Mieke Bal : conversation avec Itay Sapir

Mieke Bal est une théoricienne de la culture et une artiste vidéo. Professeure à la Royal Netherlands Academy of Arts and Sciences (KNAW) de 2005 à 2011, elle est rattachée à la Amsterdam School for Cultural Analysis (ASCA), de l’Université d’Amsterdam. Ses champs d’intérêt comprennent l’Antiquité biblique et classique jusqu’au XVIIe siècle, l’art contemporain et la littérature moderne, ainsi que les études féministes et la culture des migrations. Ses nombreuses publications comprennent Double Exposure. The Subject of Cultural Analysis (1996), A Mieke Bal Reader (2006), Travelling Concepts in the Humanities (2002) et Narratology (4e édition, 2017). Sa vision de l’analyse interdisciplinaire dans les sciences humaines et sociales s’exprime par ce qu’elle a qualifié d’analyse culturelle (« cultural analysis »), un concept théorique sur lequel est fondé l’ASCA. Mieke Bal est aussi une artiste vidéo. Parmi ses documentaires sur les migrations, présentés internationalement, mentionnons : Separations, State of Suspension, Becoming Vera, ainsi que l’installation Nothing is Missing. Elle a aussi réalisé un long métrage, avec Michelle Williams Gamaker, intitulé A Long History of Madness, une fiction théorique au sujet de la folie, ainsi que des expositions en relation avec ce sujet (2012). Son projet plus récent, Madame B: Explorations in Emotional Capitalism, est exposé dans plusieurs pays. Elle a récemment terminé un long métrage et une installation avec cinq écrans sur René Descartes et sa relation avec la reine Christine de Suède. Elle a, de plus, agi à titre de commissaire d’exposition. Son exposition 2MOVE a circulé dans quatre pays et, en 2017, elle a été curatrice d’une exposition pour le Munch Museum à Oslo. —

Itay Sapir est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste de l’art européen du XVe au XVIIe siècle. Ses nombreuses publications portent sur des artistes tels que Caravage, Claude Lorrain et Jusepe de Ribera, ainsi que sur les liens entre la peinture d’un côté et la philosophie et la science de l’autre. Docteur de l’Université d’Amsterdam et de l’EHESS de Paris, Itay Sapir a été chercheur invité à la Freie Universität de Berlin durant l’année 2018-2019. —

 

Entrevue dirigée par Christine Bernier[1]

 

Itay Sapir : Bonjour Mieke ! Je suis content de te retrouver (virtuellement) pour cette entrevue. Ma première question serait tout simplement : comment vas-tu et comment as-tu passé cette année pandémique si particulière ? Fais-tu partie des personnes que l’absence de distractions extérieures a rendues plus productives ? As-tu pu te concentrer, concevoir de nouvelles idées, lancer de nouveaux chantiers créatifs ?

Mieke Bal : Bonjour ! Quel plaisir de reconnecter avec Montréal, dans ces temps de non-connexions. Oui, je fais partie de ces chanceux, à certains égards, privilégiés, pour qui cette période a été exceptionnellement productive. En fait, ce n’est pas tellement des chantiers nouveaux mais presque le contraire : arrondir des bouts, finir des livres noyés dans la multitude d’engagements. Mais oui, comme nouvelle piste, j’ai pu entreprendre un projet de vidéo nouveau grâce à une invitation fantastique, que j’ai pu sinon totalement terminer, du moins mettre en chantier assez solidement pour le finir après le début du confinement. J’ai fait le tournage en Pologne la première semaine de mars 2020. C’était une expérimentation avec un genre que je connaissais très peu, le film-essai. Une fois rentrée, tout a été clos.

J’étais dans une situation très confortable (d’où ce mot auquel l’honnêteté m’oblige, de « privilégiée »). Je suis officiellement « à la retraite » mais je te prie, ne m’appelez jamais « emerita », mot insultant (littéralement : ex-méritoire !) que je déteste. Mais grâce à cette retraite, obligatoire selon les lois « âgistes » ici, que j’avais initialement prises assez mal, j’ai été épargnée par la malédiction des cours en Zoom. Ce que je trouve problématique dans cette nouvelle habitude qui risque de devenir permanente pour être économique, c’est l’absence de dialogue avec les étudiants. C’est un retour au XIXe siècle avec le monologue du maître. Mais il est vrai que l’absence de visites et de voyages a fait que j’ai pu me concentrer et continuer le flux d’écriture. En plus, comme mon partenaire était confiné (il enseignait encore) je n’étais pas seule, ce qui m’a été super agréable.

