Marchant sur les traces de Martin Barré et sûrement parce que « c’est comme ça qu’il fallait faire et pas autrement[23] », c’est en hauteur que Clément Dirié accroche les œuvres des séries des années 1989, 1990 et 1991[24] (Fig. 9). Le visiteur se doit donc de lever la tête, fait qui participe de l’élargissement de son champ visuel et le force à englober la peinture dans l’espace. Sans nul doute, cet accrochage est à comprendre comme un énième moyen d’intégrer la peinture dans son milieu afin que peinture et espace d’exposition forment un tout unitaire ; comme s’il fallait le dire une nouvelle fois, une fois pour toute.

La rétrospective suisse de Martin Barré au Mamco livre un émouvant hommage à son œuvre, l’une des plus enivrantes qu’ait connue l’histoire de l’art occidental du XXe siècle. Certes complexe, la production de l’artiste bénéficie d’une médiation minutieuse, le commissaire d’exposition la rend accessible à celui qui se prendra au jeu. Les soins tout particuliers de Clément Dirié choient le visiteur qui n’a qu’à se laisser guider et suivre un parcours savamment orchestré qui expose toute la cohérence de l’œuvre : tandis que les enjeux de chaque décennie sont clairement compréhensibles, les développements picturaux s’affirmant progressivement se lisent sur les surfaces des toiles doctement sélectionnées. La progression de salle en salle permet de pénétrer le processus de mûrissement de l’œuvre, des recherches et expériences des années 1950-1960 jusqu’à la pleine maturité à partir de la décennie 1970, lorsque le peintre renoue avec le pinceau.

Le terme d’hommage n’est pas uniquement employé pour évoquer la présentation du travail de l’artiste au sein d’une institution prestigieuse mais sert également la qualification de l’entreprise curatoriale de Clément Dirié, d’une pertinence égale à l’œuvre, l’ensemble des alchimies opère si bien que l’on pourrait croire que les accrochages et la scénographie sont signés Martin Barré, c’est dire la qualité du travail accompli. Car il y a vraiment une manière d’exposer et de présenter le travail de Martin Barré et cela, le commissaire l’a bien compris. Depuis les peintures à la bombe aérosol, chaque nouvelle série relance les dés et une nouvelle partie peut commencer, faut-il encore que le visiteur se soit imprégné des règles ou qu’il se soit façonné les siennes – sempiternelle et inlassable rengaine qui cadence le parcours.

L’œuvre et l’exposition ont en commun une haute éthique qui ne facilite ni la tâche du commissaire, ni l’appréhension du visiteur mais qu’à cela ne tienne, Clément Dirié fait honneur à l’œuvre sans jamais s’arranger avec l’histoire et présente l’œuvre conceptuelle de Martin Barré, ce à quoi peu se sont risqués. Quand bien même cette salle de l’exposition laisse le regardeur perplexe et que ce dernier ne saisit pas l’ensemble des nuances de ces travaux, cette présentation permet d’éduquer en vue d’une mutation voire d’une métamorphose en passant d’une peinture que l’on regarde à une peinture que l’on pense.

Cette manifestation internationale est le signe d’un regain d’intérêt d’envergure pour un œuvre et une figure de l’histoire de l’art majeurs, tout comme l’est la rétrospective-événement du Centre Georges Pompidou (14 octobre 2020 – 4 janvier 2021). Il ne reste plus qu’à espérer que les institutions s’engouffrent nombreuses dans cette brèche.

 

Notes

[1] La première exposition personnelle de Martin Barré eut lieu du 19 janvier au 20 février 1955 à la galerie parisienne La Roue. S’en suit une longue liste d’expositions en galerie parmi lesquelles se trouvent des expositions présentées au sein d’institutions nationales et internationales : dès 1965 au museu de Arte Moderna de Rio de Janeiro ; la même année au centre culturel Haus am Lützowplatz de Berlin ; en 1979 à l’ARC, musée d’Art moderne de la ville de Paris ainsi qu’au Henie-Onstad Kunstsenter d’Oslo ; en 1982 à l’école des Beaux-Arts de Nantes ; en 1983 au Porin taidemuseo et au Helsingin taidemuseo en Finlande, puis à Malmö ; en 1989 au musée des Beaux-Arts de Nantes, de Tourcoing ; et enfin, en 1993 à la galerie nationale du Jeu de Paume à Paris.

[2] Girard X., « Martin Barré, une légèreté sans nom », art press, n° 55, janvier 1982, p. 12.

[3] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 121.

[4] Ragon M., Martin Barré et la poétique de l’espace, Paris, Galerie Arnaud, 1960, p. 39.

[5] Dossier de presse de l’exposition, en ligne : https://www.mamco.ch/download/docs/pdgj25qh.pdf/DP-MAMCO-automne-19-MartinBarre.pdf, (consulté en novembre 2019).

[6] Dirié C., cartel introductif à l’exposition.

[7] Tout de même, il convient de rappeler que la pratique picturale de Martin Barré ne s’est pas immédiatement inscrite dans une pratique abstraite. L’artiste a aussi peint quelques natures mortes académiques et d’autres toiles aux motifs figuratifs. Seulement, ces toiles datant d’avant 1949 – date des premières compositions abstraites – sont si peu représentatives de l’œuvre que leur absence ne détonne pas. Aussi, la majeure partie des toiles anciennes, même abstraites, se font rares en raison de leur dispersion, dans une monographie consacrée au peintre, son exégète Yve-Alain Bois note que les premières peintures conservées datent de 1954. Bois Y.‑A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 8.

[8] Salles C., « Le polyptyque 60-T-45 de Martin Barré : convoquer le mur d’accrochage pour dévoyer le sujet », exPosition, 3, 23 septembre 2017, en ligne : https://www.revue-exposition.com/index.php/author/claire-salles, (consulté en décembre 2019).

[9] Barré M., Lawless C., « Entretien avec Martin Barré à propos de 65-H-L-78 x 74 et de 67-Z-26-70 x 53 », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 31, mai 1990, p. 117.

[10] Cette formule est empruntée à Jacques-Louis Thibault qui l’employa pour évoquer la peinture de Martin Barré dans : « Martin Barré », Cimaise, n° 3, janvier-février 1957, p. 29.

[11] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 41.

[12] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51.

[13] Propos recueillis lors d’un échange par courriers électroniques avec l’historien de l’art.

[14] Pour une plus ample analyse des expériences offertes par ces œuvres-expositions, voir : Chiab I., Martin Barré 1969-1970 : parenthèse conceptuelle, mémoire de Master 2 en histoire de l’art- sous la dir. d’Hélène Trespeuch, Université Paul – Valéry Montpellier 3, juin 2019, vol.1.

[15] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 9.

[16] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture, 1960-1977 », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 51-52.

[17] Clay J., « Convergence des formats et des tracés dans la peinture de Martin Barré », Macula, n° 2, 1977, p. 77-78.

[18] Stalter M.-A., « Martin Barré : 1954 – 1987 : Approches », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 24.

[19] Hindry A., « L’espace et le temps de la peinture », Martin Barré, cat. exp., Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1989 ; Nice, Galerie des Ponchettes et d’Art contemporain des musées de Nice, 1989-1990, p. 53.

[20] Clay J., « Le dispositif Martin Barré : l’œil onglé », Macula, n° 2, 1977, p. 76.

[21] Bois Y.-A., Martin Barré, Paris, Flammarion, 1993, p. 72.

[22] Barré M. dans Tronche A., « Martin Barré », Opus International, n° 74, automne 1979, p. 52-53.

[23] Ce sont les mots de Martin Barré, cités en introduction à ce compte rendu.

[24] Lors de la présentation de ces peintures à l’occasion de l’exposition monographique du peintre à la galerie nationale du Jeu de Paume en 1993 à Paris, c’est ainsi que Martin Barré les exposa.

Pour citer cet article : Inès Chiab, "La rétrospective suisse de Martin Barré : quand l’espace d’exposition se fait pleinement peinture", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chiab-retrospective-suisse-martin-barre/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre

par Maki Cappe

 

Maki Cappe est doctorante en Philosophie de l’art à Paris IV, sous la direction de Marianne Massin, et rattachée au Centre Victor Basch. Ses recherches portent sur la pratique de l’installation et, plus particulièrement sur la manière dont cette pratique met à l’épreuve la notion d’œuvre, ou ce que désigne et circonscrit cette notion en regard à l’installation qui n’est plus assimilable à un objet posé devant soi/ extérieur à soi – le titre de sa thèse est : « La question de l’œuvre à l’épreuve des installations contemporaines ». Par ailleurs, elle est enseignante-intervenante en TD Philosophie de l’art à Paris 1 et en prépa beaux-arts privée. Depuis 2019, elle est co-curatrice, avec Mailys Lamotte-Paulet, artiste, d’un cycle d’expositions qui ont lieu au Laboratoire de la Création et dont le principe consiste à inviter un artiste à exposer une œuvre qui ne sera visible qu’un soir (le temps du vernissage) et qui sera accompagnée d’un texte écrit par ses soins à la suite de discussions avec l’artiste, tentant d’explorer les enjeux de cette œuvre au sein de cette temporalité particulière. —

 

 

L’exposition de l’art contemporain : vers une poïetique de l’ex-poser

Étymologiquement composé du préfixe ex- qui entend le mouvement d’extraction, d’être « à l’extérieur », « hors », et du radical ponere lequel signifie « poser », « mettre », le verbe exposer se conçoit comme l’action de poser à l’extérieur. Un extérieur que l’on peut, par usage, admettre comme « à la vue d’un public » et hors des murs de l’espace intime que serait, par opposition, l’atelier. L’exposition, résultat et accomplissement du geste d’ex-poser des œuvres, apparaît ainsi aujourd’hui comme un moyen pour le spectateur d’avoir accès aux œuvres et comme moyen pour l’artiste de « montrer », en rendant public, son travail.

Ainsi, si exposer est le fait de poser à l’extérieur, comment envisager le radical, la racine de cet acte qu’est, plus simplement, celui de poser ? Quels passages s’opèrent en effet de l’action de poser ou de disposer dans l’espace intime de l’atelier à celle d’exposer, de « rendre public » ? Quels enjeux sont associés à ce geste ou à cette succession de gestes et de moments construisant l’ex-position d’une œuvre pour un artiste ? Doit-on ou peut-on, à ce propos, considérer que l’œuvre est la version publique de ce qui, posé dans l’espace intime de l’atelier, serait susceptible de ne rester qu’au stade de simple « objet » ? Son exposition au public est-elle sinon déjà une forme de réexposition si l’on envisage le mouvement premier de renverser l’acte poïetique en réception esthétique, autrement dit, que l’artiste en est le premier spectateur et l’atelier le premier espace de dialogue ?

Au Grand Palais, du 18 juillet au 23 août 2020, la nef s’exposait en atelier évoluant jour après jour[1] sous les élaborations plastiques (construction, déconstruction, exposition) de l’artiste Franck Scurti. Un lieu d’exposition devenu atelier ou un atelier exposé, non à la manière d’une reconstitution comme l’atelier de Brancusi, annexe du Centre Georges Pompidou, mais dans son activité créatrice vivante, comme espace proprement poïetique, espace de création « en cours ». Cette proposition artistico-institutionnelle venait questionner de plein fouet le geste d’ex-poser. L’installation de l’atelier et celle des œuvres cohabitaient et coexistaient dans un même espace-temps, faisant littéralement fusionner l’intime et le public dans une dynamique non binaire, non dichotomique et non hiérarchisée.

Sous les yeux des spectateurs aguerris, les objets sont posés au sol, sur une table, à plat, exposés sur des cimaises, composés entre eux, puis déplacés par l’artiste ou ses assistants sans que l’on ne sache à quel moment ils se stabilisent dans un état conceptuellement clair et saisissable. Où s’arrête le geste de poser, où commence celui d’exposer ? Ce déplacement dans l’espace, métaphoriquement intime de l’atelier sous la nef, se meut et se mue en véritable performance artistique sous les yeux du public. Marcher, faire ou poser, deviennent, sous les projecteurs de l’art, les gestes chorégraphiques d’une exposition en constante évolution. Il n’est plus question de chercher la bonne place pour les œuvres, il s’agit de performer le verbe « ex-poser ». L’exposition apparaît ainsi comme une finalité sans fin. Elle a lieu en se constituant comme telle, elle se réalise au double sens de s’opérer et de s’accomplir.

Seule et unique œuvre exposée au spectateur sous une modalité classique, c’est-à-dire installée en dehors de la délimitation bornée de l’espace d’atelier et de ses aléas, De la maison au Studio, débutée en 2012, vient rejouer par son dispositif et son propos, l’appréhension d’un état de l’œuvre non stabilisé, en constante compo/expo-sition. Un fil de 45 mètres de lacets attachés entre eux et parsemés de nombreux déchets et objets divers trouvés tout au long des déplacements quotidiens de l’artiste entre son atelier et son domicile est accroché sous la coupole de la nef. Nourri et agrandi aux dimensions du lieu pour l’occasion de son exposition, le fil apparaît donc comme une œuvre-trace qui pourtant n’a pas pu et ne pourra jamais être réexposée telle qu’elle. En effet, celui-ci sera dorénavant trop long pour pouvoir pendre aux dimensions exactes d’un plafond d’une dizaine de mètres seulement. Son identité est à présent inextricablement augmentée des dimensions de son exposition au Grand Palais. Plus que de porter la trace de son exposition comme état transitoire, sa constante alimentation vient nouer ensemble l’intime et le public à deux niveaux : du domicile à l’atelier, et de l’atelier au musée.

L’exemple caractéristique de cette exposition nous permet ainsi d’envisager d’ores et déjà une conception contemporaine plus communément admise de l’exposition pensée comme une finalité sans fin, comme une manière d’advenir en états temporaires, introduisant le mouvement et le temps au sein d’une conception qui prenait pour acquis l’exclusion mutuelle des espaces et les dichotomies du poïetique (création) et de l’esthétique (réception), mais aussi de l’art (expérience esthétique) et de la vie (expérience quotidienne).

Depuis la fin du XXe siècle, l’art a subi simultanément de profondes mutations du point de vue des formes et des contours des œuvres qui le composent. Le cadre du tableau ou le socle de la sculpture, qui permirent longtemps de délimiter l’espace de l’expérience esthétique d’avec celui de l’espace environnant, se sont ouverts à l’espace et au temps du spectateur. Le white cube en est ainsi devenu le représentant canonique, garant d’une tension artistique ambiante[2]. Fantasmé comme une pure instance de délimitation physique, le cadre est devenu, à partir entre autres du minimalisme, l’opérateur métaphorique et conceptuel qu’il a toujours été. L’expérience des œuvres débordant l’objet pour se nourrir du cartel et de l’ « immatériel » qui l’environne, qu’il s’agisse du contexte artistique, de la disposition spatiale, du concept, etc.

Arrêtons-nous un peu plus longuement sur ce point tournant qu’a été le minimalisme. En rendant l’œuvre indissociable de son contexte d’installation et, par voie de conséquence, de l’expérience qu’en fait le spectateur, le minimalisme donne à repenser historiquement le passage à l’ex-position. Pour Donald Judd, artiste-théoricien et pionnier du mouvement, la réduction de l’œuvre à des formes tridimensionnelles très basiques, ce qu’il appelle ses objets spécifiques (référence à l’article du même nom : Specific Objects publié en 1965), sert à révéler, en quittant le mur où régnaient des tableaux de plus en plus vidés de configurations signifiantes, l’espace environnant auquel le spectateur est forcé de se confronter. Chez Carl Andre, des éléments alignés au plancher forcent le spectateur à une déambulation entravée et s’attaquent simultanément à la spécificité du médium sculpture et aux particularités physiques du lieu d’exposition. Dans son travail, la sculpture s’horizontalise tout en s’aplanissant. L’appréhension du médium se renouvelle par le biais du corps et de la marche à côté, autour ou sur, une sculpture fatalement désacralisée qui redéfinit ses axes et ses limites d’objet. Il s’agit pour Carl Andre d’envisager une sculpture qui ne soit plus reliée inconsciemment à la verticalité, à l’édifice, à l’architectural.

Ainsi le minimalisme cristallise, dans la diversité des stratégies et des pratiques qui le circonscrivent, avec une certaine évidence, les relations complexes que l’objet artistique exposé entretient avec son espace de monstration.

L’œuvre minimaliste, en essentialisant le rapport à l’espace réel, abolit, d’une certaine manière, son autonomie d’objet, voire son indépendance. Plusieurs questions sur le statut de cet objet apparaissent alors légitimes. Si ce dernier devient un simple « révélateur » de l’espace environnant, que reste-t-il de sa tradition de médium (peinture ou sculpture), de son histoire et de sa capacité à réclamer une expérience spécifique ? Ce que demande le minimalisme, c’est la considération d’une œuvre ici et maintenant, d’une œuvre qui est installée dans l’espace/temps réel et qui, pour reprendre la célèbre critique du minimalisme que Michael Fried effectue dans Art and Objecthood, intensifie théâtralement la durée[3] et s’affirme dans la littéralité de son objectité[4] : « L’œuvre littéraliste dépend du spectateur[5]» écrit-il.

Loin de récuser l’accusation, Donald Judd insiste sur cette particularité de sa production :

« L’installation de mon travail et de celui d’autres artistes coexiste avec sa création même. L’œuvre n’est pas spatialement, socialement, temporellement désincarnée, comme dans la plupart des musées. L’environnement joue un rôle essentiel dans mon travail : l’installation suscite autant de réflexion que l’œuvre elle-même[6]. »

Introduisant ainsi l’importance de la présentation des œuvres, Donald Judd va même jusqu’à envisager un statut pérenne des installations :

« Il faut qu’il existe quelque part un endroit où l’installation soit bien faite et permanente. […] J’ai toujours eu besoin de voir mon travail dans mon propre espace pour le comprendre et pour pouvoir concevoir d’autres œuvres […] Il est urgent de protéger mon œuvre de façon à ce qu’elle puisse durer dans les conditions qui furent celles de sa création[7]. »

Les propos de Donald Judd semblent en effet réclamer une sorte d’espace axiomatique avec lequel dialoguerait l’œuvre, une œuvre programmatiquement insituée c’est-à-dire indissociablement attachée au lieu pour lequel elle a été imaginée et dans lequel elle a été créée. C’est probablement dans cette optique que fut mise sur pied en 1971 la Judd Foundation dans la ville de Marfa. Aujourd’hui considéré comme un lieu d’exposition incontournable en plein milieu du Texas rural, cet espace fut investi par l’artiste pionnier du minimalisme en réaction aux institutions muséales qu’il estimait impropres à exposer correctement les œuvres minimalistes[8]. En partenariat avec la Dia Art Foundation qui rachètera la base militaire pour en faire le principal lieu de stockage et de présentation des collections, Judd a ainsi pu acquérir un certain nombre de bâtiments (supermarché, banque, hôtel) laissés à l’abandon pour en faire, de façon durable, des installations monumentales spécifiques au site[9] comme pour y installer ses œuvres et celles de ses congénères (Carl Andre, John Chamberlain, Dan Flavin, etc.). On subodore déjà qu’une telle orientation va poser un problème de taille à toute entreprise de réexposition, laquelle n’aurait d’autres enjeux que des intérêts économico-culturels : faire circuler des biens célèbres appartenant à l’histoire de l’art contemporain et susceptibles d’attirer un grand public en les amputant des liens invisibles qui conditionnent pourtant profondément leur expérience esthétique.

Ainsi l’œuvre minimaliste, par le biais de l’ancrage au site, introduit-elle une pensée de l’œuvre comme une « œuvre-lieu[10] ».

Les relations complexes entre l’œuvre et le site (ou le lieu) n’ont fait que s’accentuer avec l’arrivée de nouvelles pratiques comme l’installation ou la performance. L’œuvre, plus que de s’étendre à l’espace du spectateur, se fait environnement artistique dans l’installation et événement avec la performance. Plus les contours de l’œuvre englobent l’expérience du spectateur et plus les espace/temps poïetique (création) et esthétique (réception) s’associent. Pamela Bianchi, dans son étude consacrée à ces passages significatifs de l’espace contenant à l’espace-œuvre, écrit que :

« dans cette perspective, l’espace de l’art se présente avec une double nature : il est à la fois un composant de l’œuvre et un paramètre (dispositif) du récit expographique. Il s’agit d’une sorte de processus évolutif en chaîne (sorte de syllogisme) où, d’abord l’œuvre se fait exposition, ensuite, l’espace se fait œuvre et, enfin, l’espace se fait exposition[11] ».

Or, quand nous en arrivons à ce dernier stade, nous comprenons aisément qu’une réexposition est impensable car insensée. Dès lors que l’espace se fait exposition, chaque réitération d’une œuvre, traversant les différents maillons de la chaîne dont parle Pamela Bianchi, adopte nécessairement toujours une nouvelle identité ; il s’agit d’une exposition unique à part entière, car irréductible à d’autres espaces.

Dans le champ des pratiques contemporaines, la performance rencontre les mêmes obstacles à une réexposition que l’installation. Pensons par exemple à l’environnement performatif créé par l’artiste Tino Sehgal à l’occasion de la carte blanche qui lui a été confiée au Palais de Tokyo à la fin de l’année 2016. L’artiste explique comment ses performances sont indissociablement liées à leur lieu d’occurrence :

« Je mets mon travail en liaison avec ce temple de l’objet qu’est le musée et je remplace l’objet par un autre type de produit, plutôt immatériel, comme des situations, des expériences[12] ».

Nous pourrions pour évoquer ce type de production emprunter le terme parlant et imagé d’ « exp’œuvre[13] » qu’utilise Pamela Bianchi pour parler de la présentation de la performance. L’œuvre, loin de l’objet traditionnel, devient en effet elle-même l’exposition. Si ex-poser correspond bien originairement à l’idée de poser à l’extérieur, nous devons concéder que les mutations de l’œuvre d’art et de ses formes viennent redéfinir l’exposition comme acte profondément poïetique. Tirant son étymologie du latin opera, l’œuvre est bien également ce qui est à l’œuvre. Elle se manifeste à la fois, et simultanément, à elle-même et au public. Son essence d’œuvre n’est alors plus à situer en deçà ni au-delà de son exposition mais elle fusionne avec ce moment pour en faire une sorte d’ « événement » où elle s’affirme comme extériorité.

De l’exp’œuvre aux problématiques de la réexposition ; expériences et identité(s) de l’œuvre en question

Si nous souhaitions ainsi repenser le passage allant du geste de poser à celui d’exposer (créer l’œuvre puis la présenter) à l’aune de l’histoire de l’art et des perturbations qu’y ont créées les pratiques contemporaines, c’est parce que nous comprenons fatalement que l’œuvre, débordant les contours de l’objet vers l’immatériel enveloppant et le in situ, pose le problème de sa réexposition. Pamela Bianchi remarque ainsi que, aujourd’hui :

« l’espace d’exposition (alternatif, non ordinaire, institutionnel, etc.) participe activement à la définition statutaire de la proposition artistique temporaire (in-situ ou non) qu’il accueille. En ce sens, les modes d’occupations spatiales peuvent modifier temporairement la nature de l’espace investi[14] ».

Est-il donc encore possible de réexposer une œuvre aujourd’hui eu égard au fait que le concept même d’œuvre est devenu inséparable de son ex-position ? Et, si nous pouvons bien encore envisager une réexposition en ces termes alors, qu’advient-il de l’œuvre, de son identité, quand chaque exposition semble en redéfinir de nouveaux contours, voire quand chaque exposition est la pleine manifestation de l’œuvre ? « Que reste-t-il d’une œuvre d’art, une fois qu’on l’a exposée des dizaines de fois, une fois que l’on a pris conscience de toutes les transformations dont elle était l’objet lors de ses expositions[15] ? » demande fort à propos Jérôme Glicenstein.

Existe-t-il encore un cadre qui puisse retenir l’essence de l’œuvre et lui permettre d’être réexposée, d’être toujours la même ? Que risque l’œuvre soumise à plusieurs expositions ? Nous tenterons d’appréhender ces questions à partir cette fois d’un cas plus pratique de curation d’expositions.

Lorsque nous[16] avons initié le projet des expositions avec Le Laboratoire de la Création[17], l’idée directrice était de proposer aux artistes d’exposer une œuvre qui ne serait visible qu’un soir et qui serait accompagnée d’un texte censé rendre compte des enjeux de l’œuvre et de sa monstration au sein de ce dispositif temporellement particulier. Des vernissages il ne reste que l’écrit, publié sur le site mais aucune image ne l’accompagne car nous avons favorisé l’intensité d’une rencontre ponctuelle en durée limitée au sein d’un dispositif confrontant : le face à face avec une seule œuvre, quelle que soit sa dimension ou son procédé. Nous ne sommes ni commissaires, ni galeristes. Les expositions n’ont aucune thématique, le lieu lui-même n’est ni un cube blanc ni un lieu fortement atypique (du moins de l’intérieur car il s’agit de l’ancien château d’eau du Palais Royal). À l’origine, le concept de la réexposition n’était pas au cœur de nos considérations pour ce projet. Mais il est apparu rapidement assez central puisque les paramètres imposés, notamment le temps court de présentation et l’absence de traces photographiques de l’œuvre, ont porté tous les artistes, jusqu’à présent, à réexposer une pièce telle quelle ou à en proposer une nouvelle version. Les œuvres sont mises à l’épreuve de ce dispositif de médiation particulier dont l’intensification temporelle a fait surgir une série de réflexions et ouvert de nouvelles perspectives sur la réexposition.

Tout d’abord, revenons un instant sur la problématique de l’in situ révélée par le renouvellement du contexte. Julia Gault, exposée en novembre 2019, Jean-François Leroy, en décembre 2019 et Vera Kox en février 2020, ont tous les trois proposé des pièces qui obligent une remobilisation de cette expression introduite avec le minimalisme et que nous pouvons ici penser à nouveaux frais. Expression qui recouvre, selon l’acception admise précédemment dans son usage courant, le lien inextricable de l’œuvre à son espace d’ex-position, le sous-entendu de ce terme étant alors que l’œuvre aurait bien été faite pour cet espace particulier, que l’espace d’exposition (le site) en serait tout à la fois l’origine et la finalité. Or, pour chacun de ces artistes, le rapport au lieu, s’il est évidemment revendiqué à l’origine de la pièce, ne l’est pas pour les mêmes raisons ni de la même manière. Dès lors que le « site » en question renvoie aux particularités d’un espace topographique, le terme n’est plus toujours assumé. Il semble donc important non seulement de le repenser, mais également d’envisager que, ce qu’il dessine en creux d’une œuvre, est peut-être moins relié à l’espace du spectateur qu’à sa temporalité. Jean-Marc Poinsot est sans doute l’auteur qui a le plus œuvré à redynamiser en profondeur les problématiques de l’in situ en affirmant que le rapport œuvre/lieu ou la notion d’œuvre-lieu souffrait d’un contresens. Ainsi écrit-il dans Les cahiers du musée national d’Art moderne :

« Il faut en finir avec l’idée selon laquelle le site, le cadre d’implantation, voire le contexte contiendraient l’œuvre. C’est bien au contraire l’œuvre qui contient les traits ou fragments du site dans lequel elle est implantée. […] En effet, le réel (entendu ici comme cadre ou lieu précis) est tout à fait interchangeable, si tous les traits ou fragments que l’œuvre in situ avait intégrés lors de sa première apparition sont toujours maintenus dans la nouvelle mise en vue[18]. »

En réalité, cette question de l’in situ s’avère bien plus complexe qu’il n’y paraît. À partir du moment où les contours de l’œuvre se dissolvent dans l’espace réel du spectateur, il apparaît difficile d’affirmer que cette dernière reste parfaitement autonome. Car l’œuvre n’est plus simplement l’objet, elle s’hybride dans la subjectivité de l’expérience sensible. Il faut alors, avec Jean-Marc Poinsot, distinguer les conditions de l’in situ du point de vue de la création, des répercussions et des échos se manifestant du côté de la réception car, comme il en propose le constat suivant :

« Pour certains artistes l’exposition sera dissociée en une première occurrence par laquelle l’œuvre advient et prend une forme qui, malgré les variables ultérieures dues aux particularités des contextes successifs d’exposition, restera en quelque sorte garante du sens et de l’effet à produire. […] D’autres gèrent l’espace de réitération comme l’espace de leur propre discours. Ils se donnent la possibilité de ne jamais tenir le même discours[19]. »

Cette différence de conception et d’interprétation de l’in-situ, avec les conséquences qu’elle peut avoir sur la réexposition, nous pouvons la retrouver en comparant par exemple les propositions de Julia Gault et de Jean-François Leroy. Julia Gault avait proposé, sous le titre La constance de l’eau, une sculpture-performative : un sac en plastique transparent rempli d’eau et finement percé laissait un mince filet désagréger la grille faite de boudins de terre crue qui la recouvrait. La pièce avait émergé pour la première fois quelques mois auparavant, en bord de Seine et en extérieur pour son exposition à ThunderCage[20]. Ici, le in situ tirait parti du hasard heureux d’un lieu associé (historiquement) à l’eau. Une fois libérée de son premier contexte d’occurrence, l’œuvre acquiert une forme d’autonomie lui permettant de mettre l’emphase sur son statut temporel d’événement. Car c’est en effet le temps plus que l’espace qui l’active. Ce qui caractérise cette œuvre n’est pas la résonance première au lieu, c’est la situation et la durée de son délitement ainsi intensifié.

