— Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition. —
La revue exPosition interroge les enjeux de la monstration des œuvres et objets d’art au sens large et n’implique aucune restriction d’ordre typologique, géographique ou chronologique. À ce titre, les observations relatives à la mise en exposition des arts dits anciens, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, antiques, médiévaux ou d’Époque Moderne etc., peuvent y trouver un espace de formulation privilégié. Sans être spécialiste des questions muséologiques – la revue étant pluridisciplinaire et ouverte à tous les spécialistes travaillant régulièrement sur, pour et/ou avec l’exposition –, il me paraît toutefois intéressant de jeter quelques pistes de réflexions concernant l’apport de la revue dans ce cadre.
Il convient d’emblée de s’interroger sur la nature même des œuvres concernées qui forment aujourd’hui un vaste et riche héritage patrimonial, auquel tout un chacun est susceptible d’être confronté. Ce legs historique, dont l’importance culturelle n’est plus à démontrer, peut néanmoins engendrer nombre d’obstacles, tant sur le plan de sa valorisation que de sa réception. Les collections patrimoniales impliquent, tout d’abord, une notion intrinsèque de distance qui, due à leur antériorité chronologique et aux nécessités actuelles de leur conservation, peut de fait entraîner l’idée d’un statisme quelque peu poussiéreux. En outre, leur décontextualisation, incluant dans bien des cas la perte de leur sens initial, ne favorise guère une compréhension immédiate. À cela s’ajoute, enfin, une infinie variété de critères appréciatifs plus ou moins subjectifs – le ou les thèmes traités, les matériaux, la facture, la présence ou non de polychromie, la renommée, un nom d’artiste etc. – qui pourvoient à l’appréhension et à la compréhension de telles œuvres.
Tout le travail de la mise en exposition réside ainsi dans une transmission intelligible et accessible au plus grand nombre, de l’amateur intéressé à l’expert pointilleux. Celle-ci s’appuie sur la connaissance approfondie d’une collection particulière, depuis le contexte historique et socio-artistique de production des œuvres qui la composent, jusqu’à celui de sa constitution. Ce socle fondamental ouvre ensuite la voie à un processus muséologique, par le biais duquel, comme le mentionnent les universitaires québécois Marie-José des Rivières, Nathalie Roxbourgh et Denis Saint-Jacques, « la scénarisation, l’architecture et la théâtralisation de l’espace visent à […] faire vivre une expérience intégrant le visiteur au sujet mis en récit[1] » et que la revue exPosition souhaite analyser et commenter de façon rigoureuse. Il importe donc de questionner les modalités de la monstration – le lieu, les outils de médiation, les procédés de présentation etc. – et d’en définir les pertinences : d’abord, à l’égard de la collection elle-même qui, à l’inverse d’une simple « collecte » d’objets juxtaposés les uns aux autres, doit constituer un ensemble cohérent et attrayant ; ensuite, vis-à-vis d’un public qui, pourvu de clés de lecture adéquates, peut instaurer un dialogue visuel et intellectuel avec les œuvres. En d’autres termes, il s’agit de jauger l’ambition d’une telle entreprise et de mettre en exergue ses capacités à « faire surgir le sens[2] » d’une collection.
Dans ce contexte, la tâche qui incombe à la revue exPosition s’avère multiple : elle est à l’image de la matière traitée, ainsi que des points de vue de ses collaborateurs qui, constamment confrontés à l’art dans leurs disciplines respectives, l’alimentent à la fois de constatations objectives et d’opinions personnelles. Il faut aussi noter que cette publication possède d’ores et déjà une fonction conservatoire primordiale : elle compile la mémoire de nombreuses expositions, qu’elles soient temporaires et, par définition, périssables, ou bien permanentes, mais non pour autant immuables. Ainsi, qui s’intéresse à la question pourra potentiellement y trouver, à l’avenir, un fonds d’archives à exploiter.
Notes
[1] Rivières M.-J. (des), Roxbourgh N., Saint-Jacques D., « L’exposition muséale au vingtième siècle. De la taxinomie au scénario », Communication, 21/2, 2002, § 16, en ligne : https://communication.revues.org/5674 (consulté en juin 2016).
— Hélène Trespeuch est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. Elle y a organisé les journée d’étude « Penser l’exposition. Points de vue pragmatiques » en 2013 et en 2015, avec la collaboration de Caroline Tron-Carroz, « Images en mouvement : enjeux d’exposition et de perception ». Elle est la fondatrice et la directrice de la revue exPosition. Elle est également l’auteure de La crise de l’art abstrait ? Récits et critiques en France et aux États-Unis dans les années 1980 (PUR, 2014). —
Le premier numéro de la revue exPosition est l’heureux aboutissement de quatre années de travail et de réflexion, marquées par l’enthousiasme communicatif de ceux qui ont contribué de près ou de loin à lui donner vie, mais aussi par de ponctuelles phases de découragement. Il a fallu en effet surmonter quelques épreuves pour mener à son terme cette création de revue, sans rogner sur les ambitions initiales du projet : indépendance d’esprit et exigence intellectuelle.
Cette idée de revue numérique autour de l’exposition est née à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3. En tant que nouvelle recrue, je souhaitais trouver un terrain de discussion avec des collègues qui ne soient pas nécessairement des contemporanéistes, un projet qui ait une dimension interdisciplinaire et qui soit susceptible d’intéresser les étudiants. Questionner l’exposition des œuvres et objets d’art permettait de concilier ces différents critères. Je constatai par ailleurs que la critique d’art, pour de multiples raisons, jouait de moins en moins son rôle critique face aux institutions muséales, alors même que les professionnels du monde de l’art continuaient de porter un regard très exigeant sur les expositions, qui ne se traduisait que trop rarement par des prises de position publiques et argumentées. Cette revue n’a pas l’ambition démesurée d’apporter une solution à cette situation regrettable, néanmoins elle s’offre comme un espace d’expression pour ceux qui, l’œil éduqué et la plume aiguisée, souhaitent mettre leurs connaissances et leurs expériences au profit d’une meilleure compréhension des enjeux de la mise en exposition des œuvres et objets d’art.
Dans le champ scientifique, plus particulièrement dans la sphère touchant à l’histoire de l’art contemporain, la question de l’exposition a nourri récemment quelques projets de recherche, notamment collectifs[1]. Cet intérêt peut s’expliquer très simplement comme la volonté de rendre justice à l’important corpus d’initiatives artistiques qui, depuis une cinquantaine d’années – si ce n’est depuis un siècle – ont contribué à bouleverser l’espace d’exposition, amenant le spectateur à prendre conscience de cet espace spécifique, à l’éprouver esthétiquement, appréciant à l’occasion le dialogue des œuvres exposées et de leur environnement, sinon appréciant l’œuvre elle-même comme espace. Dans la première catégorie, on peut renvoyer, à titre d’exemple, aux célèbres vues de la dernière exposition futuriste 0.15 à Petrograd en 1915, de la foire internationale Dada à Berlin en 1920, de l’exposition internationale surréaliste à Paris en 1938, ou du labyrinthe dynamique Dylaby des Nouveaux réalistes présenté à Amsterdam en 1962. Quant à la seconde catégorie, on peut évoquer brièvement un certain nombre d’œuvres apparues dans les années 1960-1970, relevant soit de l’installation (comme les 50 m3 de terre disposés par Walter de Maria dans une galerie munichoise en 1968, ou la réunion de douze chevaux vivants par Jannis Kounellis dans une galerie romaine l’année suivante), soit de l’in situ (comme les fameuses « colonnes » de l’œuvre Les deux plateaux de Daniel Buren qui redessinent en 1986 la cour d’honneur du Palais Royal à Paris), soit de la performance (voir par exemple celle que Joseph Beuys propose en mai 1974 à la galerie René Block à New York, I like America and America likes me).
Cette histoire des expositions et de leurs enjeux contemporains spécifiques s’est élaborée relativement récemment, grâce aux travaux de Brian O’Doherty[2], Jean-Marc Poinsot[3], Jérôme Glicenstein[4], ou encore Jean Davallon[5], mais aussi à des ouvrages plus grand public tels que L’Art de l’exposition de Bernd Klüser et Katharina Hegewisch[6], ou encore Salon to Biennial de Bruce Altshuler[7]. Ces publications restent des premiers pas, des jalons, la question des expositions ne constituant encore que ponctuellement un objet d’étude à part entière. Il est vrai que les théoriciens de l’art ont peut-être jusqu’alors consacré trop peu de travaux à ces questions d’exposition, de scénographie, d’accrochage, alors qu’elles constituent une part non négligeable, sinon primordiale, de l’activité artistique contemporaine et de l’actualité du monde de l’art. Cette situation peut s’expliquer, vraisemblablement, par un manque de formation, de sensibilisation à ces questions, qui va de pair avec un manque de sources visuelles aisément exploitables. Il ne s’agit pas ici de caricaturer le théoricien de l’art qui ne se préoccuperait que de l’œuvre, en étant parfaitement indifférent à ses conditions de monstration. Il faut bien reconnaître en revanche que, pour les besoins d’une conférence, d’un cours ou d’une publication, l’habitude la plus répandue est d’utiliser des images d’œuvres parfaitement isolées de leur environnement, car principalement disponibles sous cette forme dans les ouvrages et catalogues d’exposition. Un important travail de sensibilisation à ces enjeux contextuels mérite donc d’être accompli dans les prochaines années dans l’ensemble du monde de l’art.
S’il y a un intérêt, sinon une nécessité, à faire de l’exposition un objet d’étude et à accompagner ce processus historiographique en cours, cette revue entend néanmoins ne pas s’attacher à une histoire des (grandes) expositions. En effet, ce champ est déjà bien traité. Qui plus est, une telle histoire s’attache souvent à la figure d’un artiste ou d’un commissaire d’exposition, valorisant ainsi le talent, la vision d’un individu, alors que la revue exPosition pense l’exposition comme un projet nécessairement collectif, fait de différents dialogues : entre artistes et organisateurs, entre œuvres et espace d’exposition, entre œuvres et spectateurs. Ces interactions génèrent un certain nombre de contraintes, qui modifient ou enrichissent plus ou moins le projet initial, et méritent à ce titre d’être analysées pragmatiquement. La revue exPosition tient à placer au centre de son attention les œuvres dans leur rapport au spectateur. Elle entend ne pas négliger les dispositifs d’exposition non spectaculaires ou qui semblent, a priori, relever d’un accrochage conventionnel, car même ceux-ci peuvent être pensés avec une extrême acuité par les artistes concernés. Mark Rothko, par exemple, le rappelait en écrivant en 1954 ces quelques lignes dans une lettre adressée à une conservatrice de Chicago en charge d’une exposition de ses œuvres :
« Étant donné que mes tableaux sont grands, pleins de couleurs et sans cadre, et que les musées sont en général immenses et grandioses, il existe un danger que les tableaux se comportent comme des zones décoratives sur les murs. Ce serait une distorsion de leur signification, car ces tableaux sont intimes et intenses, et sont donc 1’opposé de ce qui est décoratif[8]. »
Le cas de Donald Judd pourrait tout aussi bien être mentionné, lui qui, désespéré par le milieu muséal et les conditions d’exposition offertes aux artistes, décida de créer à Marfa (une petite ville du désert texan) son propre musée pour rendre justice à ses œuvres et à celles de ses contemporains.
Il va sans dire que toutes les personnes engagées dans le montage d’une exposition ont une responsabilité par rapport aux œuvres comme envers leur auteur. C’est la principale raison pour laquelle il importe que les universitaires au même titre que les commissaires, les conservateurs, et les scénographes, s’expriment sur l’exposition et ses enjeux spécifiques, en s’intéressant non plus seulement au propos du commissaire et à la qualité des œuvres réunies – ou d’un point de vue muséologique aux dispositifs de médiation et de communication mis à la disposition du public –, mais aussi aux questions d’accrochage et de scénographie, autrement dit au discours des œuvres. Ces données conditionnent la manière dont nous appréhendons l’œuvre d’art et peuvent, de ce fait, autant mettre en péril que mettre en lumière la compréhension d’une démarche artistique.
[2] O’Doherty B., White Cube : L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008 (1986).
[3] Poinsot J.-M., Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008 (1999).
[4] Glicenstein J., L’art : une histoire d’expositions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
[5] Davallon J., L’exposition à l’œuvre: stratégies de communication et médiation symbolique, Paris, L’Harmattan, 1999.
[6] Klüser B., Hegewisch K. (éd.), Die Kunst der Ausstellung: Eine Dokumentation dreißig exemplarischer Kunstausstellungen dieses Jahrhunderts, Francfort-sur-le-Main & Leipzig, Insel Verlag, 1991.
[7] Altshuler B. (éd.), From Salon to Biennial – Exhibitions that Made Arts History, vol. 1 : 1863-1959, New York & Londres, Phaidon, 2008 ; Altshuler B. (éd.), Biennials and Beyond – Exhibitions that Made Arts History, vol. 2 : 1962-2002, New York & Londres, Phaidon, 2013.
[8] Rothko M., Lettre à Katherine Kuh, 25 septembre 1954, cité dans De Chassey É., La peinture efficace, Une histoire de l’abstraction aux États-Unis (1910-1960), Paris, Gallimard, 2001, p. 196.
— Corine Girieud (http://corine-girieud.blogspot.fr) est docteure en histoire de l’art contemporain et enseignante à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier Agglomération. Son travail personnel porte sur les revues d’art des années 50 (Art d’aujourd’hui et Cimaise) et, plus spécifiquement, sur les liens qu’elles permettent de tisser entre l’art et le public. Ses articles sont régulièrement publiés dans la revue scientifique La Revue des revues. Parallèlement à ses activités en histoire de l’art, elle exerce la critique d’art depuis 1998. —
L’objet de notre recherche se concentre sur 36 numéros constitutifs de l’ensemble des parutions d’un périodique : Art d’aujourd’hui (1949-1954). Ce dernier n’est plus en devenir ; en conséquence, la somme de ses 36 livraisons forme un tout que l’on peut appréhender dans sa globalité. Sur un rayonnage de bibliothèque, il s’agit d’un volume carré de 24 x 31 cm x 12 cm d’épaisseur. L’important est bien sûr ailleurs, mais avant de tourner les pages d’Art d’aujourd’hui et de s’y plonger, il est plaisant de rappeler le peu de volume qu’occupe cet objet d’étude à l’aune de l’étendue des champs qu’il ouvre à l’exploration.
Il n’est pas sûr qu’Art d’aujourd’hui soit plus une revue[1] qu’un magazine[2]. Les terminologies de chacun ne permettent pas de trancher. Comme un magazine, Art d’aujourd’hui propose une publication périodique, attache de l’importance à l’illustration et cible son lectorat. C’est d’ailleurs peut-être ce lectorat très ciblé – jusqu’à la spécialisation – qui ferait entrer le périodique dans la catégorie des revues. Il reste également probable qu’Art d’aujourd’hui évolue vers le statut de revue – terme plus valorisant car l’autorisant à s’inscrire dans le temps – parce que devenant, aujourd’hui, 60 ans après la parution de son premier numéro, un sujet d’études. La salle que lui a consacrée le musée national d’Art moderne (MNAM) durant l’année 2008 vient affirmer ce statut autant qu’elle confirme l’intérêt d’Art d’aujourd’hui en tant que traces, sources de l’histoire de l’art et des idées.
La revue a donc déjà été exposée dans le sens premier de ce terme où elle a effectivement été montrée. Elle l’a été, qui plus est, dans le contexte prestigieux des collections permanentes du MNAM. Il nous semble cependant qu’elle n’a pas pour autant fait l’objet d’une exposition, qu’elle n’en a pas été le sujet ; l’événement de 2008 la reléguant au statut de fil conducteur. L’accrochage des collections s’organisait, en effet, cette année-là, autour d’organes de presse emblématiques de chaque période présentée. Art d’aujourd’hui n’était pas au cœur du propos – sa ligne éditoriale et ses actions ne se trouvaient pas au cœur de l’accrochage – mais constituait le maillon d’une prise en compte plus globale du rôle de la presse dans l’actualité et l’histoire de l’art, si ce n’est, le maillon offrant une occasion aux collections de la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du musée, de sortir de leurs réserves.
Il faut préciser ici que le propos des rédacteurs[3] d’Art d’aujourd’hui ne se résume pas à la défense d’une chapelle esthétique, l’abstraction géométrique ; il y a une forte dimension sociale dans les ambitions affichées par la revue – ce qui, du reste, a constitué l’essentiel de notre intérêt a priori au point d’y consacrer une thèse. Le rôle que se donnent les rédacteurs, en effet, est de faire un tri, de clarifier la situation artistique afin de répondre à cette volonté d’un plus large accès à la connaissance. Étudier cette revue s’entend, selon nous, comme une volonté d’expérimenter des formes de transmission ; c’est simultanément travailler un contenu et une manière de le partager. Cela nous a menée à proposer au sein même de la thèse, différentes manières d’appréhender un périodique. Le point de vue historique, s’il était indispensable, reste le plus évident pour une historienne de l’art et de la culture. Se sont ajoutées des analyses des textes critiques et journalistiques, une réflexion sur l’évolution des mises en pages de la revue, mais également une étude statistique accompagnée de courbes et de graphiques, ainsi que l’élaboration de son index à multiples entrées. Ce regard pluriel nous pousse aujourd’hui à sortir du cadre des pages universitaires.
La question que nous tentons d’éclaircir ici est la pertinence et la manière d’exposer une revue en tant que sujet même et non pas seulement comme source, et plus spécifiquement Art d’aujourd’hui. Cela en prenant en compte le fait que notre volonté est également de montrer l’intérêt de travailler sur et à partir de la presse, et, conjointement, d’apporter un éclairage sur ce que peut être le travail de l’historien. Soit : exposer un objet, les questions qu’il soulève et une méthodologie.