IS : Qu’en est-il de l’art en temps de pandémie, et de la diffusion virtuelle des œuvres ? On peut penser que le médium qui est le tien, le film, est relativement bien adapté à une diffusion en ligne (davantage, par exemple, que la sculpture ou la performance), mais est-ce le cas pour toi ? Les expositions « réelles » sont-elles aussi irremplaçables qu’on le prétend, ou l’art peut-il s’adapter à un monde où toujours plus d’expériences esthétiques auront lieu à la maison devant un petit écran ? Concrètement, as-tu pu exposer pendant cette année et si oui, comment était l’expérience ?

MB : Hélas, hélas… Malchance aussi. J’avais ma première exposition « solo » dans un musée, programmée pour quatre mois (au musée Jan Cunen[2], prévue pour le 3 octobre, jusqu’au 31 janvier 2021), interrompue pour deux semaines quelques jours après le vernissage, puis de nouveau le 15 décembre[3]. Elle venait avec un livre magnifique mais dont, pour des raisons de subvention, j’ai dû écrire le texte en néerlandais. Le design en est tellement beau et original, fait par l’artiste Amir Avraham, très doué et créatif, que c’est vraiment dommage de le limiter de cette façon. Une version française ne serait pas de refus ! Le texte n’est que de 46 416 mots. Mais grâce aux images, c’est un livre substantiel. En tout cas, bien que mon médium, la vidéo, se prête bien, comme tu dis, à la diffusion en ligne, son contenu et son esthétique ne s’y prêtent pas du tout. L’exposition muséale était très, très bien installée. Les ensembles d’installations formaient, comme l’a dit un podcast-intervieweur, « des chambres ». C’était un peu vrai, dans la mesure où le bâtiment est un ancien hôtel de ville qui comprend des salles de taille moyenne et des chambres. J’avais aussi été invitée à sélectionner des œuvres de la collection permanente du musée, que j’ai pu intégrer dans l’exposition. J’étais tellement heureuse… Tu peux t’imaginer ma déception, frustration, qu’après huit semaines le musée ait dû fermer. Et comme c’était mi-décembre, toutes les personnes qui avaient l’intention de venir pendant les vacances de Noël-Nouvel An n’ont pas pu la voir.

Je me rends compte que pour d’autres artistes, la diffusion en ligne a pu fonctionner assez bien. Mais une peintre qui travaille la surface, qui construit une texture raffinée, à couches, produisant cette ambiguïté entre deux et trois dimensions, ne sera pas satisfaite par le visionnement sur écran, de taille limitée et à surface brillante. En utilisant le féminin, je me réfère à l’artiste sud-africaine Ina van Zyl, de qui je viens d’avoir l’opportunité de voir une exposition en galerie. Heureusement, les galeries ont encore pu ouvrir sur rendez-vous, une personne à la fois. Et les tableaux d’Ina van Zyl possèdent cette caractéristique qui rend l’art même d’images « fixes » en art mouvant : il faut les voir de loin et de près. La différence est énorme, et les deux comptent.

Un autre aspect de ce problème, c’est que je poursuis une conception de l’exposition, dont j’ai fait une première expérience en 2017 au musée Munch à Oslo, qui implique des stratégies pour attirer « le don du temps » (comme Derrida l’aurait dit). Quand j’ai reçu l’invitation de faire un commissariat pour ce musée qui combinerait les œuvres de Munch avec notre installation Madame B – la grande version, celle de 20 écrans – mon premier souci était d’assurer que les tableaux reçoivent autant de temps de visionnement que les vidéos, qui demandent du temps par leur nature médiale, tandis que les peintures sont souvent vues juste par, littéralement, les passants. Les visiteurs du musée passent, marchent, et regardent tant qu’ils peuvent, mais le corps se fatigue vite. Une demi-heure pour « faire » le Louvre… Alors, j’ai eu l’intuition que pour donner du temps à l’art, il faut fournir le moyen, de fait, activement inviter les visiteurs à s’assoir. Donc, il faut des sièges. C’est-à-dire, un moyen de s’assoir, se concentrer, regarder dans un sens différent du coup d’œil rapide. Un deuxième résultat de cette modification matérielle, c’est que les visiteurs peuvent se rencontrer, discuter des œuvres. Cela renforce le potentiel social de l’art. L’expérimentation que j’ai pu faire dans le musée Munch était un succès éclatant, suscitant des comptes rendus très enthousiastes même dans la presse nationale. Tout ceci pour expliquer que l’art a souffert du confinement. Donc, si je dois généraliser, ma réponse à ta question est négative.

