Les arts de l’inégalité. Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel et les risques de clientélisme

par Kathryn Brown

 

Kathryn Brown est professeure en histoire de l’art à l’Université de Loughborough (Grande-Bretagne). Elle est spécialiste de l’art moderne et contemporain, des marchés de l’art, et de l’analyse numérique de l’art. Elle est l’auteure de divers ouvrages, dont Women Readers in French Painting 1870–1890 (2012), Matisse’s Poets: Critical Performance in the Artist’s Book (2017), Digital Humanities and Art History (dir.) (2020), Henri Matisse (2021), et Dialogues with Degas: Influence and Antagonism in Contemporary Art (2023). Elle dirige la collection Contextualizing Art Markets (Bloomsbury Academic). —

 

Dans le monde de l’art, l’importance historique du mécénat est bien connue. Les noms des collectionneurs privés sont indissociables de l’identité de beaucoup de grands musées, il existe des musées dont ce qui fut la propriété d’un individu forme la base de la collection permanente : le musée Isabella Stewart Gardner (Boston), J. P. Morgan (Metropolitan Museum of Art, New York) et la collection Frick (New York) entre autres. La plupart des grandes collections nationales ont aussi leurs origines dans les expressions du goût et de la fortune de quelques privés (le musée du Prado à Madrid, le musée du Louvre à Paris, les Galeries des Offices à Florence). En outre, les legs des maisons royales, les noms des industriels et des hommes d’affaires sont aussi étroitement associés aux origines des collections dans les institutions publiques : on peut penser à la Galerie nationale de Londres, par exemple, qui s’est développée à partir de la collection de John Julius Angerstein ; ou aux musées Pouchkine et de l’Ermitage en Russie où l’on trouve les collections de Sergueï Chtchoukine et d’Ivan Morozov. Dans ces cas, la propriété privée est devenue propriété publique, et le monde privilégié de l’art semble être devenu un petit peu plus démocratique.

J’insiste sur le mot « semble » parce que les différences de richesse et de pouvoir qui ont permis la création des grandes collections d’art sont restées intactes et l’exemple de mécénat historique reste un point de référence pour justifier l’existence continue du pouvoir culturel parmi des particuliers fortunés[1]. La discussion suivante se concentre sur l’imbrication du privé et du public dans les musées contemporains. Est-ce que des Médicis modernes ont un rôle légitime à jouer dans les paysages culturels de nos jours ? Si les conservateurs sont chargés de créer des récits sur des histoires culturelles sous la direction plus ou moins interventionniste des mécènes privés, est-ce qu’ils peuvent garder la capacité de communiquer une vue critique et indépendante sur la genèse des collections et équilibrer les intérêts enchevêtrés – mais souvent contradictoires – des publics, des artistes, et des collectionneurs ? Comme la présidente-directrice du musée du Louvre, Laurence des Cars, l’a récemment noté, « les projets futurs [des musées] vont dépendre des ressources privées, plus que jamais et d’une manière spectaculaire[2] ».

Les dons généreux des collectionneurs privés aux musées publics aident à élargir la gamme de récits dont on peut se servir pour construire les histoires de l’art : cela implique non seulement l’appréciation de la genèse, du contexte, ou du style des œuvres elles-mêmes, mais aussi une connaissance du rôle que les objets d’art jouent dans les relations personnelles et dans l’économie du marché. Dans son livre Les Stars de l’art contemporain, Alain Quemin s’interroge sur la « starisation » des personnalités du monde de l’art[3]. Son étude ne porte pas seulement sur les artistes, mais aussi sur les galeristes et les méga-collectionneurs : des gens qui figurent typiquement dans les listes qui prétendent classer les individus les plus influents dans le domaine culturel (Larry’s List ; Art Power 100) et qui contribuent donc à créer des célébrités culturelles dans l’imaginaire du public (on peut penser, par exemple, aux collectionneurs comme François Pinault, Don et Mera Rubell, Bernard Arnault, ou Charles Saatchi qui ont souvent fait la une des journaux). Mais si les collectionneurs peuvent aider à renforcer la réputation des artistes en intégrant leurs œuvres dans leurs collections (par exemple, la relation étroite entre Eli Broad et Jeff Koons ou entre François Pinault et Damien Hirst), ce sont les collectionneurs qui ont pris de l’importance en tant que tels au XXIe siècle. Dans un ouvrage de 2015, Franz Schultheis, Erwin Single, Stephan Egger et Thomas Mazzurana ont étudié la dynamique sociale de la foire Art Basel. En observant les soirées privilégiées et les relations entre les collectionneurs et les galeristes, ils ont tiré la conclusion que « les consommateurs de l’art ont dépassé les producteurs et sont maintenant à l’avant-scène du monde artistique[4] ».