Transmettre une revue vivante
La difficulté à exposer une revue réside dans la nécessité temporelle qui est celle de la lecture ; problème rencontré dans toute exposition de livres. L’autre rapport au temps est la périodicité de la revue qui l’inclut dans une époque, dans une actualité et son évolution, mais aussi dans l’évolution de la revue elle-même. Ainsi, les questions que soulève l’exposition d’une revue pourraient être : comment d’une part, faire comprendre du contenu (textes et images / fond et forme) sans donner le temps de la lecture et, d’autre part, comment montrer la cohérence d’un ensemble, son évolution, tenter de définir une ligne éditoriale ? Cela est d’autant plus complexe que cette dernière peut s’élaborer a priori, comme elle peut se dessiner au fil des numéros, quand ce n’est pas a posteriori[4]. Il devient nécessaire ici, dans un premier temps, de poser les éléments qui forment un périodique : l’histoire de sa genèse et son évolution, ses rédacteurs et son comité, ses rubriques, ses séries, ses récurrences (thèmes, artistes, etc.), sa ligne graphique, ses originalités, enfin, ses actions, mais aussi son lectorat. Ces questionnements constitueraient des sections de l’exposition, qui peuvent être contenues dans des vitrines voire des tables-vitrines.
Chacune de ces sections offre des possibilités de muséographie qui donneront vie au propos. Les rédacteurs et les liens tissés entre eux se devinent à travers photographies, carnets de notes, courriers, archives de l’institut national de l’Audiovisuel (INA)[5]. Le choix des pages spécifiques de la revue sur lesquelles le visiteur sera amené à se pencher peut être appuyé par un propos graphique sur des planches didactiques ou des animations, afin de montrer la construction d’un article, sa mise en page, certaines similitudes avec une composition picturale néo-plastique, les évolutions de numéro en numéro. Les collaborations avec certains artistes peuvent donner lieu à l’exposition d’œuvres, de courriers mais aussi de films puisqu’Art d’aujourd’hui en a également produit deux en 1951, un sur le sculpteur Henri Laurens, l’autre sur le peintre florentin Alberto Magnelli.
Les activités menées au-delà des limites d’Art d’aujourd’hui constituent, en termes de muséographie, certainement ce qui laissera le plus de liberté : films sur l’art, donc, éditions d’ouvrages, photographies et comptes rendus de conférences, résultats parus dans la revue du concours de couvertures lancés aux lecteurs, photographies de l’atelier pour jeunes artistes – l’atelier d’Art abstrait –, catalogues d’expositions, notamment à la Galerie Denise René, rue de la Boétie à Paris, participation active au groupe Espace, collectif de plasticiens, architectes, urbanistes, artisans, réunis pour proposer une autre Reconstruction en ces temps d’après-guerre : une Reconstruction sous le signe de la synthèse des arts[6].
Ici, le manque d’archives impose doublement de savoir trouver la bonne distance entre respect des sources et impératif de faire revivre une aventure collective portée par l’enthousiasme et l’espoir en une création tournée vers le public. Il faudrait trouver autre chose que la seule option « visiteur devant des objets sous vitrine », s’octroyer quelques libertés comme le conseille Françoise Levaillant face à toute étude de revue :
« Entre la description à petits points, faite de citations et d’anecdotes, et la langue de bois dans laquelle se fige presque toujours un discours pétri de “stratégies”, il conviendrait de trouver un autre protocole d’analyse, quitte à déconstruire l’objet (la revue) pour parvenir à poser des séries de questions pertinentes[7] ».
Le travail de recherche sur les revues est en effet encore jeune et il doit ainsi inciter à trouver de nouvelles approches dans l’analyse et la démonstration. Une réponse serait probablement de faire intervenir sur un point très précis de l’exposition, grâce à un appel à projets, la jeune création actuelle, et rester ainsi fidèle à l’esprit d’Art d’aujourd’hui. La proposition plastique offrirait un autre regard sur une action ciblée de la revue ou sur un corpus d’archives ; certains échanges épistolaires entre les rédacteurs et les artistes, par exemple, sont très vivants et permettent une immersion dans l’activité journalistique de l’époque.
Présenter le contexte historique, culturel et éditorial, et artistique
L’ensemble de textes mis en pages et illustrés qui constitue une revue permet, dans les quelques centimètres carrés qui la délimitent, d’ouvrir vers de nombreux horizons. Aborder un organe de presse inscrit dans le passé implique, en effet, de couvrir plusieurs domaines. D’abord celui de l’histoire, car son rédactionnel découle de l’actualité, c’est sa raison d’être. Cette actualité, devenue aujourd’hui historique, se lit ici dans sa contemporanéité, donc avec ses partis pris, ses enthousiasmes et ses manques. Véritable source au même titre que des archives ou la collecte de témoignages, il s’agit, de la même façon, de poser sur les livraisons le regard du chercheur qui tend à une inatteignable objectivité. Avec Art d’aujourd’hui, c’est aussi, plus précisément, un pan complexe de l’histoire de l’art qui est convoqué : celui de l’après Seconde Guerre mondiale, du renouveau de l’abstraction et, partant, d’un désir d’implication de la création dans la société. De ce fait, un troisième champ alimente cette recherche, celui de la sociologie.
Ces trois approches se croisent et se complètent dans l’étude du chercheur mais elles sont peu exploitables visuellement. Pour rendre les conclusions compréhensibles sans avoir besoin de l’apport de trop de textes explicatifs sur les cimaises, il faut probablement poser le contexte historique : celui de l’après Seconde Guerre mondiale et de la Reconstruction mais aussi du début des Trente Glorieuses. La situation culturelle et éditoriale devra également être présentée : l’essor des galeries, la multiplication des salons, l’ouverture du musée d’Art moderne depuis 1947, mais encore très peu d’ouvrages consacrés à l’art et un désintérêt assez généralisé de l’institution pour l’abstraction.
L’inscription de la revue dans un temps très délicat de l’histoire de l’abstraction en constitue une des richesses. Cette forme d’expression est, en effet, encore bien récente au regard de l’ensemble de l’histoire de l’art. Chose rare dans la discipline, nous pouvons en effet situer sur une échelle de temps proche de nous, les débuts non pas d’un mouvement mais véritablement d’une esthétique nouvelle ; une nouvelle manière d’exprimer, de créer. À l’image de la photographie et du cinématographe, l’histoire de l’abstraction se lit dans les archives et témoignages récents, quand les réalisations donnent des indices sur les différentes tentatives et expériences, les débuts de l’abstrait, les concurrences de paternités mais aussi son évolution. De même, on s’accorde sur le fait qu’avec les années 1950, l’abstraction est dans une période de renouveau ; l’après Seconde Guerre mondiale lui offre des raisons de s’épanouir dans une quête qui est d’exprimer ce qui ne peut être représenté, figuré. Néanmoins, dès 1953-1954, l’art abstrait entre dans ce que l’historienne de l’art Sylvie Lecoq-Ramond appelle une période de « classicisation[8] ».
S’ensuit, à partir du mitan des années 1950, un débat sur un potentiel conformisme de l’abstraction qui conforte les tenants d’une nouvelle expression plus gestuelle, lyrique, dans l’idée que le combat doit se tourner autant contre la figuration que contre une abstraction géométrique sclérosée. Et Art d’aujourd’hui, précisément, participe à l’académisation de l’avant-garde abstraite du fait même, comme l’analyse l’historien de l’art Georges Roque, que la revue fait partie d’un réseau qui, en se contentant de lui-même – et ce, malgré lui –, clôt des possibilités[9]. L’ambition des rédacteurs ne peut se passer de la mise en place de ce réseau, ni d’une relative académisation. Pour réaliser leurs objectifs, de grande envergure, ils ne peuvent se passer de tenter de convaincre le plus largement possible, de répandre les idées que sous-tend l’art géométrique. Ils ne peuvent se passer d’agir.
C’est toute cette ambivalence de l’avant-garde géométrique qui est visible à travers l’étude d’Art d’aujourd’hui et l’expérience de l’atelier d’Art abstrait en constitue une bonne démonstration. Lorsque deux artistes guidés par leur élan de prosélytes, Edgard Pillet – par ailleurs co-fondateur et secrétaire général de la revue – et Jean Dewasne, créent le 16 octobre 1950, rue de la Grande-Chaumière, un lieu où les jeunes gens peuvent trouver un enseignement tourné vers l’abstraction, le critique et polémiste Charles Estienne publie L’art abstrait est-il un académisme ? qui fait grand bruit dans le petit monde de l’art[10]. Il est ainsi possible d’exploiter cet événement à travers des articles d’Art d’aujourd’hui annonçant la création de l’atelier, les différentes conférences des « Mardis de l’atelier », les concours lancés à ses élèves, puis le pamphlet d’Estienne, et enfin les réactions d’autres critiques et d’artistes.
Feuilleter la revue
Grâce à la numérisation, on peut aujourd’hui lire des publications rares, les manipuler à volonté sans prendre le risque de les abîmer, voire zoomer à l’intérieur de leurs pages. Cet apport du numérique dans le contexte de l’exposition ne doit pas être négligé. Outre le maniement aisé et très personnalisé de l’objet exposé, une digitalisation accessible par écran tactile, permet également d’ajouter des contenus plus précis que le visiteur consultera au gré de sa curiosité ou en fonction de son temps. Cependant, feuilleter une revue, c’est-à-dire réellement pouvoir en tourner les pages en papier, a également son importance pour rendre au périodique sa matérialité : son format, sa mise en page dans le rapport au format, la qualité du papier, l’enchaînement des articles, les doubles-pages. L’exposition présente les exemplaires dans des vitrines mais la question de l’intérêt et de la mise à disposition du fac-similési ce n’est de sa mise en scène, peut cependant se poser.
Le fac-similé pour pouvoir feuilleter la revue, mais encore ? Dans quel contexte peut-on donner envie de prendre le temps de feuilleter la revue ? Doit-on rejouer les années 1950 et recréer le salon d’un lecteur ? Quel en serait l’intérêt ? La médiation ne doit pas devenir du divertissement. Une évidence s’impose : pour que le propos historique apparaisse scientifiquement fiable, il faut alors que la reconstitution – même s’il s’agit de deux fauteuils, un tapis, une table basse et un luminaire – soit elle aussi, authentique. Serait-il alors raisonnable de mettre autant de moyens dans un agencement qui n’aurait pour but que d’installer une ambiance, autrement dit de distraire, voire de distraire du propos, d’illustrer sans argumenter ?
L’étude de l’historienne de l’art Caroline Tron-Carroz autour de l’exposition Vidéo Vintage du MNAM (2012), a assez montré les dangers d’une scénographie instrumentalisée quand elle n’est que mise en scène d’objets. Quel serait donc l’attrait du fac-similé autre que celui d’être feuilleté et d’apporter une matérialité à la revue ? Est-ce une raison suffisante ? L’usage qui a été fait de la reproduction du livre de comptes du marchand des impressionnistes, Paul Durand-Ruel, dans l’exposition au palais du Luxembourg, en 2014, n’était pas convaincant[11]. Bien que posé au milieu d’une salle à portée de toutes les mains, son statut est resté ambigu (résultat d’une trop belle réussite de la copie ?) ; peu le feuilletaient, en tout cas longuement, d’autant que l’ensemble restait obscur : la graphie dix-neuvièmiste ajoutée à la méconnaissance du marché de l’art de cette époque – que cette manifestation ne pouvait combler – conférait à l’idée de médiation et à ce beau travail de copie, un rôle d’anecdote dans l’exposition et dans son discours scientifique.
En prenant appui sur la frustration qu’a pu créer ce double du livre des comptes du célèbre marchand, il est possible de réfléchir à ce qui aurait pu, si ce n’est valoriser cet objet, au moins le rendre exploitable pour le public. Qu’en serait-il si des revues Art d’aujourd’hui étaient accessibles à la lecture, posées sur une table avec des chaises pour les consulter posément ? Ne peut-on pas imaginer que le visiteur, enrichi du parcours qu’il vient de faire, serait alors disponible pour cheminer dans une voie toute parallèle à celle de l’exposition : celle du travail de l’historien ? Est-ce que l’apport évident que peut avoir un fac-similé ne serait pas de tâcher de comprendre, cette fois par soi-même, l’intérêt pour l’histoire de l’art de l’objet de l’exposition ? En quoi cette revue, qui a participé pleinement à l’évolution de l’abstraction encore naissante, est devenue trace d’une théorisation de cette forme d’expression par les acteurs mêmes de cette aventure, puis source d’un moment-clef du XXe siècle ? Faire comprendre par l’exemple que, comme le notait Michel Foucault :
« […] l’histoire a changé sa position à l’égard du document : elle se donne pour tâche première, non point de l’interpréter, non point de déterminer s’il dit vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de travailler de l’intérieur et de l’élaborer : elle l’organise, le découpe, le distribue, l’ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l’est pas, repère les éléments, définit les unités, décrit des relations[12] ».
Ainsi, mettre en place les conditions d’un questionnement sur la revue, par des reproductions consultables d’archives ciblées, mais aussi d’outils de l’historien – carnets de notes, index, etc. – apporterait du didactisme vivant au sein de l’exposition, et placerait le visiteur au cœur du dispositif, le rendant ainsi pleinement actif.
Le travail des critiques et journalistes – observateurs, chroniqueurs, commentateurs, argumentateurs mais aussi initiateurs – au plus près, si ce n’est au cœur de la création, offre un terrain de réflexions encore trop peu exploité. Le grand apport d’Art d’aujourd’hui pour l’histoire de l’art tient notamment dans la proximité entre les critiques et les artistes – qui se livrent tant sur l’acte de création que leur quotidien pragmatique, laborieux et souvent difficile, qui ouvrent les portes de leur atelier – mais aussi par la vision sociale qui sous-tend leurs propos sur l’art, préoccupation très contemporaine à la revue et intrinsèque à l’abstraction. L’échec de la rencontre avec un large lectorat n’en diminue pas pour autant sa recherche incessante et l’inventivité sollicitée. Une telle intention de la part d’Art d’aujourd’hui ne peut se traduire pleinement, selon nous, dans une unique forme écrite dont la publication ne toucherait, une fois encore, qu’un lectorat déjà convaincu de chercheurs. Exposer un propos et tenter de le transmettre autrement, poursuit et complète notre étude universitaire nourrie d’articles et de conférences, dans un champ plus ancré dans le réel, bien davantage tourné vers le public. Cette envie, si ce n’est cette nécessité, rejoignent notre accord profond avec la ligne éditoriale de la revue ; car il nous semble manifeste que la recherche n’existe pleinement que lorsqu’elle rencontre l’autre et crée des échanges.
Notes
[1]Le petit Robert, Paris, Éd. Robert, 2009 : « Publication périodique souvent mensuelle, qui contient des essais, des comptes rendus, des articles variés, etc. ».
[2]Ibid. : « Publication périodique, généralement illustrée ».
[3] Les fidèles rédacteurs d’Art d’aujourd’hui sont Léon Degand, Roger Van Ginderteal, Pierre Guéguen, Roger Bordier mais également Michel Seuphor.
[4] La ligne éditoriale Art d’aujourd’hui pâtit encore aujourd’hui auprès des observateurs des revues, des années 1950 et de l’abstraction, d’une réputation de sectarisme que nous avons tenté d’éclaircir dans : Girieud C., « Art d’aujourd’hui et Cimaise. Deux revues concurrentes dans le microcosme de l’abstraction », Froissart Pezone R., Chèvrefils Desbiolles Y. (dir.), Les revues d’art. Formes, stratégies et réseaux au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 281-293.
[5] Les fonds d’archives relatifs à Art d’aujourd’hui (ce dernier étant très peu fourni), relatifs à Léon Degand ou à des acteurs contemporains de la revue (les critiques Julien Alvard et Charles Estienne, la Galerie Arnaud et sa revue Cimaise) sont conservés à la bibliothèque Kandinsky, centre de documentation et de recherche du MNAM. Certaines archives personnelles (correspondance, photographies et films) du fondateur de la revue, André Bloc, ont été déposées au musée de Grenoble, et des entretiens sont disponibles dans les archives INA.
[6] Sur ce dernier point, il reste peu de traces. Diana Gay, conservatrice du musée Fernand Léger à Biot, prépare une exposition sur l’événement majeur du groupe Espace : l’exposition de l’été 1954, dans cette ville de la Côte d’Azur. Sa source principale reste un catalogue, édité avant la manifestation, à partir des projets des pièces.
[7] Levaillant F., « Préface », Chèvrefils Desbiolles Y., Les revues d’art à Paris (1905-1940), Paris, Ent’revues, 1993, p. 11.
[8] Lecoq-Ramond S., « Les vies différées de l’abstraction », Abstractions France (1940-1965). Peintures et dessins des collections du musée national d’Art moderne, cat. exp., Colmar, Musée d’Unterlinden, 1998, p. 20.
[9] Roque G., Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Paris, Gallimard, 2003, p. 206.
[10] Estienne C., L’art abstrait est-il un académisme ?, Paris, Éd. de Beaune, 1950.
[11]Paul Durand-Ruel. Le pari de l’impressionnisme, exp., Paris, Musée du Luxembourg, 2015.
[12] Foucault M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1994 (1969), p. 14.