IS : La question du temps passé devant et avec les œuvres est fascinante, et j’y pense souvent. Je trouve intéressante l’idée que les commissaires d’expositions doivent concevoir des « astuces » pour prolonger le temps que le public passera devant les œuvres. J’ai envie de « rentrer dans ta tête » quand tu vas voir une exposition (de peintures, ou de photos – pas de vidéos, justement) : combien de temps passes-tu avec les œuvres ? Est-ce que tu fais beaucoup d’allers-retours ou regardes-tu les œuvres les unes après les autres, dans l’ordre de l’exposition ? Prends-tu toujours des notes ? Ton esprit divague-t-il parfois et doit-il être « discipliné » et ramené aux œuvres d’art ?

MB : Je passe autant de temps devant / avec les œuvres que mon corps peut supporter. Ce n’est jamais assez. Quand je suis seule, je m’arrête quand je suis fascinée par une pièce, et alors, je ne sais plus combien de temps j’y passe. Je ne prends pas toujours des notes car, hélas, comme les musées ne fournissent pas de sièges près des œuvres, je ne peux pas regarder, écrire, et rester debout tout à la fois. En principe je suis l’ordre de l’exposition, ne fût-ce que pour ne pas embêter les autres visiteurs. Mais oui, souvent je retourne quand une pièce ultérieure m’en rappelle une déjà vue, et je fais des comparaisons ou contrastes. Mais vraiment, je sais par expérience que des bancs assez près des œuvres, celles-là accrochées assez bas, fournissent une relation très différente, beaucoup plus intense, avec l’art exposé[4]. J’étais ravie de l’opportunité que le musée m’a offerte de réviser vraiment le concept même d’exposer.

Quant à la « divagation » qui, bien sûr, arrive toujours, cela se passe justement dans, et à cause du manque de concentration, mais cela passe comme un petit coup de vent. On ne peut jamais rester « monofocal » tout le temps. Il y a d’autres gens, des détails architecturaux, les gardiens à saluer, quoi que ce soit qui empêche un attachement continu aux œuvres. C’est aussi un avantage : une intégration de l’art dans la vie.

IS : Le grand public te connaît, bien sûr, comme chercheure, et de plus en plus comme artiste aussi. Ce que l’on sait moins, pour des raisons évidentes, c’est à quel point l’enseignement a toujours eu une place importante dans ta carrière et comment tu as pu former – dans tous les sens du mot – plusieurs générations de chercheur.es avec bienveillance et une approche critique mais constructive. Dans ce contexte, je me demande ce que tu penses de l’enseignement en ligne que nous vivons depuis plus d’une année – même si tu ne l’as pas vécu personnellement. D’un côté, la perte du contact humain réel, non-médiatisé (sans parler de l’impossibilité de prendre un verre avec les étudiant.es après les séances, ce qu’on faisait toujours quand je suivais ton légendaire Theory Seminar !) ; de l’autre côté, l’opportunité d’avoir des étudiant.es de partout, avec un accès beaucoup plus facile et économiquement abordable aux cours et aux enseignant.es, même pour les personnes habitant dans les lieux considérés comme « périphériques » et ayant des obligations familiales ou professionnelles lourdes. Aurais-tu aimé tenter l’expérience ? Penses-tu qu’il serait souhaitable de la prolonger même au-delà de la pandémie ?

MB : L’enseignement : comme j’ai répondu déjà à ta première question, oui, c’est lui qui souffre, ou plutôt, les participants à ce qui devrait être un dialogue mais est devenu, grâce à cette merveille du cours en ligne, un monologue, comme d’antan. Comme tu sais, pour moi l’enseignement ne peut réussir à former la génération qui suit que s’il se déroule comme dialogue. Pour moi, l’expérience du Theory Seminar était cruciale. J’ai beaucoup réfléchi, à l’époque, pour l’organiser de façon à ce que le dialogue de l’équipe étudiante se fasse avec la professeure, mais qu’il aille plus loin en impliquant aussi les échanges parmi les participant.e.s. Et quand tu dis, « avoir des étudiant.e.s de partout », je te prie de te rappeler que les étudiants venaient, en effet, de partout, et tu en étais. Je me rends bien compte qu’avec la culture « en ligne » on peut attirer, en effet, des étudiants qui ne pourraient pas se permettre de faire le voyage, comme vous le faisiez, tous les mois. Il y avait des participants qui venaient de Paris, comme toi, de Berlin, de Vienne, même d’Oslo, de l’Angleterre. C’est vrai que c’est toujours limité à l’Europe « occidentale », mais il y avait aussi des gens de plus loin, comme une fois du Brésil, qui, avec une bourse de recherche, venaient passer un semestre ou une année à Amsterdam, principalement pour participer à ce séminaire. Et oui, le séminaire en ligne s’ouvre à d’autres, et pourrait, en principe, devenir mondial dans le bon sens. Mes idées sur l’enseignement ont été recueillies dans un livre d’entretiens avec un des participants du séminaire, intitulé The Trade of the Teacher.