Un an plus tard, l’exposition L’Œil du collectionneur. Neuf collections particulières strasbourgeoises organisée par le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg livrait un nouvel exemple de ce constat. L’événement était dédié aux collectionneurs contemporains qui étaient liés à la ville ou à la région et qui avaient une histoire avec le musée en tant que donateurs, prêteurs ou ambassadeurs. Les organisateurs de l’exposition ont noté le réseau d’intérêts qui se développe dans le cadre d’une institution publique dont la collection est :

« l’objet d’échanges entre une multitude d’acteurs qui garantissent le bon usage des deniers publics et entre, ad vitam æternam, dans le patrimoine collectif. […] Mettant, ou non, en avant une période, un mouvement, un medium, ces ensembles d’œuvres issus de choix personnels sont à lire comme autant de portraits en creux de leurs créateurs, ouvrant l’hypothèse de la collection comme expression d’une forme d’art à part entière. Ce projet atypique rappelle que les collections publiques et les collections privées sont unies par des liens forts faits d’inspirations réciproques, de regards complémentaires, du plaisir de célébrer et partager l’art avec le plus grand nombre[5]. »

Cette description accorde de l’importance aux personnalités des collectionneurs : les visiteurs au musée sont invités à apprécier des « portraits » des collectionneurs à travers leurs acquisitions. De plus, il existe une proximité entre l’institution et l’individu : les conservateurs mettent l’accent sur les inspirations réciproques, les regards complémentaires, et un désir commun de partager l’art.

Dans un article du journal Le Monde, Philippe Dagen a suggéré que l’exposition montrait le profil des collectionneurs essentiellement « bons » – c’est-à-dire qu’elle a privilégié le goût des amateurs dans le meilleur sens, les présentant comme des gens qui désiraient construire des collections cohérentes, qui ne suivaient pas la mode, et qui n’étaient pas motivés par la promesse de bénéfices financiers dans leur acquisition des œuvres d’art[6]. Dagen mettait aussi l’accent sur l’idée que ces individus allaient probablement laisser leurs collections au musée. Rendre hommage à ce groupe de collectionneurs n’était donc ni tout simplement un acte de justice, ni un discours critique de la part de l’institution, mais aussi un stratagème politique conçu pour soutenir l’avenir du musée.

Ce qui m’intéresse dans cet exemple est l’invitation qui était adressée au public et ce que le musée lui-même mettait en valeur en réalisant une telle exposition. Que voyait-on exactement ? Les visiteurs au musée étaient invités à se mettre à la place d’un collectionneur et ainsi à mieux comprendre ses préférences et ses motivations. Il ne s’agissait donc pas d’une « starisation » de l’artiste, mais du collectionneur – ou de manière plus cynique, d’un certain pouvoir d’achat. Cela soulève la question du véritable centre d’intérêt d’un musée. Est-ce qu’il met en premier plan les œuvres d’art, les biographies sociales des objets, ou l’histoire de l’argent et des goûts des collectionneurs privilégiés ? C’est une question que le groupe féministe américain, les Guerrilla Girls, a posé avec insistance ces dernières années avec ses projets intitulés History of Wealth and Power qui se sont déroulés avec et autour de plusieurs musées publics. Dans un Code de conduite présenté devant le Metropolitan Museum of Art en 2019, elles établissaient un lien entre les dons des collectionneurs privilégiés et la création des collections publiques déformées par le marché et par la vision du monde de groupes puissants[7].

On pourrait bien rétorquer que c’est bel et bien le rôle du musée d’éclairer les multiples histoires qui s’entrecroisent et se complexifient. Si l’on comprend mieux la contribution de l’art – et même de l’argent – à l’évolution des goûts changeants de la société, on met en évidence (à grande échelle) les courants des valeurs culturelles et (plus intimement) les relations entre individus. Les œuvres que Pablo Picasso a données à Guillaume Apollinaire, par exemple, témoignent non seulement des relations étroites entre deux amis, mais aussi du travail critique d’Apollinaire. Le poète a aidé à créer un marché pour les œuvres de Picasso et a été récompensé pour ses efforts et pour son soutien moral. Pour les publics contemporains, l’exposition des dessins et peintures qui faisaient partie de la collection privée d’Apollinaire révèle donc une histoire complexe et montre la capacité d’un collectionneur–critique d’art à influencer les goûts du public[8]. Mais il existe aussi des problèmes potentiels autour de l’exercice du pouvoir privé dans le cadre des institutions publiques et je voudrais approfondir deux thèmes : (1) les tensions qui naissent du contrôle du patrimoine public ; et (2) le clientélisme croissant dans les institutions culturelles.