Jean-François Leroy présentait pour sa part une pièce intitulée Punctum réactivé. Originairement créée in situ pour une chapelle en 2012 (à l’occasion de l’événement L’art dans les chapelles), la première occurrence en portait simplement le titre unique de Punctum. Un morceau de lino coloré revêtait le sol et les murs du lieu en un prosaïque drapé qui dialoguait pudiquement avec la charge symbolique du lieu sacré. Exposée une seconde fois dans une galerie, la pièce avait cette fois-ci été faite par les galeristes eux-mêmes. Faute d’avoir pu se rendre sur place, l’artiste n’avait contrôlé de son œuvre exposée que le dessin résumant dans les grandes lignes une « manière » d’habiter l’espace. Sous un même titre (Punctum), l’œuvre avait, en deux expositions, changé d’apparence (le lino noir ayant remplacé le précédent coloré) et été augmentée d’un protocole (dessiner schématiquement une « manière d’occuper l’espace » et confier son ex-position). Pour sa troisième exposition, au Laboratoire de la Création, l’œuvre Punctum avait troqué le lino pour de la moquette. À cette occasion, le protocole d’installation avait, finalement et au dernier moment, été réalisé par l’artiste lui-même. Le texte exposé en regard de l’œuvre au moment de l’exposition posait une analogie avec le bateau mythique de Thésée dont les pièces avaient toutes été changées au fil de la traversée. Nous arrivons au cœur de la question de la réexposition : s’agissait-il du même bateau ? Jusqu’où le titre de l’œuvre lui permettait-il de conserver la même identité ? Qu’est-ce qui constituait l’essence de cette œuvre ? Cette exposition était, en outre, l’occasion de sensibiliser le spectateur à la question identitaire de l’œuvre et de ses mutations.

Pour Julia Gault, la réexposition était donc une manière de rejouer la temporalité de la pièce éphémère dans un cadre autre et des circonstances différentes. L’isolement de l’œuvre et la durée brève de sa monstration imposés par le dispositif intensifiaient en effet l’attention portée au processus de destruction de la terre par l’eau. De surcroît, d’une exposition à l’autre, seule diffère la manière dont le processus de délitement de la matière a lieu. Le sol peint de la galerie a empêché l’eau et la terre crue de se mélanger naturellement en une flaque de boue, comme l’y conduisait irréversiblement l’intentionnalité entropique de la pièce. Le phénomène avait réussi la première fois pour l’exposition en extérieur et sur revêtement de bitume. Si cette œuvre existe ainsi principalement par son caractère conceptuel entropique (l’appréhension de son essence temporelle précaire par le spectateur), force est de constater que la réexposition met en exergue des expériences de l’œuvre variées ou différentes et plus ou moins satisfaisantes pour l’artiste.

Jean-François Leroy nous invitait plutôt à questionner l’identité même de l’œuvre puisqu’il semble tout à fait contradictoire de parler de ré-exposition quand chaque présentation en propose une version différente. Nous parlerions bien plus volontiers de nouvelles occurrences d’une œuvre qui allonge ainsi son « pedigree » tout en demeurant toujours nouvelle et (re)découverte, par l’artiste comme par le spectateur, au moment de chaque exposition. L’expérience de l’œuvre ne se modifie pas comme c’est le cas pour Julia Gault, elle est inévitablement renouvelée simultanément aux occurrences supplémentaires d’expositions de l’œuvre. C’est probablement dans l’ajout à la fois innocent et joueur du Punctum réactivé pour l’occasion du Laboratoire de la Création que se joue cette conception particulière de la réexposition. L’artiste parlant volontiers plutôt d’ « occupation de l’espace » que d’ « installation » pour cette pièce, nous pourrions considérer alors que l’exposition réactive la fonction œuvre, qu’elle réactive la pièce comme Punctum tout en la réinventant presque totalement (matériaux, agencement, concept). L’occupation matérielle de l’espace se fait œuvre quand l’exposition en est l’avènement, presque plus que l’événement.

Dépassant les particularités de chaque exposition, dans un cas comme dans l’autre, l’œuvre n’existe en tant que telle qu’au moment de son ex-position. En dehors de la monstration, il n’y a que des matériaux (une moquette roulée, des blocs de terre crue, des sacs plastiques). Bernard Guelton, dans son ouvrage L’exposition : interprétation et réinterprétation, part de l’expérience concrète de reproduction et de réexposition d’œuvres contemporaines in situ pour dégager les traits et les enjeux propres à ce type d’œuvre. Ainsi écrit-il que :

« [L]a matérialisation n’est pas la rematérialisation d’une même œuvre, mais la mise en œuvre d’un principe qui se réalise dans le contexte de l’exposition. Comme souvent, la théâtralité n’est pas produite à partir du principe d’une reproductibilité complète d’une œuvre, mais sur la base de la reprise ou du ré-agencement de certains éléments antérieurs. Elle est présente avant tout comme une manifestation forte d’une condition de la représentation[21]. »

Cette idée de « matérialisation » d’une même œuvre était également visible chez Vera Kox qui présentait sous le titre On the spot ce que l’on pourrait appeler un « assemblage sculptural ». Une composition déjà exposée dans une galerie mais agrémentée cette fois de nouveaux éléments. Chez Vera Kox comme pour les autres artistes exposés si ce n’est davantage, l’atelier est un espace de production d’éléments autonomes qui seront assemblés à la manière d’une composition picturale dans le lieu d’exposition. Aucune œuvre n’est constituée physiquement en dehors de son espace d’exposition. « Présentifiée matériellement », si l’on peut dire, par des coulées de plâtre qui soudent temporairement les éléments qui la composent, chaque sculpture offre un assemblage unique accordé au lieu de présentation. Elle ne pourra pas être répétée à l’identique, le plâtre devant à chaque fois être détruit. À nouveau, la réflexion sur la notion de réexposition est ici subtilisée pour être envisagée du côté d’un dialogue, d’une composition de matériaux spécifique « qui a déjà eu lieu » auparavant, pour des expositions antérieures. Pour autant, certains éléments comme la coulée de plâtre ancrant l’installation sculpturale en un état ici et maintenant ou les billes de silicate qui, disposées sur le plâtre de façon à absorber son humidité, intensifiaient la temporalité par un lent changement de couleur, manifestent le caractère indubitablement éphémère et inédit de l’œuvre. Pareillement à Jean-François Leroy, le titre vient ici indiquer la conception d’une œuvre in situ élargie sous l’éclairage ponctuel des spots (métaphore des lieux d’expositions) qui vient acter l’assemblage en œuvre dans la brièveté d’un état évolutif.

Dans les expositions du Laboratoire de la Création, le temps court alloué aux présentations permet de saisir et d’exploiter un « état intermédiaire » assumé. L’œuvre exposée est à la fois entièrement présente et pourtant – comme le révèlent les textes qui l’accompagnent – également ailleurs, c’est-à-dire, dans ses autres formes et états passés ou futurs. En ce sens, interroger ce qui fait œuvre ou ce qu’est l’œuvre ici et maintenant permet de mettre en évidence les constituants et les forces qui la sous-tendent, sans que cela l’amoindrisse dans sa présente itération. Du côté des artistes, le type de présentation imposé par Le Laboratoire de la Création a parfois permis de mettre à l’épreuve la résilience identitaire d’une œuvre. Ce fut le cas pour Cyril Zarcone dont la pièce Assemblage en arche apparaissait plus conventionnelle dans notre contexte : il s’agissait d’un élément sculpté, complètement achevé en atelier, sans que ne semble être envisagé, comme ce fut le cas pour les autres, le caractère insitué de l’œuvre. Toutefois, si le spectateur avait face à lui une sculpture, celle-ci était en réalité une composante d’une installation comprenant six autres éléments semblables, un ensemble conçu en vue d’une présentation ultérieure à la Galerie Éric Mouchet à Paris[22]. Pour l’artiste, l’enjeu de la participation aux expositions du Laboratoire de la Création était de voir si cet élément sculptural pouvait soutenir son état d’isolement. Percevrait-on une carence formelle, liée à l’absence des six autres composantes avec lesquelles elle devait former un tout signifiant ? Percevrait-on les références au monde du jardin, à l’architecture antique ou au kitsch, qui animaient la création de cette série et constituaient la thématique de son exposition Côté Jardin à la Galerie Éric Mouchet ? Quelques semaines après le passage au Laboratoire de la Création, la pièce était à nouveau réexposée seule, l’artiste ayant réalisé qu’elle pouvait survivre formellement et conceptuellement à cette situation d’isolement : l’ex-poser l’avait (re)définie comme œuvre. De façon générale, nos discussions avec les artistes à la suite des expositions ont révélé qu’ils avaient de leurs œuvres une conception ouverte et en (trans)formation perpétuelle. Et ce sont ces transformations des regards à l’œuvre, sur l’œuvre ici et maintenant, comme sur son appréhension en tant que concept, que nous souhaitons donner à voir et à penser avec le projet des expositions au Laboratoire de la Création.

De l’unité multiple d’une œuvre à ses multiples identités d’œuvre, la question de la réexposition s’avère véritablement féconde aujourd’hui. Nous avons ainsi tenté de montrer que les propositions artistiques, rabattant l’espace-temps de la création sur celui de l’exposition, permettaient d’appréhender une exposition comme un événement. Ainsi que l’écrit Fabien Faure : « le lieu de l’œuvre que l’esthétique contemporaine a parallèlement pensé, avec ses outils et ses visées propres, comme une ontologie de l’acte créateur » permet de mettre au jour « cette propriété fondamentale de la création, qui est de donner lieu[23] ».

Les concepts d’exp’œuvre (Pamela Bianchi) ou d’œuvre-lieu (Fabien Faure), s’ils introduisent un éclairage pertinent pour penser la problématique d’une réexposition, eu égard aux enjeux de la création contemporaine et de ses productions, s’avèrent probablement trop spécifiques et restrictifs pour notre réflexion. En effet, l’hétérogénéité des conceptions introduites par le biais des expositions du Laboratoire de la Création nous permet, à défaut d’adopter un nouveau concept de substitution à la notion d’œuvre ainsi qu’un nouveau paradigme d’appréhension, de rebattre les cartes de la distinction initialement organisée dans le temps et dans l’espace que composent ces trois gestes établis en prélude : poser, exposer, réexposer.

Si l’art, pour le dire un peu schématiquement, a traditionnellement été du côté de la formation et de l’information (donner une forme à la matière), nous pourrions peut-être davantage le penser, à la suite de notre exposé, du côté de la trans-formation. Transformation(s) d’une œuvre dont les réitérations donnent lieu à de multiples expériences ou mutations identitaires à travers le concept d’une œuvre qui « a lieu » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Marc Poinsot) plus qu’elle n’ « est ». Il apparaît nécessaire de changer de regard sur l’œuvre et de l’envisager entourée d’une membrane flexible, sans pour autant abandonner cette notion qui, dans sa visée ontologique, nous permet de penser plus profondément certains enjeux de l’art contemporain, de son exposition et de ses réexpositions aujourd’hui.

Notes

[1] Au jour le jour : titre donné à l’événement. L’installation de l’atelier et des œuvres était cependant ouverte au public uniquement les week-ends.

[2] « Le cube blanc […] est l’ “en puissance” de l’art. C’est cette dimension inchoative qui lui confère son caractère “sacramentel” : il “artifie” » écrit Patricia Falguières dans la préface de O’Doherty B., White Cube. L’espace de la galerie et de son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 8.

[3] Fried M., Contre la théâtralité, Paris, Gallimard, 2007, p. 139 : Fried oppose ainsi une « présenteté continue et entière » qui caractérise l’expérience temporelle des œuvres picturales modernistes avec les œuvres minimalistes qui instaurent quant à elles une expérience qui « persiste dans le temps, et cette composante de l’interminable, qui est au cœur de l’art et de la théorie littéralistes, est essentiellement une donnée du caractère interminable et infini de la durée ». C’est ce caractère interminable et infini de la durée qui en introduit pour l’auteur la théâtralité.

[4] Ibid., p. 119 : « Cette “condition du non-art” est ce que j’appelle, dans le contexte, “objectité”. Tout se passe comme si l’objectité était seule à même, dans les circonstances présentes, d’exprimer l’identité d’une chose, de la définir sinon comme non art, du moins comme n’étant ni peinture, ni sculpture ; ou comme si une œuvre d’art – une peinture ou une sculpture moderniste, pour être précis – n’était pas essentiellement un objet ».

[5] Ibid., p. 134.

[6] Judd D., Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong éd., 1991, p. 69.

[7] Ibid., p. 69-70.

[8] On retrouve les critiques de Donald Judd à l’encontre des institutions muséales dans ses Écrits 1963-1990.

[9] Nous n’avons pas ici clairement évoqué la distinction entre in situ et site-specificity. Ce dernier terme étant apparu pour parler, par exemple, des œuvres du land art de R. Smithson ou de R. Serra implantées dans un site extra-institutionnel (Spiral Jetty au Great Salt Lake, aux États-Unis, en 1970) et rendues visibles au public essentiellement par le moyen de la photographie. Nous préfèrerons utiliser le terme générique « in situ » qui englobe davantage de problématiques quant à la qualité et à la notion « spécifique » du lieu.

[10] Terme utilisé par Fabien Faure pour parler du travail de Richard Serra (Spin Out 1972-1973), Faure F., Richard Serra : ma réponse à Kyoto, Lyon, Éd. Fage, 2008, p. 54.

[11] Bianchi P., Espaces de l’œuvre, espaces de l’exposition. De nouvelles formes d’expérience dans l’art contemporain, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 18.

[12] Propos recueillis par Deman S., « Tino Sehgal – Zéro photo, zéro vidéo », ArtsHebdoMedia, n° 10, 2010, en ligne : https://www.artshebdomedias.com/article/021010-tino-sehgal-zero-photo-zero-video/?fbclid=IwAR2qsOTUcRux5axYAKcnZF9GAhiaaGw5rceV7nRx_VcWyu6WCYGoWtRDatI (consulté en juin 2019).

[13] Bianchi P., « Exposer la performance : une nouvelle interface spatiale », Les chantiers de la création, n° 8, 2015, en ligne : http://journals.openedition.org/lcc/1055 (consulté en janvier 2019) : « Dans une exp’œuvre se produit une fusion entre des réalités diverses, entre l’œuvre, l’espace d’exposition, libéré de la logique traditionnelle et le corps du public qui donne vie à une sorte d’exposition in situ ».

[14] Bianchi P., Espaces de l’œuvre, espaces de l’exposition. De nouvelles formes d’expérience dans l’art contemporain, Paris, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 16.

[15] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 216.

[16] Maïlys Lamotte-Paulet, artiste diplômée des Beaux-arts et moi-même, doctorante en philosophie de l’art à la Sorbonne Paris IV.

[17] Le Laboratoire de la Création attribue des espaces de travail, des résidences artistiques et organise des expositions depuis 2002. Maïlys Lamotte-Paulet et moi-même avons entrepris ce projet d’expositions (un artiste, une œuvre, un soir, un texte) en décembre 2019 dans la galerie du Laboratoire de la Création au 111 rue Saint-Honoré 75001. Liste des expositions sur le site du Laboratoire de la Création (www.laboratoiredelacreation.org).

[18] Poinsot J.-M., « L’in situ et la circonstance de sa mise en vue », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 27, printemps 1989, p. 72.

[19] Poinsot J.-M., Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008, p. 38.

[20] Espace d’exposition public situé à Aubervilliers. Le principe des expositions consiste à inviter deux artistes à investir « en duel » un carré de bitume en extérieur situé sous une passerelle, en bord de rive, et dont les œuvres seront visibles pour les spectateurs-promeneurs urbains. Julia Gault y exposait en septembre 2019.

[21] Guelton B., L’exposition : interprétation et réinterprétation, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 51.

[22] Exposition personnelle de l’artiste : Côté Jardin, exp., Paris, Galerie Éric Mouchet, 2019.

[23] Faure F., Richard Serra : ma réponse à Kyoto, Lyon, Éd. Fage, 2008, p. 157.

Pour citer cet article : Maki Cappe, "Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/cappe-poser-exposer-reexposer/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore

par Karine Bouchard

 

Ayant complété son doctorat (Ph.D.) à l’Université de Montréal, Karine Bouchard est historienne de l’art et commissaire indépendante. Elle occupe le poste de directrice artistique de la revue Le Sabord et elle enseigne les enjeux historiques et théoriques des arts modernes, contemporains et actuels à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Ses travaux théoriques concernent l’apport actuel des éléments du sonore et de la musique dans les expositions du musée d’art et, plus précisément, l’évaluation de son impact sur les pratiques d’écoute du visiteur par le biais de questionnements phénoménologiques et sociopolitiques. Karine Bouchard a notamment publié dans Marges, revue d’art contemporain (France), dans l’ARSC Journal (États-Unis), dans Circuit – Musiques contemporaines et collabore en tant que critique d’art à différentes revues culturelles. —

 

Les installations sonores prennent considérablement part aux expositions et font partie intégrante de la programmation de musées d’art. Il est devenu fréquent de faire l’expérience de pratiques artistiques qui consistent précisément à spatialiser le son par un système de haut-parleurs diffusant des compositions sonores et musicales préalablement enregistrées et remixées. Toutefois, l’architecture du lieu est rarement prise en compte dans la conception et la diffusion de ces œuvres, et ce, ni par les commissaires, ni par les artistes, ni par les visiteurs. Pourtant, une attention portée à l’écoute d’une telle installation sonore démontre que sa finalité est entièrement tributaire de la structure bâtie dans laquelle elle est présentée. Le lieu active le sens de l’œuvre, ses enjeux culturels, historiques et sociopolitiques, entre autres. L’écoute se façonne et se transforme au gré des salles qui l’accueillent et qui modifient sa perception et sa compréhension.

Cet article propose de réévaluer notre approche de ces formes d’œuvres sonores de manière à considérer le résultat de leur diffusion dans un espace d’exposition donné, en portant une attention particulière à l’acoustique du lieu, à ses qualités physiques, ce qui devrait assurer une adéquation entre la source et la réverbération du son. Il s’agit de réfléchir le lieu à partir de l’expérience d’écoute des possibilités sonores – plutôt que visuelles – d’un tel espace, dont la démarche renvoie au concept d’architecture aurale qui a été défini par les auteurs Barry Blesser et Linda-Ruth Salter[1]. Selon eux, dans la mesure où un son émane d’une source, il devient d’emblée indissociable de l’écho et de la réverbération du lieu dans lequel il résonne. La perception d’un son relève ainsi d’une attention qui n’est pas uniquement portée sur l’objet dont il émane, que ce soit un son naturel ou enregistré, mais de tout un système de renvoi des occurrences sonores au sein duquel l’écoutant, au centre des échanges, est en mesure d’orienter son expérience, par la sélection singulière qu’il fait des bruits, des timbres et des fréquences de l’environnement. L’acoustique de chaque lieu communique donc, par l’organisation physique et performative de la structure architecturale, selon sa nature, une sensibilité esthétique particulière. L’architecture aurale se distingue de l’architecture acoustique dans la mesure où cette dernière prend en compte uniquement les propriétés du lieu régies par un langage de lois de la physique et par le type de diffusion des ondes sonores qu’elles permettent dans l’espace. L’architecture aurale s’intéresse, quant à elle, à la manière dont les auditeurs font l’expérience intelligible et sensible de cette spatialité.

À la suite de ce postulat, il s’agit d’analyser le potentiel de l’architecture aurale dans l’expérience d’exposition de l’œuvre sonore. À partir d’une attention portée précisément à l’écoute des sons artistiques lorsqu’ils dialoguent avec l’acoustique de l’espace, il s’agit d’étudier la manière dont s’opèrent les transformations de sens de l’installation sonore lorsqu’elle est transposée d’un lieu à un autre. Il s’agira notamment de comprendre comment l’architecture aurale d’une salle spécifique d’exposition, par sa singularité, peut affecter sa diffusion et moduler la signification de l’œuvre à différents niveaux : historiques, culturels ou sociopolitiques. Pour ce faire, j’examinerai comment s’active la réverbération dans un espace muséal ou expositionnel donné pour saisir la manière dont l’architecture ouvre à la compréhension de l’œuvre. À partir d’une description des comportements des sons diffusés dans chaque lieu, j’interrogerai les décalages, les glissements, les pertes et les mutations du message de l’installation sonore lorsqu’elle est reçue par le visiteur écoutant.

L’analyse procède à partir de deux cas d’étude, soit les installations sonores à canaux multiples, Study for Strings (2012) de Susan Philipsz et Forty-Part Motet (2001) de Janet Cardiff. Présentées, entre autres, à New York en 2013, un moment déterminant pour la reconnaissance de l’art sonore par l’institution muséale, ces œuvres, qui consistent visuellement en la disposition de haut-parleurs spatialisés, diffusent chacune des enregistrements sonores altérés ou déconstruits de pièces musicales qui renvoient à des réflexions sur l’histoire, la mémoire ou la perte[2].

En souhaitant apporter une contribution théorique aux champs de la muséologie et de l’histoire de l’art par l’intégration du concept d’architecture aurale et sa mise en pratique dans un contexte expositionnel, le présent examen s’appuie sur la réception critique de ces cas d’étude. Pour interroger la manière dont l’architecture aurale apparaît au critique d’art, j’analyserai l’expérience de l’exposition en fonction de diverses sources d’opinion, qui n’excluent pas les plateformes de grande diffusion comme les blogues, pour saisir le plus directement possible la réaction des visiteurs[3].

L’architecture aurale : de la salle de concert au musée d’art

Fig. 1 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Jonathan Musikar. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

L’œuvre Study for Strings est un enregistrement à canaux multiples de la pièce pour orchestre de Pavel Haas, qui a été composée lorsque l’artiste était prisonnier au camp de concentration de Theresienstadt, pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1943[4] (Fig. 1). La pièce musicale originale fut jouée une seule fois par des musiciens incarcérés et un enregistrement filmique de cette performance a, par la suite, été utilisé à des fins de propagande nazie. La composition fut réarrangée par Philipsz et réenregistrée pour être diffusée dans un espace d’exposition. L’artiste a récupéré uniquement les parties de l’alto et du violoncelle de l’œuvre originale, lesquelles conversent à partir de huit pistes diffusées par le biais de haut-parleurs de manière à faire comprendre le sentiment d’absence et de perte qui a présidé sa conception.

Fig. 2 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters: Fuentidueña Chapel, galerie 002. Photo : The Metropolitan Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et The Metropolitan Museum of Art/Art Resource.

Contrairement à l’œuvre de Philipsz, celle de Janet Cardiff possède une structure visuelle installative fixe pour la diffusion en salle. Elle est composée de 40 haut-parleurs haute-fidélité disposés de manière elliptique, à égale distance l’un de l’autre, au milieu de la salle d’exposition. Haussés sur des tiges de métal à environ 2 m du sol, les haut-parleurs présentent un aspect anthropomorphique qui confronte le spectateur. Ils diffusent en boucle des extraits du motet Spem in alium numquam habui (vers 1556-1573) de Thomas Tallis (vers 1505-1585), un compositeur anglais de l’époque des Tudor[5] (Fig. 2). La version de cette pièce musicale polyphonique utilisée par Cardiff, véritable exercice contrapuntique pour 40 voix indépendantes, regroupées en huit ensembles de cinq voix, qui chantent a capella, a été enregistrée par la Salisbury Cathedral Choir. Chaque dispositif émet le timbre d’une des voix – basse, baryton, ténor, alto et soprano – de manière à fragmenter la composition monolithique pour en déplier les différentes fréquences dans l’espace[6]. Les qualités immersives de l’œuvre offrent aux visiteurs la possibilité de vivre une expérience d’écoute intense.

Les enregistrements de Study for Strings et de Forty-Part Motet se définissent a priori comme des pièces musicales qui suggèrent une performance devant un public donné. Toutefois, elles causent un paradoxe dans la mesure où ce type de diffusion s’effectue généralement dans une salle de concert. Les spectateurs sont assis devant une scène, face aux musiciens, pour écouter à l’unisson. Alors que les œuvres sonores exigent cette même expérience en temps réel, une différence majeure s’impose puisque les mélodies et les rythmes ne sont pas destinés à être joués en direct, mais en différé, par le biais de dispositifs-relais que sont les haut-parleurs. Contrairement à son déploiement en concert, la source sonore des enregistrements de Philipsz ou Cardiff n’a jamais été produite et enregistrée pour et dans le lieu de diffusion. L’espace que l’on entend est « virtuel », créé par une ingénierie de mixage et manipulé par des synthétiseurs et des logiciels à partir d’ordinateurs[7] : son lieu d’exécution est le studio de son ou d’enregistrement, un espace privé qui est généralement occupé par les producteurs, les artistes et les mixeurs.

D’un point de vue acoustique, l’architecture muséale ne répond pas aux mêmes critères qu’une salle de concert. Selon Blesser et Salter, les espaces musicaux possèdent une architecture aurale singulière qui diffère des autres espaces religieux, sociaux ou politiques. Certaines règles façonnent les propriétés de la réverbération (équilibre, niveau de délai et de limitation) de manière à ce que cette architecture soit au service de la pièce musicale et de l’artiste. De ce point de vue, l’espace physique qui accueille exclusivement de la musique peut être envisagé comme une extension de l’instrument, de manière à entretenir une interdépendance intrinsèque avec l’architecture aurale pour ne former qu’un seul et unique tout sonore[8]. Ayant une flexibilité limitée de la structure bâtie, l’espace traditionnellement dédié à la musique a développé ses normes et constitué son public à partir d’un répertoire majoritairement consacré à la musique classique occidentale, du XVIIe au XIXe siècle. La salle de concert a ainsi favorisé une réception qui s’organise selon l’ouïe, tout en contribuant à discipliner et à éduquer l’oreille par la musique présentée[9].

En étant accueillies dans un lieu dédié à la monstration d’objets comme le sont traditionnellement les musées, Study for Strings et Forty-Part Motet ne rejoignent pas ce genre de communauté. Elles ciblent le public muséal qui possède plutôt une sensibilité visuelle. Si ce rapport à la matérialité, à la fixité de l’œuvre bidimensionnelle et optique s’est renouvelé et diversifié à la fin du XXe siècle[10], il demeure que l’institutionnalisation du visiteur muséal s’est historiquement forgée par les codes scénographiques conçus pour disséminer le savoir par la vue. Les expositions ont construit un regard spatialisé émanant d’un visiteur en position verticale qui se déplace de salle en salle. De telles mises en espace exacerbent l’individualité et l’autonomie, chacun créant sa propre expérience singulière. Le lieu muséal lui-même répond à des règles architecturales visuelles tributaires de ces présentations.

Study for Strings et Forty-Part Motet doivent composer avec ces règles et ces codes muséaux. Leur exposition se traduit par un effort particulier de spatialiser le son à partir de technologies de diffusion. Les artistes sont ainsi amenés à sculpter le paysage sonore en manipulant la provenance des sources occupant le lieu. De cette manière, ces œuvres incitent l’espace à s’hybrider : une réminiscence subtile de l’expérience de concert y dialogue étrangement avec une présentation associée aux arts visuels. C’est principalement l’usage de sons amplifiés par les haut-parleurs qui crée cette défamiliarisation.

Dans les deux cas, les haut-parleurs modifient le rapport entre le son enregistré et la résonance. Le son apparaît ainsi plus présent, plus ample, que ce qu’il devrait être s’il était seulement généré par l’acoustique du lieu. Il s’agit de créer l’illusion d’un son plus intense, plus près de l’oreille que ce qu’il est réellement, l’amplification augmente l’effet de proximité. En somme, les œuvres exposées de Philipsz et de Cardiff combinent une acoustique active qui renvoie à un espace virtuel, l’espace de l’enregistrement d’instruments de musique ou de chants liturgiques, dans le studio de son, et un espace augmenté, amplifié, qui participe à la réverbération dans le lieu d’exposition.

L’écoute de la perte et de l’absence dans Study for Strings

Lors de sa présentation dans l’une des salles du Museum of Modern Art à New York (MoMA) dédiée à l’exposition Soundings: A Contemporary Score (2013) qui a mené à la consécration de l’art sonore, l’installation de Susan Philipsz diffusait la composition musicale par le biais d’un dispositif visuel minimal où huit haut-parleurs étaient placés à hauteur d’œil, au milieu de la cimaise tout au fond d’une salle sombre (Fig. 1). Selon la critique Jessica Feldman, le son atteignait frontalement le visiteur qui entendait les notes de manière isolée[11]. Barbara London, la commissaire de l’exposition Soundings: A Contemporary Score décrit dans le catalogue d’exposition le rythme de la pièce et l’émotion qui s’en dégage :

« Philipsz évoque la tristesse de la présentation originale de Study for Strings de même que les horreurs qui ont suivi. L’intégralité de la partition est exécutée par seulement deux musiciens qui jouent uniquement leur propre partie de l’œuvre orchestrale. C’est comme s’ils sont engagés dans une conversation sérieuse qui se déploie lentement, emplie de pauses, chacun attendant poliment que l’autre complète sa pensée. Les silences retentissent à partir de l’absence de musique et font apparaître la mémoire des disparus[12]. »

L’installation est perçue comme un dialogue douloureux, intimiste, ponctué sporadiquement de silences. Ce sont ces silences qui activent l’idée de l’absence et de la perte, celle des disparus du camp qui a inspiré la création de Study for Strings. Loin d’être une absence de son, ces silences résonnent, ils s’affirment comme un choix réfléchi de l’artiste.