Mais la généralisation de l’enseignement en ligne entraîne des conséquences que je considère comme néfastes. Quelque chose a été perdu. C’est, pour le dire brièvement, la discussion. Je viens de faire deux « webinars » avec un programme aux États-Unis, et j’ai accepté de le faire parce que le collègue invitant semblait très sympa et intelligent, intellectuellement engageant. Et pourquoi refuser de contribuer à la formation de jeunes qui vont porter la torche après nous ? Impossible. Mais… j’ai fait mes conférences, j’ai montré mes diapos en PowerPoint, mais je n’ai pas vu ni, surtout, entendu, un seul étudiant. Cela me fait mal au cœur. Cela m’isole, cela me prive du contact avec ceux qui vont travailler après moi…

Les réactions des collègues sont aussi ambivalentes. Oui, ils ne perdent plus tant de temps en déplacement. Mais non, ce n’est pas plus facile. Ils se plaignent tous que c’est beaucoup plus fatigant, et que regarder un écran de façon concentrée est très dur. Donc, ma réponse à ta question est encore une fois négative, du moins dans le sens de la généralisation.

IS : Pour l’enseignement en ligne, je voulais partager mes propres expériences pour suggérer que peut-être tu es un peu trop pessimiste. Dans les cours que j’ai enseignés en ligne cette année, surtout quand il s’agissait de petits groupes (en l’occurrence, un séminaire de méthodologie de maîtrise avec dix étudiant.es – où on a lu, entre autres, des extraits de ton livre sur l’interdisciplinarité, Travelling Concepts ! – et un cours avancé de premier cycle sur l’art et les épidémies), on a eu beaucoup de discussions et les étudiant.es ont souvent parlé – même, comme tu dis très justement, entre elles et eux, et non seulement à et avec moi. Dans certains cas, j’avais même l’impression que pour certaines personnes timides c’était plus facile de s’exprimer devant l’écran que de parler « en présentiel ». Peut-être que pour cette génération, certaines choses sont possibles en ligne qui à nous semblent encore un peu étranges et guère spontanées ? Est-il possible qu’en fin de compte le médium importe moins que l’attitude humaine des enseignant.es et des participant.es ? Après tout, c’est toi qui, dans un autre contexte – le célèbre débat sur l’essentialisme visuel – as montré de manière très convaincante qu’il faut se méfier des essences qu’on attribue aux médiums et aux langages et que finalement ils sont tous suffisamment flexibles et « impurs » pour qu’on puisse en faire bon usage quand on le veut.

MB : Oui, je comprends, et d’après ce que tu dis, je suis partiellement persuadée. C’est sans doute que je n’ai pas enseigné un cours ou séminaire entiers en ligne. Mes amis qui enseignent disent que c’est plus fatigant et moins social. Mais je n’en ai pas l’expérience personnelle. Et je vois l’avantage de mettre tes cours à la disposition de gens vivant plus loin, hors d’atteinte, de participer. Ce n’est pas au medium même que j’attribue la difficulté, mais aux contexte et contacts sociaux qui manquent. Le pot dans le café en face après les séances du Theory Seminar : pour moi, c’est le souvenir de ce qui se passe en prolongement des séances mêmes. C’est là ce que Wendy Brown appelle un espace démocratique.

IS : Laissons de côté un peu la pandémie et parlons de ton travail plus généralement. Je crois savoir que tu considères tes créations artistiques – les films que tu diriges ou codiriges depuis plusieurs années – comme une continuation de ta contribution théorique immense dans plusieurs domaines des sciences humaines. Quel est le lien entre les deux ? Et qu’est-ce que tu sens pouvoir faire en tant qu’artiste que le travail universitaire ne te permettait pas de réaliser ?