— Bénédicte Tellier est assistante principale de conservation du patrimoine et des bibliothèques au service patrimoine de la bibliothèque Carré d’Art de Nîmes. Au-delà du travail régulier de traitement des collections (images fixes) et d’accueil du public en salle, elle est chargée de la médiation et des missions éducatives proposées autour des collections patrimoniales. —
De l’attractivité des expositions « de livres »… à partir de l’exemple des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes
L’écrit et ses supports fascinent. Les manuscrits de textes scientifiques ou sacrés, richement enluminés ou sur simples feuillets de parchemin, sont précieux par leur rareté due aux difficultés et au coût de fabrication. À ce titre, ils rejoignent durant le Moyen Âge les collections de « Trésors » de quelques riches seigneurs ou abbayes. Embellis d’illustrations délicates et couverts de reliures magnifiquement ornées, ils sont aux yeux de leurs possesseurs source d’orgueil car symbole de richesse. À partir du XVIIe siècle, les savants issus de la noblesse de robe s’attachent à constituer leur bibliothèque personnelle en rassemblant principalement les publications scientifiques nécessaires à leurs travaux. Au fil du temps, les hommes de sciences deviennent également bibliophiles. Certains sont passionnés par l’acquisition d’éditions rares au contenu faisant autorité quand d’autres s’intéressent à l’objet livre et à la variété des formes prises : éditions soignées, reliures travaillées, tirages limités ou exemplaires remarquables. Cette sacralité multiforme du livre perdure malgré une plus grande vulgarisation du savoir qui contribue à sa plus large diffusion auprès de tous les publics. Elle fascine mais tient aussi à distance. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, rendre attractive au plus grand nombre une exposition de livres anciens ou contemporains provenant d’une collection patrimoniale, reste une gageure. Cependant, grâce aux nouveaux outils de médiation numérique, une approche plus riche et plus ludique est possible pour compléter la traditionnelle présentation en vitrine des originaux. Dès lors peut-être, l’appropriation des œuvres devient plus facile pour le visiteur. En effet, il découvre les originaux avec une certaine proximité malgré la distance induite entre lui et la vitrine, favorisant toujours une certaine sacralisation. C’est une expérience de ce type qui a été tentée avec l’exposition Livresque des profondeurs, une anthologie insolite organisée par la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes en 2013 (Fig. 1).
Bref historique des fonds patrimoniaux de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes
La Bibliothèque Carré d’Art figure parmi les 54 bibliothèques classées par la loi du 20 juillet 1931 ; ses fonds sont, comme c’est souvent le cas, principalement constitués par les saisies de la Révolution française. Installée dès l’origine dans l’ancien Collège des Jésuites, elle prend le nom de Jean-François Séguier (1703-1784), naturaliste et « antiquaire » nîmois dont les collections constituent une part importante des fonds anciens[1]. Viendront s’ajouter au fil du temps, legs, dons, dépôts tels ceux des bibliothèques de l’Église Réformée ou de la Synagogue, ainsi que les acquisitions courantes.
Depuis 1993, Carré d’Art rassemble sur 5 200 m2 les collections patrimoniales et de lecture publique qui y trouvent les conditions d’une large diffusion. Le fonds ancien comprend une soixantaine d’incunables et environ 40 000 imprimés antérieurs à 1810, ainsi qu’un millier de manuscrits de toutes époques. La politique d’acquisition patrimoniale accorde une attention toute particulière aux créateurs nîmois et gardois et à l’identité locale : manuscrits et fonds d’archives provenant d’auteurs originaires de la ville, tels Jean Paulhan ou Marc Bernard, impressions nîmoises, fonds local, fonds spécialisé dans la tauromachie. La constitution d’une collection de livres d’artiste complète cette politique.
Deux missions opposées mais complémentaires, à concilier lors du choix thématique de l’exposition
Conservation et médiation
La gestion de fonds patrimoniaux répond en priorité à des impératifs stricts de conservation matérielle nécessitant des espaces de stockage spécifiques, des conditions de manipulation particulières et une consultation réglementée, réservée à un public de chercheurs.
La question de leur valorisation et de leur médiation à destination d’un plus grand nombre d’usagers ne doit pas par pour autant être négligée. Pour répondre à cette mission première, la bibliothèque explore différentes possibilités malgré l’absence de salle d’exposition permanente des collections. Depuis ces vingt dernières années, des expositions temporaires ont été réalisées, présentant les différentes facettes du fonds : dernières acquisitions, création contemporaine de livres d’artiste, sujets d’histoire locale ou relevant d’une spécialité de la bibliothèque (tauromachie, protestantisme, hebraïca…), fonds de collectionneurs, etc[2]. Ces expositions s’accompagnent de visites commentées en direction du public scolaire et de groupes d’adultes. Des supports de médiation tels que catalogues, livrets pédagogiques ou livrets de visites sont également proposés ainsi que des ateliers (jeunesse ou adultes) pour enrichir la découverte (Fig. 2).
En dehors de ces moments forts liés à une exposition, une médiation régulière sous forme de présentation commentée de sélections d’ouvrages illustrant divers thèmes de l’histoire du livre, est proposée aux groupes de scolaires, étudiants, adultes en réinsertion, professionnels, spécialistes. Celle-ci offre l’opportunité de faire découvrir les richesses de la bibliothèque telles que les manuscrits ornés ou enluminés, des livres d’heures, des incunables, de grands livres illustrés, quelques monuments typographiques des divers âges de l’imprimerie, des éditions anciennes originales et rares, souvent de provenance locale, sans oublier de somptueuses reliures ou les livres d’artistes.
Repérer et sélectionner les « trésors » à exposer pour une grande occasion
L’année 2013 marque les 20 ans de Carré d’Art conçu par l’architecte Sir Norman Foster au cœur de la ville face à la vénérable Maison Carrée. Ce bâtiment regroupe en ses murs deux entités culturelles importantes de la Ville : le musée d’Art contemporain et la bibliothèque. Cet anniversaire est l’occasion d’offrir des manifestations à la hauteur de l’événement. L’art contemporain étant à l’honneur au musée avec une carte blanche laissée à Norman Foster, la municipalité souhaite qu’en regard de ces œuvres des XXe et XXIe siècles, les « Trésors » des collections patrimoniales de la bibliothèque soient également exposés au public. La salle d’exposition temporaire du Soleil Noir se doit d’être le lieu d’une exposition étonnante, surprenante, dynamique et inventive.
La commande politique pose aux professionnels la question de la définition du « trésor », ainsi que celle de sa mise en exposition[3]. Que pouvons-nous aujourd’hui montrer au-delà de tout ce que le public a déjà vu sous le label ressassé de « trésor » de la bibliothèque ? Conscients de la nécessité de proposer une vision différente de nos collections, nous reconsidérons les contours de la notion de « trésor bibliophilique » et profitons de l’opportunité pour adopter un regard nouveau sur nos fonds en présentant des ouvrages auxquels le public n’a jamais accès, car conservés en réserve et qui n’ont encore jamais été montrés car n’entrant pas dans le périmètre traditionnel de la bibliophilie.
En effet, les critères de définition du « trésor » qualifiant le livre perdurent sur des schémas établis depuis le Moyen Âge avec la sacralisation de l’objet-livre alors rare, réalisé avec beaucoup de soins et l’usage de matériaux coûteux. Autres temps, autres aspects, autres sélections… Il ne s’agit pas de faire « étalage » de richesses mais bien de proposer une vision étendue et différente du « trésor », portée par le sens donné à la notion de collection entendue comme un corpus incluant sur le même plan des œuvres maîtresses et des pièces plus modestes.
Mettant au second plan les richesses des fonds convenues comme telles, signalées de longue date, ayant fait l’objet d’expositions précédentes, nous souhaitons dévoiler l’importance de ce qui reste habituellement invisible pour le public : l’étendue des fonds conservés sur plus de 13 kilomètres de rayonnages dans les réserves et magasins, installés dans les profondeurs du bâtiment.
Beaucoup de fonds patrimoniaux de bibliothèques possèdent encore aujourd’hui une part d’ouvrages méconnus ou mal identifiés. Ils représentent une réserve potentielle de contenus dignes d’intérêt à plusieurs titres, notamment l’opportunité de déterminer une édition rare, peu courante dans les fonds publics mais aussi de porter un regard nouveau sur un fonds constitué antérieurement. C’est le cas à Nîmes, avec la découverte d’un des cahiers des Manga d’Hokusai non signalé dans le catalogue informatisé des collections, le rendant de ce fait inaccessible au public. Sa reliure japonaise typique attire l’œil et l’intérêt du conservateur. Des recherches plus approfondies sont alors menées, afin de préciser son identification puisque la description de l’inventaire du XIXe reste très succincte et imprécise : elle identifie ce texte par erreur comme « chinois » ! Il est à noter que la notoriété de cet artiste[4] a beaucoup évolué. Ce n’est en effet, que depuis peu de temps que son pays d’origine lui manifeste enfin une certaine estime alors qu’il suscita l’engouement en France à la fin du XIXe siècle. Charles Liotard participa de cette mode. Bibliophile nîmois, il acquit cet ouvrage étranger pour sa riche et luxueuse bibliothèque conservée à Carré d’Art aujourd’hui.
C’est ainsi l’occasion pour l’équipe de mener une exploration des rayonnages à la recherche de surprises insoupçonnées et tant espérées, avec l’intérêt renouvelé pour le professionnel de redécouvrir son fonds sous un jour moins familier. Avec un autre regard, nous parcourons les étagères dans le but qu’une pièce de titre, un format, une reliure, une « curiosité », attirent notre œil puis notre main. De bibliothécaires, nous nous transformons en chercheurs « d’épaves », de « trésors oubliés » dans les rayons d’ouvrages « non cotés » ou « à traiter » qui deviennent nos lieux de prospection privilégiés. Nous menons parallèlement à ces « fouilles » aléatoires, un travail de recherche dans le catalogue, balayant à grands traits les siècles, fonds spécifiques, thématiques, éditeurs et auteurs de renommée, afin d’exhumer des pièces qui n’avaient encore jamais eu l’occasion de se faire connaître à Nîmes.
La variété des fonds patrimoniaux de Carré d’Art Bibliothèque réunis depuis 200 ans, nous permettait de retracer l’histoire du livre, ses transformations et incarnations en exposant une anthologie des collections sous la forme d’une sélection raisonnée de pièces maîtresses issues de ce corpus : la collection patrimoniale, du manuscrit médiéval à la liseuse numérique. Il s’agissait de « […] montrer qu’à travers les âges, le livre n’a cessé de se transformer et poursuit son évolution, s’adaptant dans sa forme, sa matérialité et ses modes de diffusions aux grandes mutations historiques et aux usages que les lecteurs en attendent[5] ».
De la conception de l’exposition Livresque des profondeurs
La progression narrative
Le déroulé narratif s’impose naturellement autour des trois étapes de la vie du livre : sa fabrication, sa diffusion et son utilisation. Soit le livre comme objet qui prend en compte tous les aspects de sa fabrication, du manuscrit originel à l’objet final, ainsi que toutes les formes qu’il revêt, du rouleau à la liseuse électronique. Le livre en tant que média s’attache à le resituer dans le contexte économique, politique et culturel de sa diffusion. Enfin, les différents usages du livre sont explorés, même les plus insolites qui en ont été faits : marques de propriété, annotations, détournement…
Afin de parvenir à une certaine exhaustivité propre à l’anthologie, une sélection d’ouvrages assez vaste est nécessaire. Symbolisant les bougies d’anniversaire, nous retenons vingt pièces maîtresses plus une pour l’année débutée. Autour de celles-ci, plus de 70 livres « satellites » sont choisis, enrichissant ainsi l’illustration du propos par des aspects complémentaires ou des points de vue opposés. Le parcours de découverte suit, en un mélange anachronique, les trois parties énoncées et décline tout au long d’une grande vitrine panoramique les différents aspects pris par le livre.
Le livre, un objet évoque successivement : l’auteur et son travail manuscrit (maquette de Braque le patron annotée par Jean Paulhan), la richesse de la typographie, mais aussi l’introduction et le rôle de l’image au cœur du texte (dans une Bible enluminée du XIVe siècle ou dans une version du Petit Chaperon rouge revisitée en 1965 par l’artiste Wardja Lavater), la gravure, l’impression en couleurs, les livres animés (Astronomicum Caesareum d’Apian, 1540), les minuscules et les in-plano, les nombreux matériaux utilisés et les différentes formes prises par l’écrit du volumen au codex.
Le livre, un média rappelle la variété des origines éditoriales et des lieux d’impression, mais également la diversité des langues représentées dans les collections, tels une Bible en Kabyle ou un rouleau hébraïque qui côtoient un ouvrage en syriaque et un autre en japonais, ou encore l’exotisme du fonds tauromachique avec des ouvrages hispano-américains et le pittoresque des impressions nîmoises en languedocien. Les aspects publicitaires et commerciaux sont évoqués à travers notamment des jeux multiples d’imitation et de remise au goût du jour des éditions locales des XVIIIe et XIXe siècles, décrivant les antiquités nîmoises. Les enjeux politiques ne sont pas oubliés avec la censure ou le livre de propagande idéologique ou religieuse, de même que l’essor de nouveaux médias ou la recherche de nouveaux publics, à travers l’exemple du livre pour enfants et de la presse.
Le livre, des usages illustre les différentes utilisations qu’en firent leurs propriétaires successifs : depuis l’acquisition avec l’apposition d’une marque de propriété sous forme d’ex-libris ou d’armes ornant le cuir de la reliure, jusqu’à la destruction par négligence ou vandalisme (ouvrages plus ou moins mal coloriés, découpages, etc.), en passant par les usages laborieux (herbier médicinal annoté de commentaires) ou la transformation des gardes en lieu de mémoire individuelle ou familiale, gardant par exemple trace d’un arbre généalogique.
Choix scénographiques
Pièces précieuses et ouvrages du quotidien se trouvent exposés en un même plan, proposant ainsi une multitude de visages du « trésor » illustrant l’histoire du livre et laissées à l’appréciation du public, avec la volonté de pouvoir les sensibiliser tous au-delà des seuls bibliophiles.
L’enjeu principal était celui de montrer l’invisible. Invisible la totalité de l’ouvrage ouvert à une seule page, qu’elle soit celle de titre ou de la gravure principale, la présentation restant figée à celle choisie par le professionnel, afin d’illustrer au mieux le propos. Invisible aussi pour le public l’intérêt de tel ou tel livre, qu’il est alors nécessaire d’expliciter à l’aide d’une médiation. Invisibles également les collections elles-mêmes de la bibliothèque, situées dans les sous-sols du bâtiment, suggérant la métaphore des profondeurs sous-marines, d’abysses ou de « cales » du navire que serait le bâtiment. Carré d’Art, tel un paquebot aux façades vitrées, est tout à la fois très haut – trois niveaux supérieurs, comme des ponts – et très profond – quatre niveaux inférieurs, où se trouve conservée une importante partie des collections cachées aux yeux des lecteurs. Aussi, toute présentation d’ouvrages au public nécessite une mise en lumière des livres. Une émergence depuis les réserves – milieu confiné, secret, protégé et enfoui au plus profond du bâtiment – est nécessaire jusqu’à la surface des vitrines des espaces publics.
Par jeu, cette métaphore a décidé du titre de l’exposition Livresque des profondeurs et a donné le ton au parti pris muséographique inspiré du milieu marin et sous-marin, cachant en ses fonds des trésors insoupçonnés. Ainsi, avant même d’entrer dans la salle des « trésors », des photographies des réserves[6] non accessibles au public étaient installées sur le sol, comme signalétique d’accès à l’exposition, proposant de regarder depuis la « surface » vers les profondeurs des magasins remplis de documents. De même, l’ambiance lumineuse générale de la salle plongée dans la pénombre permet de respecter les conditions d’exposition des ouvrages les plus anciens, tout en créant l’impression d’être immergé dans le milieu sombre du monde sous-marin.
La particularité de la salle d’exposition du Soleil Noir dans sa configuration actuelle se trouve dans sa large vitrine panoramique longue de 27 mètres, habillée pour l’occasion d’un film plastique transparent bleuté et évidé d’une succession de hublots donnant accès aux ouvrages. La vision centrée sur la pièce maîtresse n’empêche pas, pour autant, celle des ouvrages « satellites » présentés à la périphérie. En effet, la succession de jeux de miroirs positionnés à l’arrière ou sous les livres démultiplie les perspectives sur les pièces dans cette vitrine qui offre exclusivement une vue frontale. Le jeu des reflets participe également à l’ambiance marine.
Ce florilège se veut « insolite », rompant avec les convenances traditionnelles de la bibliophilie comme l’indique le titre de l’exposition. Cette définition élargie permet, autour d’ouvrages définis traditionnellement comme des « trésors » (manuscrits enluminés, rouleaux hébraïques, reliures délicates, livres d’artistes ou manuscrits d’auteurs célèbres, tel Jean Paulhan), d’en associer d’autres jugés plus ordinaires ou banals. Notre volonté de réunir des extrêmes (rouleau en vélin du XIVe et liseuse numérique, livre d’artiste minuscule – Le Voyage de Gulliver d’Albert Dupont et La Description de l’Égypte, monumental ouvrage scientifique issue de l’expédition de Bonaparte – suscite plus facilement étonnement et questionnement du public.
Les ouvrages ainsi dévoilés illustrent l’histoire du livre avec un point de vue inattendu, surprenant, drôle ou fort d’une histoire singulière, proposant des images frappantes ou des courts-circuits stimulants issus d’associations d’ouvrages à première vue opposés.
De façon générale la muséographie des documents imprimés peut se résumer en deux mots : dilemme et frustration partagés de concert par le professionnel et le public. C’est pourquoi, afin de proposer un accès plus complet à l’ensemble des pièces, nous avons choisi de placer au cœur de la salle en accès libre pour le public, une table numérique Museotouch[7]. Cette table tactile de 0,50 x 0,88 cm dotée d’une interface de médiation, dont le graphisme a été créé pour la circonstance, offre la possibilité aux visiteurs d’accéder, du bout des doigts, à une découverte plus approfondie des thématiques évoquées par l’exposition. Des informations bibliophiliques (sous forme d’un glossaire notamment) et de nombreux clichés des ouvrages présents en vitrine sont disponibles pour les visiteurs désireux d’approfondir leur visite et accessibles via divers boutons (roue chronologique, filtre catégoriel, sélection aléatoire). Ces numérisations d’ouvrages, parfois intégrales, offrent un feuilletage digital à défaut de manuel. Ces fac-similés d’un nouveau genre permettent une opportunité nouvelle : celle d’agrandir les images en haute définition pour approcher les multiples détails, demeurant, sans cette aide, cachés (note sur un manuscrit, finesse d’une enluminure ou d’une gravure à la pointe sèche, grain de peau d’un cuir, etc.).