Le contrôle du patrimoine public

On cite souvent des exemples historiques de mécénat quand on examine des relations entre des collectionneurs privés et des musées publics[9]. Mais les conditions sociales actuelles diffèrent sensiblement de l’âge d’or new-yorkais de la fin du XIXe siècle, par exemple. De plus, nous nous trouvons face à un marché de l’art de plus en plus mondialisé qui met l’accent sur la valeur de l’art contemporain – un domaine où les élites internationales se mêlent et où l’art est devenu un placement. Comme Hito Steyerl l’a suggéré en 2019 dans son livre Duty Free Art, le monde de l’art contemporain comprend une multitude de nouveaux sites d’expositions (y compris des ports francs cachés) et risque de devenir « un substitut au patrimoine mondial », un espace qui facilite des opérations financières plutôt que la durabilité des héritages culturels communs[10].

Dans le monde international de l’art contemporain, des individus ont souvent plus d’argent que les musées et peuvent, en conséquence, acquérir des œuvres qui sont au-delà des moyens des institutions publiques. Mais un legs important a le potentiel de changer le caractère d’un musée et donc de privilégier une histoire particulière de l’art. Un exemple bien connu est l’impact de la collection de Doris et Donald Fisher (co-fondateurs des magasins GAP) sur le musée d’art moderne de San Francisco[11]. Les Fisher ont siégé au conseil d’administration du musée et ont établi un partenariat avec l’institution en 2009. En 2016, le journaliste Charles Desmarais a examiné les conditions de cet accord (qui court sur 100 ans). Beaucoup des détails de l’arrangement n’ont pas été divulgués par l’institution, mais selon Desmarais, une exposition monographique de la collection Fisher (comprenant plus de 1 100 œuvres) doit être organisée tous les dix ans dans une aile du musée que les Fisher ont aidé à financer ; les galeries Fisher doivent exposer une majorité d’œuvres tirées de la collection en tout temps ; et un nombre inconnu des œuvres reste dans la possession privée de Doris Fisher[12]. Desmarais conclut qu’ « environ 60% des galeries intérieures de SFMOMA […] doivent adhérer – ou, au moins, répondre – à une histoire de l’art construite par deux collectionneurs astucieux mais implacablement privés[13] ».

Dans un tel cas, les visiteurs ne fréquentent pas seulement un espace culturel, mais aussi un champ d’activité économique. Si les musées ont une obligation envers la population, on a le droit de s’interroger sur une telle extension du goût privé dans cette sphère publique (même si l’institution est un partenariat public-privé). Qui a donc le droit de déterminer les histoires culturelles dans un État moderne et libéral ? Si les musées laissent le pouvoir aux intérêts privés, on risque d’écrire une histoire qui reflète essentiellement les intérêts intellectuels, politiques, économiques, et esthétiques d’une élite. Nizan Shaked pose cette question pertinente : pourquoi les particuliers « sans expérience ni dans l’art ni dans l’éducation, sont-ils autorisés à prendre des décisions critiques concernant des aspects de la société civile et du bien-être[14] ? »

Le problème de cette imbrication des intérêts privés et publics dans le monde muséal est encore plus visible dans le cadre du musée privé. On peut penser, par exemple, au musée fondé à Los Angeles par Paul et Maurice Marciano (les cofondateurs de la marque de mode Guess). La Fondation Marciano a ouvert ses portes en 2017 avec un grand gala ; sa collection était composée d’œuvres modernes et contemporaines portant des noms familiers : Yayoi Kusama, Ugo Rondinone, Cindy Sherman, Jim Shaw et Doug Aitken, entre autres. Mais en 2019 le musée a fermé soudainement. La raison présumée est que les employés du musée avaient l’intention de se syndiquer – mais les faits restent mystérieux[15]. Cette fermeture pose la question du rôle d’un musée dans la société : soit c’est un élément permanent du patrimoine, soit c’est un objet de vanité. Ce qui est important – et troublant – dans cet exemple est que le paysage culturel d’une ville peut changer radicalement selon les caprices de deux individus. Le musée lui-même s’était réjoui qu’ « une collection construite sur une passion pour l’art partagée par un couple [soit] devenue une partie essentielle du tissu culturel de San Francisco[16] ». Mais ce tissu s’est révélé beaucoup plus fragile qu’on pouvait le penser.