Une analyse du dossier critique démontre toutefois que l’installation sonore exposée au MoMA ne réussissait pas à faire ressentir au visiteur l’idée de la perte. L’autrice Jessica Feldman remarque par exemple qu’en situation muséale la signification de l’œuvre reposait d’abord sur la disposition visuelle des haut-parleurs, ce qui laissait le visiteur démuni. Sans la lecture du cartel, l’intention de la pièce demeurait inintelligible :

« Toutes les relations qui auraient pu naître de l’imagination de l’auditeur quant à la composition et à l’interprétation originales sont effacées et conceptualisées. Dans cette installation, nous pensons à la perte, mais nous ne la ressentons pas vraiment[13]. »

D’autres auteurs ont quand même cru percevoir la manifestation de l’absence dans la scénographie visuelle. Pour le blogueur John Haber, cette dernière apparaissait dans l’ombre d’un cercle noir se dessinant autour des haut-parleurs adossés au mur d’une salle vide[14]. Selon Haber, la vision des haut-parleurs avait en quelque sorte subsumé la compréhension de l’installation à partir de la musique.

Fig. 3 : Soundings: A Contemporary Score, 2013, The Museum of Modern Art. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : The Museum of Modern Art. Courtoisie de l’artiste, Tanya Bonakdar Gallery, Galerie Isabella Bortolozzi et The Museum of Modern Art/SCALA/Art Resource.

Si l’on constate une certaine inaptitude de la critique à appréhender par l’écoute une œuvre comme Study for Strings, un sujet qui mériterait que l’on s’y attarde dans une analyse future, je souhaite plutôt interroger la manière dont l’acoustique a apparemment échoué à porter l’attention de l’auditeur vers l’architecture aurale ; cet échec, me semble-t-il, pourrait être la cause de ce détournement d’intérêt de l’expérience sonore vers la représentation visuelle. Les haut-parleurs étant positionnés sur une seule cimaise ; ils rappelaient un ensemble à cordes jouant devant un public, à la différence près qu’il n’y avait pas de scène ni de corps d’instrumentistes en mouvement, ni assez de sièges pour s’asseoir face à l’œuvre (Fig. 3). Ainsi, ces transmetteurs apparaissaient-ils dans leur fixité, tel un tableau bidimensionnel accroché à la cimaise où il occupe un espace restreint entouré de vide. Selon Feldman, les haut-parleurs étaient si près l’un de l’autre que le son se figeait. Les occurrences sonores semblaient prises au piège. Une fois entrées dans l’espace d’exposition, elles se résorbaient dans leur support matériel :

« Dans ce cas, nous pouvons littéralement observer les façons dont le déplacement dans un espace de musée peut amener une pièce à commencer à se transformer progressivement en objet. La puissance de cette œuvre résidait dans sa dispersion et la saisie de cette dispersion exigée des auditeurs, en raison des vides qu’elle articulait : dans le temps, l’espace, les groupes et les communautés[15]. »

Par ces choix scénographiques, le MoMA avait donc concentré le son temporellement et spatialement pour créer dans l’architecture aurale une acoustique locale réduisant le potentiel d’immersion nécessaire à l’œuvre. Le plafond bas ainsi que la moquette au sol assourdissaient les occurrences sonores et annihilaient toute réverbération. Le son était plutôt clair et distinct, mais il n’habitait pas l’espace architectural comme ce serait le cas dans une salle de concert où les murs et le plafond agissent comme réflecteurs et amplificateurs de la source sonore. Plutôt que le son ne se rapproche de l’oreille du visiteur par son ampleur, l’acoustique du lieu d’exposition, au contraire, « rétrécissait » le son et isolait les fréquences de manière à ce que s’établisse un rapport intimiste avec chaque haut-parleur. Par le fait que l’écho était atténué, l’espace ne pouvait pas répondre aux sources sonores. Cet espace ne créait pas non plus son propre bruit par le mixage des sons artistiques avec des occurrences non voulues, occurrences de l’ordre du fonctionnel ou celles émanant d’un public captif pour une période relativement longue (chuchotements, raclements de gorge, toux, etc.). L’acoustique, par l’étouffement des sons, laissait entièrement place aux sons artistiques qui formaient l’unique présence sonore. L’architecture aurale perdant son dynamisme, elle se neutralisait. Le potentiel sonore de l’espace était donc limité et ne pouvait pas rendre la pleine expressivité de l’œuvre, ayant pour conséquence de réduire l’affect qu’elle produisait chez les visiteurs.

Fig. 4 : dOCUMENTA (13), 2012, Kassel Hauptbahnhof. Vue de l’exposition et de l’installation de Susan Philipsz, Study for Strings, 2012. Photo : Eoghan McTigue. Courtoisie de l’artist, Tanya Bonakdar Gallery et Galerie Isabella Bortolozzi.

Lorsque Study for Strings a été présentée une année plus tôt à la dOCUMENTA (13) de Kassel, en Allemagne, les haut-parleurs, plus imposants, installés dans la gare de la ville, se fondaient dans un paysage visuel et sonore extérieur. Alors que certains étaient disposés près des rails, sur des tiges de métal, à une hauteur considérable, d’autres étaient accrochés directement à des éléments fonctionnels comme les pylônes électriques transportant les lignes d’alimentation du train[16]. Cette disposition, guidée par la volonté de spatialiser les sources sonores, nécessitait un déplacement important de la part du visiteur incapable de saisir simultanément toutes les occurrences sonores (Fig. 4). Des critiques, dont Feldman, ont jugé qu’une telle dispersion était susceptible de faire ressentir au visiteur-auditeur le sentiment de perte ayant inspiré la création de l’œuvre.

L’aire de départ et d’arrivée des trains étant un espace ouvert sans paroi ni obstacle majeurs pour s’opposer à sa diffusion et à sa résonance, le son de l’œuvre « se perd » littéralement dans un environnement sans limites et sans points de repère. Le visiteur ne peut plus façonner par l’écoute les limites du lieu ni imaginer le volume de l’espace[17]. Les sonorités musicales se fondent ainsi dans les sons de la ville, comme les cloches qui sonnent, ou dans les sons naturels, comme les chants d’oiseaux. C’est ce paysage sonore contextuel omniprésent qui amène le visiteur à ressentir le caractère illimité de l’espace. L’architecture aurale lui fait prendre conscience des horizons acoustiques, c’est-à-dire de la distance maximale qui peut exister entre lui-même et les sources les plus éloignées des sons à l’écoute.

Au sein de cette acoustique composée d’occurrences sonores hétéroclites, le son « cible[18] », ou visé par l’écoute, doit être généralement plus fort que le son contextuel, celui du paysage sonore qui évolue en trame de fond. Toutefois, ce son visé disparaît sporadiquement au moment où le train passe : s’opèrent ainsi des changements de points d’écoute ainsi que de sons cibles et, par conséquent, une modification de l’attention que le visiteur accorde à un son donné. Une métaphore de l’expérience de la perte se vit réellement lorsque l’on n’entend plus, pendant un certain temps, le son des instruments à cordes qui est submergé par le crissement des roues métalliques sur les rails, jusqu’à l’arrêt complet du train ou jusqu’à son redémarrage. Autrement dit, un paysage sonore apparaît lorsqu’un autre s’estompe. Ces champs sonores rivalisant entre eux demandent aux visiteurs de réévaluer régulièrement, par l’écoute, les nouvelles frontières de l’espace qui surgissent aléatoirement. En somme, l’architecture aurale démasque symboliquement la véritable nature d’une gare : un lieu de passage qui peut s’interpréter et se vivre comme une perte, où chacun s’y trouve pour une courte durée avant de le quitter pour d’autres endroits.

L’écoute de la mémoire et de l’histoire dans Forty-Part Motet de Janet Cardiff

En 2013, lors de sa présentation dans l’église Saint-Martin de Fuentidueña du Met Cloisters Museum, une extension du Metropolitan Museum of Art (MET) (Fig. 2), l’installation Forty-Part Motet voulait respecter les intentions de sa conceptrice, Janet Cardiff[19]. La présentation réussissait en effet à fournir au spectateur une expérience d’écoute singulière. Pour reprendre l’idée de Cardiff, la position stratégique du dispositif des haut-parleurs en ovale avait pour but de réinventer la réception d’un concert : elle permettait aux visiteurs d’expérimenter en marchant le point d’écoute des choristes. En s’approchant des haut-parleurs, chaque individu entrait en contact avec les voix de manière intime et façonnait son propre mixage des sons qu’il entendait grâce à ce jeu de proximité et d’éloignement des sources sonores. Cardiff souhaitait que la pièce musicale soit perçue comme une « construction changeante[20] » où chacun décidait de son parcours, physique comme virtuel. Le choix de spatialiser les haut-parleurs visait à révéler l’architectonique de l’œuvre de Tallis.

Cette planification de l’expérience du spectateur par Cardiff a été très bien comprise par la critique qui a expliqué l’installation selon les occurrences sonores entendues. Le témoignage de Marie-Claude Mirandette manifeste à cet effet une dynamique d’écoute attentive : « en se rapprochant de l’un des haut-parleurs, on entend distinctement chacune des 40 voix de ce chœur contrapuntique[21] ». On peut également découvrir Forty-Part Motet « dans sa plénitude en se plaçant au centre de l’espace[22] ».

Toutefois, si la compréhension de l’œuvre est une réussite, c’est principalement grâce au fait que l’expérience est entièrement tributaire de la structure physique du lieu de présentation, une église riche en références historiques et culturelles. D’ailleurs, les qualités acoustiques de Saint-Martin de Fuentidueña sont régulièrement exploitées par le musée qui y accueille plusieurs récitals de musique ancienne de l’époque de Tallis[23]. La réminiscence d’une telle expérience de concert transparaît dans la critique, comme le note Jim Dwyer :

« Extraite du familier, la sonorité propre à la musique ancienne et à l’espace de l’église arrive aux oreilles et aux yeux modernes comme rien d’autre : ni comme le fait d’entendre un chœur d’église, ni comme écouter de la musique à partir d’un excellent système de son[24] ».

La manière dont l’espace habite l’œuvre exacerbe l’écoute de manière à induire dans le visiteur un sentiment de transcendance. Pour la blogueuse Michelle Aldredge, l’installation est une rareté, une révélation[25], tandis que pour Marie-Claude Mirandette, « la perception du visiteur est ainsi affectée, modifiée, quasiment sanctifiée par l’œuvre, dans l’espace de la chapelle[26] ». L’architecture aurale qui fait vivre ces émotions aux individus accroît aussi leur sentiment d’appartenance à une collectivité, celle qui fait l’expérience de l’œuvre. Plusieurs témoignages, dont celui de Michelle Aldredge, relèvent cet effet de socialité qui se développe par l’écoute : « Un certain nombre d’auditeurs ont essuyé des larmes et beaucoup ont souri à des amis, à des étrangers ou à eux-mêmes[27] ». L’architecture aurale favorise l’idée de cohésion entre les visiteurs par l’écoute en groupe. Autrement dit, l’espace s’ouvre à un partage de l’expérience à partir de l’ouïe.

Plus concrètement, les voix enregistrées du motet se trouvaient aussi modifiées par les matériaux de l’architecture, des murs en pierre et un toit en bois[28], dont les grandes qualités de résonance ont également été soulignées par la critique[29]. Les chœurs se répondaient dans un jeu de renvois et amenaient un changement constant du son cible. L’espace était donc constitué de l’écho continu de ces sons. Les paroles mêmes du motet qui arrivaient aux oreilles des spectateurs étaient le résultat d’une accumulation de la réverbération de plusieurs syllabes dont chacune, avec sa sonorité et sa fréquence singulières, entrait différemment en collision avec les murs étroits et sobres de la nef sans transept ou se perdait dans la hauteur du plafond. Une telle architecture est susceptible de créer un délai qui fait correspondre dans un même espace des syllabes émanant de temporalités différentes : certaines qui existaient depuis quelques secondes se mélangeaient à la syllabe qui s’échappait des haut-parleurs, soit le son cible que l’on devrait entendre. Cette superposition temporelle amplifie le volume sonore, elle affecte les dimensions et la surface de l’espace ressenti. La réverbération exacerbée du lieu l’illumine, en quelque sorte, d’une manière sonore.

L’importance parfois trop grande de la résonance ne permettait pas de saisir les paroles issues des voix chantées et d’en comprendre le discours sous-jacent. L’installation réussissait à faire vivre un moment de transcendance au spectateur non pas grâce à l’intelligibilité du discours, mais grâce aux différents timbres des voix réverbérantes relayés par les haut-parleurs anthropomorphes formant une texture spatiale que le critique Jim Dwyer nomme de « tapisserie[30] ». À cet effet, les visiteurs sont conscients que la « couleur » de l’œuvre est indissociable de la nature du lieu de diffusion, car sans elle, le son enregistré serait entièrement aminci. Selon le visiteur et compositeur, Norman Yamada, dont les propos ont été rapportés par le critique Jim Dwyer :

« En enregistrant chaque chanteur avec un microphone à proximité de la source sonore, le son est très sec […] Lorsque vous le diffusez dans cet espace, il en prend la coloration[31] ».

Cette coloration de l’espace que mentionne Norman Yamada est propice au recueillement et à la méditation. Elle induit un sentiment de sacré en accord avec les motets de l’époque de Tallis[32]. Mais surtout, elle se réfère à la nature historique du lieu, une église romane du XIIe siècle de la région de Ségovie en Espagne achetée et reconstituée par le MET[33]. L’œuvre nous plonge dans l’Espagne médiévale en faisant apparaître certaines qualités structurelles du bâti roman par les pierres de l’abside originale de l’église et par la reconstitution fidèle de la nef et de la charpente. L’écoute des sons semble activer la sensibilité des visiteurs quant aux propriétés historiques du musée, ce qui a été remarqué par la critique Allison Meier :

« [I]l y a quelque chose dans le fait d’avoir accès non seulement à la chapelle Fuentidueña dans le cloître où elle est installée dans le but d’entrer en dialoguer avec ce dernier, mais de toute la série d’œuvres d’art et d’architecture du Moyen Âge disséminée à travers le musée[34] ».

L’installation dans cette chapelle semble d’autre part subsumer le temps historique des motets eux-mêmes – puisqu’ils datent de la Renaissance – pour les ramener au temps historique symbolisé par le lieu architectural. En somme, l’église du Met Cloisters active une expérience d’écoute complexe de Forty-Part Motet en misant sur la mémoire collective et culturelle de pratiques émanant d’un passé lointain.

Si l’église du Met Cloisters présentait une personnalité aurale forte liée aux particularités de l’architecture sacrée, on peut affirmer que l’acoustique du Cleveland Museum of Art semblait restreindre l’expérience d’écoute par le fait que le lieu muséal repliait l’œuvre sur elle-même. L’intégration de l’espace environnant dans la description qu’en ont faite les critiques se limitait d’ailleurs à signaler que la salle abritait des peintures de la Renaissance. Aucun compte rendu n’a analysé l’effet de l’architecture sur l’œuvre, ni le rapport à l’histoire qui fait correspondre le temps des objets exposés à l’Art’s Reid Gallery avec le temps de la création du motet Spem in alium numquam habui. Est-ce parce que l’espace rectangulaire se montrait hostile aux résonances ? L’écho semblait en effet réduit en étant absorbé par la dizaine de tableaux accrochés aux cimaises ou en se répercutant irrégulièrement sur les deux bustes sculptés et placés sur des socles derrière les haut-parleurs. En outre, l’entrée de l’Art’s Reid Gallery, scandée de deux colonnades en marbre, menait à une autre salle qui, acoustiquement, entravait les renvois d’écho, les sons se perdant et ne revenant pas vers l’oreille du visiteur (Fig. 5). Autrement dit, la structure et les matériaux conduisaient peut-être à un jeu d’écho irrégulier qui rendait diffuses, plus qu’il ne coordonnait, les correspondances entre le son cible et sa réverbération dans l’espace.

Fig. 5 : Janet Cardiff: The Forty-Parts Motet, 2013, Cleveland Museum of Art. Photo : Cleveland Museum of Art. Courtoisie de l’artiste, Musée des beaux-arts du Canada et Cleveland Museum of Art.

En l’absence d’un dialogue fort entre Forty-Part Motet et son espace d’insertion, il n’est pas étonnant que la critique se soit plutôt tournée vers une analyse des éléments textuels de l’œuvre, comme l’intitulé même du motet, Spem in Alium, dont la traduction à partir du latin peut se lire comme suit : « Mon espoir, je ne l’ai jamais mis en aucun autre que Toi ». Pour la critique Rebecca Dimling Cochran, le sujet de l’œuvre renverrait ainsi à deux vertus chrétiennes, la foi et l’espérance[35]. Il en résulte que l’expérience d’immersion et de sacré telle que souhaitée par Cardiff et exprimée par le titre de l’œuvre ne semble pas pleinement exploitée au musée.

Dans le cas de l’installation au Cleveland Museum, l’architecture aurale se construisait paradoxalement par un retrait de l’attention accordée à l’espace au profit d’une concentration sur la source des sons. La critique Brooke Kamin Rappaport attribue cette réduction à l’effet du white cube : « une salle blanche et propre est devenue un décor qui disparaît[36] ». De fait, dans un tel lieu qui commande d’emblée un silence propice à l’écoute et malgré une régularité du bâti suggérant une bonne capacité à contrôler l’audition, il demeure que les matériaux assèchent le son et que le timbre de la réverbération n’est pas aussi englobant que celui d’une église. L’expérience de l’ordre du sacré laisse place, dans une visée autoréférentielle, aux qualités mêmes du motet, accentuées par effet de contraste avec l’architecture froide, comme le souligne le commissaire Michael Rooks[37].

La culture de l’écoute comme expérience pour le visiteur

À la suite de ces analyses, il conviendra de reconnaître l’importance de l’architecture aurale pour que les œuvres mobilisant l’écoute répondent à l’intention de l’artiste qui l’a créée ou du commissaire qui la présente. De là émergent trois constats. Dans un premier temps, l’écoute d’une installation sonore est efficace lorsque le son s’inscrit dans un contexte architectural qui permet de lui donner un sens ou qui active ses propriétés culturelles, sociales et politiques. Sinon, malgré un dispositif et une spatialisation opérationnels, la réception du message de l’œuvre risque d’être partielle ou détournée. Deuxièmement, chaque architecture aurale inclut une prise en compte de la réverbération du lieu, qui devient l’un des matériaux de l’installation sonore elle-même et qui est une composante essentielle de la réussite de l’expérience. L’étude a cependant révélé que les espaces d’exposition s’apparentant au white cube renvoient généralement le son vers l’œuvre même et permettent moins un dialogue fluide entre la source sonore et les propriétés architecturales. Ces espaces diminuent l’efficacité de l’immersion et de la spatialisation sonore. Le niveau d’amplification du son n’est toutefois pas fixe ou normé : il ne s’agit pas d’atteindre une puissance spécifique pour que l’intention de l’œuvre soit comprise. Au contraire, la réverbération est malléable et est ajustée selon les timbres et l’écho des composantes architecturales du lieu ainsi que selon le type de sources sonores et de spatialisation. Par exemple, Study for Strings ne nécessite pas de réverbération des sons artistiques si l’on veut saisir le sens de la perte et de l’absence. En revanche, Forty-Part Motet demande une réverbération accrue de manière à amplifier tous les sons musicaux pour que l’écoute induise un sentiment de transcendance. Dans un troisième temps, l’architecture aurale joue un rôle de conscientisation des agirs du visiteur. Elle organise son attention et, par conséquent, son corps dans l’espace ainsi que ses comportements face à l’œuvre. L’architecture aurale pourrait fournir des pistes de réflexion et des outils pour comprendre et favoriser, dans une visée collective, tel que le suggère la nature même du son, un partage de l’expérience d’écoute lors de l’exposition.

 

 Notes

[1] Le professeur du Massachussetts Institute of Technology, Barry Blesser, étudie les relations entre l’audio, l’acoustique, la perception et la cognition alors que le travail de la chercheure indépendante Linda-Ruth Salter interroge les relations interdisciplinaires entre l’art, l’espace, la culture et la technologie. Se référer à Blesser, B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007.

[2] L’étude comparative de ces deux œuvres s’appuie sur les textes des critiques qui ont commenté les expositions à New York à l’été 2013. Consulter Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66-71.

[3] Le blogue révèle l’expérience de l’exposition sous plusieurs angles perceptifs selon le savoir de l’auteur, ses présupposés culturels et sociaux, d’où l’importance de cette source dans notre recherche.

[4] La composition est disponible à l’écoute sur le site web du Museum of Modern Art : http://www.moma.org/interactives/exhibitions/2013/soundings/common/content/11/media/sp_studyforstrings.mp3 (consulté en mars 2020).

[5] Différentes informations sur la pièce sont mentionnées sur le site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[6] La National Gallery of Canada offre un extrait audiovisuel en 360 degrés de l’œuvre à l’adresse suivante : www.gallery.ca/whats-on/exhibitions-and-galleries/janet-cardiff-forty-part-motet-2 (consulté en mars 2020).

[7] Blesser B., Salter L.-R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 6.

[8] Ibid.

[9] Ibid., chap. 4. Ce lien étroit entre le produit musical et l’architecture aurale relève du fait que la musique n’est pas seulement un divertissement : elle a joué un rôle majeur dans l’histoire et la culture, entre autres. Elle est d’abord un langage lié aux domaines de l’esthétique, de la spiritualité ou encore, du patriotisme.

[10] Alpers S., « The Museum as a Way of Seeing », Karp I., Lavine S. D. (dir.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display, Washington ; Londres : Smithsonian Institution Press, 1991, p. 25-32.

[11] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 1-9.

[12] London B., Hilde Neset A., Soundings: A Contemporary Score, New York, Museum of Modern Art, 2013, p. 13 : « Philipsz evokes the pathos of the original performance of Study for Strings as well as the horror that followed. The entire score is performed by just two musicians, who play only their parts in the orchestral work. It is as if they are engaged in a serious conversation that unfolds slowly, full of pauses, each waiting politely for the other to complete a thought. The silences resound with absent music and conjure memories of the dead ».

[13] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in « Soundings: A Contemporary Score » at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « Whatever relationships could have arisen in the listener’s imagination of the original composer and players get erased and conceptualized. We think about loss, but we don’t really feel it in this installation ».

[14] Haber J., « Soundings: A Contemporary Score », Ditties of No Tone, ([s.d.]), en ligne :  http://www.haberarts.com/sounding.htm (consulté en mars 2020) : « Absence itself becomes visceral for Susan Philipsz, with a wall of eight speakers in an otherwise empty room – each with a black circle beneath crossed by the speaker’s shadow ».

[15] Feldman J., « The Trouble with Sounding: Sympathetic Vibrations and Ethical Relations in “Soundings: A Contemporary Score” at the Museum of Modern Art », Ear|Wave|Event, vol. 1, 2014, p. 5 : « In this case, we literally can observe the ways in which the move into a gallery space can cause a piece to begin to glob into an object. The power of this work was in its dispersion, and the imagination that dispersion required of the listeners because of the empty holes it articulated: in time, space, ensembles, and communities ».

[16] Cette description visuelle et sonore est réalisée entre autres à partir de l’archive vidéo sur la chaîne YouTube de l’artiste : www.youtube.com/watch?v=s_yMZJkzbcw (consulté en mars 2020).

[17] Si la longueur, la profondeur et la largeur d’un lieu peut être définie par la vision, l’écoute en détermine le volume métrique global. Consulter Blesser B., Salter L.‑R., Spaces Speak, Are You Listening? Experiencing Aural Architecture, Cambridge, MIT Press, 2007, p. 21.

[18] L’expression est une traduction libre du terme « target sound » de Blesser et Salter qui est employée dans ce texte pour décrire les sons sur lesquels l’attention de l’écoute doit être portée. Dans le cas de Study for Strings, il s’agit des sons musicaux et de ses réponses spatiales. Ibid., p. 24.

[19] De l’église originale de Fuentidueña, il ne reste que l’abside. La nef ainsi que la charpente sont une reconstitution volontaire par le musée.

[20] La description est tirée du témoignage de l’artiste, Janet Cardiff, sur son œuvre. Se référer au site internet de l’artiste : https://www.cardiffmiller.com/artworks/inst/motet.html# (consulté en mars 2020).

[21] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[22] Ibid.

[23] Le MET y fait référence sur son site internet : https://www.metmuseum.org/exhibitions/listings/2013/janet-cardiff (consulté en mars 2020).

[24] Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020) : « Sampled from the familiar, the sum of the ancient sound and space arrives in modern ears and eyes like nothing else: not like hearing a church choir, not like listening to music on a superb sound system ».

[25] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020).

[26] Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[27] Aldredge M., « Sounds Like a Masterpiece: The 1st Contemporary Artwork at the Cloisters », Gwarlingo, en ligne : https://www.gwarlingo.com/2013/the-1st-contemporary-artwork-at-the-cloisters-janet-cardiff-40-part-motet/ (consulté en mars 2020) : « A number of listeners wiped away tears, and many smiled to friends, strangers, or themselves ».

[28] La description et le visuel correspondants sont disponibles sur le site du MET à l’adresse suivante : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en mars 2020).

[29] Consulter, entre autres, Dwyer J., « Moved to Tears at the Cloisters by a Ghostly Tapestry of Music », New York Times, 2013, en ligne : https://www.nytimes.com/2013/09/20/nyregion/moved-to-tears-at-the-cloisters-by-a-ghostly-tapestry-of-music.html (consulté en mars 2020).

[30] Ibid.

[31] Ibid. : « By close-mikeing each singer, you’ve got it very dry […] Then you put it back in this space, and it takes the coloring of the space ».

[32] Les critiques ont notamment retenu ce sentiment lors de l’expérience dans l’église du Met Cloisters. Se référer notamment à Mirandette M.-C., « Le mur du son », ETC MEDIA, n° 101, 2014, p. 66.

[33] L’église faisait probablement partie du complexe architectural d’un château fort. Se référer au site du Metropolitan Museum of Art pour une description plus exhaustive de la chapelle : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/472507 (consulté en  mars 2020).

[34] Meier A., « Music for a Solemn Space: The First Contemporary in the Cloisters », Hyperallergic, 2013, en ligne : https://hyperallergic.com/93177/music-for-a-solemn-space-the-first-contemporary-art-at-the-cloisters/ (consulté en mars 2020) : « there’s something about not just having the Fuentidueña Chapel in the Cloisters where it’s installed to respond to, but the whole array of medieval art and architecture throughout the museum ».

[35] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”   a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

[36] Kamin Rapaport B., « Sound Off | Janet Cardiff », International Sculpture Center re:sculpt re:work / re:new / re:view, 2013, en ligne : https://blog.sculpture.org/2013/10/30/sound-off-janet-cardiff/ (consulté en mars 2020) : « a clean, white room became a disappearing backdrop ».

[37] Dimling Cochran R., « Janet Cardiff’s Sound Piece “Forty Part Motet”  a sublime experience, at the High », ARTSATL, 2013, en ligne : www.artsatl.org/janet-cardiff-the-forty-part-motet-high-museum/ (consulté en mars 2020).

Pour citer cet article : Karine Bouchard, "L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/bouchard-architecture-aurale-lieux-exposition/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Le Salon de Fleurus : la métahistoire d’une exposition

par Marie J. Jean

 

Marie J. Jean est directrice générale et artistique de VOX, centre de l’image contemporaine, en plus d’enseigner l’histoire de l’art et la muséologie à l’Université du Québec à Montréal. Elle se consacre depuis une quinzaine d’années à la recherche portant sur la théorie et les pratiques de l’image et de l’exposition. Elle a réalisé un doctorat à l’Université McGill portant sur « L’exposition comme pratique réflexive : une histoire alternative des expositions d’artistes ». Depuis le milieu des années 1990, elle a organisé plus d’une centaine d’expositions, lesquelles lui ont valu en 2013 le Prix de la Fondation Hnatyshyn soulignant l’excellence de sa pratique curatoriale. Toutes ces réalisations l’ont amenée à collaborer avec de nombreux artistes et institutions du Canada et de l’étranger. Premières expositions individuelles à Montréal de Yael Bartana, James Benning, Maria Eichhorn, Omer Fast, David Maljković, Ján Mančuška, N.E. Thing Co. et VALIE EXPORT ; présentation des œuvres phares de John Baldessari, de Samuel Beckett, de Marcel Duchamp et de Jan Švankmajer ; travail de valorisation d’artistes québécois établis tels Raymond Gervais, Angela Grauerholz, Serge Tousignant, Irene F. Whittome. Elle a aussi conçu des expositions pour le Musée national des beaux-arts du Québec, le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, le Neuer Berliner Kunstverein en Allemagne, ainsi que pour la Villa Arson, Centre national d’art contemporain de Nice. —

 

« Un jour il y a bien longtemps, alors que le jeune Alfred H. Barr, Jr. était à Paris, il rendit visite à Gertrude Stein dans son Salon. Au cours de la conversation, il lui fit part de son intention d’établir un musée d’art moderne à New York. Perplexe, elle le regarda et lui dit avec un sourire : “C’est bien, mais je ne comprends pas comment cela peut être à la fois un musée et moderne[1].” »

Fig. 1 : Salon de Fleurus, 2002, Whitney Biennal de New York. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.