Enfin le côté ludique de la découverte a été renforcé par l’usage de jeux de mots suggestifs : « Ils ne manquent pas de pigments » évoque les techniques d’impression en couleurs, « Défense d’encrer » renvoie à la censure, « Passages en revues » annonce la présentation de périodiques…
Une dimension poétique était également présente avec des textes écrits pour l’occasion par l’écrivain sonore Daniel Martin-Borret, mêlant récits fictionnels d’artisans et d’usagers du livre et extraits de textes originaux de différentes époques. Quatre séquences sonores murmurées aux oreilles des visiteurs rythment ainsi la visite, sollicitant le sens supplémentaire de l’écoute.
Le nombre de textes et cartels présents dans l’exposition a, quant à lui, été réduit à sa plus simple expression : titres des parties collés sur la vitrine et traités en transparence, trois panneaux présentant les trois grands thèmes et cartels des ouvrages exposés, regroupés dans la vitrine. En complément et comme soutien de visite, un exemplaire de l’édition du catalogue est à disposition dans la salle d’exposition, ainsi qu’un « livret découverte » de quatre feuillets à destination du jeune public et des tablettes permettant de réécouter plus à son aise les fictions sonores[8]. Des visites commentées sont régulièrement proposées.
L’apport des nouvelles technologies numériques à l’exposition d’ouvrages originaux
La mise en exposition de livres, entreprise délicate et très contraignante, d’autant plus à l’intérieur d’une vitrine équipée d’une seule face, reste très complexe et source de questionnements. Comment arriver à montrer au public le dedans et le dehors, la page de titre et la gravure, le détail intéressant et le tout ? La reliure des feuillets empêche la dispersion de ceux-ci, ne facilitant pas l’accès du public à l’intégralité du document lors d’une exposition. Là, réside essentiellement toute la difficulté de la muséographie des objets-livres rencontrée par l’ensemble des expositions, la présentation de ceux-ci reste incomplète, contrainte par leur forme même, réduite à un accès unique : la page ouverte.
Aujourd’hui, l’outil qui semble pouvoir le plus avantageusement pallier ces difficultés techniques d’exposition reste la numérisation des documents. En effet, la précision aujourd’hui obtenue des images numériques facilite leur mise à disposition grâce aux nouvelles technologies : tablettes, applications pour Smartphones… qui permettent d’offrir aux visiteurs de nouveaux moyens d’accéder à l’intégralité du document sur place, pendant la visite ou en aval après celle-ci, à tout moment grâce à internet, sous forme d’expositions virtuelles offrant la possibilité de feuilleter les pièces.
En aucun cas, ces outils ne peuvent se substituer à la proximité avec les œuvres originales, mais ils favorisent la présence discrète et ludique d’informations complémentaires, toujours appréciées des visiteurs, voire réclamées par ceux-ci[9].
L’inventivité et la recherche sont indispensables pour renouveler l’attractivité des expositions de livres pour le public. Cela d’autant que son immersion dans une ambiance particulière permet de capter plus facilement son attention en jouant sur ses sensations, stimulant alors son intérêt pour ce qui lui est raconté. Nous souhaitons susciter une réflexion, un goût pour cette longue transformation de l’écrit et du livre par une succession d’histoires insolites et inattendues pour le visiteur.
C’est en jouant sur ce registre que l’équipe du service du patrimoine de la Bibliothèque Carré d’Art de Nîmes s’est adressée à des publics potentiels très variés – enfants ou personnes âgées, spécialistes ou néophytes, touristes ou nîmois, en visite scolaire ou par choix – en présentant Livresque des profondeurs, une anthologie insolite.
Notes
[1] Les collections de Jean François Séguier (7 000 volumes), d’abord léguées à sa mort en 1784 à l’Académie de Nîmes, puis confisquées lors de la Révolution française, forment le cœur des fonds anciens de notre bibliothèque. L’inlassable activité de cet homme des Lumières fit de son cabinet de curiosités un point de passage obligé de l’Europe savante de son époque : plus de 1 500 visiteurs de 1768 à 1784. C’est à cet érudit polygraphe que l’on doit la fameuse restitution, après relevé et étude des traces de scellement, de la dédicace à « Caius et Lucius, Princes de la Jeunesse », qui figurait au fronton de la Maison Carrée.
[2] Expositions réalisées : Marc Bernard, romancier du quotidien, 1994 ; La Bible à Nîmes, 1995 ; Le Corps du livre, l’œuvre éditoriale de Gervais Jassaud, 1998 ; Jean Paulhan : le patron, 1999 ; Le Livre s’habille : sept siècles de haute reliure, 1999 ; Livres et afición, 2002 ; Joël Leick, 2003 ; Passions et collections : le bibliophile Charles Liotard, 2006 ; Savoirs livresques et culture hébraïque, 2007 ; Quand le livre vivait sa première révolution, 2008 ; Calvin…la Réforme à Nîmes, 2009 ; Vous ne regardez pas…vous lisez, Scanreigh, 2011 ; Livresque des profondeurs, une anthologie insolite, 2013 ; En toutes lettres, Abécédaire de livre d’artistes, 2015.
[3] Voir : Élogede la rareté, cent trésors de la Réserve des livres rares, exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, 2014-2015. Présentation de 20 ans d’acquisition.
[4] Voir le succès rencontré par l’exposition Hokusai présentée pour la dernière fois en Occident : Hokusai, exp., Paris, Grand-Palais, 2014-2015.
[5] Étienne M., « Avant-propos », Livresque des profondeurs, une anthologie insolite, cat. exp., Nîmes, bibliothèque Carré d’Art, 2013, p. 7.
[6] Photographies réalisées par Patrice Loubon pour l’occasion.
[7] Table numérique Museotouch équipée du logiciel Mosaïque développé par la société Biin, en collaboration avec le Centre Erasme, base numérique des savoirs du Rhône, en ligne : http://www.biin.fr/fr/mosaique (consulté en octobre 2015).
[8] Voir : « Les créations sonores de Daniel Martin-Borret » à écouter en ligne sur la page internet de présentation de l’exposition Livresque des profondeurs sur le site de la bibliothèque Carré d’Art de Nîmes : http://www.nimes.fr/index.php?id=2364 (consulté en mai 2016).
— Jérôme Dupeyrat (www.jrmdprt.net) est historien de l’art. Ses activités incluent la critique, l’édition (Bat éditions / <o> future <o>), le commissariat d’exposition, la recherche et l’enseignement (en particulier à l’isdaT beaux-arts, où il est co-responsable du programme de recherche « LabBooks — écritures éditoriales »). À partir de recherches sur les livres d’artistes (Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012), ses centres d’intérêt se sont étendus aux liens entre art et édition ainsi qu’à l’image considérée d’un point de vue intermédial et médialogique. —
Exposer des livres est un exercice dont l’issue est souvent décevante, aussi bien pour les spectateurs-lecteurs que pour les commissaires d’expositions, les auteurs, les éditeurs ou encore les graphistes.
Dans le cas des livres d’artistes, l’exposition est un mode de visibilité qui s’avère d’autant plus insatisfaisant qu’à bien des égards, il entre en contradiction avec les valeurs inhérentes à cette pratique éditoriale. Parce qu’il relève de l’art, le statut de ces publications incite pourtant à les exposer, comme en témoigne la programmation des diverses institutions artistiques dévolues à cette pratique[1], ou plus largement les nombreuses expositions qui lui ont été consacrées au cours des dernières décennies – et plus particulièrement ces dix à quinze dernières années – dans des musées, des galeries, des centres d’art, ou encore à l’occasion de salons d’édition[2].
Les livres d’artistes peuvent comporter aussi bien du texte que de l’image (photographie, dessin, etc.), dans les proportions les plus variées. On ne peut les caractériser formellement, mais seulement en fonction de l’articulation qu’il propose entre l’art et l’édition. Conçus par des artistes qui font du livre un mode de création et de diffusion approprié à leurs intentions artistiques, ils sont pleinement de l’art tout en résultant de moyens d’édition contemporains. Ils se distinguent ainsi des catalogues et des livres d’art, car ils ne sont pas à propos de l’art mais ont par eux-mêmes un statut artistique (certains peuvent sans difficulté être qualifié d’ « œuvre d’art », d’autres résultent de démarches pour lesquelles cette notion tend à être obsolète). De même, ils se distinguent des livres de bibliophilie rares et précieux (livres illustrés, livres de peintres, livres-objets), car ils ne cherchent pas à esthétiser le livre à l’aide de pratiques et de conventions issues de l’artisanat ou des beaux-arts, mais visent plutôt à déplacer dans le contexte artistique les stratégies de l’édition et la culture du livre.
L’essor de ces livres à partir des années 1960-1970 est à mettre en relation avec les courants, les formes et les procédures artistiques de l’époque, mais aussi avec une volonté de trouver des alternatives aux contextes institutionnels et marchands de l’art. Cette volonté résultait tout autant d’une nécessité que d’un parti-pris : une nécessité pour une génération d’artistes (ceux de Fluxus et de l’art conceptuel en particulier) qui ne disposaient que de peu de moyens de production et de diffusion dans un contexte où les institutions ne s’intéressaient pas encore à leurs démarches ; un parti-pris car ces mêmes institutions étaient les garantes de valeurs et de critères esthétiques, institutionnels et marchands que ces artistes remettaient en question, ce pourquoi il paraissait crucial d’élaborer des stratégies permettant de s’en émanciper et d’instituer l’art autrement.
Le livre d’artiste a été défini alors comme une possible alternative à l’exposition sous ses formes conventionnelles, en devenant lui-même un mode d’exposition imprimé pour l’art. C’est-à-dire que tout en étant autre chose qu’une exposition – si l’on désigne par là un certain type d’événement artistique –, le livre d’artiste accomplit néanmoins une fonction d’exposition pour l’art, de par sa capacité de monstration et son potentiel de diffusion.
C’est en cela qu’il y a un paradoxe dans le fait d’exposer des livres d’artistes. Mais si les expositions de ce type sont nombreuses, c’est que l’exposition présente néanmoins à l’égard du livre d’artiste divers intérêts. Elle est en particulier un instrument documentaire et critique permettant de produire de la connaissance autour de ce phénomène, de même qu’elle permet de le médiatiser auprès d’un public qui s’avère parfois plus large que le lectorat initial des livres d’artistes, en dépit de l’ambition démocratique qui porte souvent leurs auteurs vers l’édition[3].
Face à cette réalité ambivalente, je voudrais préciser dans ce texte ce que le livre d’artiste fait à l’exposition et ce que les choix d’exposition du livre d’artiste révèlent de cette pratique, à l’appui de mes recherches en histoire de l’art et en esthétique, mais également de ma propre expérience de commissaire d’exposition.
Le livre d’artiste comme alternative à l’exposition
Dans le contexte des années 1960 puis 1970, les livres d’artistes ont été partie prenante d’un programme esthétique de redéfinition de l’art et de remise en cause de ses critères d’appréciation. L’édition est apparue à de nombreux artistes comme une solution pertinente pour créer et diffuser leur travail en dehors des musées et des galeries, pour échapper à leurs contraintes institutionnelles et marchandes, et en définitive, pour produire des œuvres impliquant de nouvelles conceptions de l’art. Nombre d’artistes, de critiques et de théoriciens s’entendent à ce sujet, en particulier en construisant au sujet des éditions d’artistes un discours sous-tendu par la reconnaissance d’une dimension alternative aux formes exposées de l’art.
Dans un article intitulé « The Artist’s Book as an Alternative Space », la critique d’art américaine Kate Linker a parfaitement mis en évidence cet aspect en notant que « le rôle fondamental du livre comme espace alternatif fut définitivement établi en 1968, lorsque le marchand Seth Siegelaub commença à éditer ses artistes au lieu d’organiser des expositions[4] ». D’après Kate Linker, c’est donc notamment en déniant l’exposition comme modalité nécessaire de visibilité de l’art que les livres d’artistes s’inscriraient dans un territoire alternatif. Elle explique que « constitutivement [le livre] enveloppe à la fois l’exposition, la diffusion et la critique. En cela, le livre participe d’un scepticisme généralisé, en augmentation depuis la fin des années 1960, touchant les contraintes liées à la production même de l’œuvre ». Quelques lignes plus loin dans ce même article, la critique d’art précise que :
« […] la tendance est de supprimer l’éthique de la médiation, telle qu’elle s’incarne dans les musées sous la forme de filtres entre l’artiste et le public, dans les galeries sous la forme d’intermédiaires pour un marché restreint et hautement sélectif, et dans les revues, sous la forme d’arbitres et de miroirs des intérêts du monde de l’art [5] ».
Ainsi, le livre s’oppose-t-il à la galerie, modèle dominant du marché de l’art, car sa valeur financière est faible et qu’il offre un contexte de lecture privé qui est le contraire de l’espace d’exposition classique. Il se distingue aussi du système courant d’administration des arts, un livre pouvant être créé et diffusé en dehors des institutions traditionnelles et en marge des normes esthétiques qu’elles admettent.
Ce sont les mêmes idées qui sont affirmées par Martha Wilson, fondatrice de Frankline Furnace à New York, l’une des premières organisations à avoir constitué une collection de livres d’artistes, dans un texte de 1978 dont le titre est presque identique à celui de l’article de Kate Linker : « Artists Books as Alternative Space[6] ». Elle y explique que les livres d’artistes constituent un espace alternatif « distinct des livres conventionnels, et des œuvres d’art conventionnelles », en ce qu’ils sont « un canal de diffusion qui circonvient à l’exclusivité des galeries et de la communauté critique[7] ».
Aujourd’hui encore, nombre d’artistes qui utilisent l’édition le font avec cette volonté d’alternative aux formes de diffusion les plus habituelles de l’œuvre d’art. Éditer une œuvre sous la forme d’une publication plutôt que réaliser un objet pour l’exposer dans des lieux dévolus à l’art, c’est adopter une économie et des valeurs qui diffèrent de celles couramment attachées à ce domaine. Choisir le livre et l’édition peut alors résulter d’une intention critique et utopique tout en étant la solution la plus pragmatique pour donner corps et visibilité à des démarches artistiques qui supposent d’autres critères esthétiques que ceux hérités de l’art moderne (moderniste), dont les valeurs ont largement contribué à instaurer la pratique de l’exposition sous sa forme traditionnelle[8].
L’exposition, au sens où l’entendent aujourd’hui aussi bien les artistes et les professionnels de l’art que les spectateurs, implique à la fois une visibilité publique de l’art, un espace-temps spécifiquement dédié à la mise en œuvre de cette visibilité, et un agencement des artefacts exposés. Il s’agit d’un phénomène relativement récent, dont on trouve peu d’occurrences avant les Salons de peinture et de sculpture des XVIIIe et XIXe siècles – eux-mêmes étant bien différents des expositions dont nous sommes contemporains. Qui plus est, d’autres modes de visibilité de l’art ont émergé au XXe siècle : happening, performance, diffusion médiatique par l’imprimé, la télévision ou le web, etc. Ceux-ci assurent la fonction d’exposition nécessaire aux œuvres par d’autres moyens que les expositions au sens propre : ils s’en distinguent en effet de par leur économie de production et surtout de par les modalités de réception et de socialisation de l’art qu’ils engagent.
Ayant déjà développé dans une thèse doctorale ce point de vue et les clarifications qu’il convient d’y apporter, je me permets d’y renvoyer[9], tout en notant simplement ici la raison principale pouvant expliquer la difficulté qu’il y a à exposer des livres d’artistes : outre que le livre en général est un artefact compliqué à exposer, les livres d’artistes entendent pour une large part proposer un modèle de l’art où le dispositif de l’exposition, au sens usuel du terme, n’est pas nécessaire, et où il se trouve parfois même contesté ou dénié[10]. L’exemple le plus éloquent de ce phénomène est sans doute offert par Robert Barry : en 1969, à l’occasion d’une exposition personnelle à la galerie Art & Project à Amsterdam, celui-ci décida de ne rien y montrer mais réalisa son exposition, si l’on peut dire, dans l’espace modeste d’un bulletin de quatre pages imprimé pour l’occasion et faisant à la fois office de carton d’invitation et de publication d’artiste. Une seule phrase y était inscrite : « During the exhibition, the gallery will be closed[11] ».
Livres d’artistes exposés : des vitrines au salon de lecture
Que l’on me permette ici de me référer à ma propre expérience de commissaire d’exposition pour évoquer concrètement le « problème » de l’exposition du livre d’artiste.
Au cours des dernières années, mes recherches sur les livres d’artistes m’ont conduit à travailler régulièrement avec l’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse, qui possède une vaste collection de livres d’artistes : d’abord en tant que conseiller scientifique pour l’organisation d’une exposition intitulée 69, année conceptuelle[12], puis en tant que co-commissaire d’une exposition collective consacrée à des artistes dont le travail prend souvent la forme d’éditions, et enfin en tant qu’enseignant à l’institut supérieur des Arts de Toulouse, dans le cadre d’un atelier de recherche dédié aux pratiques éditoriales dans le champ de l’art.
La médiathèque des Abattoirs est un lieu où les livres d’artistes, bien qu’ils ne soient pas en libre accès, sont consultables très aisément. Il suffit d’en faire la demande, et de patienter quelques minutes pour pourvoir les consulter en salle de lecture, de la même manière que n’importe quel autre livre.