On pourrait objecter que la Fondation Marciano n’a jamais été un « musée » dans le sens habituellement donné à ce mot : deux particuliers ont simplement ouvert une vitrine pour exposer une collection privée qui restait à leur disposition personnelle. Cela serait sans doute un argument un peu naïf, mais on peut accepter néanmoins l’existence ici de tensions entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Cependant, le danger ne se limite pas au cadre privé, et les visiteurs ne sont pas toujours conscients du grand nombre d’œuvres dans les institutions publiques qui restent effectivement la propriété – et donc sous le contrôle – des particuliers. En 2015, Georg Baselitz a indiqué son opposition aux lois de protection culturelle qui venaient d’être introduites en Allemagne. Pour protester contre cette loi, il a retiré les œuvres qu’il avait prêtées à long terme à de grands musées allemands comme la Pinakothek der Moderne à Munich, l’Albertinum à Dresde et les Kunstsammlungen Chemnitz[17]. Cette décision a modifié l’équilibre des biens communs de ces villes en retirant des œuvres qui étaient devenues une partie majeure du paysage culturel.

Un exemple plus compliqué est l’histoire de la collection Rudolf Staechelin, qui faisait partie des collections du Kunstmuseum de Bâle et du Musée d’art et d’histoire à Genève. L’héritier de la collection, Ruedi Staechelin, a retiré des œuvres de ces musées en 1997 pour protester contre les lois Unidroit (une mesure destinée à freiner le trafic illicite des biens culturels)[18]. Une grande partie de la collection a été transférée au Musée Kimbell, à Forth Worth aux États-Unis, où elle est restée jusqu’en 2002 ; plus récemment la collection a été présentée à Washington et à Madrid, et depuis 2019 un contrat de prêt à long terme a été signé avec la Fondation Beyeler en Suisse. Selon un communiqué de presse du musée, cet arrangement durera dix ans et pendant cette période aucune œuvre ne pourra être vendue[19]. Cette restriction est importante parce qu’en 2015 une peinture qui faisait partie de la collection originale, Nafea faa ipoipo ? (Quand te maries-tu ?) de Paul Gauguin, a été vendue pour la somme de 300 millions de dollars à l’émir du Qatar. Lorsque cette peinture a été exposée dans le cadre d’une exposition temporaire à Washington (Phillips Collection) – avant que l’acheteur n’ait pris possession de la toile – un critique, Philip Kennicott, a fait une remarque pertinente :

« Le public est indifférent à la provenance et lorsqu’il a vécu avec une œuvre d’art pendant quelques années, il sent à juste titre que cette œuvre fait partie des biens publics. Et elle l’est ou devrait l’être. Mais le prix astronomique de l’art aujourd’hui crée une tension entre les musées et les familles des collectionneurs d’origine qui ont rendu ces œuvres accessibles[20]. »

Ce qui est important dans ces exemples est le rapprochement croissant entre le musée et le marché. Les musées qui – selon le Conseil international des musées – sont censés créer un paysage culturel de longue durée sont, dans de tels cas, des théâtres fragiles à la merci des intérêts et des besoins financiers privés[21]. Comme je l’avance dans la section qui suit, cette tendance peut mener au clientélisme et à l’érosion de la confiance du public envers les institutions culturelles.

Le clientélisme et l’érosion de la confiance dans les institutions culturelles

Quelles sont les conséquences de ces évolutions pour notre conception du musée ? Est-ce qu’il reste une institution qui conserve le patrimoine pour le bien public à perpétuité, ou est-ce qu’il est devenu un site d’investissement pour une clientèle aisée ? En 2013, l’historien de l’art David Joselit offre un point de vue assez sombre dans son livre After Art : il soutient l’idée que l’art est devenu une devise internationale créée pour changer de mains facilement par-delà les frontières. Selon Joselit, cette tendance produit des résultats particuliers pour les musées : « Les musées nouveaux qui sont créés pour des villes autour du monde par les architectes-phares comme Frank Gehry, Renzo Piano, Jacques Herzog et Pierre de Meuron [fonctionnent] comme les banques centrales du monde artistique[22] ». Mais ce problème existe aussi dans les musées bien établis qui, selon Joselit, transforment du capital financier en capital culturel sous l’égide de la démocratie[23].