Dans le premier quart du XXe siècle, un « musée » désignait un lieu de mémoire où l’on rassemblait des œuvres témoignant d’époques révolues alors que « moderne » se référait plutôt au présent et à la nouveauté, résolument tourné vers l’avenir. D’où l’incompréhension de Gertrude Stein face au projet d’Alfred Barr. On connaît la suite : au fur et à mesure que le moderne déployait sa propre historicité, suivant un développement enchevêtré que Barr lui-même allait tenter de fixer dans son célèbre schéma de 1936, le terme était devenu compatible à la vocation d’un musée[2]. Le musée d’Art moderne (MoMA) de New York, inauguré en 1929, allait exister pour le prouver. Par un étrange retour de balancier, c’est cette même ville de New York qui, entre 1992 et 2014, allait accueillir une reconstitution du Salon de Fleurus conçue par un artiste qui tenait à demeurer anonyme. Notre article se penche sur le cas de cette œuvre, désignée sous le titre Le Salon de Fleurus et qui, depuis sa reconstitution partielle à la Whitney Biennal de New York en 2002 (Fig. 1), puis au Künstlerhaus Bethanien de Berlin en 2006 (Fig. 2), a pu être appréciée par un plus large public. Autrement, on ne pouvait accéder à la version intégrale, alors exposée dans un appartement privé, sans avoir pris au préalable un rendez-vous avec l’artiste anonyme, volontairement secret et difficile à retracer[3].

Fig. 2 : Salon de Fleurus, 2006, Künstlerhaus Bethanien de Berlin. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.

La pratique de la reconstitution d’expositions qui au départ portait exclusivement sur des productions de l’avant-garde moderne a été pour l’essentiel introduite par des musées[4]. Elle visait à réinscrire des témoins matériels dans un environnement qui faisait revivre l’exposition d’origine tout en misant sur l’authenticité historique. La reconstitution d’expositions par des artistes est un phénomène qui survient beaucoup plus tard, au cours des années 1980[5], et se distingue de l’approche muséologique en étant davantage critique, réflexive ou méta-narrative[6] Nous examinerons, dans le présent numéro d’exPosition sur le thème Doublement exposée, cette forme spécifique de reconstitution, à partir d’une double interrogation : à quelle expérience historique nous convie-t-elle ? Comment devient-elle entre les mains de l’artiste anonyme un outil efficace pour énoncer une histoire critique de l’art ou, comme nous le démontrerons, une métahistoire des expositions ?

Fig. 3 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Photo : Joshua White. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.

Cette histoire débute en 1903, au moment où l’appartement de Gertrude Stein, situé au 27 rue de Fleurus à Paris, devenait un lieu de rencontres pour l’avant-garde parisienne comme pour les Américains de passage. Avec Alice B. Toklas, Stein y tenait régulièrement un salon qui, selon une tradition datant du XVIIIe siècle, était fréquenté par des artistes, des littéraires et autres intellectuels du milieu parisien. Or, si ce salon particulier est devenu légendaire, c’est parce qu’il est considéré comme le premier endroit à Paris où on pouvait voir une véritable exposition d’art moderne. Les productions les plus remarquables étaient une sélection d’huiles et d’aquarelles de Cézanne, des œuvres de jeunesse de Matisse notamment la Femme au chapeau (1906), les peintures de Bonnard, Gauguin, Manet, Picasso, Renoir et Toulouse-Lautrec, etc. Le salon de la rue de Fleurus allait ainsi devenir, au fil des années, un pôle d’attraction pour de nombreux amateurs d’art moderne, y compris Alfred H. Barr Jr. qui s’y était aussi rendu avec l’intention de convaincre Gertrude Stein de faire don de sa collection pour son projet de musée d’art moderne. Malheureusement, en 1938, le propriétaire de cet appartement en reprenait possession et mettait ainsi fin à l’existence d’un véritable lieu mythique dont ne témoigneraient plus désormais qu’un certain nombre d’images photographiques, jusqu’à l’année 1992. C’est en effet à cette date qu’est inauguré un nouveau « Salon de Fleurus », mais cette fois à New York, situé au 41 Spring Street, dans un appartement du quartier Soho. Il consistait en une exposition permanente incluant la collection « Autobiographie d’Alice B. Toklas », incluant la reconstitution de l’inventaire des objets et la copie des œuvres d’art se trouvant vraisemblablement dans l’appartement de Stein et Toklas dans les années 1930, dont le titre se référait à l’ouvrage du même nom[7]. On ne pouvait y accéder sans avoir au préalable retracé l’artiste par l’intermédiaire du bouche-à-oreille pour ensuite prendre un rendez-vous. Une fois sur place, un « portier » introduisait le visiteur dans un lieu étonnant, appartenant selon toute évidence à une époque lointaine (Fig. 3 à 8). Un éclairage tamisé et une ambiance sonore produite par la diffusion de chansons d’époque, notamment celles de Joséphine Baker, révélaient un appartement typique des années 1910 avec son mobilier et ses éléments de décor, objets, moquettes, livres et, surtout, œuvres du premier modernisme aujourd’hui célébrées. L’installation conférait ainsi à l’espace une identité bien spécifique, celle du célèbre salon de la rue de Fleurus qu’on avait l’impression de redécouvrir, près d’un siècle plus tard. Si l’ensemble des objets et des pièces de mobilier contenu dans l’appartement paraissait authentique, on réalisait assez rapidement que les tableaux recouvrant les murs n’étaient que des copies. Mais leur présence demeurait forte puisqu’elle renvoyait à ce récit de l’avant-garde en train de s’élaborer dans le contexte spécifique d’un appartement qui lui avait manifestement servi de trame de fond. Des peintures couleur sépia « représentant » des photographies anciennes montrant Gertrude Stein dans son salon rue de Fleurus, entourée d’œuvres d’art, témoignaient de cette histoire en devenir. Si, au départ, ce lieu tendait à nous ramener au début du XXe siècle, la mise en abyme produite par ces images complexifiait le récit, opérant des allers-retours entre le futur antérieur auquel elles se référaient et l’ici-maintenant de la reconstitution. Cette conjugaison de temporalités dissonantes forçait la réflexion sur les processus mêmes de mise en histoire.

Fig. 4 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Photo : Joshua White. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.
Fig. 5 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Photo : Joshua White. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.
Fig. 6 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Photo : Joshua White. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.
Fig. 7 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Photo : Joshua White. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.
Fig. 8 : Salon de Fleurus, 41 Spring Street, New York, 1992-2013. Avec l’aimable permission du Salon de Fleurus.

Salon de Fleurus et historicité

Un régime d’historicité, soutient François Hartog, est le rapport qu’une société établit avec le passé, le présent et le futur, encore que leur articulation et la prédominance de l’un sur l’autre varient en fonction d’époques particulières. Il « représente un “ordre” du temps, auquel on peut souscrire, ou au contraire (et le plus souvent) vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre[8] ». Reinhart Koselleck avait déjà identifié l’apparition d’un nouveau régime d’historicité, qu’il situait entre 1750 et 1850, dans une période où le futur ne visait plus tant à perpétuer la tradition qu’à s’en libérer pour être propulsé dans une course au changement et au progrès. L’auteur démontre comment ce temps nouveau se pose en véritable rupture avec l’historia magistra vitæ pour devenir une période transitoire où l’Histoire est peu à peu remplacée par des histoires[9]. Les Temps modernes ont en effet inauguré une nouvelle approche de la temporalité qui nous a peu à peu délivrés de la répétitivité potentielle du passé au profit d’un nouvel horizon d’attente où l’expérience du présent ne pouvait plus opérer sans projection de résultat futur[10]. Hartog, influencé sur cette question par Koselleck, élargit pour sa part ce nouveau régime d’historicité qu’il place entre 1789 et 1989, donc de la Révolution française à la chute du mur de Berlin, cet événement qui met un terme à la guerre froide. Cette nouvelle économie du temps, où il revient maintenant « à l’avenir d’éclairer le passé », mais aussi de le déterminer, est ce qui caractériserait la modernité[11]. Cela dit, un régime d’historicité nouveau n’efface pas forcément celui auquel il succède ; on pourrait plutôt faire l’hypothèse qu’il reformule et recycle des rapports antérieurs au temps, « pour leur faire dire autre chose autrement[12] ». En ce sens, l’oxymoron identifié par Stein dans l’association des termes « musée » et « moderne » pourrait se référer, si on l’observe du point de vue de leur temporalité, à deux régimes d’historicité distincts : le premier, dont la mission est de conserver, d’étudier et d’exposer le patrimoine matériel et immatériel légué par le passé aux générations futures, repose sur une invention conçue pendant le régime de l’historia magistra vitæ, c’est-à-dire dans une économie du temps où le passé explique dans une large mesure le présent et laisse présager le futur ; le second ouvre et délimite un ordre du temps qui repose sur des valeurs esthétiques transitoires, progressistes, mais aussi contingentes où la perspective de l’avenir éclaire désormais les actions du passé et motive celles du présent. Comment alors un musée peut-il être tout à la fois chargé de conservation des témoignages culturels du passé et montrer la voie du développement futur de l’art ?

Barr a résolu ce problème en 1941 après sa rencontre avec Stein, avec son diagramme en forme de torpille qui succède au schéma de 1936, propulsant l’histoire et le musée d’art moderne dans le futur. On peut s’interroger sur l’effet qu’a eu son action. A-t-elle contribué à muséifier l’art moderne en historicisant un récit en-train-de-se-produire ou, encore, a-t-elle participé à la modernisation du musée en inscrivant le futur potentiel dans l’expérience du passé qu’il propose ? Barr aurait imaginé, selon les termes du philosophe américain Arthur Danto, un « futur historique », c’est-à-dire une représentation de l’avenir que l’on se fait à un moment particulier de l’histoire[13]. Cette dernière, précise-t-il toutefois, ne coïncide que rarement avec la réalité historique. Pourtant, nous rappelle l’exposition du Salon de Fleurus, le futur projeté dans ce schéma s’est effectivement réalisé et, par surcroît, il dure encore. Il domine depuis les années 1950 les grands récits de l’histoire de l’art moderne et détermine l’organisation des collections de nombreux musées exposant cet art. Mais, en dépit de ce fait, il faut admettre que ce récit a pris une tournure inédite depuis qu’il a été inséré dans un nouveau cadre narratif, sous la forme d’une réactivation d’exposition.

Une telle réactivation s’apparenterait à un régime d’historicité que François Hartog qualifie de « présentiste » et qui, selon nous, renverrait dans une même impulsion à la fin d’une conception de l’histoire de l’art élaborée à partir d’un fil narratif linéaire et évolutif. En effet, cette reconstitution d’une exposition emblématique de l’art moderne, en plus de nous ramener à des événements passés, énonce quelque chose sur notre conception du présent : le désir de l’historiciser. Le thème des « retours à », précise Hartog, et donc de la mémoire est devenu englobant, une catégorie métahistorique :

« On a prétendu faire mémoire de tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin[14] ».

Hartog s’appuie en cela sur la conception d’une nouvelle histoire imaginée par Pierre Nora pour qui l’historien n’est plus le « passeur » entre passé et avenir[15], son action étant circonscrite, pour l’essentiel, à l’intérieur des catégories du présent.

Ces lieux de mémoire « appartiennent, bien sûr, au moment qu’il s’emploie à configurer, mais la manière même dont ils opèrent nous dit quelque chose de plus sur notre présent. Ils témoignent, en effet, par le permanent souci historiographique qui les traverse, de la tendance du présent à s’historiciser lui-même[16] ».

Le présent et le présentisme que ce nouvel ordre du temps sous-entend ne reposent plus tant sur la transmission des récits du passé, mais bien sur leur reconstruction afin d’assurer leur réappropriation et leur réactivation. Comment ? Par un travail réflexif, soutient Hartog, « en faisant justement du passage du passé dans le présent, de leur communication, qui caractérise le fonctionnement de la mémoire, le point de départ de son opération historiographique[17] ». Avant d’aborder l’opération historiographique dont procède la reconstitution du Salon de Fleurus, observons la stratégie muséographique sur laquelle elle repose.

Period rooms

Cette reconstitution historique fait en effet usage d’une approche muséographique qui vise à plonger le visiteur dans des intérieurs et des atmosphères appartenant à des époques révolues : des salles reconstituant des lieux et, surtout, des récits auxquels elles servent de décor. Généralement appelées period rooms, ces salles sont souvent utilisées par les musées ou par les lieux d’interprétation à vocation historique. Pratique muséographique initiée au début du XIXe siècle, les period rooms ont la plupart du temps des visées autant archéologiques que pédagogiques, c’est-à-dire qu’elles reconstituent un contexte à partir des vestiges matériels qui ont subsisté tout en transmettant des connaissances à son sujet. Or, si nous portons notre attention sur le Salon de Fleurus, si nous observons les infimes détails qui caractérisent cette reconstitution, d’un point de vue tant visuel et sonore qu’olfactif, si nous repérons les traces que le temps y a laissées, nous réalisons qu’elle appelle une catégorie plus investie que la salle atmosphérique traditionnelle. L’artiste anonyme a, en quelque sorte, reproduit une image en trois dimensions : celle d’un lieu de mémoire qui s’énonce dans le présent de son exposition. À partir de la documentation photographique, il a reconstitué un contexte spécifique qui donne à l’ensemble l’impression d’être figé dans un temps lointain. Cette pratique muséographique est d’ailleurs contemporaine de l’invention de la photographie qui a représenté un modèle à partir duquel les reconstitutions ont été imaginées[18]. Produire ainsi l’« image » d’un espace dans le contexte spécifique d’une exposition a été conceptualisé par Alexander Dorner, au cours des années 1920, sous le terme de Raumbild. Littéralement traduite par « image spatialisée » ou « image d’espace », cette notion se réfère à la frontière ambivalente qui existe entre l’espace et l’image, entre la perception et le savoir[19]. Cette pratique visait à concevoir des salles d’exposition à partir des caractéristiques stylistiques propres à des périodes historiques (Renaissance, classicisme, baroque, période victorienne, etc.) tout en y faisant figurer, et c’est ici que s’établit la différence avec les period rooms, divers artefacts pour créer l’illusion d’une pièce typique ayant vraisemblablement appartenu à un individu particulier. Ces espaces immersifs, sous la forme de reconstitutions de lieux, mais aussi d’ambiances, possèdent ainsi la capacité d’actualiser des images et des expériences du passé.

Aujourd’hui, on pourrait reprocher à cette approche muséographique de restreindre sa scénographie à l’expérience d’une image en offrant une scène faite pour être appréhendée exclusivement par le regard. On situe généralement le visiteur à l’extérieur de l’espace, délimité par une vitrine ou un autre dispositif de distanciation, de sorte qu’il ne peut que le parcourir de manière frontale[20]. En ce sens, l’artiste anonyme a fait quelque chose de plus audacieux : il a reconstitué le salon de la rue Fleurus à la manière d’un lieu habité que non seulement les visiteurs pouvaient observer, mais où ils pouvaient s’installer pour consulter des documents, écouter de la musique et, particularité à signaler, discuter avec le portier. Comme la période d’exposition s’est étendue sur une douzaine d’années, la reconstitution s’est modifiée et complétée par l’ajout d’objets et de documents, incluant de nouvelles copies de tableaux. On y sentait à l’œuvre une sorte de processus de sédimentation, comme si la mémoire de ce lieu oublié refaisait progressivement surface. Dans Le Salon de Fleurus, l’expérience du temps était palpable et véritablement unique. Le spectateur contemporain était plongé dans un espace concret ou le passé se reconstituait de manière dynamique. Le portier – qu’on pourrait soupçonner d’être l’auteur anonyme du projet –, ne faisait pas tant le récit de cette épopée moderne représentée par la collection de Stein, qu’il ne nous introduisait à son devenir historique. Il racontait en effet comment le salon de Gertrude Stein et d’Alice B. Toklas avait « introduit le premier mouvement d’une interprétation américaine de l’art moderne européen du début du XXe siècle[21] ». Cette histoire débute avec la collection de Gertrude Stein et nous permet de comprendre comment elle a influencé le « goût » américain au cours de la première moitié du XXe siècle et le goût européen après la Seconde Guerre mondiale. Pareils allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, entre le siècle dernier et aujourd’hui, nous ramènent à notre question de départ : à quelle opération historiographique Le Salon de Fleurus nous convie-t-il ?

Pour reprendre l’explication d’Hartog, on peut en effet soutenir que l’action du Salon de Fleurus est circonscrite à l’intérieur des catégories du présent. La reconstitution offre en effet l’expérience troublante d’un lieu marqué par un passé où s’est joué l’un des épisodes les plus importants du destin de l’art moderne européen ; mais son récit a ensuite été reconstruit par le conservateur et directeur d’une grande institution américaine, avant de s’imposer, jusqu’à aujourd’hui, comme « le » récit dominant du modernisme, du moins en Occident. L’artiste derrière la mise en scène du Salon de Fleurus cherche en fait à rendre manifestes les mutations de ce récit à plusieurs étapes de son déroulement. Adoptant une position prudente face au concept de « présentisme », à la suite d’un examen minutieux de pratiques artistiques performant le temps, Christine Ross en vient à démontrer que privilégier le présent ne conduit pas systématiquement à y résorber le passé et le futur[22]. Cela, explique-t-elle, en raison du fait que « l’art contemporain a développé une esthétique de temporalisation de l’histoire qui présentifie le futurisme du régime moderne d’historicité[23] ». Dit autrement, l’art contemporain s’élabore dans une démarche réflexive qui met en question sa propre historicité, c’est-à-dire sa condition de devenir historique. Il complexifie les relations du temps par la mise en œuvre d’une action (au présent) en lien avec le passé, permettant par conséquent d’activer un futur. En ce sens, Ross préfère le terme « présentification » qui vise à rendre présent à la conscience ce qui était jusque-là absent, inexistant ou qui appartenait au passé[24]. La présentification du Salon de Fleurus, en offrant une expérience in situ, est ce qui permet à l’artiste anonyme d’activer de nouveaux récits à propos de l’histoire de l’art. En conclusion, nous allons démontrer que la narration constitue l’opération à partir de laquelle toute reconstitution permet de relier expérience et devenir, dans le sens de Koselleck, en tenant le récit pour le gardien du temps. Cette narration historienne, laquelle n’est pas figée dans le temps mais s’élabore au contraire à partir d’une multiplicité de temporalités, est précisément ce qui permet au passé d’être exposé à partir d’un futur rendu présent. Comment ? En performant l’histoire.

Performer l’histoire

Le 17 décembre 2012, Alfred H. Barr Jr. donnait, au Frac Île-de-France / Le Plateau, une conférence où il retraçait les moments clés de la construction de l’histoire des expositions et de la muséographie modernes en Europe et aux États-Unis[25]. Ce qui étonne dans cette conférence, qui survient plus de trente ans après sa mort, c’est que Barr alors personnifié par un performer y parle de lui-même à la troisième personne et qu’il raconte l’histoire rétrospective du rôle qu’il a joué dans l’instauration du récit moderne de l’art. Ce dernier, y apprend-on, se caractérise par l’enchaînement de mouvements d’avant-garde internationaux, en opposition à une organisation chronologique des œuvres dans le cadre de leurs histoires nationales respectives, celle que nous offrait l’historia magistra vitæ[26]. Résumé dans le diagramme figurant sur la couverture du catalogue Cubism and Abstract Art (1936), ce récit n’est plus linéaire puisque s’y chevauchent de nombreux styles aux influences multiples, historiques ou contemporaines, à partir des recherches menées individuellement ou collectivement par les artistes. Il débute aux environs de 1890 avec Cézanne et le néo-impressionnisme, se poursuit avec le fauvisme, le cubisme, le dadaïsme, le néoplasticisme, le surréalisme pour se terminer, en 1935, avec le développement de l’art abstrait – l’abstraction étant pour Barr le seul dénouement possible de son histoire. Ce schéma a évidemment servi de modèle pour la mise en œuvre d’un parcours fondé sur la vision progressiste de l’exposition Cubism and Abstract Art. Dans le catalogue de l’exposition associée à cette conférence, Les fleurs américaines, Barr explique également comment ce récit de l’art moderne imaginé par un Américain – un récit au contenu essentiellement européen puisque l’art américain n’y figurait pas à l’origine – est amené à devenir le modèle à partir duquel les musées européens organisent leurs collections d’art moderne après la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet à partir du milieu des années 1950, rappelle Barr, à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles (1958, Belgique), puis de la documenta 2 à Cassel (1959, Allemagne ), que ce récit fut introduit en Europe et qu’apparurent des expositions internationales d’art moderne recopiant ce schéma. Les nouvelles histoires de l’art publiées à partir de cette période reproduisaient l’organisation programmatique de ce récit, comme l’explique Barr :

« Le meilleur exemple en est peut-être cette Histoire de la peinture moderne par Herbert Read, parue en 1959. Elle devint très populaire dans les années 1960 et fut traduite en de nombreuses langues[27] ».

Barr fait ainsi la démonstration sans équivoque du rôle déterminant qu’il a joué dans l’écriture de l’histoire de l’art moderne qui, en résumé, est devenue le récit dominant de l’après-guerre, un récit fondamentalement occidentalocentriste. Ainsi, l’exposition ne représente plus seulement un contexte où l’on dispose simplement des œuvres pour les montrer au public ; selon le conférencier, elle en vient à personnifier la structure même du récit historique.

Les performances associées aux reconstitutions et aux itérations du Salon de Fleurus ont rarement été commentées alors qu’elles jouent un rôle de premier plan. À ces occasions, divers individus, parfois des acteurs professionnels, parfois l’artiste anonyme lui-même, personnifient Alfred H. Barr ou Gertrude Stein dans une approche qui met systématiquement en question les procédés d’écriture de l’histoire de l’art. Les intrigues se déploient sur le mode narratif d’une enquête exhaustive et abondamment documentée. Sur le plan méthodologique, l’examen des documents permet ainsi au public de remonter la trame de l’histoire et ses découpages arbitraires de la réalité. Privilégier la reconstitution, en l’occurrence réaliser la copie d’une exposition, tout comme performer l’histoire sous la forme de conférences permet à l’artiste anonyme de mettre en place un système de références qui (re)surgit dans de nouveaux récits historiques. Ces reconstitutions « présentifient » ainsi le passé et le futur dans le cadre d’une expérience expositionnelle complexe, tout en rendant manifestes les visées idéologiques qui ont déterminé Alfred H. Barr Jr., le vrai. L’exposition devient donc pour l’artiste anonyme une catégorie métahistorique, c’est-à-dire une condition permettant de faire retour sur l’histoire de l’art et des expositions, plusieurs retours même, tout en observant le travail de ceux et celles qui l’ont édifiée.

L’examen du processus historiographique du salon de la rue Fleurus ne pourrait être complet sans convoquer son avenir. Qu’adviendrait-il en effet si Le Salon de Fleurus était acquis par le musée d’Art moderne de New York pour sa collection des œuvres de 1970 à aujourd’hui ? Ce destin est tout à fait probable tellement il s’impose comme la conséquence inévitable de cette histoire. Dans ce nouveau contexte, la reconstitution produirait assurément une expérience anachronique, susceptible de court-circuiter les chronologies traditionnelles auxquelles le musée nous a habitués. Le public y découvrirait en effet des copies d’œuvres historiques, dans un appartement parisien où elles ont été accrochées pour la première fois au début du XXe siècle. Mais ces copies nous signaleraient qu’il ne s’agirait pas d’une simple reprise du salon de la rue de Fleurus car il s’y opèrerait un détournement réactivant l’important processus historiographique qui lui est associé. Quel serait dès lors le statut de cette exposition ? L’artiste anonyme suggère de l’observer d’un point de vue qui échappe à l’histoire de l’art proprement dite, à savoir comme un lieu « où les œuvres d’art et l’ensemble du phénomène artistique seraient présentés ethnographiquement en tant que phénomène culturel[28] ». Le Salon de Fleurus deviendrait alors une sorte d’« artefact d’art », contextualisé à la manière des objets exposés dans les collections de musées ethnographiques. Une nouvelle narration émergerait de cette exposition, un « méta-récit » investissant le musée comme un « méta-lieu[29]« . Le nouveau récit porterait alors non plus sur l’histoire de l’art proprement dite, mais plutôt sur le processus d’historicisation des objets exposés dans le musée afin d’expliquer comment, à des époques données, ils ont été sélectionnés, organisés en un système discursif cohérent, renforçant les discours occidentaux dominants, pour ensuite devenir des exemplaires canoniques. En ce sens, on pourrait aisément soutenir que l’artiste anonyme « pratique » une métahistoire de l’exposition. Le préfixe « méta » ne peut toutefois être compris ici du seul point de vue de l’autoréflexivité, car si l’approche implique une position critique face à l’histoire de l’art, elle revendique, dans une même impulsion, une position politique face à l’histoire des expositions. Car l’artiste anonyme, après tout, a imaginé une « méta-exposition », où les œuvres d’art seraient perçues comme les traces d’un passé idéologique qui, en fonction de la visée future qui les a déterminées, permet de mieux informer notre présent. Ce que produit l’histoire du Salon de Fleurus est, de toute évidence, une nouvelle mutation conceptuelle du terme « exposition » qui, fondée sur des présupposés métahistoriques, rend désormais visibles, voire exposables, les différentes intrigues à partir desquelles l’histoire de l’art s’est modelée.

 

Notes

[1] Anonyme, « Extrait des Fables de l’artisan », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 14. La conversation d’origine, rapportée par John B. Hightower se formulait plutôt ainsi : « You can be a museum, or you can be modern, but you can’t be both ». Hightower J.-B., « Foreword », Four Americans in Paris. The Collections of Gertrude Stein and Her Family, New York, Museum of Modern Art, 1970.

[2] Ce schéma a été reproduit sur la première de couverture du catalogue Cubism and Abstract Art du Museum of Modern Art de New York en 1936.

[3] Ainsi, parallèlement à sa reconstitution permanente, ont circulé des itérations partielles du Salon de Fleurus qui, en plus de la Whitney Biennal de New York (2002), ont été présentées à la Biennale de Sydney (2002), au Künstlerhaus Bethanien de Berlin (2006), à la James Gallery, Cuny, de New York (2011), au Frac Île-de-France/Le Plateau de Paris (2012-2013), à Ashkal Alwan à Beyrouth (2014). Puis l’Independant Curators International (ICI) a orchestré sa tournée et l’a notamment présenté au Muzeum Sztuki de Łódź (2016), au Museum of Contemporary Art Zagreb (2016), à Stacion – Center for Contemporary Art Prishtina, Prishtina (2016). Depuis 1986, en plus du Salon de Fleurus, l’artiste anonyme a reconstitué d’autres expositions, dont la Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 de Kazimir Malevitch (Belgrade), ainsi que plusieurs expositions historiques produites par le Museum of Modern Art de New York au cours des années 1950 et organisées par Dorothy C. Miller, mises en vue au Museum of American Art (MoAA) de Berlin. Cette généalogie a été établie avec certitude, puisque nous avons été directement en contact avec l’artiste anonyme depuis 2012, à partir du moment où la Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10, ainsi qu’une conférence de Nicolaï Pounin, ont été présentées par nous dans le cadre de l’exposition Histoires de l’art à VOX, centre de l’image contemporaine en 2012.

[4] Mentionnons quelques cas historiques : l’Espace Proun (1923/1965 et 1971) d’El Lissitzky, le Light-Space Modulator (1922-1930/1970) de László Moholy-Nagy au Van Abbemuseum, Eindhoven ; le Salon de Fleurus de Gertrude Stein (1904-1934/1971), la Galerie 291 d’Alfred Stieglitz (1905-1917/1971), l’Armory Show (1913/1971), l’atelier de Piet Mondrian à Manhattan (1940-1944/1971) par le musée national d’Art moderne, Centre Pompidou à Paris ; l’Abstrakte Kabinett (1928/1968) d’El Lissitzky au Landesmuseum à Hanovre. La Berlinische Galerie a aussi reconstitué en 1988 une vingtaine d’expositions historiques allemandes dans le contexte de l’exposition Stationen der Moderne.

[5] Le collectif d’artistes IRWIN a introduit la pratique dès 1984, en réalisant à la galerie ŠKUC de Ljubljana la reconstitution de l’exposition Back to the USA : la copie ironique d’une exposition d’artistes américains contemporains – avec John Ahearn, Jonathan Borofsky, Matt Mullican, Cindy Sherman, William Wegman – qui a été organisée par le Rheinisches Landesmuseum de Bonn en 1983.