Lorsque l’équipe de la médiathèque[13] y organise des expositions de livres d’artistes pour valoriser et enrichir son fonds, ceux-ci sont mis en exergue en étant sortis des réserves et associés à d’autres livres. Mais étant le plus souvent immobilisés dans des vitrines pour prévenir le vol ou la dégradation des ouvrages, comme ce fut le cas pour 69, année conceptuelle, ils sont paradoxalement portés à la connaissance du public en même temps que celui-ci est privé de la possibilité de les consulter (Fig. 1).
Dans le cadre de l’exposition A kind of « huh ? »[14] organisée en 2012 (Fig. 2), nous avions obtenu que les livres d’artistes sélectionnées soient librement consultables sur une table de lecture où ils étaient rassemblés. Mais alors que les pratiques éditoriales des artistes réunis avaient joué un rôle central dans la conception de l’exposition, leur livre s’y retrouvaient quelque peu isolés, du moins trop fortement regroupés, et pouvaient tendre à passer au second plan à côté des autres œuvres montrées : ephemera présentés en vitrines, photographies et œuvres en deux dimensions, sculptures, installations.
En 2013, je constatais le même écueil dans l’exposition La quatrième classe[15], conçue à l’invitation de la galerie et librairie Florence Loewy à Paris. L’exposition ne réunissait pas seulement des livres d’artistes, mais un ensemble d’œuvres entretenant un lien manifeste à l’objet livre et à l’édition : des livres d’artistes donc, mais aussi des œuvres imprimées ou graphiques se référant à des livres spécifiques, des interventions ayant la bibliothèque ou la librairie comme site, et qui avaient en commun de donner corps à des réalités discrètes ou inframinces, dont l’existence procède d’une absence, et la substance d’une vacance.
Parmi ces œuvres, les livres d’artistes étaient présentés dans deux vitrines (Fig. 3 et 4). Tout en étant intégrés de façon perceptible, en tant qu’objets d’art, à l’agencement de l’ensemble des œuvres, ils perdaient toutefois de leur contenance en tant que livre, dans une exposition pourtant fondée sur un propos « livresque ».
En 2014 enfin, le Frac Haute-Normandie me proposa d’organiser une exposition – Bibliologie[16] – consacrée à son fonds de livres d’artistes (plusieurs centaines d’éditions, publiées essentiellement à partir des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui). Pour des raisons patrimoniales compréhensibles, les livres furent là aussi présentés dans des vitrines (Fig. 5 et 6).
En dépit d’un projet conçu selon des critères bibliothéconomiques dans la mesure où la présentation des livres d’artistes obéissait à la classification décimale universelle en usage dans de nombreuses bibliothèques publiques, et tout en permettant de confronter ces livres à d’autres œuvres des artistes qui en étaient les auteurs (des photographies, des peintures, des dessins, des vidéos), l’exposition impliquait donc, à nouveau, une mise à distance de son objet principal. En écho à ce paradoxe, le groupe de recherche Édith, constitué d’enseignants et d’étudiants de l’école supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen (ESADHaR), proposait à mon invitation dans l’exposition une série d’essais vidéo réalisés à partir de certaines éditions exposées. Mais ces vidéos ne prétendaient nullement se substituer à la consultation des livres. Elles questionnaient simplement leur valeur d’usage et leur devenir images en situation d’exposition.
Françoise Lonardoni, alors responsable d’un vaste fonds de livres d’artistes constitué par la bibliothèque municipale de Lyon, faisait part en 2012 d’une expérience antérieure mais analogue :
« La première tentation lorsque l’on a la charge d’une collection de livres d’artistes conservés dans une réserve consiste à vouloir exposer le livre d’artiste en tant que forme. C’est ainsi que j’accueillis à la bibliothèque municipale de Lyon, en 2000, une exposition itinérante qui comprenait 600 livres d’artistes allemands : Die Bücher der Künstler. La densité de l’exposition et l’intérêt de son propos, son organisation rigoureuse en dix chapitres, la présence de livres doublons accessibles à tous, semblaient autant de garanties pour susciter l’intérêt du public. Mais au final, celui-ci s’est peu approprié l’exposition, sa présentation physique – un océan de vitrines, une profusion de livres – s’avérant décourageante. Cet épisode allemand révéla en tout cas que certaines formes artistiques résistent à l’exposition, et en tout premier lieu le livre d’artiste[17] ».
Pour Bibliologie, une librairie temporaire intégrée aux espaces d’exposition permettait de consulter certains des livres inclus dans l’exposition, et d’autres publiés par les mêmes éditeurs. Mais bien que prenant place dans l’espace du Frac Haute-Normandie, c’est d’une librairie qu’il s’agissait, et non d’un dispositif d’exposition. La présence de cette librairie permettait au contraire de mettre en tension d’une part le dispositif contraignant qu’est la vitrine, qui fait de chaque exemplaire d’un ouvrage un objet réifié, et d’autre part l’espace usuel du livre multiple et diffusable qu’est la librairie, ou hors d’un contexte commercial, la bibliothèque.
Il y a en fait en matière d’expositions de livres d’artistes deux scénarios principaux possibles. Dans l’un d’entre eux, les livres ne peuvent être consultés, par exemple parce que l’institution qui les possède a une mission patrimoniale, et c’est alors dans des vitrines, ou tout du moins à distance, qu’il faut les observer. Le plus souvent réduit à une couverture ou à une double page, l’ouvrage perd alors la dimension séquentielle inhérente au livre (au codex) et se transforme en image. Surtout, le livre ou l’édition, quelle qu’elle soit, perd sa valeur d’usage en étant soustrait à l’expérience de la lecture qui les caractérise habituellement. Si certains outils permettent de pallier à divers degrés cette double perte (usage, séquence), par exemple les diaporamas, les vidéos ou les fac-similés, l’exposition de livres non consultables met néanmoins toujours à distance l’expérience concrète des livres.
Dans le second scénario, lorsque les livres sont consultables, les vitrines cèdent leur place à d’autres dispositifs, en particulier la table de lecture et la bibliothèque, qui peuvent faire l’objet de parti pris plus ou moins réfléchis et affirmés en matière de design[18].
Indéniablement plus satisfaisante pour le spectateur-lecteur, cette situation, toutefois, n’est plus exactement celle de l’exposition, si l’on considère cette dernière comme un type particulier de manifestation de l’art, et pas seulement comme un événement ayant lieu dans un musée ou une galerie. Lorsque les livres sont consultables, l’exposition devient un cabinet ou un salon de lecture.
Deux exemples, parmi de nombreux autres, peuvent être mentionnés ici.
I.S.B.N.[19] fut organisé à la galerie Aperto par l’artiste Éric Watier en 2008. Cherchant à mettre l’accent sur le caractère « ordinaire[20] » des livres d’artistes, sur la façon dont ils intègrent la reproductibilité à leur projet esthétique, sur leur potentiel de diffusion et les modalités d’accès à l’art qu’ils permettent, tous les livres y étaient consultables, présentés couvertures face aux visiteurs sur une série d’étagères étroites (Fig. 7). Ce choix de présentation jouait avec certaines conventions de l’exposition, en montrant les livres comme des objets visuels, mais tout en permettant leur lecture et en désignant celle-ci comme étant bel et bien la forme adéquate et accomplie de leur réception.
Table d’hôtes[21] est un dispositif imaginé par les artistes Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier, qui l’ont animé entre 2007 et 2010 :
« Un mobilier rudimentaire, une table et ses deux bancs en bois, propres aux Biergärten (les “jardins à bière” ou terrasses allemandes), constituent le point d’ancrage de ce rendez-vous nomade. Déplié le plus souvent dans un atelier mais également dans des centres d’art […] sur de courtes périodes (une semaine et plutôt en soirée), ce dispositif a mis en partage, durant un peu plus de trois années, différentes formes d’œuvres empruntant à la pratique du document, de l’archive ou de l’édition[22] ».
Table d’Hôtes, qui a par exemple accueilli les éditions d’artistes de documentation Céline Duval, Peter Piller, Yann Sérandour ou Éric Watier, « aménage au même titre qu’une exposition l’espace intermédiaire d’une sociabilité de l’art », mais selon d’autres modalités que celles qui ont une fonction paradigmatique ou dominante pour l’exposition d’art dans ses formes conventionnelles – que les artistes s’emploient certes, bien souvent, à déjouer. L’idéal d’une réception collective de l’art cède alors la place à une forme de perception plus individualisée, celle de la lecture, pratiquée seule ou en comité réduit – et donnant souvent lieu, dans ce cas, à des échanges avérés. De même le régime de visibilité de l’exposition se transforme-t-il dans cet espace discret qu’est la table de consultation, d’autant que Table d’hôtes fonctionnait selon un mode d’apparition interstitiel. Enfin, le caractère fortement situé, à la fois spatialement et temporellement, de l’exposition et plus encore de l’espace d’exposition, devient ici plus incertain, moins circonscrit, en dépit de la délimitation très claire du dispositif mobilier (Fig. 8 et 9).
Exposer des livres d’artistes semble donc produire nécessairement un manque ou une transformation, soit à l’endroit du livre, qui n’est plus lisible comme tel, soit à l’endroit de l’exposition, dont le langage et les moyens sont abandonnés au profit de modalités qui, bien qu’elles soient désormais couramment importées dans le champ de l’art, lui sont initialement étrangères (c’est là, notamment, leur intérêt).
Que le livre consultable induise la transformation de l’exposition en cabinet de lecture, ou bien que le livre exposé se soumette à une réception intermédiaire et souvent déceptive, les valeurs conventionnelles de l’exposition artistique se voient ainsi remises en question par la présence des livres. Comme le souligne Françoise Lonardoni, ceux-ci semblent « résister[23] » à l’exposition.
Il importe toutefois d’insister sur le fait que les valeurs qui sont malmenées ici sont bien celles de l’exposition artistique, et non celles de la pratique et du média[24] qu’est l’exposition en général.
Ainsi serait-il intéressant de considérer, dans le cas des expositions-vitrines, que ce n’est pas tant des expositions de livres d’artistes que découvre le spectateur-lecteur, mais des expositions sur les livres d’artistes, c’est-à-dire des expositions qui visent d’abord à mettre en place un discours d’ordre documentaire et critique sur une pratique – par l’établissement de corpus, par des choix de mise en relation, par l’écriture d’un paratexte, etc. Dans une exposition ainsi comprise, le livre d’artiste mis à distance du spectateur perd son statut d’œuvre et devient un document se référant à lui-même, ou plus exactement à l’œuvre qu’il peut être dans un autre contexte. Cette dimension documentaire semble d’ailleurs définir la manière dont fonctionne de nombreuses expositions d’art contemporain, pas seulement celles consacrées aux livres d’artistes, mais aussi celles dédiées à la performance, à Fluxus, à l’art conceptuel, ou à de nombreuses pratiques récentes qui ne sont pas conçues pour l’espace-temps de l’exposition mais qui y trouvent un terrain possible d’enregistrement, de communication, de transmission ou de commentaire.
Si l’on voit de telles expositions dans l’optique d’expérimenter des œuvres d’art, elles produisent clairement l’impression d’un échec. Si on les voit dans une optique documentaire ou scientifique, au même titre d’une certaine façon qu’une exposition d’histoire, de sciences ou d’ethnologie, alors elles sont sans doute beaucoup plus compréhensibles et satisfaisantes. Un enjeu de l’exposition du livre d’artiste pourrait être de parvenir à induire cette lecture de la part du public.
L’exposition des livres d’artistes en tant que proposition artistique
Un autre cas de figure déplace les termes des deux scénarios précédents, lorsqu’il n’est plus simplement question d’expositions sur les livres d’artistes, mais de livres d’artistes dont l’exposition constitue en elle-même une nouvelle proposition artistique de la part de leurs auteurs.
Cette possibilité a été explorée de multiples façons par Éric Watier, notamment à l’occasion d’une exposition-résidence au Frac Languedoc-Roussillon en 2008[25]. Au cours d’une série d’accrochages renouvelés tout au long du projet, l’artiste présenta ainsi une édition intitulée Un livre, un pli, directement posée au sol, à la verticale, au milieu d’un vaste espace vide. Un livre, un pli est une œuvre-manifeste affirmant la forme élémentaire et minimale du livre : une feuille grise au recto et blanche au verso est pliée en deux de sorte à former un livret de quatre pages, dont la première de couverture porte l’inscription « un livre », et la seconde page intérieure « un pli » (Fig. 10). Radicalement modeste mais redoutablement efficace, la proposition de monstration de ce « pli » venait intensifier l’espace vacant du Frac, qui semblait s’ancrer autour de la petite édition, du fait d’une adéquation totale entre la simplicité de cette dernière et celle du dispositif d’exposition.
Pour le quatrième accrochage réalisé au cours de cette résidence, Éric Watier aligna les 160 plis de la série Choses vues en les collant directement aux murs de la galerie, à hauteur de regard, par leur quatrième de couverture. Chacune de ces éditions apparaissait ainsi comme un volume mural, dont l’un des pans faisait saillie perpendiculairement au mur, et dont l’autre s’offrait à la lecture (Fig. 11). Cet accrochage mettait en avant la dimension sculpturale des plis tout en se conformant à leur grande économie matérielle et formelle, et correspondait en cela aux Choses vues elles-mêmes : des objets ou des situations ordinaires, que leur inventaire sous forme de descriptions factuelles incite à considérer avec une attention renouvelée, telles des sculptures latentes, performées par le langage.
À l’occasion de la même exposition, Éric Watier proposa également un accrochage mural de son BLOC[26], une édition réunissant dans une nouvelle maquette une grande part de sa production éditoriale, rassemblée en plusieurs centaines de pages simplement encollées par la tranche, et dissociables de ce fait comme celles d’un bloc-note, pour pouvoir être dispersées ou exposées à la demande (Fig. 12). « BLOC est à la fois un livre et une exposition », et c’est en cela qu’il échappe à l’écueil de l’exposition du livre : « Un livre parce qu’il est l’assemblage d’un assez grand nombre de feuilles. Une exposition parce que chaque feuille peut être détachée, dispersée, posée sur une table, placardée au mur, encadrée, etc.[27]». Mais ce que semble alors confirmer cette édition, et dans une moindre mesure les accrochages de ses plis par Éric Watier, c’est que pour s’exposer au sens propre, une œuvre éditée doit perdre sa matérialité et/ou son usage de livre, pour en trouver d’autres. L’intérêt des trois situations décrites précédemment tient ainsi au fait que la perte du livre y est largement compensée par la mise en place d’une nouvelle situation artistique. Ce que l’exposition du livre révèle ici, c’est la capacité de cet objet à devenir autre chose que lui-même, son potentiel à contenir – à tenir dans ses strictes limites – des situations et des configurations qui peuvent excéder son espace et sa temporalité, qui peuvent le suspendre ou mener à son éclatement en tant que livre. Le livre d’artiste peut donc s’exposer en tant qu’œuvre – et non en tant que document – à la condition paradoxale de devenir autre chose que ce qu’il est. Ou autrement dit : le livre d’artiste ne s’expose pas mais il est possible de faire exposition à partir du livre d’artiste, ou encore conjointement à celui-ci. Nous touchons là à un vaste corpus : celui des productions artistiques qui engagent des processus d’adaptation, de traduction ou de remédiation entre œuvres exposées et œuvres éditées ; celui des pratiques éditoriales qui s’articulent à des situations d’exposition avec lesquelles elles coexistent, dont elles résultent ou au contraire qu’elles initient et qui, tout en participant de modalités d’exposition au sens habituel du terme, en remettent pourtant en question certains fondements liés à leur fonction monstrative, commerciale, objectale, documentaire, etc.
Ce vaste champ recouvre l’ensemble des relations conceptuelles entre le livre d’artiste et l’exposition, plutôt qu’il ne concerne l’exposition du livre d’artiste à proprement parler. Je me permettrais donc à nouveau de renvoyer à ma thèse et aux textes dans lesquels j’ai déjà développé ce sujet[28].
Par-delà les frustrations qu’elle peut susciter, c’est en fait en tant qu’expérimentation d’une résistance du livre aux modalités les plus habituelles de notre relation à l’art que la possibilité d’exposer les livres d’artistes s’avère intéressante. Si de prime abord l’on peut penser voir des livres dans de telles expositions, ou en manipuler dans ces salons de lecture parfois accueillis dans des espaces d’art, ce qui s’expose là véritablement, c’est d’abord cette résistance, cette dialectique tendue de deux pratiques, et ce faisant, de l’art et de ses marges.
Notes
[1] Pour ne s’en tenir qu’à la France, citons par exemple le centre national Édition art image (CNEAI) à Chatou (Yvelines), en ligne : www.cneai.com ; le centre des Livres d’artistes (CDLA) à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne), en ligne : www.cdla.info ; le cabinet du Livre d’artiste à l’université Rennes 2, en ligne : www.incertain-sens.org (consultés en octobre 2015).
[2] Pour un aperçu du phénomène et un inventaire des ressources qui en attestent, voir notamment la section : « Exhibition Catalogues », Desjardin A., The Book on Books on Artists Books, Londres, Everyday Press, 2013 (2011), p. 11-74.
[4] Linker K., « The Artists’ Book as an Alternative Space », Nouvelle revue d’esthétique, n° 2, 2008, p. 14. Précédemment publié dans : Studio International, vol. 195, n° 990, 1980, p. 75-79 [traduit par Jérôme Glicenstein].
[8] Voir notamment : O’Doherty B., White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie (1976-1981), Zurich, JRP Ringier, 2008 (1976).
[9] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012, 1 vol.
[10] Poinsot J.-M., « Déni d’exposition », Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Dijon, Les presses du réel, 2008 (1999), p. 110-124.
[11]Art & Project Bulletin, n° 17 : « Robert Barry », 1969.
[12]69, année conceptuelle, exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2010-2011. Cette exposition consacrée aux publications des artistes conceptuels aux tournant des années 1960 et 1970 mettait plus particulièrement l’accent sur le travail de l’éditeur et marchant d’art Seth Siegelaub.