MB : En réponse à cette question importante, je viens d’écrire un gros livre, présentement sous presse. Il n’est pas possible de donner une réponse brève, mais oui, quand, en 2002, j’ai commencé à faire des films, le premier pour une raison un peu contingente, j’ai découvert l’immense productivité, surtout l’approfondissement de l’analyse culturelle qui s’est ouvert à cause de la situation concrète, collective, et dialogique de cette façon de faire, de réfléchir. Ce gain était différent selon les deux genres dans lesquels j’ai travaillé : le documentaire et la fiction.

Pour les documentaires, qui tournaient autour de thèmes comme l’immigration et l’identité, il y avait deux aspects cruciaux. La contemporanéité : comme tu sais, les publications académiques prennent cinq ans pour faire le voyage de ton ordinateur à la bibliothèque ; du manuscrit à la revue ou livre imprimé. Pour des thèmes ancrés dans le présent, cela implique un retard qui souvent fausse déjà les résultats de l’analyse. Mais plus important encore : le médium permet de conduire la réflexion non pas sur les gens mais avec eux. Devenir leur amie, entrer dans leur maison, être reçue avec l’hospitalité spontanée qui fait partie de leur culture : cela a établi un lien qui rend possible la sincérité et la confiance, une ouverture qu’aucun chercheur en ethnographie n’aurait facilement pu créer. Surtout, l’intimité devient (audio-)visible, mais bien sûr à condition de respecter les limites, sans essayer de forcer la confidentialité. Aucune recherche académique n’aurait pu me fournir la compréhension profonde et dialogique avec des immigrants, des « sans-papiers », des personnes qui sont nos voisin.e.s mais avec lesquelles nous communiquons si peu et si mal, et du « petit racisme » incrusté dans notre quotidien, que le processus de faire ces films. Et en les considérant rétrospectivement, écrivant analytiquement sur eux, j’ai pu continuer cette intégration entre les deux activités.

C’est dans un de ces projets de documentaire, qui avait comme centre la 4e année de la vie d’une petite fille d’une descendance culturellement et ethniquement mixtes, que Michelle Williams Gamaker (avec qui j’ai fait beaucoup de films) et moi avons été surprises par la créativité avec laquelle cette petite était capable de mettre à l’œuvre la fiction comme « arme » de résistance à la pression des adultes qui tâchaient de lui imposer une identité. C’est grâce à cette gamine que nous avons été inspirées pour aborder ce domaine très différent et pour le cinéma, plus difficile, de la fiction. Alors, c’était le dialogue entre le texte et l’image, le passé et le présent, qui devenait le défi premier. Mais évidemment, il y avait aussi la collaboration avec les acteurs qu’il fallait d’abord sélectionner (le casting) et ensuite mettre en contact les uns avec les autres. Nous avons eu une chance inouïe en trouvant des acteurs très doués et engagés, trouvés très vite, grâce d’ailleurs pour une part à une organisatrice d’exposition, et pour une autre part, grâce à un participant du Theory Seminar dont on a parlé !

Pour les films de fiction, le lien étroit entre l’art audio-visuel et la recherche littéraire est très complexe, impossible à résumer. Pour le dire en peu de mots : nous avons cherché à sonder les textes de l’héritage culturel pour leur pertinence pour notre temps présent. Nous avons choisi de grands chefs-d’œuvre de la littérature, comme Madame Bovary, et moi, quand je me suis retrouvée sans Michelle qui avait déménagé à Londres, Don Quijote et même une œuvre philosophique, le Discours de la méthode et Les passions de l’âme de Descartes. Grâce à l’engagement continu des acteurs, j’ai pu travailler avec eux de nouveau, sans avoir à recommencer à zéro. Chaque fois il y avait un thème théorique qui faisait surface dans cette recherche de la pertinence continue de ces œuvres historiques ; une pertinence d’ordre socio-politique. Nous avons attribué à ces films l’étiquette de genre de « fiction théorique » – une invention de Freud, pour justifier son récit follement fictionnel des fils qui tuaient et mangeaient leur père tyrannique, dans Totem et tabou.

Dans le roman de Flaubert, c’était la confusion entre la séduction érotique et la séduction capitaliste. A posteriori nous avons trouvé un terme théorique, inventé par la sociologue israélienne Eva Elouz, « emotional capitalism », et l’étude des livres de celle-ci nous a aidé à comprendre encore mieux le génie prophétique de Flaubert. L’écrivain avait vu et littérairement analysé l’exploitation capitaliste des décennies avant Marx, et l’hystérie traditionnellement surtout attribuée aux femmes, un demi-siècle avant Freud ; les deux soutenues par le romantisme persistant. Ce syndrome nous a paru totalement actuel aujourd’hui, et sous le signe de l’anachronisme – selon mon concept de « pre-posterous history » – nous avons fait, d’abord, des pièces d’installations, à partir desquelles nous avons fait un film de long-métrage.