[6] Le terme « méta » dans son sens courant renvoie à ce qui dépasse, à ce qui va « au-delà ». Une approche métanarrative désigne, plus largement, une position d’observation, par exemple, une narration à propos de la narration. Lorsqu’on lui accole un autre substantif, en l’occurrence histoire, on se réfère généralement à l’étude de l’historien et à son travail. En le fixant au substantif exposition, au sens cette fois de métahistoire des expositions, on se réfère alors à une méthodologie qui vise l’observation du travail de tous ceux qui la « pratiquent ». Elle a pour objectif de comprendre comment se construit l’histoire des expositions et son incidence sur l’histoire de l’art. À propos des pratiques et des discours méta-, voir Genette G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1982.

[7] Le nom que donne l’artiste anonyme à cette collection se réfère en effet à l’autobiographie d’Alice B. Toklas écrite par sa conjointe Gertrude Stein qui relate leur vie dans le milieu artistique et intellectuel de l’époque. Voir Stein G., Autobiographie d’Alice B. Toklas, Paris, Gallimard, 1980 (1e édition : The Autobiography of Alice B. Toklas, New York, Harcourt, Brace and Company, 1933).

[8] Hartog F., « Temps et histoire. « Comment écrire l’histoire de France ? » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1220.

[9] La conception du temps de l’historia magistra vitæ repose sur l’idée que « les leçons » du passé peuvent donner un sens à l’époque contemporaine. Au cours de l’historia magistra vitæ, affirme Koseleck, « l’histoire nous laisse libres de répéter les succès du passé » de sorte qu’il fait figure de modèle sur lequel il est possible de s’appuyer pour ainsi en éviter les erreurs du passé. Voir Koselleck R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990, p. 37-38.

[10] Ibid., p. 31.

[11] Hartog F., « Temps et histoire. « Comment écrire l’histoire de France ? » », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1220.

[12] Ibid., p. 1222.

[13] Danto A., « L’œuvre d’art et le futur historique », La Madone du futur, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 557.

[14] Hartog F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 17.

[15] Pierre Nora cité par Hartog F., « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France ?” », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 6, 1995, p. 1233.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 1234.

[18] Sur la reconstitution d’expositions à partir de photographies, voir Dulguerova E., « Après-coup : les histoires différées d’une photographie de 1915 dans l’art des années 1980 », Le genre humain. n° 55 : Les artistes font des histoires, 2015, p. 145-165.

[19] Löschke S. K., « Material æsthetics and agency: Alexander Dorner and the stage-managed museum », Interstices. Journal of Architecture and Related Arts, n° 14, en ligne : https://interstices.ac.nz/index.php/Interstices/article/view/453/438.

[20] À propos des dispositifs de la period room, nous renvoyons à l’étude exhaustive menée par Marchand M.-È., L’histoire de l’art mise en pièces. Analyse matérielle, spatiale et temporelle de la period room comme dispositif muséal, thèse de doctorat en histoire de l’art sous la dir. de Johanne Lamoureux, Université de Montréal, 2014, 1 vol.

[21] Royer É., Gourmel Y., « Autobiographie d’Alice B. Toklas »,  Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 239.

[22] Ross C., « Le temps historique écologisé », esse arts+opinions, n° 81, 2014, p. 67.

[23] Ibid.

[24] Ross C., The Past is the Present; It’s the Future Too. The Temporal Turn in Contemporary Art, New York ; Londres, Continuum, 2012, p. 14. Elle emprunte le concept à Sobchack V., « Presentifying film and media feminism », Camera Obscura 21, n°1, 2006, p. 67.

[25] Cette conférence contient des informations historiques complètes sur l’histoire de la muséographie et des expositions, manifestement fondée sur une recherche approfondie. Reproduite dans Barr A. H. Jr., « Le Cabinet des abstraits et le récit moderne », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 117-184.

[26] Cette forme d’accrochage chronologique par école nationale a été introduite au XIXe siècle par Dominique Vivant Denon, premier directeur du musée du Louvre. Ce mode de présentation est par la suite devenu le modèle à partir duquel l’histoire de l’art a été écrite.

[27] Tiré du texte de la conférence de Barr A. H. Jr, « Le Cabinet des abstraits et le récit moderne », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 202.

[28] Royer É., Gourmel Y., « Entretien avec Walter Benjamin », Les fleurs américaines, cat. exp., Paris, Frac Île-de-France/Le Plateau, 2014, p. 232.

[29] Ibid.

Pour citer cet article : Marie J. Jean, "Le Salon de Fleurus : la métahistoire d’une exposition", exPosition, 10 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/jean-salon-fleurus/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique

par Florence-Agathe Dubé-Moreau

 

Florence-Agathe Dubé-Moreau est autrice et commissaire indépendante en art contemporain. Elle détient une maîtrise en histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal, intitulée « Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition en art contemporain » (2018). Ses plus récents projets de commissariat ont été montrés à Montréal, Québec et Toronto. Elle était également assistante-commissaire pour la délégation canadienne à la 56e Biennale de Venise (2015). Ses textes ont été publiés dans les revues Esse et Intermédialités, ainsi que dans des ouvrages parus aux éditions d’art Le Sabord, Plein sud et Critical Distance. Elle est lauréate du Prix jeunes critiques Esse (2013) et de la Bourse Jean-Claude Rochefort (2018) : deux distinctions canadiennes en critique d’art contemporain. —

 

L’intérêt pour les reconstitutions d’œuvres, de performances, de chorégraphies et d’expositions ayant marqué les histoires s’est rapidement érigé en tendance généralisée à l’aube du nouveau millénaire et a inspiré plusieurs manifestations expographiques, conférences, parutions et événements. Certaines œuvres en sont même venues à être fréquemment présentées d’une exposition à l’autre ou citées de manière récurrente dans les textes scientifiques en tant qu’index du phénomène, mentionnons Third Memory (2000) de Pierre Huygue, The Battle of Orgreave (2001) de Jeremy Deller et Art Must Hang (2001) d’Andrea Fraser. Du côté de la performance, Seven Easy Pieces (2005) de l’artiste Marina Abramović et, du côté des expositions, When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013) du commissaire Germano Celant sont, quant à elles, communément considérées comme des pierres de touche pour illustrer l’ampleur de cet engouement récent pour les réactualisations des points de vue théoriques, artistiques, pratiques et médiatiques.

De manière plus spécifique, c’est l’intensification du nombre de reconstitutions d’exposition sur la scène artistique occidentale entre 2009 et 2014 qui sert de préambule à cet article. Pourquoi ramener dans le présent une exposition passée sous une forme entière ou partielle ? Quoi reconstruire ? Comment en restituer la mémoire ? Et, pour ce qui m’intéresse ici, quels impacts et potentiels pour le travail en musée et le « faire » exposition ? Je souhaite précisément m’enquérir des répercussions de cette forme expographique à l’endroit du champ muséologique – qui étudie le musée dans ses fonctions d’exposition et de conservation et génère du savoir à partir des expositions[1] – pour sonder de quelles façons ces occurrences de (re)mise en espace révèlent les discours qui forment et informent l’exposition, tout en portant le pouvoir de les transformer.

Le moteur à l’origine de cette recherche est d’engager une réflexion sur la reconstitution d’exposition envisagée non pas comme un objectif ou une finalité, mais comme un « processus de transfert » vaste et complexe qui agirait dans le temps et l’espace selon un enchaînement d’opérations survenant avant, pendant et après l’événement. L’exposition se caractérise elle-même par un feuilletage spatio-temporel, en plus d’être un portail entre différents domaines d’activité et de pensée en art. Par opposition à une œuvre prise isolément par exemple, l’examen des processus de la reconstitution reporté spécifiquement à l’exposition offre un accès privilégié aux contextes institutionnels de présentation de l’art et aux approches discursives déployées pour l’y accompagner – ce que la philosophe Anne Cauquelin appelle « l’environnement de l’art » dans ses qualités matérielles et conceptuelles, et qui comprend « tout ce qui a trait à l’exposition et la déborde aussi[2] ».

L’historienne de l’art Elitza Dulguerova fixe autour des années 1980 les débuts d’un intérêt plus répandu pour les « expositions d’expositions » qui reproduisent des manifestations révolues, faisant de la reconstitution d’exposition un terrain d’étude relativement jeune et pourtant prolifique dans les dernières années[3]. Comme le chercheur Jérôme Glicenstein le fait remarquer, à partir des années 1970-1980, les reconstitutions d’exposition semblent progressivement changer de fonction pour « revisiter de manière critique la manière dont [les] avant-gardes ont intégré l’espace des institutions[4] » plutôt que de servir à une légitimation de l’art moderne, par exemple. Pour se rapprocher davantage des pratiques actuelles, les analyses de la théoricienne Claire Bishop sur les programmations du Van Abbemuseum (en particulier Play Van Abbemuseum [2009-2011] qui a initié plusieurs reconstitutions au sein du musée) permettent de décloisonner les possibilités qu’offrirait la reconstitution d’exposition en sondant des motivations muséologiques plus radicales à reconstituer et en exacerbant les propriétés anachroniques, performatives et politiques de son processus[5].

Ces mutations rendent alors nécessaire une définition plus élaborée de la reconstitution d’exposition afin d’y admettre une dimension critique, voire autocritique. Des cas récents comme Other Primary Structures (2014), au Jewish Museum de New York, et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 (2013), de Celant, pointeraient vers cette utilisation différente de la reconstitution d’exposition. Cette dernière ne servirait plus uniquement à légitimer des mouvements artistiques ou à redonner accès au passé de façon passive, mais plutôt à créer des espaces où est problématisée la rencontre du passé et du présent et où, simultanément, il est possible de faire ressortir certains récits historiques ou codes muséaux. Dès lors, envisager la reconstitution d’exposition non seulement en tant que « processus de transfert », mais aussi (et surtout) en tant que « processus critique » la porterait en héritière de courants réflexifs en art contemporain, comme la critique institutionnelle des années 1960 à 1990 et le nouvel institutionnalisme (New Institutionalism) des années 1990 à 2000. Ensemble, ces deux éléments de situation historique font déjà poindre certains potentiels à caractère performatifs de la reconstitution à « agir sur » les objets, les personnes et les contextes que son processus critique implique.

Other Primary Structures et When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 sont rapidement devenues des cas exemplaires dans l’examen de la tendance ou des méthodologies en « re- » (reenactment, remake, reprise, etc.) dans les productions artistiques des dernières années. Elles incarnent, entre autres, deux postures diamétralement opposées : la critique du passé, pour la première, et l’hommage aux canons, pour la seconde. De façon à complexifier les analyses existantes[6] du résultat physique de leurs entreprises de reconstitution (dissemblable/semblable, critique/hommage), et surtout à dégager l’influence qu’elles exerceraient sur la muséologie, je propose de les étudier de manière comparative en fonction de « qui » reconstitue : l’institution ou le commissaire. Cette approche de la reconstitution par l’entremise des postures qui la performent permet d’isoler certaines variables de ces deux expositions afin de les inspecter sous un angle plus direct et plus fouillé avec une volonté de transversalité entre institution et commissaire.

Je cherche ainsi à cerner ce qui, dans la reconstitution d’exposition, serait actif [7]. En d’autres mots, je tente de localiser les différents sièges de son agentivité, c’est-à-dire sa capacité à « agir sur », voire à transformer non seulement les objets et leur historicisation dans l’histoire de l’art, mais aussi les contextes de monstration et les disciplines, comme la muséologie ou l’histoire des expositions, dont elle reconduit les codes et les idéologies.

Other Primary Structures : lorsque le musée reconstitue

Other Primary Structures, tenue en 2014 au Jewish Museum de New York en deux volets consécutifs, s’impose à l’étude pour deux raisons antithétiques : d’une part, le statut canonique qu’a acquis sa source – Primary Structures: Younger American and British Sculptors conçue par Kynaston McShine et présentée au même musée en 1966 –, étant généralement considérée comme l’une des premières expositions occidentales à rendre compte de la nouvelle sculpture d’après-guerre et comme la première exposition institutionnelle américaine sur l’art minimaliste ; d’autre part, la décision du musée, par l’entremise de son directeur adjoint responsable du projet, Jens Hoffmann[8], de ni réactiver la scénographie de 1966 ni remontrer les œuvres d’origine (Fig. 1). Cette reconstitution paradoxale fait voir qu’une institution, particulièrement lorsqu’elle « re-présente » une de ses anciennes expositions, porterait un regard « autoréflexif » sur l’enchâssement de son propre discours dans l’histoire des expositions et le champ muséal.

Fig. 1 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition. Photographie : David Heald.
Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

En avant-propos du catalogue, on découvre l’avis : « Cette exposition a été modifiée de sa version originale. Elle a été formatée pour inclure l’Autre[9] ». Bien qu’une vision similaire à celle de McShine soit appliquée pour chercher des artistes qui auraient semblablement participé à un moment minimaliste dans les années 1960 et 1970, la méthodologie privilégiée est plutôt informée par le contexte globalisé de l’art actuel et par les théories postcoloniales. Résultat : la sélection répond à des critères esthétiques comparables, mais comprend exclusivement des artistes de l’extérieur de l’Occident, absentes et absents de la première itération. Vingt-deux hommes et six femmes (soit trois fois plus qu’au départ) sont rassemblés ; elles et ils proviennent d’Asie, de l’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Afrique et du Moyen-Orient, des parties du monde longtemps, voire encore, considérées comme périphériques ou sous-développées, en regard du canon occidental[10].

Pour chacun de ses deux volets, l’exposition investit cinq salles du Jewish Museum qui ne sont pas exactement les mêmes que celles de Primary Structures puisque l’aile Albert A. List, où elle s’était tenue au départ, a été entièrement réaménagée au cours des années 1990. Les sculptures, de grande taille et colorées pour la majorité, sont posées directement au sol ou suspendues dans une expographie caractérisée par l’emploi de larges reproductions en noir et blanc, documentant la mise en espace de 1966, qui habillent des murs entiers dans chacune des galeries (Fig. 2). L’exposition est également accompagnée d’un catalogue qui comprend la réédition du catalogue d’origine, depuis écoulé.

 

Pour analyser Other Primary Structures, les typologies de reconstitutions d’exposition proposées par Dulguerova et Reesa Greenberg, parues respectivement en 2009 et 2010 – soit au cœur d’une prolifération de cas en Occident autour des années 2010 –, sont particulièrement éclairantes[11]. Admettre qu’Other Primary Structures « réplique à » Primary Structures bien plus qu’elle ne « réplique » son original, ou ne le répète plus ou moins fidèlement, motive l’opposition que Dulguerova établit entre les types « riposte » et « reprise[12] ». Le fait qu’une distance temporelle entre les versions de 1966 et de 2014 soit annoncée d’emblée dans le texte de présentation de l’exposition et rendue visible dans les galeries tout au long de la visite – en opposition à la reprise où les publics auraient l’impression de plonger dans le passé de manière immersive – fonderait la capacité de la riposte à actualiser le passé à partir du présent. Dulguerova avance que le jeu temporel mis en œuvre par ce type de reconstitution pourrait être rapproché d’une compréhension benjaminienne de l’histoire où le passé aurait le pouvoir d’agir sur le présent[13].

Le concept de riposte chez Dulguerova est similaire à celui de « riff » chez Greenberg[14]. La riff est une exposition à propos d’une autre ; la réitération d’une exposition passée dont la mémoire est manipulée pour explorer son sujet en improvisant sur celui-ci ou en produisant des variations sur lui – ce à quoi la proposition du Jewish Museum répond tout à fait. L’interaction entre le passé et le présent qui en résulte est associée par Greenberg à la conception dynamique et rhizomatique de la notion d’histoire chez Aby Warburg, où l’archéologie et le présent sont mis en relation et s’augmentent mutuellement sous le modèle de la constellation. Que Dulguerova invoque Walter Benjamin et que Greenberg fasse appel à Warburg place la reconstitution d’exposition en dialogue avec la réévaluation méthodologique de la linéarité de l’histoire de l’art qui s’opère dans les développements récents de la discipline, en simultanéité avec la revalorisation des théories de ces deux historiens du XXe siècle. La reconstitution d’exposition s’inscrirait parmi des recherches qui, ces dernières années, soutiennent des modèles temporels anachroniques pour écrire l’histoire de l’art ou pour réfléchir son déploiement et sa production au sein du musée[15]. Dans une étude de l’agentivité de la reconstitution, Dulguerova et Greenberg nous lancent donc semblablement sur la piste des dimensions temporelles, historiques et historiographiques comme agents actifs de ce processus à l’endroit de la muséologie.

La mémoire des expositions

Le caractère site specific[16] d’Other Primary Structures, en prenant place dans le même musée qu’en 1966, amène plus loin la réflexion. Comment se rappelle-t-on des conditions architecturales de présentation qui, nécessairement, influent sur la réception et la pérennité d’une exposition ? L’exercice de spatialisation de la mémoire que la reconstitution sous-tend forcerait ici à reconnaître l’importance du lieu comme partie intégrante de l’histoire d’une exposition, et de son souvenir. Greenberg propose que cette « spécificité spatiale » fonctionne à l’image d’une « carte de mémoire[17] ». La relation spatiale va, selon elle, jusqu’à influencer la manière avec laquelle le sens se construit dans la structuration interne (conceptuelle et physique) d’une exposition. Reportée à la reconstitution d’exposition, le transfert de contexte se présenterait alors comme une particularité cruciale.

L’historien de l’art James Meyer rappelle qu’en 1966, les galeries du pavillon « contemporain » Albert A. List (bâti en 1963) exemplifiaient l’idéologie montante du White Cube : plafonds hauts, planchers neutres, vastes murs blancs dépourvus d’entrelacs, éclairage sur rails ajustable[18]. La taille et l’abondance des blow-ups en noir et blanc d’Other Primary Structures soulignent l’adéquation aiguë que les formes de Primary Structures entretenaient avec leur environnement de présentation, s’inscrivant en ligne directe avec cette actualité architecturale. Simultanément, ces photographies d’archives participent à créer cet effet de carte de mémoire pour les témoins de 1966, et on pourrait dire « d’index de mémoire » pour les nouveaux publics, en forçant l’apposition des vues d’exposition d’origine à l’architecture des salles contemporaines, comme autant d’indices du passé.

Pourtant en 2014, ce qu’on découvre est un contraste, une déconnexion. Alors que la cohérence de l’arrimage en 1966 entre les principes minimalistes et le cube blanc muséal est indissociable du caractère site specific de la première exposition ; à l’inverse, le « style Château » des rénovations de 1990 se dresseraient contre sa source en désynchronisant les recherches esthétiques des années 1960 avec leur lieu de monstration. L’adjonction de documents d’archives, et d’autres témoins du passé (comme la réédition du premier catalogue de même qu’une maquette de l’apparence du musée et de l’exposition en 1966), aux salles rénovées signaleraient sans équivoque les différences entre les deux contextes et empêcheraient d’évaluer la relation entre les œuvres et leur espace d’exposition de manière équivalente à 1966 (Fig. 3). Ainsi, on pourrait avancer que la relation entre le « contenu » et le « contenant » d’une exposition serait exacerbée dans le cas d’une institution qui rejoue une de ses propres expositions passées parce qu’elle ferait « doublement » voir le contenant : ses ruines et sa transformation.

Fig. 3 : Other Primary Structures, 14 mars – 18 mai 2014, Jewish Museum, vue de l’exposition (maquette de l’exposition Primary Structures [1966]). Photographie : David Heald. Courtesy The Jewish Museum, New York / Art Resource, NY

Revendiquer sa voix 

Lorsque Glicenstein se penche sur les motivations de l’écriture et de la mise en scène des histoires des expositions, l’une de celles qu’il dégage est la valorisation par les institutions artistiques de leurs principales productions[19]. Selon lui, « il est souvent question, […], pour des acteurs institutionnels, de démontrer l’importance d’une exposition par son évocation, par la citation de certains de ses éléments, voire par son reenactment[20] ». Allons plus loin : lorsque le musée initie et dirige lui-même la reconstitution d’une de ses propres expositions, il aurait logiquement un pouvoir plus grand, du moins différent, sur l’appareil discursif qui entoure la manifestation – en opposition à une réitération dirigée par une ou un commissaire indépendant-e ou une ou un artiste invité-e à revisiter l’histoire des expositions d’une institution par exemple –, car il se retrouve tant en amont qu’en aval de la reconstitution.

La reconstitution d’exposition confèrerait ici une forte agentivité (empowerment) au musée. Le Jewish Museum se porterait en position de gonfler la valeur symbolique de Primary Structures dans l’histoire de l’art et des expositions en l’inscrivant à nouveau dans un récit historique au moyen de la reconstitution et sur le mode de la canonisation. Automatiquement, le musée s’octroie le rôle d’en augmenter la fortune critique, médiatique et scientifique ; rôle non négligeable puisque sa posture de narrateur lui permettrait de contextualiser en ses mots et selon son idéologie l’ascendant de l’exposition source par rapport à l’art minimal, à l’art contemporain américain et aux enjeux esthétiques des années 1960 à New York.

Nous nous retrouvons devant un musée conservateur et producteur de sa trace historique, pour reprendre l’expression de la conservatrice Nathalie Leleu qui suggère que les copies et reconstitutions, « en tant qu’événements historiques en soi […] renseignent dans leur hic et nunc sans doute moins leurs référents que les motivations et les desseins de leurs promoteurs[21] ». Dans cette logique, la reconstitution d’exposition deviendrait une stratégie utilisée par le musée pour accéder à la sacralisation de l’histoire de même qu’à un positionnement privilégié dans le champ ou paysage muséal : maintenant que l’histoire a consacré Primary Structures et ses artistes, le Jewish Museum userait d’un redéploiement de cette exposition pour non seulement réinscrire l’exposition d’origine dans le cours de l’histoire de l’art, mais pour s’assurer que l’importance historique du musée, en tant que producteur de l’événement, ne soit ni évacuée ni oubliée. Et précisément parce qu’elle agit sur l’histoire des expositions du Jewish Museum, Other Primary Structures exposerait d’abord le musée, son audace artistique en 1966 et théorique en 2014 alors qu’il révise, voire rétroagit, sur son canon institutionnel. Hoffmann tourne un miroir vers Primary Structures, et le reflet contemporain qu’il nous renvoie est celui du Jewish Museum.

La validation convoitée par le Jewish Museum semble être transhistorique, c’est-à-dire qu’elle paraît se situer autant dans le passé, que dans le présent et le futur. En choisissant l’exposition la plus célébrée de son histoire et une période faste d’expérimentations en ses murs, le Jewish Museum ouvrirait finalement sur son futur[22]. Ce musée dont la mission est centrée sur l’exploration de la culture et de l’identité juives, livre ainsi un discours assez clair sur sa volonté à interroger sa propre contemporanéité et, ce faisant, il laisse imaginer son futur institutionnel – un futur qu’on peut concevoir, dans la filiation d’Other Primary Structures, informé par l’état du monde globalisé et les enjeux humains et économiques que cela sous-tend  ; un futur (conditionnel ?) forgé par des idéaux culturels plus inclusifs et intersectionnels, comme si la reconstitution critique faisait espérer des actions à venir.

When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 : lorsque la ou le commissaire reconstitue

À l’opposé de l’initiative du Jewish Museum, l’exposition When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 présentée en 2013 à la Fondation Prada, à Venise, par Germano Celant propose une reconstitution se voulant la plus fidèle possible de Live in your head. When Attitudes Become Form: Works — Concepts — Processes — Situations — Information, tenue en 1969 à la Kunsthalle de Berne et organisée par Harald Szeemann (Fig. 4-6). Live in your head. When Attitudes Become Form est un moment saillant de l’histoire de l’art contemporain et de l’histoire des expositions en étant communément reconnue comme une des premières expositions internationales de l’art conceptuel, entre autres, et comme un bloc de départ pour étudier le commissariat d’exposition.

 

Fig. 4 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Gary B. Kuehn, Eva Hesse, Alan Saret, Reiner Ruthenbeck, Richard Tuttle. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada
Fig. 5 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres d’Eva Hesse, Reiner Ruthenbeck, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

 

Fig. 6 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Mario Merz, Barry Flanagan, Richard Artschwager, Robert Morris, Bruce Nauman. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Son statut privilégié dans l’histoire des expositions lui a d’ailleurs déjà valu quelques autres reconstitutions, mais jamais à l’identique (plutôt des riffs très libres) et surtout jamais de l’ampleur de celle de Celant[23]. L’angle mimétique est particulièrement fécond pour observer les effets matériels et commissariaux[24] de la reconstitution en ce qui a trait à la fabrication concrète de l’exposition alors que le passé y est préservé « tel qu’il était[25] ». Cette approche peut être associée à une « réplique à l’identique » chez Dulguerova ou à la structure de la replica dans la typologie de Greenberg, sous lesquelles la reconstitution se rapproche de la célébration, de l’hommage, voire du fétichisme[26]. Le commissaire explique qu’il considère l’exposition originale comme un tout autonome, comme un « readymade[27] » qu’il qualifie d’historique, car plus qu’un objet, l’exposition aurait le pouvoir d’évoquer un contexte passé dans ses dimensions culturelles et sociales. Il cherche à réanimer la vivacité tout comme la radicalité de l’initiative de Szeemann afin de la rendre visible et perceptible aux nouveaux publics en mettant sur un pied d’égalité le contenu de l’exposition et son contexte de présentation.

La reconstitution prenait place durant la 55e Biennale de Venise à la Ca’ Corner della Regina, palais historique abritant la Fondation Prada sur les berges du Grand Canal. Celant est assisté par l’artiste contemporain Thomas Demand, ainsi que par l’architecte Rem Koolhaas. Cette tête tripartite renvoie par symétrie à la triple nature des enjeux qu’implique le transfert spatiotemporel : commissariale, artistique et architecturale. À travers une enquête archivistique extensive, ils s’affairent à retracer : chacune des œuvres (90 % des œuvres sont réexposées via des prêts, des reconstructions ou des réactivations de performances[28]) ; leur emplacement entre les différents sites de l’exposition, incluant les interventions extérieures in situ ; et celles non réalisées et non exposées, dans une volonté, revendiquée par Celant, de perfectionner le passé. Le défi de l’extraction et de l’implantation de l’exposition à échelle 1 : 1 dans un bâtiment complètement différent implique en outre d’innombrables questions techniques incluant : l’accrochage et la disposition spatiale, la dimension et la division des salles, les structures architecturales relatives aux planchers, aux murs et aux plafonds, mais aussi aux éléments périphériques, comme les plinthes, les moulures, les fenêtres, les portes et les calorifères (Fig. 7). S’il y a révision ou correction, pour reprendre des motifs croisés dans l’étude d’Other Primary Structures, c’est moins sur les plans critiques ou politiques, qu’en fonction d’une rectification du souvenir de l’exposition de manière à exprimer plus fidèlement son intention commissariale de départ.

 

Fig. 7 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Barry Flanagan, Richard Artschwager, Alighiero Boetti, Mario Merz. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

Reconstruire le passé

Fig. 8 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, vue de l’exposition. De gauche à droite : les œuvres de Bill Bollinger, Gary B. Kuehn, Keith Sonnier, Walter De Maria, Bill Bollinger. Photographie : Attilio Maranzano. Courtesy Fondazione Prada

L’angle mimétique du « readymade historique » de Celant permet de se pencher plus particulièrement sur les conditions techniques de présentation afin de les révéler en tant qu’éléments signifiants dans la perception d’une exposition et de ses œuvres. Parmi ces conditions, diverses stratégies entourant l’identité architecturale et graphique de When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013 servent à illustrer sans détour les points de contact entre 1969 et 2013, comme s’il s’agissait de « coutures temporelles » laissées par l’action de la reconstitution. De l’expographie, à la campagne publicitaire, en passant par la jaquette du catalogue, le traitement qui est privilégié est d’exhiber franchement la juxtaposition des décors. Servent entre autres cet argument les découpages grossiers et légèrement exagérés des faux murs blancs imitant ceux de la Kunsthalle posés par-dessus les fresques anciennes ou le long des pilastres d’inspiration corinthienne qui ornent l’intérieur de la Ca’ Corner (Fig. 8). Un réseau de renvois temporels complexe s’installe ainsi entre l’exposition de 1969, reportée dans le présent, mais où le présent est aussi le passé, puisque son cadre est un palais vénitien du XVIIIe siècle…

Dans un entretien retranscrit dans le catalogue, Demand part de l’hypothèse que Celant parviendrait à montrer plus d’aspects de Live in your head. When Attitudes Become Form que Szeemann à l’époque, et suggère que la reconstitution irait jusqu’à faire en sorte que « les conditions de l’exposition sont aussi signifiantes que l’exposition elle-même[29] ». Le fait, par exemple, que la version de 2013 mette en évidence l’absence de socle, la faible participation féminine, la radicalité du White Cube et la liberté de circulation des publics dans l’espace, malgré l’extrême proximité des œuvres, incarnerait une augmentation (more aspects) de la proposition initiale. Il y aurait donc deux effets à considérer d’un point de vue muséologique ici : le processus de reconstitution serait potentiellement à même d’attirer l’attention de manière plus sensible qu’une exposition conventionnelle (non reconstituée) sur les techniques et les dispositifs de présentation de l’art ; et le passage du temps qu’il matérialise nous renseignerait sur le développement des façons d’organiser les expositions. À cet égard, l’engouement pour les reconstitutions d’exposition participerait non seulement de la professionnalisation des commissaires au cours des trois dernières décennies, mais en achèverait en quelque sorte l’accomplissement en les dotant d’une base de jalons historiques commune[30].