La logique qui soutient le mécénat contemporain mène à un problème important pour nos institutions publiques : le clientélisme. Comme l’a noté Luis Roniger, le clientélisme a des implications différentes selon la discipline qui l’interroge. Au fond cependant, il se réfère aux « relations asymétriques mais mutuellement bénéfiques du pouvoir et de l’échange ; un quiproquo non universaliste entre des individus ou des groupes des niveaux inégaux. Il implique l’accès arbitraire et sélectif aux ressources et marchés dont d’autres gens sont normalement exclus[24] ». En conséquence, ceux qui contrôlent des champs économiques ou politiques peuvent offrir un accès sélectif aux biens et aux services en anticipation d’un rendement souhaité.

Alors que le clientélisme est typiquement discuté dans un cadre politique, il est visible dans le monde des arts et il y produit des effets marquants. D’un côté, il existe la logique du philanthrocapitalisme selon laquelle un collectionneur met en place des prêts ou des donations dans l’attente d’obtenir certains bénéfices (outre des exemptions fiscales)[25]. Beaucoup de collectionneurs privés figurent, par exemple, dans les conseils d’administration des musées et, en même temps, font des dons ou des prêts aux institutions qu’ils aident à gérer.

En 2016, Cristina Ruiz (journaliste chez The Art Newspaper) remarque la tendance chez les conservateurs des institutions publiques à fournir leur expertise lors d’expositions organisées par les collectionneurs privés. Elle cite en ce sens la participation de Frances Morris – directrice de la Tate Modern – à une exposition de la collection George Economou à Athènes en 2016-17. En 2016 cette galerie privée a également consacré une exposition à l’art minimaliste, qui a été organisée par un autre conservateur de la Tate Modern, Mark Godfrey[26]. Ensuite, entre 2018 et 2019, la Tate Modern a réalisé l’exposition Magic Realism: Art in Weimar Germany 1919-33 avec des œuvres provenant de la collection Economou. Ce qui rend cette histoire plus compliquée est le fait que George Economou soit aussi membre du conseil d’administration de la Fondation Tate, qu’il ait fait des dons financiers au musée et qu’une salle du Blavatnik Building de Tate Modern porte son nom. L’imbrication du privé et du public ne peut pas être plus claire.

Nous pouvons toutefois comprendre le clientélisme également de l’autre côté de cette équation culturelle : dans ce cas, le public lui-même est compris comme un « client » des musées et de ses gérants, le patron (le musée et ses mécènes) prend le rôle d’une autorité qui domine ses clients (le public) dans une hiérarchie culturelle. Le public « bénéficie » des dons et des prêts aux musées soigneusement choisis par des mécènes et renonce en échange à son autonomie culturelle (et, on peut dire, à son autonomie de citoyen libre)[27]. Selon John P. McCormick, cette forme de clientélisme a ses origines dans un républicanisme aristocratique (voir, par exemple, les sociétés menées par des élites romaines ou florentines) dans lequel la tyrannie de la majorité était comprise comme la menace la plus importante pour la liberté républicaine[28]. Selon McCormick, dans un tel système les citoyens moins privilégiés sont soumis à la volonté de leurs « patrons », c’est-à-dire de leurs prétendus supérieurs sociaux, pour sauvegarder le pouvoir de l’oligarchie[29].

Ce modèle a un équivalent dans les contextes culturels d’aujourd’hui. On peut noter, par exemple, le rôle joué par des cercles des amis et des mécènes des musées qui (selon le niveau de souscription) font des dons, déterminent des achats, et peuvent influencer la stratégie du musée. Est-ce que ces cercles – et surtout l’exercice de contrôle qui s’ensuit – mettent en danger le caractère essentiellement public du musée en érodant la confiance du public dans ses institutions ? En effet, le public finance également les institutions culturelles, mais de manière beaucoup moins prestigieuse : sous forme de paiement de ses impôts. Les implications de ces distinctions financières mettent en lumière l’idée que les publics des musées ne sont pas égaux. En retirant le pouvoir au public et en le confiant aux élites sociales, les musées renforcent un modèle du spectateur : celui qui voit l’offre culturelle du musée, mais qui n’a pas le droit de participer à sa gestion ou de contribuer aux idées qui déterminent sa trajectoire culturelle à long terme. Pour revenir sur le point que j’ai soulevé dans l’introduction, il est légitime de se demander si l’exemple historique du mécénat conditionne les publics contemporains à accepter le contrôle culturel par des élites économiques dans des sociétés modernes[30].