[13] L’équipe de la médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse est composée de Corinne Gaspari, sa responsable, et Fabrice Raymond, chargé du fonds des livres d’artistes.
[14]A Kind of « huh? », exp., Toulouse, Les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées, 2012-2013.
[16]Bibliologie. Livres et éditions d’artistes dans la collection du Frac Haute-Normandie, exp., Sotteville-lès-Rouen, Frac Haute-Normandie, 2014.
[17] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.
[18] À ce sujet, voir : Cheetham C., Demay S. (dir.), Open Books, Londres, Hato Press, 2015.
[19]I.S.B.N. (livres d’artistes et après), exp., Montpellier, Galerie Aperto, 2008.
[20] Watier É., communiqué de l’exposition, en ligne : http://www.ericwatier.info/expositions/isbn/ (consulté en octobre 2015) : « Un objet d’aspect souvent ordinaire, mais exceptionnel dans l’exacte mesure où l’auteur ne dissocie pas la forme de son contenu et fait de chaque livre un objet artistique à la fois original et multiplié ».
[21]Table d’hôtes, exp., Lyon, 14-16 rue Terraille ; Villeurbanne, institut d’Art contemporain, 2007-2010, en ligne : http://table-d-hotes.blogspot.fr/ (consulté en octobre 2015).
[22] Meyssonnier F., « D’une puissante banalité », 04, n° 8, printemps 2011, p. 6 (ibid. pour la citation suivante).
[23] Lonardoni F., « Objets de vitrine et de curiosité », Mélois C. (dir.), Publier ]…[ exposer. Les pratiques éditoriales et la question de l’exposition, Nîmes, École supérieure des beaux-arts de Nîmes, 2012, p. 81.
[27]Ibid., texte imprimé sur la jaquette de la publication.
[28] Dupeyrat J., Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012 ; voir également le site : www.jrmdprt.net.
— Géraldine Mallet est professeure d’histoire de l’art médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. Elle est également présidente du comité scientifique du musée de l’abbaye de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert —
L’abbaye bénédictine de Gellone a été fondée en 804 dans la vallée du Verdus, affluent de l’Hérault, par Guillaume (Guilhem en langue d’Oc), cousin germain de Charlemagne[1]. Après la mort de son fondateur, en 812, considéré comme un saint par la communauté religieuse reconnaissante, un culte s’est peu à peu développé autour de sa dépouille. Sans atteindre la renommée de Saint-Gilles-du-Gard, de Saint-Sernin de Toulouse ou d’un autre de ces grands centres de pèlerinage du Moyen Âge, Gellone, devenu Saint-Guilhem-le-Désert dès le XIIe siècle, apparaît toutefois dans le fameux Guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle rédigé dans les années 1140[2].
Le premier monastère, à propos duquel on ne sait rien, a progressivement laissé place à de nouvelles constructions dont certaines ont été conservées en totalité ou en partie, parmi lesquelles l’église romane du XIe siècle, le cloître érigé en plusieurs campagnes entre le XIe et le XIVe siècle, la sacristie, la salle capitulaire et le réfectoire, œuvres médiévales pour l’essentiel, bien que fort remaniées. Les vestiges médiévaux comptent également des reliefs provenant des décors architecturaux et du mobilier liturgique encore en situation pour un petit nombre, la majeure partie étant déposée et constituant le fonds lapidaire qui est à l’origine du musée de site inauguré en 2009.
Malgré l’occupation du monastère par les Protestants en 1569, lors des Guerres de religions, celui-ci est parvenu jusqu’à la Révolution, certes mutilé, mais toujours doté de son église et de son cloître sculpté à deux niveaux de circulation. Les dégradations ont surtout porté atteinte aux autels, aux reliquaires et aux visages des saints sur les reliefs historiés. En 1791, les bâtiments, vendus comme biens nationaux, sont alors passés aux mains de particuliers qui leur ont octroyé de nouvelles fonctions : le réfectoire a été découpé et aménagé en appartements ; la salle capitulaire a été transformée en atelier de tannerie ; le cloître, échu à des maçons, servit de carrière de pierre… Il n’est pas rare, lors de travaux touchant aux maisons du village, que des éléments taillés ou sculptés, provenant du monastère, soient mis au jour. L’église a été, quant à elle, préservée, en restant un lieu de culte, mais paroissial.
Dès les premières décennies du XIXe siècle, avec le développement du goût pour le Moyen Âge, de l’intérêt pour le patrimoine de proximité, jusqu’alors méprisé par les académismes qui ne considéraient que l’Antiquité grecque et romaine, plusieurs collections ont été constituées à partir des vestiges récupérés dans les anciens bâtiments monastiques et dans le bourg de Saint-Guilhem-le-Désert.
Les collections du XIXe siècle
Trois collections parmi d’autres, plus modestes, se distinguent par la qualité et la quantité des pièces médiévales qu’elles renferment.
La première a été constituée par un petit industriel de la région, Pierre-Yvon Vernière, juge de Paix à Aniane, village situé à 7 km seulement de Saint-Guilhem-le-Désert. On ignore dans le détail le processus de constitution de cette collection, créée au cours de la première moitié du XIXe siècle. Était-ce par récupération ou par achat ? Nul ne peut le dire à ce jour. En revanche, on sait que Vernière possédait près de 150 éléments, qu’il avait installés dans le jardin de sa maison d’Aniane. D’anciennes photographies montrent des colonnes à chapiteaux sculptés des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, provenant des galeries du cloître de Gellone, ainsi que des reliefs issus de sarcophages de l’Antiquité Tardive, probables remplois récupérés par les religieux à l’époque médiévale pour entreposer des reliques ou servir de socle à des tables d’autel[3]. L’héritier de la collection, son fils Charles, la mit en vente après l’avoir gardée pendant près d’une quarantaine d’années. Ainsi, en 1906, elle fit son apparition sur le marché de l’art. Acquise peu après par le sculpteur américain George Grey Barnard, venu en France pour étudier à l’École nationale des Beaux-arts de Paris, elle fut d’abord exposée dans le musée qu’il aménagea en 1914 dans son atelier new-yorkais de Fort Washington Avenue. Achetées avec les autres collections de Barnard en 1925 par John D. Rockfeller Jr pour le Metropolitan Museum of Art, les sculptures languedociennes ont été remontées sur le site de Fort Tryon Park, au Nord de l’île de Manhattan, où l’on peut toujours les voir, depuis 1938, dans le fameux musée des Cloisters[4].
La deuxième collection résulte de dons faits à la Société archéologique de Montpellier par ses membres. Cette même société s’est portée acquéreur, en 1847, de ce qui restait du cloître monastique, afin d’en arrêter le dépeçage qui avait déjà fait disparaître six des huit claires-voies ornées de reliefs pour quatre d’entre elles[5]. Le nombre de pièces entrées dans le courant du XIXe siècle n’est guère important, puisque atteignant seulement la douzaine. Mais toutes sont d’une grande qualité. Parmi elles se trouvent les trois panneaux qui habillaient le pilier de l’angle sud-est du cloître, œuvre remarquable du XIIe siècle, représentant le Christ au milieu des Apôtres[6]. En 1997, la collection s’est enrichie d’une dizaine d’éléments achetés à un antiquaire résidant à Saint-Guilhem-le-Désert.
On doit à un des curés de la paroisse l’initiative de la troisième collection qui n’a cessé de croître depuis lors. Entre 1841 et 1848, l’abbé Léon Vinas, érudit, membre de la Société archéologique de Montpellier, auteur de la première monographie sur Saint-Guilhem-le-Désert[7], s’attacha à rassembler dans la chapelle nord de l’église chaque élément sculpté trouvé dans les ruines de l’abbaye, caché dans les recoins du village, ou donné par des habitants. Ainsi créa-t-il ce qu’il nommait la « Chapelle des Antiquités », préservée de la convoitise d’amateurs en tout genre par une grille en fer forgé. Les photographies anciennes montrent un entassement d’éléments provenant de l’ancien cloître, ainsi que des monuments funéraires et du mobilier liturgique. Les lourdes pièces, en calcaire et en marbre, étaient « exposées » en fonction de leur taille, au gré de l’espace disponible et au fur et à mesure des trouvailles[8]. L’état se maintint ainsi jusque dans les années 1970. Cet ensemble de pièces est à l’origine de l’actuel musée.
En attendant le musée…
Des travaux de restaurations, entrepris autour en 1972, dans l’ancien réfectoire de la communauté monastique, ouvrant sur la galerie occidentale de l’aire claustrale, mirent au jour, dans les murs de refend érigés à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle, une importante série de sommiers et claveaux sculptés provenant des arcs des claires-voies romanes du cloître. C’est alors qu’il fut décidé d’affecter le bâtiment, vaste espace de plan rectangulaire, aux vestiges lapidaires devenus trop nombreux pour l’absidiole nord de l’église. L’installation devait être provisoire, en attendant la création d’un véritable musée. Ainsi, c’est sous l’œil avisé du conservateur des Antiquités et Objets d’Art de l’Hérault, Robert Saint-Jean, qui était par ailleurs maître-assistant en histoire de l’art médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, que furent placées les œuvres par ordre chronologique, le long des murs, posées sur une banquette maçonnée ou accrochées aux murs. Le parcours débutait avec quelques pièces antiques (chapiteau corinthien, fragments de statues…), suivaient des reliefs d’époque carolingienne (dalles et piliers de chancel à décor d’entrelacs…), et se poursuivait par tous les sommiers et claveaux récemment trouvés, posés les uns à côté des autres. Au-dessus, sur les murs, on pouvait voir des chapiteaux, des tailloirs, des reliefs funéraires et d’autres éléments romans maintenus par des agrafes métalliques. Tout au fond de la salle, sur une partie légèrement surélevée, deux sarcophages paléochrétiens et d’imposants monuments funéraires gothiques occupaient l’espace. Au gré des nouvelles entrées et des initiatives du prêtre de la paroisse, Gérard Alzieu, fort soucieux de la présentation de certaines pièces, des nouveautés apparaissaient de temps à autre : ainsi, fit-il faire par le menuisier de la commune une série de socles peints en noir sur lesquels il fit installer une série de bas-reliefs. En 1999, les échafaudages installés au chevet de l’église pour sa restauration ont permis d’accéder à tout un ensemble de décors sculptés. Ce fut l’occasion d’en prendre les empreintes pour faire des moulages[9] qui ont rejoint la collection d’originaux. Ces nouvelles pièces ont alors été posées sur des socles, en bois peints en gris, disposés de manière esthétisante et nullement archéologique parmi les autres éléments. Les initiatives des uns et des autres, bien que toujours chargées de bonnes intentions, ont peu à peu perturbé le déroulement chronologique de l’ensemble, déroutant plus d’un visiteur, même averti (Fig. 1).
Comme bien des fonds lapidaires, celui de Saint-Guilhem compte des fragments très abîmés, peu décorés, pouvant intéresser les seuls restaurateurs ou chercheurs en quête de détails pour une approche très affinée d’un bâtiment ou d’un groupe sculpté disparus ou partiellement conservés. Toutes ces pièces ne pouvant être présentées au public, elles ont été entreposées, pour ne pas dire entassées, dans les anciennes cuisines de l’abbaye.
Au dernier recensement, la collection dans sa totalité comptait près de 900 fragments. La cohérence de cette collection vient du fait que tous les vestiges proviennent, à quelques exceptions près, de l’ensemble monastique. Ils constituent, entre autres, des témoignages sur son évolution architecturale et décorative à travers le temps, sur son histoire avec ses hauts et ses bas, sur ses liens avec l’architecture et la sculpture médiévales non seulement locales mais plus largement occidentales, autant de lointains échos des choix et des goûts des commanditaires, en l’occurrence les abbés qui ont dirigé l’abbaye depuis sa fondation jusqu’à la Révolution.
Enfin un musée
Alors que l’idée de créer un musée à partir de ce fonds en constante évolution avait été émise dès les années 1970, à la suite de la découverte des sommiers et claveaux sculptés provenant des galeries du cloître, ce n’est qu’en 1996 qu’un comité scientifique fut créé en vue de la concrétiser. Alors présidé par Jean Nougaret, conservateur du patrimoine à la direction régionale des Affaires Culturelles de Languedoc-Roussillon (DRAC), il comptait et compte encore parmi ses membres des élus de la commune, des représentants de différentes institutions territoriales locales, des conservateurs, des chercheurs et des universitaires. Plusieurs études ont été engagées à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3[10] et à l’École du Louvre[11], les unes portant sur un essai de restitution du cloître, les autres sur une présentation muséale des vestiges.
Toutefois, il fallut encore attendre jusqu’en 2008 pour que les travaux soient engagés et le printemps 2009 pour que les visiteurs découvrent un dépôt lapidaire complètement remanié avec une présentation à la fois plus esthétique et didactique (Fig. 2).
L’impulsion, si l’on peut dire, vint en 2006 avec le programme 3D-Monuments et le Plan de numérisation du Ministère de la Culture et de la Communication sur les sites remarquables, le projet concernant Saint-Guilhem-le-Désert monté par le laboratoire Modèles et simulations pour l’Architecture, l’urbanisme et le Paysage (MAP) ayant été retenu[12]. La numérisation prenait en compte non seulement l’ensemble monumental, mais aussi tous les vestiges connus attribués à l’ancien cloître, c’est-à-dire ceux conservés in situ, ceux exposés au Musée Languedocien de Montpellier et ceux acquis par le musée des Cloisters de New York. Ainsi, une proposition de restitution numérique des galeries inférieures du cloître médiéval a pu être réalisée, qui a été présentée au public lors des journées européennes du patrimoine de 2007. Fort des résultats obtenus, le comité engagea une réflexion sur la possibilité de présenter une anastylose en pierre d’une travée de claire-voie romane avec les fûts de colonnes, bases, chapiteaux, tailloirs, plaques de pilier, sommiers et claveaux disponibles sur place[13]. La faisabilité s’avérant possible, en complétant l’ensemble de quelques pièces manquantes, l’idée de réaménager l’ensemble de la collection s’est imposée. Il était impensable de présenter une série d’arcades remontées au milieu d’un « cimetière » de pierres. Certes, la présentation primitive n’était pas dénuée de charme, avec ses accents romantiques, pouvant susciter chez certains des sentiments de nostalgie, mais elle laissait bien perplexe la plupart des visiteurs, perdus au milieu des « cailloux ». Son grand mérite était avant tout de préserver l’ensemble des pièces provenant essentiellement des destructions du monastère.
Pour la nouvelle présentation, il fallait que les vestiges parlent, c’est-à-dire qu’ils évoquent, au-delà de leur intérêt artistique intrinsèque, le monument liturgique ou architectural dont ils étaient issus et, ainsi, leur fonction primitive. Sans écarter l’aspect esthétique, puisque seules les œuvres de qualité et en bon – ou relativement bon – état de conservation ont été sélectionnées, l’approche archéologique, plus didactique, a été privilégiée lorsque cela était possible. Les contraintes matérielles et financières étaient fortes. En effet, aucun autre espace que l’ancien réfectoire des moines n’était disponible pour accueillir le musée. Assez récemment restauré, protégé au titre des Monuments historiques, le bâtiment se présente sous la forme d’une vaste salle rectangulaire, légèrement surélevée sur moins d’un tiers de sa surface côté nord. Si la protection n’a pas été un frein aux aménagements lourds, le budget en revanche l’était. Ainsi, le sol fut conservé tel quel, avec ses grandes dalles de couleur ocre, de même que l’éclairage réduit aux baies latérales et à la rampe électrique qui court le long de l’axe central de la voûte. Les pièces trop volumineuses, comme les sarcophages paléochrétiens attribués à saint Guilhem et à ses sœurs, Albane et Bertrane, ainsi que l’imposante dalle gravée de Bernard de Bonneval (abbé de 1303 à 1317), exposés à l’extrémité septentrionale de l’ancien réfectoire, n’ont pu être déplacés. Enfin, l’espace central devait rester dégagé afin de pouvoir accueillir diverses manifestations, tels des concerts, des conférences ou des expositions temporaires.
La démarche « archéologique » s’est traduite non seulement par la restitution, ou des essais de restitution, d’éléments architecturaux et d’aménagements liturgiques, mais aussi en tenant compte de la hauteur supposée des œuvres, lorsqu’elles étaient en place, et de leur agencement probable. Ainsi, tant les travées romanes de cloître que l’arcature claustrale gothique ont été érigées sur un socle, rappelant les murs bahuts des galeries (Fig. 3). Le choix du métal brossé pour les supports a été fait pour insister sur l’aspect muséal de la présentation, la démarche de restitution n’étant pas une fin en soi. Par ailleurs, le matériau évite le « tout pierre » qui n’aurait pas permis de mettre en valeur aussi efficacement les vestiges des anciennes claires-voies. Le même esprit a animé la décision d’exposer un arc roman orné de feuilles d’acanthe (les motifs des autres étant des pointes de diamants ou des moulures) en le plaçant en hauteur, bien que dépourvu de colonnes ou de piliers avec bases, chapiteaux et tailloirs. La solution a été de le poser sur des consoles métalliques.
La légère surélévation de la salle dans sa partie septentrionale a été un atout pour suggérer un chœur liturgique délimité, comme dans les installations préromanes de l’abbatiale de Gellone, par des piliers et une dalle à décor d’entrelacs provenant de l’ancien chancel (Fig. 4). L’espace ainsi défini accueille une table d’autel antérieure à l’an mil, placée en avant des sarcophages paléochrétiens. Un tel regroupement – autel et sarcophages antiques de remplois – n’était pas rare dans les absides des églises et se rencontrait à Saint-Guilhem même. En effet, un plan de 1656 du monastère[14] en témoigne avec, dans le sanctuaire, l’autel du Sauveur – l’édifice étant placé sous le vocable du Christ – et, contre le mur oriental, le sarcophage antique réutilisé comme reliquaire de Guilhem[15].