Le « fait commissarial »

L’attention se déplacerait alors des œuvres et des artistes d’origine vers le travail commissarial en ce qui a trait à son processus intellectuel, à sa méthodologie et à ses implications critiques. Mon acception du « commissarial » reprend ici la distinction qu’emploie Glicenstein, dans son plus récent ouvrage, entre l’adjectif « curatorial », qui renvoie à la pratique professionnelle des commissaires, et le nom « curatorial » (qu’il écrit en italique), qui se réfère au champ des réflexions actuelles sur la réalisation d’exposition[31]. Glicenstein traite d’un « monde du curatorial[32] » qu’il rapproche de l’expression « culture of curating » chez le commissaire Paul O’Neill[33] – et qu’on peut aussi associer au titre de la collection Cultures of the Curatorial, co-dirigée par la chercheure Beatrice von Bismarck[34]. Le commissarial opèrerait à un niveau différent de celui du commissariat, en ce sens où il dépasserait les aspects administratifs, logistiques ou techniques en amont de la présentation d’une exposition pour englober une conception transdisciplinaire, transhistorique et transculturelle de son projet théorique dans une temporalité de l’événement beaucoup plus fluide.

Fig. 9 : When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, 1er juin – 3 novembre 2013, Fondazione Prada, Ca’ Corner della Regina, Venise, jaquette du catalogue d’exposition. Courtesy Fondazione Prada

L’approche commissariale personnelle de Celant – malgré le mimétisme de la reconstitution – est entre autres appréciable à travers les altérations du titre de l’exposition d’origine. Celant en retranche une partie pour ne conserver que la portion centrale et la plus connue, à laquelle il ajoute les données descriptives Bern 1969/Venice 2013. Ce changement fonctionne de manière performative dans le temps et l’espace en rendant visible graphiquement les processus d’extraction et de transfert de la reconstitution, et incidemment l’écart entre les deux. Le nouveau titre avertit également que les lieux ultérieurs de la tournée en 1969 (le Museum Haus Lange à Krefeld, et l’Institute of Contemporary Arts (ICA) à Londres) sont évacués. On peut imaginer la complexité temporelle et spatiale qu’ajouterait la reconstitution d’une exposition approchée tout autant dans son identité conceptuelle d’origine que dans sa « re-présentation » au fil de sa tournée. Non seulement cela contribuerait à valoriser la relation étroite entre exposition et espaces de présentation, mais cela entourerait ces déploiements subséquents d’une substance historique et critique capable d’enrichir la mémoire et le legs de l’exposition source[35]. Enfin, la police du titre de la reconstitution calque, à s’y méprendre, celle de la couverture du célèbre ouvrage Arte Povera, publié par Celant en 1969, qui cristallise une génération d’artistes autour du mouvement éponyme, celui-là déterminant dans le positionnement de Celant en art contemporain (Fig. 9). C’est d’ailleurs pendant la préparation de ce livre qu’il fait la connaissance de Szeemann, en 1968, et qu’il en vient à jouer un rôle dans l’inclusion d’une délégation italienne à Live in your head. When Attitudes Become Form ainsi qu’à prononcer le discours d’ouverture le soir du vernissage. Alors que le Jewish Museum entrait en dialogue avec sa propre histoire institutionnelle avec Other Primary Structures, on constate ici que Celant emploierait la reconstitution pour s’inscrire (voire se « ré-inscrire ») dans l’histoire stellaire de Szeemann et de la première exposition – tout en parvenant à faire briller la subjectivité et l’agentivité de sa propre voix.

Un dernier intérêt disciplinaire à reconstituer serait décelable dans la relecture des méthodologies commissariales et des outils discursifs qu’elle permet. Dans la Ca’ Corner, tout se passe comme si la reconstitution appuyait sur l’ensemble et le « chaos » d’origine : l’absence de parcours de visite précis, l’absence d’accompagnement textuel (médiation) et surtout l’absence d’une définition concise de ces « attitudes ». Notre regard se pose d’abord sur l’exposition de Szeemann puis sur celle de Celant bien avant de découvrir les œuvres individuellement… La fenêtre sur le passé qu’ouvre la reconstitution, malgré ses imperfections anachroniques, est une occasion de prendre la mesure, dans un rapport physique et conceptuel, des disparités avec les pratiques contemporaines en commissariat et l’approche radicale du médium exposition par Szeemann. Elle se présenterait dès lors comme un processus capable de montrer le « faire » exposition, et ce, dans une valorisation équivalente des commissaires, de la théorisation du commissarial et de l’histoire des expositions au sein de la discipline muséologique.

Cette étude comparative nous invite au final à envisager la reconstitution comme un outil de réflexion sur le « devenir public[36] » de l’art à travers les discours institutionnel et commissarial, en permettant de passer par métonymie de l’exposition au musée ou de l’exposition aux commissaires. C’est parce qu’elle engage des contextes, des méthodes, des stratégies de diffusion, des expôts et des actrices et acteurs variés que la reconstitution d’exposition se révèle être un processus critique riche.

Ce point de mire particulier donne à voir la reconstitution moins comme une répétition que comme un moyen d’insister sur la différence – ou comme un moyen de générer cette différence. La reconstitution serait-elle en fait « résistance » bien plus que « répétition » ? Il n’est pas uniquement question de montrer le passé, mais bien de le « re-montrer » dans une contemporanéité où le préfixe « re- » en est un qui transforme le passé, qui résiste à son achèvement et le garde actif, mobile. La reconstitution en viendrait ainsi à ouvrir un espace d’actualisation pour le champ muséologique en ce qui a trait aux approches théoriques et pratiques qui régulent l’espace d’exposition et la production de savoirs à partir des expositions. Il ne s’agirait non pas d’un processus réactif, mais bien d’un processus productif de potentialités positives tendues vers le futur.

 

 Notes

[1] J’aborde la muséologie actuelle comme un « moyen dynamique » d’approfondir simultanément les connaissances sur l’histoire des musées et d’examiner leur organisation interne ainsi que leurs fonctions de recherche, de conservation, d’exposition et de diffusion, mais surtout, comme un « devoir réflexif » sur l’institution muséale et ses responsabilités intellectuelles et sociales.

[2] Cauquelin A., Les machines dans la tête, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 178. Voir aussi : Cauquelin A., L’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

[3] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71.

[4] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 156.

[5] Bishop C., Radical Museology: or, What’s “Contemporary” in Museums of Contemporary Art?, Londres, Kœnig Books, 2013 ; Bishop C., « Reconstruction Era: The Anachronic Time(s) of Installation », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 429-436.

[6] Par exemple dans : Buskirk M., Jones A., Jones C. A., « The Year in “Re” », Artforum International, n° 52 (4), décembre 2013, p. 127-130 ; Nicolao F., « The Sweet Surprise of Thinking Back », Domus, n° 971, juillet 2013, p. 10-11 ; Ramade B., « L’audace par procuration : lorsque l’exposition est reproduite », Ciel variable, n° 97, printemps-été 2014, p. 46-53 ; Mallonee L. C., « Why Are There So Many Art Exhibitions Revivals? », Hyperallergic, 11 août 2014, en ligne : hyperallergic.com/138834/why-are-there-so-many-art-exhibition-revivals/ (consulté en mars 2020) ; Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », Esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21 ; Spencer C., « Making it New. Why do museums recreate landmark exhibitions, installations and performances, and what can we learn from these restagings? », Apollo, mai 2015, p. 24-26.

[7] Dans une certaine mesure, cette perspective est inspirée des études de genres ; en particulier des écrits de la philosophe Judith Butler qui, partant des théories sur la performativité développées par les philosophes John Langshaw Austin et Jacques Derrida, associent performativité et agentivité. En art, les travaux de la théoricienne Dorothea von Hantelmann, qui cherchent à montrer comment l’art peut avoir un impact social au moyen du concept de performativité – compris comme postulat temporel, matériel et sociétal –, me permettent d’envisager l’agentivité et la productivité de la reconstitution d’exposition. Voir : Butler J., Excitable Speech: A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997 ; Hantelmann D. (von), How to Do Things with Art: The Meaning of Art’s Performativity, Dijon, Les presses du réel, 2010.

[8] Jens Hoffmann a été destitué de ses fonctions en décembre 2017 à la suite d’allégations de harcèlement sexuel faites à son endroit au Jewish Museum. Le cas a été conservé à l’étude, car c’est véritablement la posture du musée qui apparaît riche à problématiser ici plutôt que l’apport de Hoffmann.

[9] Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p. : « This exhibition has been modified from its original version. It has been formatted to include Others ».

[10] Hoffmann J., « Another Introduction », Other Primary Structures, cat. exp., New York, The Jewish Museum, 2014, vol. 1, n. p.

[11] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[12] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 58.

[13] Ibid., p. 62.

[14] Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[15] À cet égard, soulignons les écrits de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui a aussi travaillé à partir de Warburg et de Benjamin. Voir, entre autres : Didi-Huberman G., Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éd. de Minuit, 2000 ; Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2002 ; Careri G., Didi-Huberman G., L’histoire de l’art depuis Walter Benjamin, Paris, Éd. Mimésis, 2015.

[16] J’utilise ce concept comme l’emploie Greenberg dans son travail pour traiter de la corrélation entre les conditions physiques de présentation d’une exposition et la signification de cette dernière. Voir : Greenberg R., « The Exhibited Redistributed: A Case for Reassessing Space », Thinking about Exhibitions, Londres, Routledge, 1996, p. 349-367.

[17] En référence aux notions « site specificity » et « memory map » : Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[18] Meyer J., Minimalism: Art and Polemics in the Sixties, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2001, p. 18.

[19] Glicenstein J., « Quelques questions posées par l’histoire de l’exposition », art press 2, n° 36, février-avril 2015, p. 10.

[20] Ibid.

[21] Leleu N., « “Mettre le regard sous le contrôle du toucher”. Répliques, copies et reconstitutions au XXe siècle : les tentations de l’historien de l’art », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n° 93, automne 2005, p. 87.

[22] Balzer D., « Jens Hoffmann on Structures, Primary and Otherwise », Canadian Art, 13 mars 2014, en ligne : canadianart.ca/features/jens-hoffmann-on-structures-primary-and-otherwise/ (consulté en mars 2020) : « It’s also an introduction to the Jewish Museum and the future of the Jewish Museum and is aware of its past and a very particular period–one we’d want to continue with ».

[23] Nommons les reconstitutions à la Whitechapel Gallery, Londres, en 2000 (qui se concentrait sur le contexte britannique des années 1965 à 1975) et au California College for the Arts (CCA) Wattis, San Francisco, en 2012 (dont seulement la maquette était une reconstitution à l’identique) qui était d’ailleurs organisée par Hoffmann.

[24] Dans la francophonie globalisée, l’emploi du néologisme « commissarial » est courant, surtout au Québec. Il est équivalent à la francisation du mot curatorial et s’arrime au fait qu’en art, le titre professionnel de « commissaire » y est aussi préféré aux termes « curateur » (populaire en France) ou « curator » (populaire en Belgique).

[25] La posture de Celant vis-à-vis du passé pourrait être rapprochée de celle d’un auteur souvent cité dans les écrits sur le phénomène, soit Robin George Collingwood, un philosophe du XXe siècle, généralement identifié comme le premier à avoir utilisé le terme « re-enactment ». Dans son ouvrage The Idea of History (1946), il signe un passage sur la connaissance de l’histoire précisément à travers le re-enactment de l’expérience passée. Pour Collingwood, la reconstitution est un fait de l’esprit (act of thought) grâce auquel l’historien (non féminisé dans le texte d’origine) serait capable de remettre en acte le passé. Le re-enactment serait une action performative au moyen de laquelle l’historien peut se projeter dans le passé pour le « re-penser » ou le « ré-expérimenter » à partir du présent. Il s’agirait de la seule méthode à légitimer l’écriture du récit historique selon une quête ou un souci d’objectivité et de véracité. Cette démarche mentale, répondant d’une histoire positiviste, permettrait ainsi d’extraire une vérité du passé. Voir : Collingwood R. G., The Idea of History, Oxford, Oxford University Press, 2005 (1946).

[26] Dulguerova E., « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités, n° 15, 2010, p. 53-71 ; Greenberg R., « Remembering Exhibition: From Point to Line to Web », Tate Papers, n° 12, automne 2009, en ligne : tate.org.uk/research/publications/tate-papers/12/remembering-exhibitions-from-point-to-line-to-web (consulté en mars 2020).

[27] Celant G., « A Readymade: When Attitudes Become Form », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 389-392.

[28] Verhagen E., « Germano Celant. Quand les attitudes deviennent forme : Berne 1969/Venise 2013 », art press, n° 401, juin 2013, p. 35.

[29] Celant G., « Why and How. A Conversation with Germano Celant », When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, cat. exp., Milan, Progetto Prada Arte, 2013, p. 396-397 : « the conditions of the show are as telling as the show itself ».

[30] Voir entre autres : Glicenstein J., « En quête d’un canon des expositions », esse arts+opinions, n° 84, printemps-été 2015, p. 14-21.

[31] Glicenstein J., L’invention du Curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

[32] Ibid., p. 105.

[33] O’Neill P., The Culture of Curating and the Curating of Cultures(s), Cambridge, The MIT Press, 2012.

[34] Le premier titre de la collection : Schafaff J., Bismarck, B. (von), Weski T., Cultures of the Curatorial, Berlin, Sternberg Press, 2012.

[35] L’enjeu des tournées, voire les co-productions entre différentes institutions, en regard de la reconstitution d’exposition est un vaste sujet en soi qui mériterait une étude plus approfondie.

[36] L’expression « becoming public » est empruntée aux travaux de Bismarck, dont : Bismarck B. (von), « Out of Sync, or Curatorial Heterochronicity. “Anti-Illusion: Procedures/Materials” (1969) », Frank R., Meyer-Kramher B., Schafaff J., Bismarck B. (von), Weski T. (dir.), Timing: On the Temporal Dimension of Exhibiting, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 301-318.

Pour citer cet article : Florence-Agathe Dubé-Moreau, "Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/dube-moreau-reprendre-en-echos/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette

par Ivana Dizdar

 

Ivana Dizdar est historienne de l’art et commissaire d’exposition. Elle est titulaire de masters en histoire de l’art et en études en conservation des universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Columbia à New York. Ses recherches portent sur la relation entre l’art contemporain et l’art du long XIXe siècle. —

 

Fig. 1 : Elisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette en grand habit de cour, 1778, 273 x 193,5 cm, Kunsthistorisches Museum

Marie-Antoinette savait se camper bien avant qu’on ne lui attribue une sensibilité camp. Pour son premier portrait peint par Élisabeth Louise Vigée Le Brun, la reine commande une toile plus grande que nature. Elle se tient fière et confiante (pourquoi ne le serait-elle pas ?). Son allure fait de l’ombre aux objets qui l’entourent, que ce soit une couronne royale ou le buste de son mari Louis XVI. Portant une élégante robe de cour ornée de paniers de satin blanc cassé, presque doré, d’une traîne fleurdelisée, et une aigrette de plumes fichée dans sa coiffure haute, la souveraine nous ignore. Son regard semble lointain, porté au-delà du cadre, vers un avenir prometteur. Depuis cette commande pour la cour de Vienne, exécutée en 1778 à Versailles, Marie-Antoinette en grand habit de cour (Fig. 1) a voyagé et été exposé dans bon nombre d’endroits que la reine elle-même n’aurait pu imaginer. En 2016, par exemple, le portrait fut déplacé du Kunsthistorisches Museum de Vienne vers le Metropolitan Museum de New York pour une rétrospective majeure de Vigée Le Brun. Plus récemment, en 2019, une reproduction du portrait peint par un artiste anonyme, Marie-Antoinette, reine de France, et appartenant au musée national des Châteaux de Versailles et du Trianon fit à son tour le voyage au Met pour se retrouver dans un environnement complètement différent. Suspendue contre un mur rose dans un cadre blanc minimaliste, Marie-Antoinette trônait au centre physique – et peut-être même conceptuel – de l’exposition Camp: Notes on Fashion.

Organisée par Andrew Bolton, conservateur en chef à l’institut du Costume du Met, l’événement avait pour ambition de retracer le développement de la sensibilité camp. Étant donné la complexité et la richesse de cette notion, l’exposition ne pouvait être que partielle et sélective. L’expert Fabio Cleto, parlant d’un terme nébuleux et difficile à définir, associe pourtant le camp à « une chose qui se manifeste, simplement[1] ». Le camp a pendant longtemps été considéré comme un phénomène sous-culturel, jusqu’à ce que des critiques et théoriciens s’y intéressent au milieu du XXe siècle et le fassent ainsi passer de l’ombre à la lumière. Les plus éminents d’entre eux, l’écrivain Christopher Isherwood et, plus tard, la philosophe Susan Sontag, ont décrit le camp comme un concept à la fois esthétique et culturel, une manifestation du glamour et de l’extravagance, un phénomène connotant simultanément l’exagération, l’artifice, l’humour, la parodie, l’ironie, la naïveté, la théâtralité et le plaisir[2]. À différents degrés, les deux auteurs entrevoient le lien, aujourd’hui bien établi, entre le camp et la politique queer, la culture gay, le non-conformisme de genre et les pratiques anti-patriarcales, l’associant à une forme de résistance face à l’ordre dominant. Bolton et le Met ont accueilli ces déclinaisons du camp, pour créer une expérience muséologique : une invitation au voyage à travers l’esprit camp – éclectique, excessif et amoureux de l’amour.

Conçue dans l’esprit camp, l’exposition Camp: Notes on Fashion brouillait les frontières entre l’art noble, l’art populaire et le non-art pour créer un espace où les grands maîtres côtoyaient des artistes pop et des vêtements à la pointe de la mode, avec Judy Garland en arrière-fond musical. En prenant pour référence le célèbre essai Notes on Camp (1964) de Sontag dont elle mime le titre, cette exposition à succès présentait des objets datant du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui et se structurait en deux grandes parties. Transhistorique plutôt que chronologique, la première partie accumulait peintures, sculptures, dessins, photographies, matériaux d’archive, textes, gravures, objets décoratifs et pièces de haute couture. Les musiciens de Caravage (1597, Fig. 2) y côtoyaient des manuscrits d’Oscar Wilde, des boîtes de soupe Campbell d’Andy Warhol, des robes cocktail de Cristobal Balenciaga, ainsi que des portraits photographiques de Greta Garbo et de Marlene Dietrich. La deuxième partie, présentant près de deux cent mannequins sur deux étages, mettait en scène des ensembles et accessoires modernes et contemporains, conçus aussi bien par des marques de renommée mondiale comme Burberry, Versace et Dior, que par des labels moins connus comme Ashish.

Fig. 2 : Caravaggio (Michelangelo Merisi), Les musiciens, 1597, 92,1 x 118,4 cm, Metropolitan Museum of Art

Pourquoi et comment Marie-Antoinette et son portrait peint par l’artiste Vigée Le Brun se sont-ils retrouvés parmi cette foule d’objets ? On aime considérer aujourd’hui Marie-Antoinette comme une figure camp, étant donné son style vestimentaire recherché et son aptitude à poser dans différents rôles : dans le catalogue du Met pour Camp: Notes on Fashion, Cleto soutient  à ce propos que « Marie-Antoinette et les effets de mode qu’elle générait, sur fond de la révolution française, étaient possiblement les plus camp de tous[3] ». Le caractère camp de Marie-Antoinette ne peut cependant pas se lire comme une donnée statique et immuable. Comment le circonscrire, en effet, étant donné que le portrait de la souveraine a été repositionné, non seulement du point de vue historique et géographique, mais aussi herméneutique, notamment dans sa relation au camp qui a lui-même évolué ?

Dans le portrait original de Vigée Le Brun, Marie-Antoinette en grand habit de cour, la reine témoigne de son aptitude à prendre la pose ainsi qu’à se cadrer dans la composition, comme si elle effectuait une apparition sur scène. La souveraine se tient droite, ce qui la rend presque imposante, une attitude que Mary D. Sheriff n’hésite pas à qualifier d’architectonique[4]. Le portrait nous ramène à l’apprentissage du maintien que la reine a reçu d’un maître de danse français, lequel lui avait inculqué l’aptitude à rester gracieuse tout en portant de hauts talons, une crinoline et une traîne[5]. Vigée Le Brun s’est ainsi évertuée à représenter une figure distinguée, sérieuse et digne, endossant pleinement le comportement et l’allure attendus d’une reine. Même si l’artiste reste fidèle à l’apparence physique de Marie-Antoinette, sans dissimuler les caractères physionomiques qu’elle tient des Habsbourg, elle adoucit les traits et se concentre sur le teint pour le rendre rayonnant, jeune et sain[6]. La reine tient une rose qui fait ressortir la couleur de ses joues.

La souveraine Marie-Antoinette apparaît dans son élément, un décor évoquant la salle d’un palais. Derrière elle se trouve une colonne symbolisant le pouvoir royal[7], une colonne si imposante que des historiens d’art la considèrent comme une gaucherie de débutant, le signe que Vigée Le Brun n’avait pas encore atteint la maîtrise de l’échelle et des proportions[8]. Bien au-dessus de la souveraine, sur un piédestal orné de l’allégorie de la Justice, se trouve le buste de son mari, le roi Louis XVI. La couronne royale repose à ses côtés, sur un coussin luxueusement décoré, posé lui-même sur une nappe de velours rouge rehaussée d’ornements dorés. La taille de la colonne et la hauteur du buste affirment de toute évidence l’autorité du pouvoir royal. Malgré tout, aucun de ces attributs ne parvient à rivaliser avec l’allure fière et noble de la personne, Marie-Antoinette se trouvant subtilement mise en relief par un rayon de soleil.

Avant la commande de ce tableau, la reine cherchait non sans difficulté un portraitiste capable de reproduire de la manière la plus juste son image, déclarant dans une lettre à sa mère « les peintres me tuent et [me] désespèrent[9] ». Vigée Le Brun a probablement attiré l’attention de la reine aux alentours de 1776, après avoir été invitée à peindre des portraits du comte de Provence et sélectionnée au même moment pour reproduire des statues royales au cabinet de Louis XVI[10]. Marie-Thérèse d’Autriche, n’ayant pas vu sa fille depuis qu’elle avait été envoyée à Versailles pour épouser l’héritier de la couronne de France, réclamait un portrait de la jeune princesse devenue dauphine puis reine[11]. Elle ne se souciait pas de recevoir un portrait fidèle. Malgré le « fond de tendresse maternelle bien vive[12] » dont elle se déclarait animée, elle voulait avant tout savoir comment sa fille avait grandi, comment elle se comportait et s’habillait – c’est-à-dire comment elle incarnait l’autorité politique conférée par son mariage. Le portrait final donna pleine satisfaction aux deux reines et assura ainsi à Vigée Le Brun la place de portraitiste en titre de Marie-Antoinette[13].

Peut-être Marie-Antoinette en grand habit de cour contient-il déjà des indices du changement de style et de personnalité qui commençait à s’opérer chez la jeune reine de France ? Un changement qui, contrairement aux attentes, dérogeait aux conventions du portrait officiel pour aller vers quelque chose de plus excessif et de plus excentrique. La dérive est légère cependant : le tableau ne nous frappe pas comme participant d’une véritable sensibilité camp. Le cadre, le décor, les attributs, le langage corporel et la composition respectent dans les grandes lignes les normes de la peinture royale traditionnelle[14]. On peut alors s’interroger : pourquoi l’exposition du Met Camp: Notes on Fashion a-t-elle voulu présenter ce portrait de Marie-Antoinette au lieu d’un autre[15] ?

Fig. 3 : Elisabeth Vigée Le Brun, Marie Antoinette en chemise ou en gaulle, 1783, 93 x 79 cm, Sammlung von Ludwig von Hessen und bei Rhein, Schloss Wolfsgarten in Hessen

Vigée Le Brun a en effet produit des portraits de Marie-Antoinette qui, au moins en apparence, s’accordent plus clairement avec la sensibilité camp. Au moment où l’artiste en venait à s’accorder une plus grande liberté de style[16], la reine elle-même délaissait les conventions et les formalités de cour, préférant les contenus inattendus, l’expression de sa subjectivité qui se traduisait surtout par l’invention de jeux de rôle. Son portrait le plus célèbre, Marie-Antoinette en chemise ou en gaulle (1783, Fig. 3), marquait un écart sans précédent dans la représentation qui pouvait être faite d’une reine. La peinture, dans laquelle Marie-Antoinette apparaît vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, fut jugée si explicite, si indigne et si indécente qu’elle fut retirée du Salon. Le tableau aurait donc été plus approprié pour l’exposition Camp: Notes on Fashion car, selon Mark Booth, les représentations camp « rendent gaiement publique leur immoralité[17] ». Le Met aurait également pu exposer une version de Marie-Antoinette à cheval (1783, Fig. 4) de Louis Auguste Brun, qui représente la reine dans une tenue masculine, une livrée de chasse. Le musée aurait aussi pu exposer une gravure plus osée représentant Marie-Antoinette portant une frégate dans les cheveux pour saluer l’engagement de la France dans un combat naval contre la Grande-Bretagne[18] (Fig. 5). En dépit de toutes ces possibilités, c’est la reproduction de Marie-Antoinette en grand habit de cour qui a finalement été retenue et accrochée au mur rose de la galerie.

Fig. 4 : Louis Auguste Brun, Marie-Antoinette à cheval, 1783, 60 x 66 cm, Le château de Versailles
Fig. 5 : Anonyme, Le négligé galant ornés de la coéffure à la Belle-Poule, 1778, 33,7 x 50 cm, Bibliothèque nationale de France
Fig. 6 : Pietro Tacca, Belvedere Antinous, environ 1630, 64,6 × 28,4 × 20,3 cm, J. Paul Getty Museum. Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

L’exposition s’ouvrait avec des considérations sur « Le Beau Idéal », un concept du début du XIXe siècle cherchant à définir l’archétype de la beauté masculine[19]. Mis sur des piédestaux, au sens propre comme au sens figuré, se trouvaient des corps d’hommes idéalisés. Les représentations pouvaient aller de la photographie conceptuelle de Hal Fischer, Archetypal Media Image (1977), mettant en évidence le dos d’un mannequin masculin, à des statues classiques exhibant des muscles abdominaux ciselés en bronze poli. Une de ces sculptures était L’Antinoüs du Belvédère (v. 1630, Fig. 6) de Pietro Tacca, représentant Hermès, une icône de l’homoérotisme. Située au centre de la première galerie aux murs roses, L’Antinoüs incarnait l’éloge de la beauté, de l’attirance et de l’amour gay, des thèmes mis en avant par l’exposition. Cette sculpture et le sujet de Fischer, ainsi que deux mannequins masculins torses nus vêtus de leggings Vivienne Westwood, y adoptent le même contrapposto flatteur, leur poids reposant sur une jambe, un bras posé sur la hanche de manière provocatrice, le coude fléchi vers l’avant avec ostentation.

Fig. 7 : Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV, 1700-01, Musée du Louvre

L’Antinoüs avait été une source de fascination pour Louis XIV, qui acquit la sculpture de Tacca durant son règne. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si, dans son propre portrait peint par Hyacinthe Rigaud (1701, Fig. 7) aussi exposé dans Camp: Notes on Fashion, Louis XIV adopte une pose similaire à celle de la sculpture. Avec une jambe élégamment posée devant lui et une main sur la hanche, le roi parade dans une robe cérémonielle de velours bleu garni de fourrure ; il porte des souliers ornés de boucles et de talons rouges, symboles prééminents de la stature sociale dans la mode masculine du baroque[20]. Tout comme Marie-Antoinette plus tard, Louis XIV avait reçu des cours de maintien qui avaient développé sa passion pour la danse, traduite dans le portrait par la posture droite, la délicatesse de l’allure et le galbe accentué des jambes[21]. Exhibant sa grandeur de manière ostentatoire, le roi devient ainsi l’exemple parfait de la théâtralité du camp. Il n’est pas surprenant que Cleto fasse remonter les origines étymologiques du mot camp au terme français se camper et à l’italien campeggiare[22] – une action théâtrale associée à une posture qui se démarque, l’acteur cherchant (et obtenant) l’attention des autres.

Fig. 8 : L’artiste a également créé un panorama à grande échelle sur le même sujet. John Vanderlyn, Panoramic View of the Palace and Gardens of Versailles, 1818-19, 3,6 x 49,5 m, Metropolitan Museum of Art

Il n’est pas non plus étonnant que les racines du camp soient associées à la France, notamment à Versailles, qui était aussi représenté, dans Camp: Notes on Fashion, par une gravure de l’artiste néo-classique John Vanderlyn datant de 1818 et montrant les jardins, avec en premier plan le bassin de Latone (Fig. 8). Sontag a également fait une allusion à Versailles, courte mais pertinente, dans son essai fondateur. Selon Cleto, Versailles était le site originel du camp : un endroit où le style, la flamboyance et le drame « transformaient la réalité en une scène[23] ». De plus, d’après Booth les adeptes du camp considèrent « le Versailles de Louis XIV comme une sorte d’Eden, une autarcie vouée au divertissement, à l’exhibitionnisme et au scandale[24] ». Louis XIV s’érige ainsi comme le prédécesseur du camp, une réputation partagée avec Marie-Antoinette, cette Autrichienne pourtant mal reçue à Versailles avant qu’elle n’en devienne la figure emblématique dans l’exposition du Met.