S’il existe un déficit démocratique dans nos paysages culturels, est-ce que le grand public – et pas seulement des individus qui jouent des rôles prééminents dans les secteurs commerciaux – peut faire entendre sa voix dans des débats culturels, dans la gestion ou la programmation des musées publics ? Il y a eu bien sûr des exemples de l’exercice du pouvoir de la part des publics des musées sous diverses formes d’activisme. En Grande-Bretagne, par exemple, on peut citer des protestations contre les activités de parrainage de British Petroleum à la National Portrait Gallery et aux musées Tate en 2016 ; contre la représentation de la famille Sackler au conseil d’administration du musée Victoria & Albert en 2019 ; et contre le soutien du Turner Prize en 2019 par la société Stagecoach. Aux États-Unis, le milliardaire et collectionneur Leon Black – ancien président du conseil d’administration du MoMA – a démissionné en 2021 à cause de ses liens avec l’homme d’affaires et délinquant sexuel Jeffrey Epstein. Plus de 150 artistes ont demandé l’expulsion du collectionneur et certain d’entre eux ont signalé leur intention de mettre fin à leur collaboration avec le MoMA en cas d’inaction[31]. Dans tous ces exemples, les musées ont opéré des changements de gestion et de financement en réponse aux publics et aux artistes.

Si, selon le Conseil international des musées, l’une des missions d’un musée est d’ « encourager la diversité et la durabilité » et d’opérer avec « la participation de diverses communautés », il faut que nos institutions publiques restent indépendantes du pouvoir privé[32]. Comment atteindre ce but ? Même si une institution a besoin du soutien de fonds privés, qu’elle doit solliciter des prêts, ou qu’elle hérite d’une collection qui dérive de l’argent privé, l’œil critique du conservateur reste crucial. Même si l’on veut témoigner de plus de transparence dans la gestion de l’institution ou stimuler la diversité dans la programmation, les experts ont eux aussi un rôle actif à jouer – les historiens de l’art, les conservateurs, les critiques, les médiateurs culturels, et les directeurs des musées – pourvu que ces individus puissent garder leur indépendance.

Du point de vue du public, beaucoup d’initiatives ont été lancées depuis les années 1990 sous la bannière de « l’esthétique relationnelle » ou dans le but d’inclure des publics dans la création même de l’art[33]. On peut voir une extension de ces diverses pratiques dans l’association Arte Útil initiée par l’artiste Tania Bruguera qui vise à « promouvoir des moyens par lesquels l’art peut fonctionner effectivement dans la vie ordinaire[34] ». Bien que beaucoup de ces projets se déroulent avec la coopération des musées, la gestion de ces institutions et leurs relations quotidiennes avec les publics demeurent essentiellement inchangés.

Est-ce qu’il est possible de démocratiser la gestion des musées ? On peut penser aux tentatives d’un groupe de musées européens qui ont développé des stratégies démocratiques sous l’égide de « L’Internationale » en 2010[35]. L’historien culturel Nikos Papastergiadis a consacré un ouvrage aux activités de cette « confédération » qui étaient motivées par l’idée suivante : « Les directeurs des musées et des conservateurs ne peuvent pas se placer hors des communautés auxquelles ils sont censés appartenir et dont ils sont censés prendre soin. Le bien commun doit faire partie du tissu de l’organisation et de l’intelligence du musée[36] ». À l’inverse du modèle clientéliste que je viens de décrire, le but de L’Internationale était d’impliquer les membres du public comme constituants actifs de leurs institutions culturelles.

La tentative de L’Internationale pourrait servir comme un modèle pour la participation du public dans la construction de paysages culturels qui privilégient ses intérêts. On pourrait, par exemple, élargir le mandat de cette initiative en visant des grands musées publics. Cela nécessiterait le développement d’une relation entre les musées et les « micro-publics » dans la gouvernance institutionnelle : les cercles des mécènes pourraient être contrebalancés par des cercles des citoyens. Une telle adaptation de la notion d’assemblées de citoyens et de représentation des parties prenantes au contexte muséal aurait comme but de responsabiliser les institutions culturelles non seulement envers les grands investisseurs, mais aussi envers les diverses circonscriptions qui composent « l’intérêt général ». En adoptant le point de vue de John Dryzek selon lequel la légitimité démocratique découle d’une délibération authentique entre ceux qui sont touchés par des décisions collectives, on pourrait donc chercher à remplacer la gouvernance « descendante » des musées par un modèle participatif et innovant[37]. Cela pourrait inclure, par exemple, la représentation citoyenne dans les conseils d’administration des musées ; la création de conseils consultatifs composés de membres du public ; et des structures de gouvernance alternatives conçues pour promouvoir l’engagement actif des communautés dans la programmation et les acquisitions des œuvres d’art. En explorant des stratégies pour encourager la participation active des publics à la prise de décision institutionnelle, les musées pourraient développer « l’inclusion responsabilisée » d’une communauté dynamique et d’une citoyenneté diversifiée dans les paysages culturels[38].