Un certain nombre de fragments non dénués d’intérêt par leur décor sculpté ou peint méritaient aussi d’être présentés au public, mais leur taille et leur diversité n’autorisaient pas une présentation contextualisée comme dans les cas précédents. Ils ont donc été traités en tant qu’objets d’art, pour ne pas dire œuvres, et ont été posés sur des étagères métalliques pour les uns ou le long d’un mur rouge – couleur choisie pour une partie du mobilier (accueil, espace vidéo, banquettes…) –, afin de réchauffer l’atmosphère froide et dure de la pierre et du métal[16] (Fig. 5). Le rouge permettait en outre de mettre en valeur les reliefs qui auraient eu tendance à se fondre s’ils avaient été directement agrafés aux murs, comme dans la présentation précédente, c’est-à-dire antérieure à 2009. Ainsi, les moulages des chapiteaux du chevet de l’église occupent un support en métal légèrement incurvé, rappelant la courbe de l’abside, accroché en hauteur sur le mur du fond, c’est-à-dire au nord, au-dessus de « l’espace liturgique ». Le relief roman du Christ en majesté, pouvant tout aussi bien provenir d’un ancien portail que d’un devant d’autel – malgré les études, le doute persiste –, a été incrusté dans un panneau, bien entendu rouge, positionné de façon isolée, afin de capter l’intérêt des visiteurs sur cette œuvre remarquable par ses qualités plastiques. Enfin, toute une série de reliefs en marbre et en calcaire, monumentaux, mobiliers et funéraires ont été intégrés ou posés le long d’un grand panneau, selon une séquence chronologique s’étendant du XIIe au XVe siècle. Afin d’accompagner le visiteur dans sa découverte des vestiges de l’abbaye de Gellone, un panneau explicatif et un film en résument l’histoire[17].
On ne peut que se réjouir de la réalisation du musée de l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, surtout lorsque l’on a connu ce qui lui précédait. Toutefois, l’actuelle présentation tend à réduire l’histoire du monastère à ses pierres. En effet, comment procéder lorsque les tableaux, les reliquaires orfévrés, les manuscrits et autres objets, qu’ils soient ornementaux ou fonctionnels, ont disparu ou sont conservés dans différents sites ? La question se pose d’autant plus qu’avec le vaste espace qu’offre l’ancienne salle capitulaire, qui ouvrait sur la galerie orientale du cloître, des possibilités d’extension du musée existent. Affaire à suivre…
Notes
[1] Guilhem et l’abbaye de Gellone ont fait l’objet de très nombreuses publications. Pour une synthèse de qualité, voir : Saint-Jean R., « Saint-Guilhem-le-Désert », Lugand J., Nougaret J. Saint-Jean R., Languedoc roman. Le Languedoc méditerranéen, La Pierre-qui-Vire, Zodiaque, 1985 (1975), p. 75-95.
[2] Voir : Vielliard J. (éd.), Le guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Texte latin du XIIe siècle, édité et traduit en français d’après les manuscrits de Compostelle et de Ripoll, Mâcon, Impr. Protat frères, 1978 (1938), p. 46-49.
[3] Voir notamment : Kletke D., « Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert au musée des Cloîtres de New York. Son histoire, son acquisition, ses déplacements et ses reconstructions au XXe siècle », Études héraultaises, 26-27, 1995-1996, p. 85-104. Les figures 4 et 5 (p. 89) sont des photographies du jardin de la famille Vernière à Aniane.
[4] Outre les guides publiés par le Metropolitan Museum of Art, on peut également consulter l’article de Daniel Kletke (voir note précédente).
[5] Le cloître comptait deux niveaux de claires-voies.
[6]Saint-Guilhem-le-Désert. La sculpture du cloître de l’abbaye de Gellone, Montpellier, Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 1990, illustrations p. 51-58.
[7] Vinas L., Visite rétrospective à Saint-Guilhem-du-Désert. Monographie de Gellone, Montpellier, F. Seguin, 1875 ; Paris, Bray et Retaux, 1875 ; Marseille, Laffitte Reprints, 1980.
[8] Des cartes postales anciennes témoignent de cette chapelle au début du XXe siècle. On peut également en voir une représentation dans : Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 49.
[9] Cette heureuse initiative est due à Daniel Kuentz et à l’Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert.
[10] Labrosse D., Le dépôt lapidaire de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault). Nouvelle approche de l’ancien cloître abbatial, mémoire de maîtrise d’histoire de l’art sous la dir. de Géraldine Mallet, Université Paul-Valéry de Montpellier, 1999, 2 vol. ; ibid., Nouveaux éclairages sur un chantier claustral. Saint-Guilhem-le-Désert (XIe-XIVe siècle), mémoire de DEA d’histoire de l’art sous la dir. de Géraldine Mallet, Université Paul-Valéry de Montpellier, 2001, 2 vol. Ces travaux ont donné lieu à plusieurs publications dont : Labrosse D., « Essai de reconstitution du pilier sud-est de l’ancien cloître de Saint-Guilhem-le-Désert (Hérault) », Les cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 31, 2000, p. 155-159 ; ibid., « Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert et son élévation du XIe au XIVe siècle », Archéologie du Midi médiéval, 20, 2003, p. 1-36.
[11] Burki R., Soubielle M., Programme muséographique du dépôt lapidaire de l’abbaye de Gellone (Saint-Guilhem-le-Désert). Pour la création du futur musée, monographie de second cycle de muséologie sous la dir. de Geneviève Bresc, École du Louvre – Paris, 2002. 1 vol.
[12] Unité mixte de recherche CNRS / ministère de la Culture et de la Communication – équipe GENSAU située à l’école nationale supérieure d’Architecture de Marseille. Voir : Berthelot M., « Le cloître virtuel », Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 90-101.
[13] Le travail de remontage – anastylose – des cinq arcatures romanes, d’une arcature gothique et d’un arc roman isolé a été exécuté par le restaurateur de sculpture Benoît Lafay. Voir : Lafay B., « Restauration et montage de l’anastylose romane », Palouzié H., Mallet G. (dir.), Le cloître de Saint-Guilhem-le-Désert, Arles, Actes Sud, 2009, p. 103-113.
[14] Archives nationales de France, N III Hérault : relevé du frère mauriste Robert Plouvier échelle 1/215 ; lavis et couleurs, 0,44 x 0,57 m, 1656. Voir notamment : Richard J.-C., Ucla P., « Saint-Guilhem-le-Désert. Des guerres de Religion à l’érudition mauriste (XVIe-XVIIIe siècle) », Études sur l’Hérault, nouvelle série, 5-6, 1989-1990, p. 75-92.
[15] Mallet G., « Autels et vestiges d’autels à Gellone aux époques préromane et romane », Saint-Guilhem-le-Désert. La fondation de l’abbaye de Gellone. L’autel médiéval, Montpellier, Association des Amis de Saint-Guilhem-le-Désert, 2004, p. 103-114.
[16] Le mobilier a été dessiné par Charlotte Devanz (Montpellier), à qui l’on doit également la scénographie du musée ; il a été réalisé pour ce qui est bois par Éric Dupin (Montpellier) et ce qui est métal par l’entreprise Théron et fils (Lodève).
[17] Le film a été réalisé par Henri-Louis Poirier.
— Sylvain Demarthe est docteur en histoire de l’art médiéval, chercheur associé de l’UMR ARTeHIS – Université de Bourgogne (Dijon). Ses travaux portent notamment sur l’architecture et le décor sculpté des édifices religieux au début du XIIIe siècle (transition entre les âges romans et l’architecture gothique). Dans ce cadre, il étudie également la sphère cistercienne et s’intéresse au dépôt lapidaire de l’abbaye de Cîteaux (Côte-d’Or). Il est rédacteur en chef de la revue exPosition. —
Le château comtal de Carcassonne est érigé au cœur de la cité par les vicomtes Trencavel, dès le début du XIIe siècle[1]. Aujourd’hui Monument national[2], il abrite un important musée lapidaire qui, créé en 1920, profite des fonds du musée des beaux-arts, eux-mêmes progressivement constitués grâce à la société des Arts et Sciences depuis 1836[3]. Réaménagé à partir de 1958 par son conservateur Pierre Embry (1886-1959), il est inauguré en 1961[4] et, organisé autour de sept salles[5], forme un aperçu condensé de l’intérêt essentiellement porté au patrimoine médiéval, carcassonnais et plus largement audois, depuis la première moitié du XIXe siècle[6]. Accessible à la suite d’un long parcours de promenade sur les remparts, cet espace, aux collections pourtant notables, semble toutefois avoir été figé dans le temps, où apparaît une certaine sclérose muséographique liée à nombre d’anomalies et d’incohérences.
L’espace muséal ou l’art de brouiller les pistes
Dans un premier temps, le musée de Carcassonne se déploie, comme beaucoup d’autres, dans un ancien bâtiment et est, de fait, soumis à des contraintes d’ordre spatial. La succession des différentes salles laisse, en effet, apparaître de grandes différences de volume, créant ainsi une impression de dilatation et de rétrécissement, également liée au nombre d’œuvres exposées et à la qualité de la lumière. Au début de la visite, la salle Pierre-Embry se présente comme un vaste espace, presque vide et par-là déconcertant, dont la salle antique ou celles du donjon et du passage constituent les contre-pendants étroits et confinés.
À cela s’ajoutent parallèlement de nombreux défauts d’éclairage, empêchant toute appréciation correcte des pièces montrées. Si la configuration structurelle des lieux est sans doute difficilement modifiable, au sein de laquelle les salles sont très profondes et plafonnées, il semble cependant qu’un effort pourrait être précisément porté sur la diffusion de la lumière. Celle-ci, surtout naturelle, ne filtre pas suffisamment à travers la plupart des grandes baies de la façade sur cour, dont le verre des vitres « rustique », de couleur jaune et contenant des bulles, se veut être une évocation faussement médiévale. Cette opacité favorise donc une ambiance plutôt tamisée – exceptée dans la salle romane – que les quelques spots, installés çà et là, ne parviennent malheureusement pas à corriger.
Enfin, un manque flagrant de logique surgit dans l’organisation même du parcours de visite, qui en affadit considérablement le sens et la portée. D’une part, la dénomination de certaines salles, rappelant la classification de périodes historiques et artistiques, n’est pas toujours en rapport avec leur contenu, s’avère trop restrictive à un endroit précis du musée ou bien énonce de façon erronée un environnement architectural inexistant. Ainsi, la salle romane conserve quelques éléments du haut Moyen Âge, entre autres un sarcophage mérovingien provenant de Floure[7], commune située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Carcassonne. La salle gothique serait par ailleurs censée abriter les œuvres produites à partir du XIIIe siècle jusqu’au début de la Renaissance, alors que ces dernières la débordent largement. Quant à la camera rotunda, autre nom de la salle du donjon, celle-ci, rectangulaire, n’a évidemment rien d’un plan centré[8]. Il faut ici noter que ces noms semblent avoir été modifiés, peut-être à une époque relativement récente[9]. En effet, l’inventaire de Pierre-Marie Auzas rend compte, en 1973, d’une tout autre réalité, tantôt axée sur une période, tantôt sur la mise en exergue d’un élément distinctif, notamment une œuvre ou une fonction. Si l’on considère le cheminement actuel, la grande salle Pierre-Embry y est par exemple scindée en deux, entre celle « d’expositions »[10] et celle « de la vitrine ». Elle est suivie par les salles « de l’arcature », « du gisant », « du donjon », « de la fontaine » et « gallo-romaine ». D’autre part, on l’aura déjà pressenti, le sens de la visite est contraire à la chronologie, débutant par la fin du Moyen Âge, s’achevant par l’Antiquité tardive ; là encore, il diffère de celui décrit par Auzas. L’idée pourrait ici paraître originale, mais ne se justifie guère sauf, de toute évidence, par des raisons pratiques, l’itinéraire ainsi tracé terminant par l’accès à la librairie. Dans ce contexte général un peu désordonné, si la répartition des œuvres dans la salle romane prête d’emblée à confusion, le déploiement des pièces gothiques n’est pas plus clair qui, depuis le début du parcours, n’a de cesse d’entretenir les allées et venues entre le XIIIe et le XVIe siècle.
Une collection délaissée
Il est tout d’abord utile de rappeler que la collection lapidaire est ici de grande qualité et globalement en bon état de conservation. On peut toutefois déplorer le manque visible d’attention porté à certaines pièces majeures, comme le sarcophage dit « paléochrétien » daté du Ve siècle et exposé dans la salle antique[11]. Ce dernier, sculpté de scènes bibliques sur deux registres, entourant les figures des défunts dans une conque sous la forme d’une imago clipeata, est malheureusement très sali par les contacts répétés de la part des visiteurs (Fig. 1). Cela renvoie d’ailleurs à une mise en danger constante des pièces montrées, dont la vulnérabilité est, en l’absence de gardien dans les salles, renforcée par la quasi inexistence d’installations de dissuasion, voire de protection, à leurs abords.
Dans un second temps, la présentation même des œuvres souffre d’une grande vétusté qui, il faut ici l’admettre, est liée à une contrainte majeure qu’il semble difficile de contourner, sans entreprendre de coûteux travaux. En effet, beaucoup d’entre elles, des éléments de corniches, des consoles, des chapiteaux ou des reliefs sculptés, souvent en hauteur et rappelant leur position in situ sur tel ou tel édifice, sont soit encastrés dans les murs, soit retenus par d’importants éléments métalliques. Dans la salle des arcades, c’est le cas de la frise végétale soutenue par huit corbeaux à têtes humaines[12], ainsi que des chapiteaux à feuillage[13], deux ensembles datés du XIVe siècle et provenant de la cathédrale Saint-Nazaire. Parallèlement, bon nombre d’éléments sont ici posés à même le sol, comme entre autres un oculus trilobé[14] (Fig. 2), rappelant davantage la notion de dépôt lapidaire plutôt que celle de musée. Dans ce contexte d’ailleurs, on observe quelques « îlots » d’accumulation, auxquels répondent des éparpillements, voire des isolements de type « bouche-trou ». Au sein de ce parcours anti-chronologique, aux regroupements d’œuvres parfois hasardeux, que penser des quarante chapiteaux et fragments de colonnes précédemment cités, des boulets[15] et des croix funéraires du XIIIe siècle[16] (Fig. 3) sur lit de gravier, présentés pour les uns dans la salle des arcades, pour les autres dans le passage après la camera rotunda ? De la même manière, dans la salle Pierre-Embry, pourquoi avoir déconnecté des autres œuvres, d’une part les fonts baptismaux[17] du XVIe siècle et, d’autre part, les deux consoles accrochées dans les angles du mur aux perturbations archéologiques volontairement laissées apparentes[18] ? Il semble aussi intéressant de s’interroger sur la pertinence de certains choix d’œuvres exposées, notamment dans la salle romane : un fragment de sarcophage, certes mérovingien mais au décor peu parlant, ainsi que des tableaux[19] dans la salle Pierre-Embry. Enfin, à cet endroit précis du musée, où commence d’ailleurs la visite, un détail plus que surprenant a retenu notre attention. Saint André et la Vierge à l’Enfant[20], deux statues se faisant face et remontant au XVIe siècle, y sont juchés sur de hauts piédestaux en bois, telles des portions de troncs d’arbre équarries et patinées, qui, semble-t-il bancales, ont été stabilisés à l’aide de vulgaires cales, dont l’une est un simple morceau de plastique blanc. Ici, on ne peut qu’évoquer l’idée d’une négligence qui confine même à la désinvolture.
Il faut ensuite souligner l’effort global de modernisation ayant porté sur les outils de médiation, surtout en ce qui concerne les planches portatives, les panneaux et les panneaux-cartels. Ces derniers, les uns thématiques, les autres approfondissant une œuvre importante, ne sont malheureusement pas toujours bien placés. Dans la salle des arcades par exemple, ces media ne sont pas (pour les boulets, la frise de Saint-Nazaire et les vestiges de la maison Grassalio[21]) assez proches des œuvres auxquels ils correspondent. Dans la salle du donjon, les planches, donnant des renseignements en plusieurs langues et accrochées à des présentoirs en métal vieilli, constituent quant à elles d’agréables éléments novateurs. Le parti pris vise à faciliter la circulation autour du calvaire central[22], tout en s’informant sur l’œuvre et les peintures murales du XIIe siècle[23] qui l’entourent. Cependant, ces outils, dont le support est lui-même visiblement en métal, apparaissent d’emblée très lourds, inconvénient qui a sans doute conduit à leur rapide dégradation. Les simples cartels, lorsqu’ils existent, sont en revanche beaucoup plus démodés, sous la forme de plaques gravées, et parfois très mal positionnés. Le cas des statues déjà citées de la Vierge à l’Enfant et de saint André est évocateur : les cartels se situent tous deux sur un des côtés du piédestal en bois. Plus loin, toujours dans la salle Pierre-Embry, celui qui informe sur les consoles du XIVe siècle sculptées de têtes de femmes[24] se trouve au-dessus d’une vitrine, ce qui le rend difficilement lisible. Dans la salle romane, le cartel présentant un des chapiteaux, en hauteur dans un angle, se confond plus bas avec d’autres éléments de support, celui de la vasque n’étant pas non plus à portée de vue immédiate, puisque rivé à son socle.