Dans Don Quijote, j’ai cherché à comprendre et à donner forme à la série incohérente et quasi-infinie d’aventures du chevalier errant en la considérant comme un symptôme du traumatisme. Grâce à une biographie par une littéraire colombienne, María Antonia Garcés, j’avais appris que Cervantès avait dû être sévèrement traumatisé par ses plus de cinq ans d’esclavage à Alger, encouru quand, blessé au bras, il a été capturé et vendu en esclavage par des pirates, tandis que ses camarades de la bataille victorieuse rentraient en Espagne en héros célébrés. J’ai donc essayé de donner au projet de vidéo une forme de l’informe du trauma, lisant le roman selon une poétique traumatique. Donc, pas de long-métrage cette fois, seulement une grande série (16 écrans) de pièces d’installation, disposées en désordonné.

Pour Descartes, le lien est encore différent. Dans ce cas, j’ai dû écrire un scénario qui contenait des éléments de fiction, tout en restant près des pensées du philosophe. Mon but primaire était de réhabiliter ce premier grand penseur de la culture occidentale que les penseurs d’aujourd’hui considèrent massivement comme obsolète, tandis que, pour le dire brièvement, le monde a bien besoin d’un peu plus de rationalité. Mais un but aussi important était de montrer comment la réflexion, la pensée, n’est pas individuelle mais sociale, et non limitée aux moments de concentration unique. Pour faire un film à la fois engageant et pertinent, j’ai intégré les éléments fictionnels et les « vrais » (historiquement documentés), de manière à ce que les premiers paraissent parfois plus vrais, et les deuxièmes plus fantastiques.

Le processus de cette intégration de la recherche, la réflexion théorique, l’étude des œuvres qui font les objets des sciences humaines, et l’analyse littéraire et artistique, je l’ai intitulé Image-Thinking, penser en et avec et à travers des images. C’est le titre du livre qui paraîtra au printemps 2022 – vingt ans après mes premiers pas comme artiste. Le sous-titre est Art Making As Cultural Analysis. Le « as » (« comme ») veut suggérer que ce n’est ni préparatoire ni postérieur mais que c’est la même chose, mais en mieux : plus profond, détaillé, complexe, surprenant.

IS : Le concept de « image-thinking » est, bien sûr, fondamental, et tu le connais d’autant plus profondément que tu as été « des deux côtés » – tu as interprété la pensée-en-images de maintes artistes et tu as commencé plus récemment à penser, toi-même, en et à travers les images. As-tu parfois le sentiment, quand tu crées tes films, c’est-à-dire pendant le processus de création, d’être toujours déjà l’interprète-théoricienne de tes propres œuvres ? Est-ce parfois paralysant, réduisant la spontanéité créative, ou au contraire, toujours une source d’enrichissement ? Par ailleurs, à ce sujet, as-tu vu le livre de notre amie commune Hanneke Grootenboer qui vient de sortir, The Pensive Image: Art as a Form of Thinking [5] ? Je ne l’ai pas encore lu mais on m’en a demandé une recension pour une revue d’histoire de l’art.

MB : Oui, j’ai lu l’excellent livre de Hanneke Grootenboer. Mais son concept de « pensive image » est tout autre que le mien, celui d’ « image-thinking ». La différence est qu’elle ne crée pas elle-même des œuvres d’art. Elle donne des percées historiques et philosophiques très utiles, parfois des lectures d’images très profondes. Mais c’est vraiment autre chose.

Ma réponse à ta question sur le processus de « faire » comme déjà (sur-)interprété est un « non » percutant. Bien au contraire. Je pense que mon travail universitaire a gagné par l’intégration, ainsi que l’inverse. Ce qui fait que l’intégration des deux activités puissent être un enrichissement et non pas une paralysie, c’est le caractère collectif du processus. Si j’étais peintre, je ne sais pas comment ce serait, mais dans mon cas, le ciné, on apprend constamment par les contributions des autres participants. Pour donner un exemple : l’acteur Mathieu Montanier, qui jouait Homais dans MADAME B, a, par son jeu brillant, « revu et corrigé » le personnage d’Homais, infléchissant la caricature en hystérie. Et moi qui ai étudié le roman de Flaubert toute ma vie, je n’avais pas vu ça !