Fig. 9 : Robe à la Polonaise, environ 1780, Metropolitan Museum of Art

Marie-Antoinette, reine de France, la copie de Marie-Antoinette en grand habit de cour, était exposée dans une sous-section intitulée « Sontagian Camp ». Cette section mettait en relation des objets ou groupes d’objets présentés sur fond rose, comme les œuvres dans « Le Beau Idéal », disposés dans des vitrines presque aussi hautes que le plafond et encadrés dans les mêmes nuances de roses. Le portrait de Marie-Antoinette apparaissait à côté d’une robe d’époque à la polonaise (Fig. 9) et d’une pièce de chinoiserie de la manufacture Höchst, datant de la fin du XVIIIe siècle (Fig. 10). Au-dessus des vitrines, un écran digital parcourait les contours de la salle. L’essai complet de Sontag y défilait, note par note, le bruit d’un clavier se faisant entendre en fond sonore. Dans sa note treize[25], Sontag retraçait les origines du camp au XVIIIe siècle et soulignait la coutume à Versailles de vouloir rendre la nature artificielle[26].

Fig. 10 : Höchst Manufactory (attribué à Johann Peter Melchior), Audience of the Chinese Emperor, environ 1799, 39,8 x 33,2 x 21,7 cm, Metropolitan Museum of Art

Le Petit Trianon avec ses jardins, bâti sur les terres de Versailles, est un parfait exemple de l’attrait de Marie-Antoinette pour l’artifice. Louis XVI lui avait offert cette demeure, dédiée à ses usages et plaisirs personnels, lors de son accession au trône en 1774 alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Au fil des années, la souveraine y fit construire une maison d’été, une ferme, une grange, deux laiteries, un poulailler, et même un théâtre et un terrain de jeu de boules, le tout entourant un bassin artificiel. À la différence de Versailles, construit pour impressionner par son luxe et sa splendeur, le Trianon est décoré de manière délibérément modeste, afin de créer une illusion d’authenticité[27]. L’endroit était pour la reine un refuge, lui permettant de se fantasmer en « une éternelle adolescente[28] », qui jouerait à être paysanne, vachère, fermière, s’abandonnant à la fantaisie d’une vie simple dans un monde éloigné du sien[29].

Avec le Trianon, la reine s’était fabriqué un endroit pour elle. Elle en avait fait son royaume, une sorte de terrain de jeu où elle pouvait établir ses propres normes et laisser de côté les conventions usuelles de la cour[30]. Elle le transforma, à la manière du camp, en un lieu de vie où l’esthétique imprégnait le social, un lieu d’expérimentation et d’innovation en matière de mode, de loisir et de jeu. Marie-Antoinette prenait plaisir à organiser des pièces de théâtre et des fêtes élaborées, en invitant même des artistes de cirque ; des mascarades sur des thèmes variés n’étaient pas sans rappeler les divertissements costumés dont raffolait la Renaissance[31]. Le Trianon, écrit Xavier Salmon, « [permit] à la souveraine d’être femme[32] ». Mais il était aussi devenu l’endroit que le peuple associait aux dépenses frivoles de la souveraine, un comportement contre lequel sa mère et ses conseillers l’avaient pourtant prévenue, et qui lui valut le surnom de « Madame Déficit ». Bien qu’animés par des intérêts différents, les aristocrates comme les gens du peuple s’accordaient sur la haine qu’ils éprouvaient envers la reine. Tous l’accusaient d’avoir épuisé les fonds de la nation dans des activités frivoles et d’avoir ainsi contribué aux immenses inégalités économiques qui condamnaient la majeure partie des Français à la pauvreté, à la famine et à la souffrance[33].

Les loisirs et l’attitude de Marie-Antoinette contrastaient nettement avec ce qu’on pouvait attendre d’une reine. Tandis que des souverains plus conventionnels, comme sa belle-mère Marie Leczińska, se conduisaient en accord parfait avec l’étiquette formelle de la cour et restaient loin des projecteurs, Marie-Antoinette attirait l’attention par son train de vie extravagant et ses tenues flamboyantes[34]. Avec Marie-Antoinette en grand habit de cour, la reine avait réussi à se donner une image de bonne souveraine, une image de laquelle elle s’est éloignée rapidement pour devenir une personne différente : une reine déviante. Elle n’est pas le premier souverain au sein de la cour à s’être créé volontairement un statut parallèle. Durant son règne, Louis XIV avait poussé les nobles à s’éloigner de la politique ; à Versailles, ils étaient étourdis de divertissements avec le roi comme maître de jeu et comme surveillant. Cette forme de désactivation sociale s’est révélée être une condition nécessaire à la naissance du camp, une sensibilité intrinsèquement marginale, et a fait de Versailles ce que Booth décrit comme un « paradigme de la haute culture camp[35] ».

À la différence de Louis XIV, le personnage que s’était créé Marie-Antoinette n’était pas exclusivement le fruit d’un choix ni d’un habile calcul politique : femme, étrangère et reine par alliance, longtemps incapable de donner de protester contre les conditions qui lui étaient imposées par la raison d’État. Et la mode s’enlignait sur la sensibilité camp : amusante, souvent ironique, parfois offensante, elle s’écartait toujours de la dualité de goût bon-mauvais prônée par le jugement esthétique ordinaire[36], sans parler du jugement esthétique de la cour.

Les historiens de la mode citent les stylistes de Marie-Antoinette comme étant les précurseurs de la haute couture française moderne. La plus importante d’entre eux était la célèbre parisienne Rose Bertin, facétieusement surnommée « la ministre des modes », qui a influencé l’appétence de la reine pour des styles élaborés, amalgames de tissus opulents comme le velours, excessivement façonnés de plis, de ruches et de nœuds et surchargés de parures de bijoux et de plumes. La coiffure n’était pas en reste en termes d’extravagance. Connu comme Monsieur Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette, l’homologue de Bertin dans le monde de la coiffure, inventait et créait sur la tête royale les confections les plus exubérantes. Chacune s’érigeait comme une œuvre d’art singulière. Établies sur des échafaudages en fil de fer, les coiffures – nommées poufs – mêlaient la gaze et les crins de cheval aux cheveux de la reine. Crêpés bien au-dessus de son front et recouverts d’une épaisse poudre blanche (un des ingrédients de cette poudre était la farine, ce qui aurait attisé la colère d’une population française affamée[37]). Entre les tresses et les boucles, chaque pouf se présentait comme une sorte de nature morte, comprenant un étalage d’objets, de matériaux divers et d’authentiques végétaux comme les fruits et les légumes[38] – des accessoires en phase avec l’esthétique pastorale du Trianon tout en maintenant la relation du camp avec l’artifice.

Marie-Antoinette et ses stylistes étaient évoqués, dans la deuxième partie de l’exposition Camp: Notes on Fashion, à travers, entre autres, les créations de Vivienne Westwood et de Moschino. Les deux marques s’inspiraient des robes de cour du XVIIIe siècle pour créer des ensembles qui alliaient tenue courtière traditionnelle et style contemporain. Les costumes apparaissaient en fait comme des sortes de collages, confectionnés à partir d’un assortiment éclectique de tissus aux couleurs disparates, enjolivés de manches à volants, de ruches, et de passementeries. La Dress (1990-1991) de Moschino se composait de jacquard synthétique, de passementeries et de dentelles en rose, vert et or, tandis que la Evening Dress (1995-96) de Westwood combinait la soie et le taffetas rehaussés de dentelles roses et argentées. Restant fidèles au camp, les créateurs s’appuyaient sur Marie-Antoinette pour laisser libre cours à leur créativité débridée. Comme le suggère Isherwood : « tu ne peux pas camper sur quelque chose que tu ne prends pas au sérieux. Tu ne cherches pas à te moquer, tu veux plutôt en faire ressortir l’humour[39] ».

L’influence de Marie-Antoinette ne se limite pas aux robes de cour, ni même aux robes en général. Elle ne se restreint pas non plus à la mode féminine. Ses excès de style illustraient un bouleversement progressif, non seulement du vêtement genré, mais plus généralement des normes et des attitudes rigides qui définissaient la société française pour les femmes et les hommes, les épouses et les maris, incluant les reines et les rois. Encore dauphine à Versailles, Marie-Antoinette était déjà réfractaire au comportement qui était attendu d’une femme de son rang, résistance que nous pouvons retrouver dans sa façon d’arborer des tenues et des coiffures masculines. Ce penchant, révélé dans Marie-Antoinette à cheval, faisait écho à sa manière de monter « comme un homme[40] ». Cela correspondait également à l’adoption de conduites et à l’appropriation de privilèges habituellement réservés au roi. Weber qualifie le phénomène de « féminisation sans précédent », citant en exemple les régulations du Trianon qui, contrairement à la promulgation de décrets normalement réservés à l’autorité du souverain, étaient émises « par ordre de la reine[41] ». Cette attitude se manifesterait déjà fortuitement dans le portrait Marie-Antoinette, reine de France, dans lequel la reine affiche une détermination et une maîtrise de soi réservées d’ordinaire à des sujets masculins tels que les rois[42].

Le désir de Marie-Antoinette d’occuper l’espace frontière entre le masculin et le féminin la rapproche davantage de ce qu’on convient d’appeler la fête du camp, où l’androgynie est un invité important, sinon essentiel[43]. Il n’est pas surprenant de voir que la déstabilisation des normes de genre initiée par la reine, les libertés qu’elle prenait en termes de style et de comportement, aient fait beaucoup de bruit. Parmi les rumeurs qui circulaient à son endroit, une prévalait : on la soupçonnait d’être lesbienne. Cette rumeur partait de ses diverses relations avec des compagnes féminines, avec lesquelles elle passait souvent la nuit au Trianon (toujours en l’absence de son mari[44]). Même Vigée Le Brun fut considérée comme une des partenaires sexuelles de la reine, en raison de leur étroite relation et leur évidente admiration mutuelle[45]. Il est peut-être révélateur que, dans Marie-Antoinette, reine de France, la souveraine détourne le regard loin du buste de son mari.

Dans Notes on Camp, Sontag évitait de mettre en exergue le lien entre camp et homosexualité mais bon nombre de critiques l’ont depuis considéré comme inhérent. Ce lien apparaît indéniable dès l’exemple de Versailles. Le frère de Louis XIV, le duc d’Orléans Philippe Ier, en est l’illustration la plus flagrante. Le duc était un noble efféminé, extravagant et fêtard, qui s’habillait parfois en femme et dont la « maîtresse en titre » était en fait un « maître[46] ». Quant à Marie-Antoinette, et malgré les soupçons d’homosexualité qui planaient sur elle à son époque, elle apparaissait plutôt dans Camp: Notes on Fashion comme une figure queer, selon notre conception contemporaine du terme. À travers son regard féministe, Pamela Robertson associe ainsi le camp à un discours queer, celui-ci permettant aux hommes et aux femmes de toutes allégeances sexuelles d’exprimer leur aliénation par rapport aux rôles de genre qui leur ont été attribués par une culture normative[47]. Si nous l’acceptons aujourd’hui comme une icône queer, Marie-Antoinette pourrait être considérée comme la Judy Garland de son époque.

À l’instar de Camp: Notes on Fashion, nous portons un regard rétrospectif sur Marie-Antoinette, un regard évidemment conditionné par les enjeux du présent. Non seulement les connotations associées à la notion de camp mais son attribution même doivent être soumises à une appréciation critique. Répondant à l’affirmation d’Isherwood selon laquelle Mozart et le baroque seraient camp, Booth note qu’ils ne sont en réalité pas camp mais appréciés d’une manière camp[48]. Ainsi Marie-Antoinette, possiblement la plus camp de tous, n’a pourtant été façonnée, comprise et appréciée comme telle que depuis les dernières décennies. À son époque, la reine s’est contentée de dériver vers les marges, son manque de respect des conventions ayant tout simplement contribué à sa perte en popularité (dans son cas, cet écart équivalait à une condamnation à mort). De nos jours, son association au camp la ramène dans un mainstream qu’elle n’a pas pu rallier en son temps. C’est ainsi que nous la retrouvons suspendue contre un mur rose, sous un écran digital, en présence de Dior et en dialogue avec Judy Garland. Marie-Antoinette a nourri l’évolution du camp et, aujourd’hui, le camp l’illumine à son tour.

Notes

[1] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 13 : « Camp just happens ».

[2] Voir Isherwood C., « From The World in the Evening », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 49-52 ; Sontag S., « Notes on “Camp” », ibid., p. 53-65 (article originellement publié en 1964).

[3] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 41 : « Marie Antoinette and her fashion statements on the backdrop of the French Revolution were possibly the campiest of all. ».

[4] Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 164.

[5] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 3.

[6] Xavier S., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 142.

[7] Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 102.

[8] Salmon X., « Marie-Antoinette in Court Dress », Vigée Le Brun: Woman Artist in Revolutionary France, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2006, p. 72.

[9] Salmon X., « La reine et son image », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 136.

[10] Salmon X., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », ibid., p. 142.

[11] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », ibid., p. 17.

[12] Salmon X., « Marie-Antoinette en grand habit de cour », ibid., p. 140.

[13] Salmon X., « La reine et son image », ibid., p. 136. Voir aussi May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 37.

[14] Salmon X., « La reine et son image », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 136. Voir aussi Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 164.

[15] Quand le portrait original est arrivé à Vienne en février 1779, il était endommagé. Le tableau avait été reproduit au préalable par un artiste anonyme. C’est cette reproduction qui a été présentée lors de l’exposition du Met. Les demandes de portraits de Marie-Antoinette étaient nombreuses, ce qui posait problème compte tenu de la difficulté de la reine à s’immobiliser pour la pose (Cécile Berly parle d’un « besoin, quasi pathologique, d’être continuellement en mouvement » ; voir Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 106.) Cette agitation encourageait les copies de portraits déjà existants, une pratique facilement acceptée à l’époque dans la mesure où les reproductions étaient quasiment identiques aux tableaux originaux. Il arrivait cependant que les artistes introduisent certains changements en combinant des éléments empruntés à différentes compositions. L’œuvre étudiée dans cet essai en est un parfait exemple : le sujet central reste inchangé mais l’iconographie qui l’entoure a été modifiée, notamment le buste de Louis XVI qui a été supprimé.

Salmon X., « La reine Marie-Antoinette en robe à paniers », cat. exp., Marie-Antoinette à Versailles : le goût d’une reine, Bordeaux, Musée des Arts décoratifs, 2005, p. 88.

[16] Berly C., Louise Élisabeth Vigée Le Brun : peindre et écrire, Marie-Antoinette et son temps, Versailles, Artlys, 2015, p. 105. Voir aussi May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 37.

[17] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 72 (article originellement publié en 1983) : « gaily publicise themselves as immoral ».

[18] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 123.

[19] Bolton A., « The Beau Ideal », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 62.

[20] Bolton A., « Verb », ibid., p. 75.

[21] Ibid., p. 74.

[22] Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 13, 41-43.

[23] Ibid., p. 39 : « transformed reality into a stage ».

[24] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 75-76 (article originellement publié en 1983) : « Louis XIV’s Versailles as a sort of camp Eden, a self-enclosed world devoted to divertissement, to dressing-up, showing off, and scandal ».

[25] Ayant été détruites durant la Révolution, aucune des robes de Marie-Antoinette n’a pu être exposée à New York. La robe à la polonaise était étroitement associée à la cour de Versailles. Des robes de ce genre sont aussi devenues populaires en Amérique, témoignant des relations entre les deux pays. Bolton A., « Sontagian Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 131.

[26] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 56 (article originellement publié en 1964).

[27] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 131. Voir aussi Lever É., Marie-Antoinette : un destin brisé, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2006, p. 82-83.

[28] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 17.

[29] Waltisperger C., « Entre mode et tradition, Marie-Antoinette et la nature », Marie-Antoinette à Versailles : le goût d’une reine, cat. exp., Bordeaux, Musée des Arts décoratifs, 2005, p. 25.

[30] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 132.

[31] Ibid., p. 198.

[32] Salmon X., « Marie-Antoinette en 2008 : chronique d’une exposition », Marie-Antoinette, cat. exp., Paris, Grand Palais, 2008, p. 18.

[33] Pourtant, la reine avait bouleversé les distinctions de classe avec ses expérimentations sur la mode, jouant un rôle phare dans l’évolution du camp en tant que « long processus de démocratisation » (Cleto F., « The Spectacles of Camp », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 41 : « a long process of democratization »). Seulement deux années après son premier portrait peint par Vigée Le Brun, Marie-Antoinette, encore dauphine, commença à porter des vêtements à l’antithèse d’une tenue royale acceptable durant ses temps de loisir. Souvent vêtue de blanc, elle affectionnait les robes simples et informes, faites de tissus naturels comme le lin et légers comme la gaze et la mousseline, à l’instar de la tenue portée dans Marie-Antoinette en chemise ou en gaulle. Bien que controversé à ses débuts, ce style devint rapidement à la mode pour les femmes de Paris. Ces vêtements simples empêchaient de distinguer les femmes riches de celles qui ne l’étaient pas, en permettant aux femmes de « basse classe » (Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 150-151 : « “lower birth” ») de passer pour des « femmes distinguées » (Ibid., p. 159 : « ladies of quality »).

[34] Ibid., p. 99.

[35] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 76 (article originellement publié en 1983) : « paradigm of high camp society ».

[36] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 61 (article originellement publié en 1964).

[37] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 114.

[38] Ibid., p. 145.

[39] Isherwood C., « From The World in the Evening », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 51 (article originellement publié en 1954) : « you can’t camp about something you don’t take seriously. You are not making fun of it, you are making fun out of it ».

[40] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 149 : « like a man ».

[41] Ibid., p. 134 : « By Order of the Queen ».

[42] Sheriff M. D., The Exceptional Woman: Élisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 165.

[43] Sontag S., « Notes on “Camp” », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 56 (article originellement publié en 1964).

[44] Weber C., Queen of Fashion: What Marie-Antoinette Wore to the Revolution, New York, Henry Holt, 2006, p. 142.

[45] May G., Élisabeth Louise Vigée Le Brun: The Odyssey of an Artist in an Age of Revolution, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2005, p. 39.

[46] Bolton A., « Verb », Camp: Notes on Fashion, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2019, p. 75.

[47] Robertson P., « What Makes the Feminist Camp? », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 271 (article originellement publié en 1996).

[48] Booth M., « Campe-toi !: On the Origins and Definitions of Camp », Cleto F. (dir.), Camp: Queer Aesthetics and the Performing Subject, a Reader, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999, p. 67 (article originellement publié en 1983).

Pour citer cet article : Ivana Dizdar, "Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/dizdar-camp-mouvement-versailles-met/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal

par Katrie Chagnon

 

Katrie Chagnon est professeure associée au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les théories et discours sur l’art, ainsi que sur les approches phénoménologiques, psychanalytiques et féministes. Sa thèse de doctorat, qui examine le rôle du fantasme dans les écrits de Michael Fried et Georges Didi-Huberman, sera publiée prochainement aux Presses de l’Université de Montréal. Katrie Chagnon est également active dans le milieu de l’art contemporain depuis une quinzaine d’années en tant qu’autrice, éditrice, conservatrice et commissaire d’exposition. Depuis 2019, elle est directrice artistique et membre du comité de rédaction du magazine culturel Spirale et fait maintenant partie de l’Association internationale des critiques d’art. —

 

D’abord conçue pour le Jeu de Paume à Paris, où elle a été présentée en 2016-2017, l’exposition Soulèvements signée par l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman a connu cinq itérations subséquentes dans des institutions culturelles partenaires en Europe et en Amérique. Ces présentations, échelonnées sur une période de deux ans, ont eu lieu successivement à Barcelone, Buenos Aires, São Paulo, Mexico et, enfin, Montréal, où le projet de Didi-Huberman, déployé à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise, a trouvé son point d’aboutissement à l’automne 2018[1]. D’une version à l’autre, l’exposition a conservé sa structure générale, une part essentielle de son contenu[2], ainsi que l’unité théorique, narrative et stylistique que lui avait donnée le commissaire au départ, mais elle a été adaptée, à des degrés divers, en fonction du contexte culturel, sociohistorique, géopolitique et institutionnel des différents lieux où elle a circulé. Si cette série d’adaptations peut être perçue, rétrospectivement, comme une suite ou des variations musicales[3], comme le suggère l’initiatrice du projet alors à la tête du Jeu de Paume, Marta Gili[4], une mise en regard des présentations parisienne et montréalaise de Soulèvements permet d’observer des déplacements plus significatifs sur les plans discursif, sémantique et idéologique, lesquels dépassent les seuls enjeux contextuels. Ce sont ces déplacements, opérés entre la première et la dernière itération de l’exposition, qu’il s’agit d’examiner dans le présent texte en prenant appui sur l’idée de « double exposition » telle qu’elle a été théorisée par Mieke Bal[5] et telle qu’elle se décline, à différents niveaux, à travers la mise en forme et en vue de la pensée didi-hubermanienne des soulèvements.

L’exposition comme paradigme esthético-politique

D’emblée, la proposition curatoriale élaborée par Didi-Huberman a ceci d’intéressant qu’elle découle d’une vaste recherche historique et théorique sur le thème des émotions collectives où la notion même d’exposition, liée à celle de représentation, est doublement problématisée en termes esthétiques et politiques. Avec Soulèvements, en effet, l’historien de l’art a voulu concrétiser des réflexions développées dans les derniers volumes de sa série L’œil de l’histoire autour de la représentation ou de « l’exposition des peuples » : une question qui concerne précisément les conditions, tant esthétiques que politiques, selon lesquelles les collectivités humaines sont rendues visibles (et donc sensibles) dans l’espace public[6]. Dans Peuples exposés, peuples figurants, Didi-Huberman a notamment reformulé en ce sens le constat du sociologue Georg Simmel, énoncé en 1908, voulant « que toute réalité sociale n’a[it] d’autre destin que de prendre forme, c’est-à-dire requi[ère], à un moment, que l’on s’interroge sur ses modes d’apparition ou d’exposition[7]. » Une telle interrogation paraissait d’autant plus urgente, à celui qui publiait ces lignes en 2012, que les peuples contemporains voient leurs conditions de figuration se dégrader sous l’effet symétrique de leur mise en spectacle ou sous censure, étant à la fois « sur-exposés » et « sous-exposés » d’une manière qui nous les rendent similairement invisibles. Car le fait pour les peuples d’être « exposés », en cette époque hyper-médiatisée, ne signifie nullement qu’ils soient mieux représentés, d’un point de vue démocratique, ni plus visibles les uns aux autres, insiste Didi-Huberman. Au contraire, « les peuples sont exposés en ce qu’ils sont justement menacés dans leur représentation – politique, esthétique – voire, comme cela arrive trop souvent, dans leur existence même. Les peuples sont toujours exposés à disparaître[8] ».

L’ambiguïté inhérente à la réalisation d’une exposition abordant cette problématique à travers le paradigme insurrectionnel se révèle dès lors évidente : en tant qu’acte de monstration publique, la présentation de Soulèvements impliquait aussi bien d’ « exposer » cette exposition des peuples à la disparition, que d’y résister au moyen d’images et de modes d’apparaître alternatifs, à contrecourant de ceux, spectaculaires et triomphants, auxquels recourt le pouvoir hégémonique. Telle était, du moins, l’intention première du commissaire, qui répondait par là à l’injonction benjaminienne d’ «  organiser le pessimisme[9] » en explorant autrement le domaine du visible où se constitue l’expérience politique et historique. À ses yeux, les soulèvements représentaient une « situation exemplaire[10] » pour examiner comment, à travers l’histoire, des peuples à la visibilité menacée ont malgré tout été exposés par les artistes ou ont choisi eux-mêmes de s’exposer de façon parfois radicale, en manifestant sur la place publique, par exemple[11].

Si l’enjeu de cet article n’est pas de mesurer la cohérence de l’exposition à l’aune de ses prémisses théoriques, il est en revanche pertinent de réfléchir, dans ce contexte, aux différents sens que recouvre le verbe « exposer » lui-même, ainsi qu’à la manière dont cette polysémie affecte l’interprétation des deux itérations de Soulèvements. Comme le note Mieke Bal en introduction à son ouvrage Double Exposures. The Subjet of Cultural Analysis, le concept plurivoque d’exposition renvoie au mot grec apo-deik-numai, qui désigne l’acte de rendre public, de présenter quelque chose publiquement[12]. Selon cette acception apodictique, exposer peut signifier montrer, démontrer ou expliquer, qu’il s’agisse de mettre en vue des objets ou des images, d’exprimer des idées ou encore d’énoncer des opinions de façon plus ou moins affirmative et autoritaire. Dans toute présentation publique sont ainsi performés des gestes discursifs qui déterminent certaines manières de communiquer et de penser – l’exposition muséale offrant, selon Bal, un cas de figure emblématique à cet égard. Elle écrit :

« Quelque chose est rendu public dans l’exposition, et cet événement implique d’amener dans la sphère publique les opinions et croyances bien ancrées d’un sujet. Un exposé est toujours aussi un argument. Par conséquent, en rendant publiques ses idées, le sujet s’objective, s’expose autant que l’objet ; cela fait de la présentation (exposition) une exposition (exposure) de soi. Une telle exposition est un acte producteur de sens, une performance[13]. »

N’ayant pas de véritable équivalent en français, le terme exposure qu’emploie ici sciemment la théoricienne de la culture exprime bien la position complexe, toujours duplice, dans laquelle se trouve le sujet qui produit l’exposition, en l’occurrence le commissaire. Pour le dire simplement, celui qui performe l’acte d’exposer « s’expose » lui-même doublement, au sens où il se met à la fois de l’avant et à risque, promouvant sa pensée (et par le fait même sa subjectivité), tout en soumettant celle-ci à la critique. La situation dans laquelle il se place est donc tout aussi avantageuse que compromettante – à l’instar, en quelque sorte, de celle des peuples que Didi-Huberman a choisi d’exposer en images dans le cadre de Soulèvements.

Or, s’agissant des positions théoriques, esthétiques et politiques de cet éminent penseur, il convient de se demander : qu’expose-t-il, comment (s’)expose-t-il et à quoi ou à qui s’expose-t-il, différemment, à Paris et à Montréal ? De quelle manière les institutions qui ont présenté Soulèvements, leurs principaux acteurs et actrices et leurs publics ont-ils orienté ou adapté le discours expositionnel de ces ceux itérations ? Plus spécifiquement, comment la version montréalaise a-t-elle intégré la réception critique – et en particulier féministe – de l’exposition inaugurale au Jeu de Paume dans la production d’un nouveau discours infléchi par l’histoire (artistique et politique) locale, ainsi que par l’actualité récente ? Bref, comment la proposition de Didi-Huberman a-t-elle été performée de part et d’autre de l’Atlantique, et quelles significations spécifiques cette double perspective a-t-elle générées ?

D’un récit de soulèvements à l’autre

Afin de répondre à ces questions, il faut se pencher de plus près sur la structure et le contenu de l’exposition qu’a élaborés le commissaire en dialogue avec ses deux principales collaboratrices : Marta Gili, à Paris, et Louise Déry, à Montréal. J’insiste ici – et j’y reviendrai – sur le rôle prééminent que ces deux directrices d’institutions (la première rattachée au Jeu de Paume et la seconde, à Galerie de l’UQAM) ont joué dans l’orientation du projet Soulèvements, lequel a trop souvent été attribué, à tort, à la seule vision de Georges Didi-Huberman. Sollicitée en 2014 par Gili dans l’optique d’une programmation axée sur des enjeux sociaux et politiques[14], l’exposition a été pensée, dans sa forme initiale, comme un récit en cinq parties s’enchaînant les unes aux autres dans un ordre bien défini, lequel est demeuré inchangé au fil de ses multiples itérations. Cette structure narrative, que le commissaire a transposée dans la scénographie de l’exposition, s’articulait autour de cinq sous-titres auxquels étaient rattachés des corpus d’œuvres, d’images et de documents hétérogènes, à savoir : « I. Par éléments (déchaînés) » ; « II. Par gestes (intenses) » ; « III. Par mots (exclamés) » ; « IV. Par conflits (embrasés) » ; « V. Par désirs (indestructibles) ». Dans une vidéo diffusée sur le site Web du Jeu de Paume, Didi-Huberman affirme avoir forgé ces expressions dans le but non pas d’établir des catégories de soulèvements (même si le montage de l’exposition générait une forme de typologie), mais de raconter une histoire : il s’agissait d’entraîner les visiteurs et visiteuses d’un moment à un autre de son récit, des forces physiques de la nature qui se déchaînent aux forces psychiques du désir qui survivent et résistent à leur suppression, en passant par celles que manifestent diversement, et successivement, les corps, les paroles et les conflits[15] (Fig. 1-3).