Un dernier point, non des moindres, mérite enfin d’être soulevé, inhérent à la mise à jour des connaissances scientifiques au sujet de certaines œuvres. Par exemple et bien qu’il faille être ici très prudent, l’observation de quelques chapiteaux romans ou gothiques rend vite perplexe et fait douter de leur authenticité. Au vu des nombreuses restaurations effectuées à Carcassonne, surtout au XIXe siècle, il serait ainsi souhaitable que ces sculptures, potentiellement des copies, fassent l’objet d’une analyse renouvelée et approfondie. Parallèlement, au-delà de la dénomination même des salles, le vocabulaire, employé pour désigner tel ou tel élément, devrait être parfois plus précis. Les « arcades » de la maison Grassalio, remontant au XIVe siècle et démolie en 1903, étaient, d’après un ancien relevé d’élévation, davantage des baies aveugles formant arcature continue au second niveau de la façade de cette habitation[25] (Fig. 4). Une des approximations les plus flagrantes demeure cependant le cartel de la vasque exposée au centre de la salle romane (Fig. 5), sur lequel on peut lire : « Fontaine d’ablutions décorée de rinceaux et de douze mascarons, marbre, deuxième moitié du XIIe siècle. Provenance abbaye de Lagrasse (Aude) » . En 1973, Pierre-Marie Auzas mentionne déjà que l’œuvre émane préférablement de l’abbaye de Fontfroide[26], conjecture qui, dans ce cadre, renvoie immédiatement au lavatorium ou lavabo des monastères appartenant à l’Ordre de Cîteaux. Relayé ensuite dans L’art cistercien par Jean Porcher et Dom Anselme Dimier[27], l’hypothèse semble se confirmer à la lecture d’un document notarié de 1792, conservé aux Archives départementales de l’Aude sous la cote E4149[28].
Bien que possédant une riche collection, en partie protégée au titre des Monuments historiques, le musée lapidaire de Carcassonne, campé sur un parti muséographique et parfois scientifique dépassé, peine à trouver la voie de la modernité. Il n’est autre que le reflet de la cité qui, malgré un afflux constant de touristes[29], vieillit de façon inexorable, stagnant sur la réputation qu’elle s’est forgée depuis le XIXe siècle et, pour autant, inscrite sur la liste du patrimoine mondial par l’UNESCO depuis 1997. Le 4 janvier 2013, une pétition[30] adressée aux pouvoirs publics dénonçait toutefois une situation alarmante, comparant d’ailleurs le musée à un « parc d’attractions à 8,50€ ».
* Présentation à la suite d’une visite effectuée le 10 février 2013.
[1] Guyonnet F., « Le château comtal de Carcassonne. Nouvelle approche archéologique d’un grand monument méconnu », Chapelot J. (dir.), Trente ans d’archéologie médiévale en France. Un bilan pour un avenir, actes du IXe congrès international de la société d’Archéologie médiévale (Vincennes, 2006), Caen, Publications du CRAHM, 2010, p. 271-289.
[3] Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116.
[4]Auzas P.-M., « Salles de sculptures du château comtal de Carcassonne », Congrès archéologique de France 131e session. 1973 : Pays de l’Aude, Paris, Société française d’archéologie ; Paris, musée des Monuments français, 1973, p. 533.
[5]Ibid., p. 533-547 : elles sont actuellement au nombre de six. Voir la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012) : 1er étage – salle 1 (n° 9) : salle Pierre-Embry ; salle 2 (n° 10) : salle des arcades ; salle 3 (n° 11) : salle gothique ; salle 4 (n° 12) : salle voûtée du donjon ou camera rotunda ; salle 5 (n° 13) : salle romane ; salle 6 (n° 14) : salle antique.
[6] Voir à ce sujet le site du ministère de la Culture : www.carcassonne.culture.fr ; pour les collections du musée des beaux-arts de Carcassonne (objets métalliques, en verre, en céramique), voir : Sarret F., « Carcassonne. Inventaire des collections médiévales du musée des beaux-arts », Archéologie du Midi médiéval, 1, 1983, p. 116-127.
[7]Auzas P.-M., 1973, p. 536. Voir également la notice PM11001869 de la base Palissy (patrimoine mobilier) du ministère de la Culture ; élément classé en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 6 avril 1960. Sauf mention contraire, les autres notices indiquées par la suite sont issues de la même base.
[8] Voir le plan du musée sur la plaquette éditée par le centre des Monuments nationaux (2012).
[9] Aucun renseignement à ce sujet n’est en notre possession.
[14]Ibid., p. 545 : l’auteur parle d’une rosace trilobée du xve siècle. Voir notice PM11001944; la base Palissy mentionne une « clef de voûte » du xve siècle. Sur un cliché de 1958, on constate qu’elle était exposée, comme l’évoque Pierre-Marie Auzas, dans la salle de la vitrine, devant le mur archéologique et soutenue par deux supports en briques. Toutefois, son trilobe renvoie davantage à la production du xive siècle.
[15] Pierre-Marie Auzas et la base Palissy ne les mentionnent pas.
[18] Situé avant l’accès à la salle « des arcades », ce pan de mur montre un nombre de reprises considérable (ruptures, percements, bouchons) ; sa présentation « brute » apparaît, pour le visiteur, comme un des témoignages de la complexité archéologique du château comtal.
[19] Voir par exemple la notice APTCF01659 de la base Mémoire du ministère de la Culture (BM).
[20]Auzas P.-M., 1973, p. 445-446 : ces deux statues sont citées dans la salle de la vitrine (n° 6), aujourd’hui seconde partie de la salle Pierre-Embry. La statue de saint André provient de Salsigne, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne ; la Vierge à l’Enfant provient, quant à elle, de la cathédrale Saint-Nazaire. L’auteur indique seulement qu’elles sont en pierre. Voir notice PM11001967 et notice PM11001965.
[21] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196 : cette maison appartenait au jurisconsulte Pierre Grassalio. Les vestiges exposés ont été sauvés par Raymond Esparseil, architecte, lors de la démolition de l’édifice en 1903. Voir notice PM11001905.
[22]Auzas P.-M., 1973, p. 540 : ce calvaire de la fin du XVe siècle provient de l’église de Villanière, commune située à une vingtaine de kilomètres au Nord de Carcassonne. Voir notice PM11001954 ; l’œuvre est ici datée du XVIe siècle.
[23]Ibid. : l’auteur mentionne que ces peintures ont été découvertes par Pierre Embry en 1926 ; voir par exemple la notice APMH00012652 de la base Mémoire.
[25] Esparseil R., « L’église des Jacobins à Carcassonne », Bulletin de la société d’Études scientifiques de l’Aude, 38, 1934, p. 196-197 : voir l’illustration légendée, entre ces deux pages : « Carcassonne – Maison Grassalio (XIVe siècle). Démolie en 1903 à l’emplacement de la Place de la Poste ».
[26]Auzas P.-M., 1973, p. 538. Voir notice PM11001872 ; on parle ici d’une fontaine de sacristie (fontaine d’ablutions), classée en tant qu’objet au titre des Monuments historiques depuis le 25 février 1920 et auparavant conservée à l’hôtel de ville de Carcassonne.
[27] Dimier A. (Dom), Porcher J., L’art cistercien. France, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1982 (1962), p. 251.
[28] Archives départementales de l’Aude – Carcassonne : série E / E4149.
— Caroline Tron-Carroz est docteure en histoire de l’art contemporain, chercheure associée à l’InTRu à l’Université François-Rabelais de Tours. Elle est également rédactrice en chef adjointe de la revue exPosition. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’objet télévision dans le champ de l’art, ainsi que sur les collectifs vidéo des années 1970 aux États-Unis. Elle a récemment publié La boîte télévisuelle. Le poste de télévision et les artistes (INA, 2018). —
La Henry Luce Foundation[1] soutient un programme de « Visible Storage Centers » (zones de réserves accessibles) dans les musées américains, amorcé en 1988 au Metropolitan Museum of Art, suivi en 2000, du New-York Historical Society, du Brooklyn Museum en 2005, puis du Smithsonian American Art Museum en 2006. En réalisant des réserves-galeries ouvertes au sein des grandes collections d’objets de la culture américaine, la Henry Luce Foundation répond à la redéfinition des missions des institutions américaines entreprises par l’AAM (The American Alliance of Museums) et par les professionnels des musées états-uniens au cours des années 1990. En 1994, Martha Morris, directrice adjointe du National Museum of American History, Smithsonian Institution de Washington, soulignait clairement ces missions : « collections et éducation sont les éléments essentiels pour servir le public en fournissant une expérience d’apprentissage stimulante[2] ». En 2011, Elisabeth Sommer, spécialiste des études sur les musées, défendait le même discours dans le cadre de son introduction au numéro du Journal of Museum Education consacré à la conservation des objets et des services au public, rappelant les objectifs des musées américains centrés sur « l’éducation et l’expérience du visiteur[3] ».
Ce resserrement des actions des institutions américaines sur les activités scolaires et grand public a amené les différents acteurs des musées à développer des espaces aptes à attirer l’attention du public, à susciter une visite des collections hors des sentiers battus, reposant sur une nouvelle scénographie de présentation des objets. C’est dans cette optique que le visible storage du Brooklyn Museum, situé au cinquième étage du bâtiment, dans le prolongement de l’espace consacré aux collections permanentes des American Identities, a spécifiquement été conçu, en s’accordant aux exigences de découverte « par l’expérience » d’un musée d’art et d’histoire. Le visible storage, partie aménagée des réserves du musée, se présente sous la forme d’une galerie d’étude servie par une signalétique efficace qui ne stoppe pas le visiteur dans son parcours. Sans hiérarchie manifeste d’appréciation, la réserve visible livre aux visiteurs une collection riche et composite : de grandes vitrines transparentes cerclées de montants en aluminium mettent en évidence, sur de larges étagères, des objets relevant principalement de la culture américaine de différentes époques et factures, exposés selon des séries cohérentes : céramiques, design contemporain, mobilier contemporain, tableaux… La configuration révèle le caractère hétérogène de la collection, offrant des rapprochements inattendus entre les objets, à l’image de la partie consacrée au mobilier contemporain qui réunit dans une même vitrine une télévision Philco modèle Predicta de 1958, un fauteuil de Gideon A. Kramer réalisée en 1962 et un bureau à trois pieds, aux formes sinueuses, dessiné en 1977 par Wandell Castle[4], autant d’objets ordinairement présentés au sein des collections de musée par catégorie ou par date.
À côté des caissons transparents, on trouve plusieurs types de rangement : des panneaux-cimaises destinés aux peintures, de larges tiroirs métalliques accessibles au public consacrés aux objets variés de la collection des Americas, des sculptures en ronde-bosse ou bien des objets bénéficiant de vitrines indépendantes, telle la bicyclette Spacelander conçue en 1946 par Benjamin J. Bowden, valorisée dans le cadre du visible storage pour son design novateur et profilé.
Ainsi, aux yeux des visiteurs, cette section des collections permanentes met au – devant « l’arrière-musée », c’est-à-dire les espaces de stockage des collections habituellement excentrés, isolés du regard du grand public et réservés aux personnels des musées ainsi qu’aux chercheurs. L’idée d’être au cœur même de ce qui constitue l’histoire des collections d’un musée participe à une observation inédite des objets, mais qui, en réalité, maintient le visiteur dans une projection récréative de la réserve. Ce qui compte, c’est l’expérience : avoir eu la sensation d’avoir pris part pour quelques instants aux équipes de conservation et au quotidien du musée. L’efficacité du dispositif repose sur une mise en scène maîtrisée, mais aussi sur des outils numériques mis à disposition du public, comme les tablettes tactiles attenantes aux caissons transparents, connectées à l’inventaire complet des collections d’objets, également en consultation sur le site Internet du Brooklyn Museum[5].
Transformant le néophyte d’un jour en collectionneur curieux, ces espaces habilement agencés semblent pallier le dialogue épineux, longtemps jugé irrésolu, qui consisterait à valoriser l’ensemble des collections d’un musée tout en assurant confort et cohérence de visite, du moins c’est ce que sous-tend Kimberly Orcutt dans son article « The Open Storage Dilemma[6] ». Portée par sa fonction de commissaire au sein de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum[7], Kimberly Orcutt pointe les avantages de ces réserves-vitrines ouvertes au public, attirant l’attention sur la part innovante de ces dispositifs au sein des pratiques muséales traditionnelles, à condition qu’ils soient secondés par des interfaces-écrans et des textes didactiques à destination des publics. L’auteur adresse ainsi un véritable plaidoyer en faveur des nouvelles technologies dans leur capacité à développer une médiation auprès du public, à révéler les objets cachés comme à produire une information sur les collections sans cesse réactualisée. À l’image des réflexions de l’article de Kimberly Orcutt, les réserves-galeries soulèvent des questionnements sur la muséographie, la préservation des collections relatives à la culture et à la civilisation, mais aussi à leur promotion (plus ou moins aisée) auprès du grand public.
Si, comme le mentionnait Dominique Ferriot, directrice du musée des Arts et Métiers à Paris (1988-2000), la réserve est le « poumon indispensable à la vie du musée […] le lieu d’un partenariat nécessaire avec les professionnels des musées autant qu’un lieu de conservation d’une mémoire toujours plus active[8] », ses espaces rendus accessibles, comme ceux du Brooklyn Museum, poussent plus loin l’investigation, en prenant le parti de montrer au grand public des objets ordinairement stockés. Près de 400 sont exposés dans les salles des collections permanentes, plus de 2000 sont présentés dans le visible storage. Héberger en nombre les objets, comme c’est le cas au Brooklyn Museum, permet aussi une nouvelle approche muséographique des réserves pour assurer la mission prioritaire des musées, c’est-à-dire réfléchir sur la manière dont les directeurs de départements peuvent faire circuler et valoriser leurs collections. Épaulée de surcroît par une mise en exposition attrayante, la galerie ouverte rompt en tout point avec la vision passéiste des réserves dépeintes de manière caricaturale par Eliane De Wilde, ancienne conservatrice en chef des musées royaux des Beaux-arts de Belgique :
« Aucun grand musée n’a jamais réussi à exposer de manière permanente toutes les œuvres qui lui appartiennent. Ce que le visiteur peut voir se limite à une toute petite partie de la collection. Les caves ou les greniers qui recèleraient d’innombrables œuvres d’art ont toujours eu, souvent à juste titre, une mauvaise réputation. Le public pense que dans ces lieux invisibles sont littéralement enterrées des œuvres sans valeur artistique et, de plus, dans de mauvaises conditions[9]. »
Si les réserves contemporaines ont depuis évolué vers des magasins de stockage et des équipements adaptés au récolement, à la recherche et la restauration d’objets, le visible storage du Brooklyn Museum contribue à communiquer une image qualitative de conservation, avec notamment des conditions optimales de maintien de température et d’humidité, grâce aux vitrines de protection qui renforcent ce point de vue. Face aux objectifs d’exposition et de conservation, l’appellation « Visible Storage. Study Center » rappelle également que le lieu s’adresse aussi bien aux visiteurs du musée qu’aux chercheurs confirmés. Malgré les efforts des conservateurs pour exposer un maximum d’objets, le visiteur est toujours confronté à une sélection précise. Dans un article paru dans le New York Times, consacré à l’ouverture en 2005 du visible storage du Brooklyn Museum, la critique Roberta Smith[10] précise qu’il s’agit là d’une forme réduite de réserve-galerie accessible, raison pour laquelle elle est baptisée « visible storage », et non « open storage ». Il est vrai que le visiteur ne découvre que la partie visible, sans nécessairement prendre conscience de la quantité d’objets déposés dans les réserves fermées au public. Entre phénomène muséographique et valeur scientifique, les Visible Storage Centers, sans véritablement rendre compte des politiques d’acquisition qui viennent enrichir les collections, font partie intégrante des stratégies émanant des directions des musées pour conduire le visiteur vers la découverte d’un patrimoine culturel toujours plus prolifique, servi par un réseau de documentation numérique précieux, et surtout, de puissants moyens financiers.
De tels enjeux muséographiques ne sont pas mésestimés en France. En concevant, en 1937, le musée national des Arts et Traditions populaires à Paris, Georges-Henri Rivière avait l’ambition d’exposer à tous les visiteurs la galerie d’étude ordinairement réservée à un public de chercheurs, d’étudiants et d’artistes, un projet ambitieux qui fut concrétisé en 1972 jusqu’à la fermeture définitive du musée en 2005. Aujourd’hui, le Musée du Quai Branly à Paris a essentiellement orienté sa scénographie à partir de parois de verres qui proposent une approche plus ouverte des collections mais aussi des réserves, notamment visibles dès le hall central, mais fermées à la visite. D’autres institutions comme le musée de la Civilisation euro-méditerranéenne (MUCEM) à Marseille, qui amplifie sa politique d’exploration des collections, propose au public des visites sur réservation des réserves hors site (Centre de Conservation et de Ressources).
Notes
[1] Henry R. Luce (1898-1967) est une personnalité influente de la presse américaine ; il a en autres cofondé et dirigé la rédaction du Time Magazine. La fondation Henry R. Luce, créée en 1936, soutient de nombreux projets dans plusieurs domaines, dont l’art américain.
[2] Morris O. M., « From Vision to Reality: Planning for Collection Storage », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 1995, p. 35.
[3] Sommer E., « Introduction: Protecting the Objects and Serving the Public, an Ongoing Dialogue », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 129.
[4] Section Contemporary Furniture, caisson transparent n° 9, étagère F.
[6] Orcutt K., « The Open Storage Dilemma », Journal of Museum Education, volume 36, n° 2, été 2011, p. 209-216.
[7] Kimberly Orcutt a depuis quitté ce poste. Actuellement la collection de la Henry Luce Foundation of American Art du New-York Historical Society Museum, sous forme de réserves ouvertes, est fermée pour rénovation jusqu’en décembre 2016.
[8] Ferriot D., « Avant-propos », Les réserves dans les musées, actes du colloque international (Paris, musée national des Techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 19-20 septembre 1994), Paris, Musée national des Techniques, Conservatoire national des Arts et Métiers, 1995, p. 4.
[9]Le musée caché : à la découverte des réserves, cat. exp., Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, 1994, p. 9.