Autre exemple : Michelle et moi avions décidé, sur un coup de tête, de faire jouer les trois hommes dans la vie d’Emma par un seul acteur. Aucune raison spécifique, juste une idée soudaine. Et puis, cela a modifié le personnage d’Emma d’une façon qui rendait sa problématique plus « actuelle », reconnaissable pour nous tous. L’acteur Thomas Germaine a fait un tour de force merveilleux en se mettant en scène comme à la fois différent et semblable dans chaque incarnation. L’actrice Marja Skaffari jouant Emma entrait totalement dans cette idée, sans qu’on en ait beaucoup parlé. Ces acteurs et cette actrice ont une intelligence créatrice hors commun. Nous, dans le montage, on avait le souffle coupé en voyant à quel point ces personnes contribuaient, approfondissaient le scénario presque entièrement cité du livre de Flaubert. Et cela avec un roman des plus profonds du monde.

Mais la nature collective du processus n’est pas limitée aux actrices et acteurs. Les assistant.es, qui surveillaient l’horaire et, de ce fait, influençaient ce qu’on pouvait capter ; les cinématographes, qui jouaient avec la profondeur du champ, les correcteurs de couleurs, les sonologistes, et ceux qui ont aidé avec le montage : le processus est un dialogue constant. C’est cet aspect qui m’a énormément inspirée, augmenté ce que j’ai pu faire. C’est cela qui est toujours une source d’enrichissement, comme tu dis.

IS : Dans l’autre sens, crois-tu que le travail universitaire, en particulier l’écriture académique, devrait être considéré comme un domaine créatif à proprement parler ? Les règles que l’on s’impose souvent dans ce milieu, est-ce qu’elles sont nécessaires pour le « sérieux » du travail et pour la fluidité de la communication académique, ou est-ce que, au contraire, il serait souhaitable de s’en affranchir et de chercher des manières plus libres et plus originales d’écrire, d’enseigner, de présenter sa recherche ?

MB : Mais oui, l’inverse peut se penser aussi. Le travail universitaire contient aussi une bonne dose de créativité, même si beaucoup de collègues le dénient – comme je l’ai fait moi-même trop longtemps. L’éducation qui met l’emphase sur la prescription de règles rend difficile la reconnaissance de chaque participant à ce processus des sauts créateurs nécessaires pour pouvoir découvrir du nouveau. Je ne suis pas opposée aux règles de bonne conduite universitaire. Comme tout langage, c’est une manière de communiquer, non pas pour se mettre d’accord mais, au contraire, pour pouvoir discuter, y compris en étant en désaccord. Dans ce sens, je dirais que non, il ne faut pas s’affranchir des règles, mais il faudrait les considérer autrement que comme une prison ou un diplôme du sérieux. Elles sont mieux vues, plus utiles, quand nous les considérons comme des outils qui permettent de divulguer des idées qui en général surgissent de la combinaison des efforts de la pensée, des études des travaux des autres, et de l’imagination ; parfois même des rêves, diurnes ou nocturnes.

Comme tu sais, je promeus avec force l’interdisciplinarité. Comme j’ai écrit dans le livre dédié à ce que cela peut faire dans les sciences humaines, cela non plus n’est pas pour éliminer les disciplines – c’est dans ce sens que les administrateurs cherchant à économiser ont trop souvent abusé de l’interdisciplinarité. Un travail interdisciplinaire n’est pas non plus basé sur une étude complète d’une autre discipline que celle dans laquelle le chercheur a été instruit. Ici aussi, mon mot-clé de dialogue peut aider. Pour dialoguer il faut deux ou plus locuteurs-participants. Si nous ne reconnaissons pas le savoir collectivement construit dans chaque discipline, il est impossible de dialoguer avec lui. Je viens de composer un livre pour traduction en espagnol sollicité par un directeur de collection qui voulait un livre d’études littéraires. Et mon titre ? Figurations. Comment la littérature crée des images. Ce dialogue entre les études littéraires et visuelles ne serait pas possible sans reconnaissance et connaissance des acquis des deux disciplines impliquées. Et malgré son insistance que je lui fasse un livre d’études littéraires, il était totalement enthousiaste. Lui, et la traductrice qui est docteure en études littéraires, ont tous deux dit qu’ils ont appris beaucoup de choses nouvelles. De cette façon l’innovation et la créativité peuvent aller de pair avec les protocoles des bonnes manières universitaires.