Les enjeux sont élevés. Ils portent non seulement sur la création de cadres épistémiques de l’art, mais également sur les avenirs de la créativité elle-même[39]. Pour que les publics aient confiance en leurs institutions publiques et pour que les artistes aient la moindre possibilité d’une carrière, il nous incombe d’analyser les réseaux économiques et sociaux qui soutiennent l’extension du pouvoir privé dans les institutions publiques. Il faut rester également attentifs aux pressions financières et politiques qui s’exercent sur les institutions culturelles et qui s’étendent souvent dans la rhétorique des expositions. Plus important encore, cette constellation d’idées ouvre sur des questions qui informent la sphère culturelle et les rapports de pouvoirs entre les publics des musées.

 

Notes

[1] Je souhaite remercier Clara Tomasini pour son soigneux travail éditorial sur cet article. Voir, par exemple, les liens que Georgina Walker trace entre les collections contemporaines et le mécénat historique dans Walker G. S., The Private Collector’s Museum: Public Good versus Private Gain, Abingdon, Routledge, 2019. Pour une perspective contrastée, voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 4 et 52.

[2] Des Cars L., The Linbury Lecture at the National Gallery 2019. Telling the Nineteenth Century, Londres, The National Gallery, 2021, p. 29.

[3] Quemin A., Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, CNRS Éd., 2013. Voir aussi, Quemin A., Le monde des galeries : art contemporain, structure du marché et internationalisation, Paris, CNRS Éd., 2021, p. 263-274.

[4] Schultheis F., Single E., Egger S., Mazzurana T., When Art Meets Money: Encounters at the Art Basel, Cologne, Walter König, 2015, p. 99. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.

[5] L’œil du collectionneur, Musées de la ville de Strasbourg, 2016 : https://www.musees.strasbourg.eu/l-il-du-collectionneur (consulté en novembre 2022).

[6] Dagen P., « Strasbourg, à la gloire de ses collectionneurs d’art », Le Monde, 28 octobre 2016, en ligne : https://www.lemonde.fr/arts/article/2016/10/28/strasbourg-a-la-gloire-de-ses-collectionneurs-d-art_5021813_1655012.html (consulté en novembre 2022).

[7] J’ai analysé cet exemple dans « When Museums meet Markets », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 203–210. Voir aussi Brown K., « Disappearing Acts: fictitious capital, aesthetic atheism, and the artworld », Journal of Visual Art Practice, vol. 19, no 3, 2020, p. 225–240.

[8] Voir par exemple Apollinaire : le regard d’un poète, exp., Paris, Musée de l’Orangerie, Paris, 2016.

[9] Voir Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 101-107.

[10] Steyerl H., Duty Free Art: Art in the Age of Planetary Civil War, London, Verso, 2019, p. 80.

[11] Le cas des Fishers est étudié en détail par Shaked dans Museums and Wealth…, p. 15-52 (voir note 9).

[12] Pour plus de détails voir Desmarais C., « Unraveling SFMOMA’s deal for the Fisher collection », San Francisco Chronicle, 20 août 2016, en ligne : https://www.sfchronicle.com/art/article/Unraveling-SFMOMA-s-deal-for-the-Fisher-9175280.php (consulté en novembre 2022).

[13] Ibid.

[14] Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 29.

[15] Perman S., « Inside the Marciano Art Foundation’s spectacular shutdown », Los Angeles Times, 16 février 2020, en ligne : https://www.latimes.com/entertainment-arts/story/2020-02-16/la-et-cm-marciano-art-foundation-story-behind-the-closure (consulté en novembre 2022). Voir aussi Adam G., The Rise and Rise of the Private Art Museum, London, Lund Humphries, 2021, p. 77-78.

[16] Voir le site internet du SFMOMA: « The Fisher Collection at SFMOMA », https://www.sfmoma.org/artists-artworks/fisher-collection/ (consulté en novembre 2022).

[17] Neuendorf H., « He wasn’t bluffing: Georg Baselitz takes back his works from German museums », artnet news, 20 juillet 2015, en ligne : https://news.artnet.com/art-world/baselitz-removes-art-dresden-318191 (consulté en novembre 2022).

[18] Kaufman J. E., « Collection withdrawn from Swiss museums in protest against Unidroit », The Art Newspaper, 1er septembre 1997, en ligne : https://www.theartnewspaper.com/1997/09/01/collection-withdrawn-from-swiss-museums-in-protest-against-unidroit (consulté en novembre 2022).

[19] Fondation Beyeler, « The Rudolf Staechelin Collection », communiqué de presse, 30 août 2019.