Fig. 1 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 2 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.
Fig. 3 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Dessinant un parcours étonnamment linéaire pour celui qui se revendique d’une méthodologie warburgienne, l’accrochage plutôt conventionnel de Soulèvements réunissait différents éléments de sa recherche personnelle des quarante dernières années, revus à travers le prisme des soulèvements et montrés dans une nouvelle séquence visuelle. Ainsi, c’est autant l’histoire sociale des gestes par lesquels les sujets se construisent en sujets politiques que sa propre histoire intellectuelle que le commissaire racontait et exposait aux regards du public parisien[16]. Le choix de nombreuses œuvres et images présentées au Jeu de Paume en témoigne. Mentionnons, à titre d’exemples : les photographies d’hystériques prises à la Salpêtrière sous l’égide de Charcot, objets de son tout premier livre[17], ici placées sous la rubrique des « gestes (intenses) » ; les séries de gravures de Francisco de Goya intitulées Désastres de la guerre (1810-1820), Les Caprices (1799) et Les Disparates (1815-1824), incluses dans la première section de l’exposition (« Par éléments (déchaînés) ») et désignées comme le point de départ d’une réflexion sur les puissances de l’imagination qui traverse l’ensemble de son travail[18] ; les images captées de façon clandestine par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, que l’auteur d’Images malgré tout[19] a recadrées dans la thématique de l’exposition, y voyant un témoignage de résistance lié à l’indestructibilité du désir ; ou encore de nombreuses œuvres d’artistes modernes et contemporains qui lui sont chers et sur lesquels il avait déjà écrit dans le passé, tels que Marcel Duchamp, Man Ray, Pascal Convert, Pier Paolo Pasolini et Maria Kourkouta, pour ne nommer que ceux-ci.

Le caractère idiosyncrasique de l’exposition a d’ailleurs été vertement critiqué en France, notamment par l’historien Philippe Artières, pour qui « [s]’il [y] est question de “subjectivité”, ce n’est que celle du commissaire, auxquels les sujets servent de matière, et que le visiteur est prié de contempler[20]. » Artières ajoutait que cette subjectivité – qui s’exposait elle-même en exposant, voire en imposant sa vision esthético-politique des soulèvements – nous livrait de notre monde une représentation « résolument ethnocentré[e], hétérocentré[e], masculin[e], urbain[e][21]… ». Dans un même ordre d’idées, certaines commentatrices ont dénoncé la posture universaliste et autoritaire dont relevaient, selon elles, les choix curatoriaux de Didi-Huberman, sa manière d’orienter le regard en fonction de ses intérêts spécifiques, mais surtout les effets d’exclusion qui en résultaient. Ainsi, dans un billet virulent publié sur son blogue en novembre 2016, Élisabeth Lebovici reprochait à l’exposition du Jeu de Paume de nier l’histoire matérielle et la fabrication collective des images au profit de « la puissance d’un grand homme qui sait mater les images[22] » ; un homme qui, incapable de prendre en compte les soulèvements féministes, renvoie systématiquement les femmes à leur corps plutôt qu’à l’histoire.

« Même s’il y a plusieurs ou quelques femmes artistes dans l’exposition Soulèvements (on imagine que Marta Gili a dû y veiller) [arguait Lebovici], la place que les femmes ont dans les images […] est double. Ce sont 1) soit des hystériques de la Salpêtrière 2) soit des mères, manifestant pour leur(s) enfant(s) place de Mai, etc[23]. »

Autrement dit, les femmes n’y apparaissaient pas comme sujets politiques à part entière, capables de mener un combat au nom de leur condition féminine, contre l’oppression patriarcale. Tel était également l’argument défendu par l’historienne de l’art Giovanna Zapperi, qui soulignait pour sa part le double refoulement des luttes féministes et des révoltes anti- et postcoloniales de l’horizon didi-hubermanien des soulèvements : des absences qu’elle imputait à une conception somme toute « classique » de l’histoire des mouvements de contestation, allant grosso modo de la Révolution française à Mai 1968, et soutenue par des choix muséographiques qui conféraient à l’exposition des allures de grand récit[24]. Qu’elles soient fondées ou non, ces critiques mettent clairement en lumière les effets idéologiques ressentis par certaines communautés face au discours de Soulèvements déployé dans sa version parisienne, dont le contenu renvoyait pour plusieurs à la vision élitiste et consensuelle d’un intellectuel de gauche[25]. À cela contribuaient également les modalités de monstration privilégiées par le commissaire qui, procédant par affinités formelles et accumulations de motifs sans expliciter le contenu historique, politique et social des images, prêtait le flanc à de nombreuses attaques (Fig. 4).

Fig. 4 : Soulèvements, 18 octobre 2016 – 15 janvier 2017, Jeu de Paume, Paris, vue de l’exposition. Photographie : Thierry Rambaud et Alice Sidoli. Courtesy Jeu de Paume. ©Jeu de Paume, 2016.

Or, voilà précisément ce que Louise Déry et son équipe semblent avoir cherché à corriger, en partie, à travers le remaniement de l’exposition pour le contexte montréalais. Intégrant plusieurs perspectives minoritaires dont l’absence avait été décriée dans la présentation au Jeu de Paume, l’adaptation de Soulèvements à la Galerie de l’UQAM et à la Cinémathèque québécoise marquait pour ainsi dire le retour du refoulé identifié par Zapperi. En effet, une large part de la bonification canadienne de l’exposition était consacrée à des questions identitaires concernant, au premier chef, l’émancipation des femmes et la mobilisation contre le racisme et le colonialisme, souvent traitées conjointement dans une perspective intersectionnelle. Cela se traduisait principalement par l’ajout d’œuvres d’artistes québécois et canadiens – parmi lesquels figuraient de nombreuses femmes ainsi que des membres des Premières Nations –, réparties dans les différentes sections de l’exposition[26] de manière à « enclaver dans Soulèvements quelques aspects de l’histoire ainsi que de l’art du Québec et du Canada à des fins de repère et de mémoire pour le public[27] ».

Fig. 5 : Rebecca Belmore, La couverture (The Blanket), 2011, vidéo HD, couleur, son, 4 min 32 s. Collection de l’artiste. Courtesy Rebecca Belmore et la Galerie de l’UQAM.

Suivant le récit en cinq temps imaginé par Didi-Huberman, on y retrouvait alors le travail d’artistes déjà soutenus par la galerie universitaire, tels que Michael Snow, Françoise Sullivan, Shary Boyle et Dominique Blain. À ce corpus attendu s’additionnait une variété de pièces plus clairement sélectionnées pour leurs résonances thématiques, dont The Blanket (2011) (Fig. 5), une œuvre de l’artiste anishinabe Rebecca Belmore inspirée des tactiques employées par les autorités britanniques afin de décimer les populations autochtones d’Amérique du Nord et d’étouffer leurs soulèvements ; des photographies et vidéos documentant l’émeute antiraciale qui s’est déroulée à l’université Sir George Williams à Montréal en 1969 ; d’autres images de contestations prises plus récemment, lors d’une manifestation du mouvement décolonial Idle No More ou pendant de la grève étudiante de 2012 au Québec, symbolisée par le carré rouge ; la vibrante performance filmée de Michèle Lalonde récitant son poème Speak White (1968) à l’occasion de la Nuit de la poésie en 1970 (Fig. 6) ; une autre vidéo de poésie, celle-là réalisée par l’écrivaine innue Natasha Kanapé Fontaine et portant sur les revendications territoriales autochtones ; ainsi qu’un ensemble de documents d’archives témoignant des luttes menées par les peuples québécois et canadiens à différentes époques et sur de multiples fronts (culturel, linguistique, social, écologique, sexuel, etc.). Si cet aperçu sommaire du corpus augmenté de Soulèvements permet déjà de saisir dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’exposition a été revue pour le public montréalais – dont la sensibilité politique était aussi aiguisée, au moment de l’inauguration, par la montée du mouvement #MoiAussi et les controverses récentes autour des spectacles SLĀV et Kanata de Robert Lepage –, ce sont les glissements opérés au sein même du discours commissarial et appuyés par celui de l’institution hôte qui m’apparaissent les plus révélateurs.

Fig. 6 : Soulèvements, 2018, Galerie de l’UQAM et Cinémathèque québécoise, Montréal, vue de l’exposition, œuvres de Michèle Lalonde, Étienne Tremblay-Tardif. Photographie : Galerie de l’UQAM. Courtesy Galerie de l’UQAM.

Lorsque l’on s’attarde à la reconfiguration du récit de Didi-Huberman à Montréal, ce qui ressort avant tout est l’accent mis un peu partout sur la présence des femmes et, corrélativement, l’intérêt nouveau porté au féminisme. De fait, non seulement des productions artistiques féminines et féministes ont-elles été intégrées à chacun des cinq volets de cette ultime itération de Soulèvements, mais la dernière section, intitulée « Par désirs (indestructibles) », a été réarticulée de telle sorte que le récit se termine non plus sur la question générale du désir, mais sur celle plus spécifique « des femmes ». Pour citer les paroles mêmes du commissaire, c’est à « la femme comme élément de soulèvement possible d’une société, [depuis] Antigone […] jusqu’au féminisme d’aujourd’hui[28] » qu’était alors consacré le chapitre final de l’exposition à la Cinémathèque québécoise. Réponse implicite aux critiques parisiennes, cette réorientation discursive atteste également l’apport crucial de Louise Déry qui, de concert avec le commissaire et assistée à la recherche par l’historienne de l’art Ariane De Blois, a veillé à ce que l’intégration du contenu canadien couvre par le fait même des aspects négligés de la proposition initiale. On le saisit bien à la lecture du texte que Déry et De Blois ont coécrit pour la publication produite au terme du projet (en plus du catalogue du Jeu de Paume qui accompagnait toutes les présentations[29]), où les références au féminisme se multiplient : de l’évocation du travail politiquement chargé de Suzy Lake et de Joyce Wieland au commentaire d’une photographie d’Alain Chagnon intitulée C’est à la femme de décider (1973) montrant des femmes manifestant pour le droit à l’avortement, en passant par la mention de publications telles que Québécoises deboutte !, une revue qui a servi de véhicule à des groupes de militantes au début des années soixante-dix, ou encore le manifeste du Refus global (1948), dont près de la moitié des signataires étaient des femmes. Faisant écho à la présentation du commissaire citée plus haut, les autrices soulignent en outre que la dernière section de l’exposition « comprend plusieurs photographies qui témoignent de différents actes de résistance – manifestation, occupation, rassemblement, marche – liés au droit des femmes et elle revient sur les luttes contre le racisme envers les populations noires et autochtones[30] ». Leur parcours réflexif se conclut d’ailleurs sur une image savamment choisie afin de cristalliser la conception didi-hubermanienne du soulèvement telle qu’exposée à Montréal : celle « d’une femme innue en marche, debout et combative, ayant réussi, au nom des siens et avec eux, à protéger le territoire ancestral de sa communauté contre l’invasion des avions de chasse[31] » (Fig. 7).

Fig. 7 : Peter Sibbald, Sans titre [Elizabeth Penashue et deux autres activistes innus marchent contre l’implantation d’une base militaire de l’OTAN au Nitassinan, 1990], 1990, tirage jet d’encre pigmentaire, 2018, 20,3 x 30,5 cm. Collection de l’artiste. Courtesy Peter Sibbald et la Galerie de l’UQAM.

Sans donc changer de façon substantielle ni la signification ni la tonalité affective de l’exposition conçue par Georges Didi-Huberman, le discours institutionnel qui sous-tendait sa présentation montréalaise révèle des changements conséquents dans la manière d’exposer les peuples – sur la base d’une compréhension différente des peuples à exposer dans ce contexte spécifique –, mais aussi, parallèlement, dans la manière de s’exposer aux peuples. De fait, si Soulèvements ne pouvait être exposée à Montréal de la même façon qu’elle l’avait été à Paris deux ans plus tôt, c’est peut-être moins pour des raisons d’ordre pratique ou logistique, liées entre autres à ses conditions de circulation et de mise en espace, ou à cause de la controverse qu’elle avait suscitée en France, que pour des motifs culturels et politiques relatifs à ses modalités d’apparition publique. Le commissaire et, en particulier, ses comparses au sein des institutions concernées l’avaient très bien compris : à Montréal, en 2018, c’est à un tout autre peuple, pourvu d’une sensibilité différente et affecté par d’autres enjeux de représentation, que le projet « s’exposait », dans le double sens de la monstration et de la mise à l’épreuve. Aussi tout le défi de cette trajectoire transatlantique aura-t-il été de ne pas « coloniser le regard des uns et des autres[32] », comme l’a écrit Marta Gili à Louise Déry, en intégrant au discours de l’exposition l’impératif de la décolonisation qui caractérise aujourd’hui la réalité culturelle nord-américaine.

 

Notes

[1] Les lieux et dates exacts de présentation de l’exposition sont les suivants : le Jeu de Paume à Paris, du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 ; le Museu Nacional d’Arte de Catalunya de Barcelone, du 24 février au 21 mai 2017 ; le MUNTREF – Museo de la Universidad Nacional de Tres de Ferrero de Buenos Aires, du 21 juin au 27 août 2017 ; le SESC Pinheiro de São Paulo, du 18 octobre 2017 au 28 janvier 2018 ; le MUAC – Museo Universitario Arte Contemporáneo, à Mexico, du 24 février au 29 juillet 2018 ; et, conjointement, la Galerie de l’UQAM et la Cinémathèque québécoise, du 7 septembre au 24 novembre 2018 et du 7 septembre au 4 novembre 2018, respectivement.

[2] L’exposition en circulation comptait environ 80% des pièces présentées à Paris, que ce soit dans leur intégralité ou sous la forme de fac-similés.

[3] Gili M., « Préface », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 6.

[4] Critique d’art et commissaire d’exposition d’origine catalane, Marta Gili a dirigé le Jeu de Paume de 2006 à 2018, avant d’être remplacée par Quentin Bajac en 2019. Elle a coordonné la réalisation du projet Soulèvements dans son ensemble, de sa conception jusqu’aux dernières étapes de la tournée internationale.

[5] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996.

[6] Je pense en particulier aux quatrième et sixième tomes de cette série composée de six ouvrages publiés entre 2009 et 2016 : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012 ; L’œil de l’histoire. 6 : Peuples en larmes, peuples en armes, Paris, Les Éd. de Minuit, 2016. Sur la question de la représentation des peuples, voir également : Didi-Huberman G., « Rendre sensible », Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, La fabrique éd., 2013, p. 77-114.

[7] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 29.

[8] Ibid., p. 11. La dialectique entre « sur-exposition » et « sous-exposition » avait déjà été abordée à partir de métaphores lumineuses dans un essai précédent consacré à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini : Didi-Huberman G., Survivance des lucioles, Paris, Les Éd. de Minuit, 2009.

[9] Benjamin W., « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », Œuvres II, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 133 (1e éd. du texte 1929).

[10] Hatt É., « Georges Didi-Huberman. Soulèvements », art press, no 438, novembre 2016, en ligne : https://www.artpress.com/2017/05/30/georges-didi-huberman-soulevements/ (consulté en mars 2020).

[11] Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 4 : Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les Éd. de Minuit, 2012, p. 30-31. L’auteur fait ici référence à des passages clés de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, où le philosophe analyse les conséquences politiques du nouveau mode d’exposition issu des techniques de reproduction. Interprétant « [l]a crise des démocraties modernes […] comme une crise des conditions d’exposition de l’homme politique », Benjamin y défend un argument marxiste en faveur du droit de chacun de voir son image reproduite, une revendication à laquelle s’opposent, selon lui, les figurations illusoires et discriminantes du capitalisme et de l’industrie cinématographique. Benjamin W., « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, (Gandillac M., Rochlitz R., Rusch P. trad.), Paris, Gallimard, 2000, p. 93-96 1e éd. du texte 1935).

[12] Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 1.

[13] Ibid., p. 2 [traduction libre] : « Something is made public in exposition, and that event involves bringing out into the public domain the deepest held views and beliefs of a subject. Exposition is always also an argument. Therefore, in publicizing these views the subject objectifies, exposes himself as much as the object; this makes the exposition an exposure of the self. Such exposure is an act of producing meaning, a performance. »

[14] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 7-8.

[15] Georges Didi-Huberman présente l’exposition, vidéo diffusée sur le site Web de l’exposition : http://soulevements.jeudepaume.org/ (consulté en mars 2020).

[16] Plusieurs critiques l’on souligné, dont Ji-Yoon Han dans un compte rendu incisif de l’exposition pour le magazine Canadian Art : Han J.-Y., « Soulèvements », Canadian Art, hiver 2019, p. 138-139.

[17] Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie : Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

[18] Sur les gravures de Goya, voir en particulier : Didi-Huberman G., L’œil de l’histoire. 3 : Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris, Les Éd. de Minuit, 2011.

[19] Didi-Huberman G., Images malgré tout, Paris, Les Éd. de Minuit, 2003.

[20] Artières P., « L’histoire sociale n’est pas de l’art ! », Libération, 8 janvier 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2017/01/08/l-histoire-sociale-n-est-pas-de-l-art_1539974 (consulté en mars 2020).

[21] Ibid.

[22] Lebovici É., « Sous-lèvements (Jeu de Paume, Paris) », 19 novembre 2016, en ligne : http://le-beau-vice.blogspot.com/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html (consulté en mars 2020).

[23] Ibid.

[24] Zapperi G., « Sur l’exposition Soulèvements de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume, Paris », May, no 17, avril 2017, en ligne : https://www.mayrevue.com/sur-lexposition-soulevements-de-georges-didi-huberman-au-jeu-de-paume-paris/ (consulté en mars 2020).

[25] Comme le rappelle très justement Mieke Bal : « Le succès ou l’échec d’une activité expositionnelle ne fournit pas la mesure de ce qu’une personne “veut dire”, mais de ce qu’une communauté et des sujets pensent, ressentent ou éprouvent comme étant la conséquence de l’exposition. » Bal M., Double Exposures. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 8 [traduction libre] : « The success or failure of expository activity is not a measure of what a person “wants to say” but what a community and its subjects think, feel, or experience to be the consequence of the exposition ».

[26] Les trois premiers volets de l’exposition étaient montrés à la Galerie de l’UQAM ; les deux autres, à la Cinémathèque québécoise.

[27] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 57.

[28] Présentation par Georges Didi-Huberman, vidéo diffusée sur le site Web de la Galerie de l’UQAM : https://galerie.uqam.ca/expositions/soulevements/ (consulté en mars 2020). Notons que la présentation de Soulèvements à Montréal coïncidait avec la préparation de son livre Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, où la figure d’Antigone occupe une place centrale. Didi-Huberman G., Ninfa dolorosa : essai sur la mémoire d’un geste, Paris, Gallimard, 2019.

[29] Des versions du catalogue en anglais, en espagnol et en portugais ont été produites pour les différents lieux d’accueil de l’exposition. Seule la présentation montréalaise de Soulèvements a donné lieu à une publication distincte dotée d’un caractère rétrospectif, laquelle a été rendue possible grâce à une importante subvention reçue par la Galerie de l’UQAM du Conseil des arts du Canada.

[30] Déry L., De Blois A., « Approchements », Le soulèvement infini, cat. exp., Montréal, Galerie de l’UQAM, 2019, p. 67.

[31] Ibid., p. 69. L’image en question est une photographie de la jeune militante Elizabeth Penashue prise par Peter Sibbald en 1990 lors d’une marche de 850 km (désignée comme la Marche de la liberté) visant à protester contre les activités militaires sur le territoire innu.

[32] Gili M., « Préface », Soulèvements, cat. exp., Paris, Jeu de Paume, 2016, p. 10.

Pour citer cet article : Katrie Chagnon, "Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/chagnon-exposer-peuples-soulevements-didi-huberman-paris-montreal/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Doublement exposée ou l’héritage théorique de Mieke Bal 

par Christine Bernier

 

Christine Bernier est professeure au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Spécialisée en art contemporain et en études muséales, elle est aussi directrice, depuis 2016, du Programme de muséologie de la Faculté des arts et des sciences. Chercheuse au Centre interuniversitaire de recherche sur les humanités numériques (CRIHN), elle y codirige l’Axe 2 du Centre « Circulation – Passage au numérique et recontextualisation ». Directrice de la collection « Art+ » aux Presses de l’Université de Montréal, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur les musées, l’art contemporain et la muséologie numérique.

 

Ce numéro de la revue exPosition propose un dossier intitulé Doublement exposée. L’appel à contributions ayant suscité de nombreuses propositions, cette thématique donnera lieu à deux numéros : cette parution (le tome 1) et une autre, prévue à l’été 2021 (le tome 2). Nous nous réjouissons évidemment de cette double publication.

La thématique Doublement exposée comprend deux approches complémentaires qui relèvent d’une même nécessité théorique et pratique : celle de la « double exposition » de l’œuvre et de la personne qui agit en tant que commissaire d’exposition.

Premièrement, il s’agit de développer l’idée selon laquelle l’œuvre d’art peut être exposée avec des statuts différents, au fil des itérations successives de ses présentations publiques. Nous pensons par exemple aux transitions de l’art dans l’espace public vers l’espace institutionnel ; ou aux mutations de la signification de l’œuvre dans son passage de la sphère locale à la sphère globale ; ou, encore, aux glissements sémantiques qu’on peut identifier lors de la présentation d’une même exposition dans un espace différent et selon une temporalité autre ; ou, enfin, aux passages impliquant la circulation des œuvres dans un contexte numérique, créant aussi cet effet de double mise en exposition.

Deuxièmement, nous considérons l’idée qu’il faut prendre en compte cette double agentivité de la personne qui expose sa position, ses choix, comme commissaire, tout en s’exposant à la critique. Sont conséquemment considérées les diverses possibilités, pour l’instance qui expose des œuvres (qu’il s’agisse d’une personne, d’un groupe culturel émergeant ou d’une grande institution), quant à la manière de présenter ses choix, tout en s’adressant à l’affect et aux horizons culturels des personnes visitant l’exposition. Par exemple, quelle part fait-on à l’haptique, lorsque le visuel est théoriquement et physiquement moins présent que le sonore ou le tactile dans l’espace ? Comment alors s’exposer encore, et doublement, à la stimulation des sens, en plus de la pulsion scopique ? Ou, sinon, comment penser l’inévitable dimension géopolitique qui se doit d’être associée à une exposition collective conçue pour une circulation internationale ?

Le livre de Mieke Bal intitulé Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis (1996) est la référence théorique qui infléchit la réflexion pour l’ensemble du dossier Doublement exposée. Dans cet ouvrage majeur, la théoricienne de la culture examine des expositions tenues dans les musées et propose une analyse critique (critical analysis) des musées, non comme objets d’étude en soi, mais plutôt comme producteurs du discours qui y est déployé. Ainsi, selon Bal, le geste de montrer peut être considéré comme un acte discursif, ou plutôt comme un acte de discours spécifique. Il est important de préciser qu’il s’agit non pas, comme l’explique l’autrice, de l’examen des textes produits par une institution, mais bien de l’étude de l’exposition comme acte de monstration. En effet, ce discours des musées (et, pouvons-nous ajouter, de tout autre lieu d’exposition d’œuvres d’art) est le produit d’une position, à la fois théorique et pratique, aux possibilités multiples :

« Selon le verbe grec de montrer, un tel discours est apo-déictique : affirmatif, démonstratif et autoritaire d’une part, et d’autre part, ouvert et présenté sous forme d’opinion. […] Le discours implique un ensemble d’habitudes sémiotiques et épistémologiques qui permettent et prescrivent les manières de communiquer et de penser[1]. »

Cela nous amène à considérer autrement le statut de l’œuvre d’art. Bien qu’on reconnaisse le fait qu’elle soit endogène, l’œuvre dépend, en ce qui concerne sa signification, de la situation d’énonciation (la dimension déictique) et cela, avec une distanciation (d’où le préfixe –apo). De plus, bien que l’acte de monstration ne soit pas un langage, il sous-tend nécessairement un discours – institutionnel, public ou émergent – celui de l’exposition.

Les six autrices du premier tome de ce numéro thématique ont analysé des objets tirés de corpus distincts, éloignés les uns des autres d’un point de vue historique (du XVIIIe au XXIe siècle) ou géographique (l’Europe et l’Amérique du nord). On constatera en revanche que ce thème d’une double exposition peut se décliner selon des questions de recherche souvent convergentes ou récurrentes.

Un premier sujet d’analyse porte sur les glissements sémantiques qu’on peut identifier lors de la circulation (locale ou internationale) d’une exposition collective. Katrie Chagnon, dans son texte intitulé « Exposer les peuples, s’exposer aux peuples : les Soulèvements de Georges Didi-Huberman entre Paris et Montréal », montre bien comment s’opèrent des déplacements idéologiques et politiques, entre le premier et le dernier point de chute de cette exposition intitulée Soulèvements, qui a circulé pendant deux années. Au fil des différentes adaptations de l’exposition itinérante, se dégage alors la figure du commissaire qui s’expose et qui soumet, à la critique d’autrui, ses positions théoriques.

Un autre sous-thème proposé lors de l’appel à contribution portait sur les changements de signification et de statut de l’œuvre dans le déplacement de son environnement culturel initial vers un autre qui pourrait sembler anachronique, voire totalement étranger. Ivana Dizdar analyse une recontextualisation contemporaine, celle du portrait de Marie-Antoinette, peint en 1778 et présenté à New York en 2019, dans une exposition portant sur l’esthétique camp. Dans son texte intitulé « Camp en mouvement de Versailles au Met : Élisabeth Vigée Le Brun et Marie-Antoinette », elle montre comment certains commissaires d’exposition font des choix de monstration qui abandonnent, pour une seule et même œuvre, les impératifs historiques afin de privilégier des récits (narratives) culturels contemporains.

Concernant l’étude de ces passages de périodes historiques vers l’époque contemporaine, une autre question était aussi proposée, cette fois orientée de manière plus spécifique vers des enjeux propres à la muséographie : les nouvelles itérations d’expositions célèbres. Florence-Agathe Dubé-Moreau propose un examen de l’agentivité de la reconstitution d’exposition qui met en lumière le statut, variable, du commissaire d’exposition. Son texte intitulé « Reprendre en écho(s). Effets et enjeux de la reconstitution d’exposition sur le champ muséologique », se fonde sur deux études de cas : les expositions Other Primary Structures (2014), au Jewish Museum de New York, et Quand les attitudes deviennent forme. Berne 1969/Venise 2013 (2013). La reprise d’expositions historiques est aussi un phénomène central pour une étude de cas dans l’article de Marie J. Jean. L’autrice oriente son analyse vers ces dispositifs muséographiques traditionnels qui connaissent une « renaissance » avec le commissariat contemporain : les period rooms (parfois nommées, en français, « salles d’époque »). Dans un texte intitulé « Le Salon de Fleurus : la métahistoire d’une exposition », elle examine la reconstitution du célèbre salon situé au 27, rue de Fleurus, à Paris (tenu par Gertrude Stein et Alice Toklas au début du XXe siècle). Cette reconstitution réalisée par un artiste se présentait comme une installation, accessible pour une visite entre 1992 et 2014 dans un appartement de Manhattan. Depuis, cette œuvre intitulée Salon de Fleurus a fait l’objet d’une tournée internationale en Europe et aux États-Unis.

La thématique Doublement exposée implique aussi la nécessité de prendre en considération l’expérience des personnes qui visitent l’exposition, qu’il s’agisse de leurs dispositions physiologiques ou cognitives, ou encore de leur horizon culturel. L’article de Karine Bouchard nous invite à répondre à la question concernant la part faite à l’haptique, en particulier lorsqu’il s’agit d’œuvres sonores. Dans un texte intitulé « L’architecture aurale des lieux d’exposition, du Met Cloisters au MoMA. Glissements et mutations de l’expérience de l’œuvre sonore », elle montre comment l’environnement architectural peut influencer notre expérience de l’œuvre et contribuer, selon l’organisation spatiale des différentes salles d’exposition, à modifier sa signification. De manière différente, mais toujours en relation avec le sous-thème de l’expérience de visite, Maki Cappe propose un texte dont l’approche est fondée sur des notions philosophiques telles que la poïétique (associée à la création), l’esthétique (associée à la réception), ainsi que sur l’expérience esthétique en relation avec l’expérience quotidienne. Dans un article intitulé « Poser, exposer, réexposer : transformation des regards à/sur l’œuvre », elle commente son travail de commissaire du Laboratoire de la Création, une forme de pop-up exhibition (exposition éphémère), voulant rendre compte des enjeux de la monstration d’une œuvre et de son statut dans un dispositif spatial et temporel très limité, en regard des autres possibilités d’exposition pour une même œuvre.

Pour conclure, mentionnons qu’il peut sembler étonnant qu’un seul des sous-thèmes proposés, lors de l’appel à contribution, ne soit pas traité dans ce tome 1 du dossier Doublement exposée : celui portant sur les passages impliquant la circulation des œuvres dans un contexte numérique, en relation avec l’idée de double monstration. Nous pouvons toutefois annoncer que cette question de recherche s’inscrira dans certaines analyses que proposera le tome 2 du dossier Doublement exposée.

Notes

[1] Bal M., Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis, New York ; Londres, Routledge, 1996, p. 3 : « True to the Greek verb of showing, such discourse is apo-deictic: affirmative, demonstrative, and authoritative on the one hand, opining, often opinionated, on the other. […] Discourse implies a set of semiotic and epistemological habits that enables and prescribes ways of communicating and thinking ». C’est nous qui traduisons.

Pour citer cet article : Christine Bernier, "Doublement exposée ou l’héritage théorique de Mieke Bal ", exPosition, 9 février 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-1/bernier-introduction/%20. Consulté le 22 novembre 2024.