IS :  Tu as toujours été à l’avant-garde des luttes sociales – féministes bien sûr, mais aussi antiracistes et autres, que ce soit au sein du milieu universitaire ou plus généralement dans la société néerlandaise. Au Québec, en ce moment, des débats importants et parfois houleux ont lieu autour de ces enjeux, notamment par rapport à un prétendu conflit entre la liberté académique et la mise à l’écart de certains termes offensifs (le n-word en particulier est au centre d’une telle controverse). Sans pouvoir rentrer dans les détails locaux, ces débats ressemblent à ceux connus ailleurs que tu as sûrement suivis. Je serais curieux de savoir ce que tu en penses : comment aborder, en classe (ou en tant qu’artiste) des sujets sensibles, sans censure mais sans heurter ou offenser les personnes qui appartiennent à des groupes historiquement marginalisés, discriminés et opprimés ? Y a-t-il vraiment une contradiction entre cette sensibilité (appelée souvent péjorativement « politiquement correct », un terme que l’on pourrait éventuellement réhabiliter) et la liberté intellectuelle d’un.e chercheur.e ou d’un.e artiste ?

MB : C’est la question la plus difficile à laquelle répondre dans un sens général. La liberté est une bonne chose, et une condition sine qua non de la création artistique ou intellectuelle ou les deux à la fois. Mais ma liberté atteint sa limite là où celle d’un autre est atteinte. Ceux qui s’expriment avec une vision sexiste ou raciste (souvent les deux à la fois) doivent être arrêtés devant les frontières qu’eux-mêmes érigent. Les termes offensifs ne servent aucun but, ni intellectuel ni artistique. Donc, les proscrire n’atteint pas à la liberté.

Le terme « politiquement correct » a été condamné non pas pour le « politiquement » mais pour la nature prescriptive et, disons-le, ennuyeuse, de « correct ». Ce mot n’implique aucune créativité, aucune possibilité de surprendre. Je dirais plutôt « politiquement pertinent », dans le sens que l’approche, l’étude, ou l’œuvre en question contribue à ce que Chantal Mouffe[6], dans son livre très clair et utile sur le politique en le distinguant de la politique, considère le domaine de discussion libre, sans consensus nécessaire, où la vie sociale peut se dérouler. Ma réponse à ta question est donc encore une fois négative : non, il n’y a pas une contradiction entre un usage acceptable de termes et images, et la liberté artistique et intellectuelle. Ton mot « sensibilité » est parfaitement choisi. La sensibilité sociale, vis-à-vis des autres, est un trait pertinent, indispensable, de la réussite, c’est-à-dire, de la production d’une œuvre dans un domaine, quel qu’il soit, et qui serve à quelque chose. Dans le cas de nos travaux, c’est à l’enrichissement de la culture.

 

Notes

[1] Entrevue menée pendant l’été 2021.

[2] [NDLR] Ce musée est situé à Oss, aux Pays-Bas. Sa mission porte sur la diffusion de l’art contemporain et sur l’art du XIXe siècle du sud des Pays-Bas. Pour en savoir davantage sur le Jan Cunen Museum (version en anglais ou en néerlandais) : https://www.museumjancunen.nl/mjcNL/goto20.aspx.

[3] [NDLR] L’exposition Mieke Bal – Art out of Necessity / Kunst uit Noodzaak, au Museum Jan Cunen (Oss, Pays-Bas), prévue du 3 octobre 2020 au 31 janvier 2021, comprenait une présentation des œuvres vidéographiques de Mieke Bal, qui a aussi assumé la dimension créative du commissariat de l’exposition, en intégrant à son projet des œuvres de la collection permanente du musée. Voir : http://www.miekebal.org/artworks/exhibitions/art-out-of-necessity/.

[4] [NDLR] Mieke Bal explique bien ce choix expographique. Selon ses termes : « Cela se voit à cette page [de son site Web] où un petit tour de l’exposition montre l’intérêt prolongé des visiteurs, grâce à la façon dont j’ai pu présenter les œuvres de Munch ». Voir : http://www.miekebal.org/artworks/exhibitions/emma-edvard-love-in-the-time-of-loneliness.

[5] [NDLR] Voir : Grootenboer H., The Pensive Image. Art as a Form of Thinking, Chicago ; Londres, The University of Chicago Press, 2020.

[6] [NDLR] Pour les traductions récentes, en français, des livres de Chantal Mouffe, voir : Mouffe C., Agonistique : penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris Éd., 2014 ; Mouffe C., Le paradoxe démocratique, Paris, Beaux-Arts de Paris Éd., 2016 ; Mouffe C., L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 ; Mouffe C., Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

Pour citer cet article : Itay Sapir, "Mieke Bal : conversation avec Itay Sapir", exPosition, 18 octobre 2021, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles6-2/mieke-bal-itay-sapir/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

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