[20] Kennicott P., « One last look at Switzerland’s $300m view », The Washington Post, 9 octobre 2015, en ligne : https://www.washingtonpost.com/ (consulté en novembre 2022).

[21] Le conseil international des Musées (ICOM) a adopté une nouvelle définition des musées, le 24 août 2022, en ligne : https://icom.museum/fr/ressources/normes-et-lignes-directrices/definition-du-musee/ (consulté en novembre 2022) : « Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances ».

[22] Joselit D., After Art, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 1.

[23] Ibid., p. 71.

[24] Roniger L., « Political Clientelism, Democracy, and Market Economy », Comparative Politics, vol. 36, n° 3, avril 2004, p. 353-354.

[25] Voir Brown K., « Private Influence, Public Goods, and the Future of Art History », Journal for Art Market Studies, vol. 3, no 1, p. 8-12, en ligne : https://www.fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/86 (consulté en novembre 2022).

[26] Ruiz C., « Why museum leaders are organizing shows for private collectors », The Art Newspaper, 4 octobre 2016, en ligne : https://www.theartnewspaper.com/2016/10/04/why-museum-leaders-are-organising-shows-for-private-collectors (consulté en novembre 2022).

[27] Lemieux V., « Le sens du patronage politique », Journal of Canadian Studies, vol. 22, n° 2, 1987, p. 5-18 ; Roniger L., « Political Clientelism, Democracy, and Market Economy », Comparative Politics, vol. 36, n° 3, avril 2004, p. 354. Voir aussi Briquet J.-L., Sawicki F., « Introduction », Briquet J.-L., Sawicki F. (dir.), Le Clientélistme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 1-5.

[28] McCormick J. P., « The New Ochlophobia: Populism, Majority Rule, and Prospects for Democratic Republicanism », Elazar Y., Rousselière G. (dir.), Republicanism and the Future of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 125.

[29] Ibid., p. 132.

[30] Voir aussi Shaked N., Museums and Wealth: The Politics of Contemporary Art Collections, Londres, Bloomsbury Academic, 2022, p. 29-33.

[31] Bishara H., « Over 150 artists call for Leon Black’s removal from MOMA’s board over Jeffrey Epstein Financial Ties », Hyperallergic, 4 février 2021, en ligne : https://hyperallergic.com/619709/artists-call-for-leon-blacks-removal-moma-jeffrey-epstein/ (consulté en novembre 2022).

[32] Voir la nouvelle définition du musée citée ci-dessus (note 21).

[33] Bourriaud N., L’esthétique relationelle, Paris, Presses du réel, 1998 ; Kester G., The One and the many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context, Durham ; Londres, Duke University Press, 2011 ; Brown, K., Interactive Contemporary Art: Participation in Practice, Londres, IB Tauris, 2014.

[34] Arte Útil : https://www.arte-util.org/about/activities/ (consulté en novembre 2022).

[35] Les musées concernés sont les suivants : Moderna galerija (Ljubljana) ; Museu d’Art Contemporani (Barcelone) ; Museum van Hedendaagse Kunst (Anvers) ; Van Abbemuseum (Eindhoven) ; Július Koller Society (Bratislava) ; Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia (Madrid); SALT (Istanbul) ; Muzeum Szutki Nowoczesnej (Varsovie).

[36] Papastergiadis N., Museums of the Commons: L’Internationale and the Crisis of Europe, Abingdon, Routledge, 2020, p. 10 : « Museum directors and curators cannot stand outside the communities that they are supposed to be part of and care for. The commons must be part of the fabric of museum organization and intelligence ».

[37] Dryzek J. S., Deliberative Democracy and Beyond: Liberals, Critics, Contestations. Oxford, Oxford University Press, 2002.

[38] La notion d’ « inclusion responsabilisée » est discutée par Edana Beauvais dans « Deliberation and Equality », Bächtinger A., Dryzek J. S., Mansbridge J., Warren M. E. (éd.), The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford, Oxford Univesity Press, 2018, p. 144-155.

[39] Voir Brown K., « Art markets, epistemic authority, and the institutional curation of knowledge », Cultural Studies, février 2022, en ligne : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09502386.2022.2030777?scroll=top&needAccess=true (consulté en novembre 2022).

 

Pour citer cet article : Kathryn Brown, "Les arts de l’inégalité. Le pouvoir du collectionneur dans le domaine culturel et les risques de clientélisme", exPosition, 6 décembre 2022, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles7/brown-arts-inegalite/%20. Consulté le 21 novembre 2024.

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