Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917

par Juliette Milbach

 

Juliette Milbach est docteure en histoire de l’art et chercheuse associée au Centre d’études des Mondes Russe, Caucasien & Centre-Européen de l’EHESS. Ses recherches portent sur la peinture soviétique, reconstituant des parcours individuels à travers des fonds d’archives (national et privé) afin d’explorer la diversité des articulations de l’artiste à un cadre institutionnel restrictif. Elle étudie actuellement le discours sur l’art en URSS au prisme des circulations.

 

L’année 2017 a marqué le centenaire de la révolution russe. À cette occasion, nombreuses ont été les institutions nationales et privées, notamment en Europe et aux États-Unis, à mettre en scène les événements de février et d’octobre 1917 ayant conduit les bolchéviks au pouvoir. Une analyse des expositions consacrées à l’héritage artistique (notamment graphique) de la révolution russe d’octobre 1917 dans le cadre du centenaire de l’événement montre comment ces dernières sont parvenues ou ont échoué à interroger l’impact historique et artistique de l’événement. Dans un premier temps, l’article propose un panorama des expositions consacrées à la révolution révélant des spécificités nationales, pour se concentrer dans un second temps sur deux exemples particuliers : Revolution: Russian Art 1917-1932 à la Royal Academy de Londres et Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test à l’Art Institute de Chicago. Ces manifestations sont comparables dans leur volonté de synthétiser l’art de la période. Elles offrent en outre d’autres similarités : le prestige de l’institution hôte, l’ambition didactique qui se traduit par la publication d’un catalogue conséquent, le nombre important de prêts institutionnels et privés, l’équilibre entre supports inédits et chefs-d’œuvre.

Nous interrogerons la manière dont ces deux manifestations défendent deux visions précisément antagonistes via des partis pris curatoriaux spécifiques. D’autres exemples mettront en relief combien l’histoire soviétique et ce qui est souvent volontairement réduit à n’être que son point de départ – la révolution – suscitent encore aujourd’hui beaucoup d’interprétations divergentes. Ces différentes expositions invitent à réfléchir à l’uniformisation d’une lecture moralisatrice de l’ensemble de la production soviétique, qu’elle soit artistique, industrielle ou même encore sociale qui obscurcit, voire nie, les forces divergentes et les tensions en jeu dans la société soviétique durant en l’occurrence ses vingt premières années.

En Russie, des expositions qui révèlent une situation complexe

En ce qui concerne tout d’abord les musées russes, les commissaires d’exposition semblent avoir éprouvé une certaine difficulté à trouver « le ton » pour marquer l’événement. Ce constat s’étend bien au-delà du cercle artistique. Dans la Russie contemporaine, traiter de 1917 revient à traiter d’une mémoire et d’un passé national qui demeure polémique. Les enjeux politiques expliquent, en partie au moins, les peu nombreuses et timides propositions au niveau des expositions artistiques. L’historien de l’URSS, Nicolas Werth a expliqué combien la révolution dérange l’idéologie du Kremlin[1]. Cela se cristallise principalement autour de la question de l’Église redevenue très puissante. Dans ce paysage actuel, la figure de Lénine, qui incarne le matérialisme athée, pose problème. Ce qui crée une grande ambiguïté, c’est que l’héritier de ce dernier, Staline, et en particulier son rôle dans la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale), sont de plus en plus valorisés. C’est en partie pour ces raisons que très peu d’événements liés au centenaire de la révolution ont eu lieu en Russie.

La proposition russe d’exposition qui a paru la plus intéressante est celle, pétersbourgeoise, montrant le Palais d’hiver en 1917, lieu matriciel évoqué par des photographies et objets de l’époque[2]. Consensuelle, l’exposition évoquait l’événement historique dans un contexte culturel large. Mais elle constituait surtout une sorte de rattrapage de dernière minute face au vide laissé par les autres institutions. L’une d’entre elles, la Galerie Tretiakov, l’un des deux plus grands musées d’art russe du pays, avait fait un choix symptomatique. Pour commencer, la Tretiakov entamait sa programmation annuelle non pas avec une manifestation liée au centenaire de la révolution, mais avec une exposition sur l’époque khrouchtchévienne, Le Dégel. Or la chose est presque ironique lorsque l’on sait que la période fut de nature à concurrencer 1917 par l’ampleur des mouvements sociétaux dont elle fut à l’origine.

À la suite de cela, en septembre 2017, la Tretiakov inaugurait Une Certaine année 1917[3]. En faisant suite au Dégel, l’exposition s’inscrivait dans une mise en scène de l’histoire du XXe siècle assumée par le musée et par cette succession, montrait sa volonté de réduire l’événement révolutionnaire originel à un événement du siècle. Le propos était toutefois stimulant : il s’agissait de montrer l’art de 1917 par des œuvres de 1917. Pourtant, sa réalisation, dominée par une ambition encyclopédique, s’en éloignait fréquemment, ce qui rendait illisible le fil conducteur. L’entrée en matière s’opérait avec la cohabitation d’œuvres abstraites et figuratives, insistant sur l’intérêt formel des œuvres, ce qui ne faisait que rendre particulièrement visible l’absence de l’événement de 1917 sur les toiles de l’époque. L’exposition minimisait, voire effaçait ainsi, l’impact de l’événement historique sur la création artistique immédiate. En accrochant des toiles sans rapport ni apparent ni explicite avec la révolution, Une Certaine année 1917 forçait les œuvres à parler de ce qu’elles taisaient, provoquant ainsi une confusion pour les visiteurs cherchant des preuves de 1917. Cet embarras russe à parler de 1917 et à réfléchir au passé soviétique incite donc à chercher hors des frontières russes les présentations questionnant le fait qu’il y ait eu, ou non, un art révolutionnaire et le rôle précis de la révolution sur l’activité artistique.

À Londres, des propositions nombreuses

L’importance de la communauté russe explique en partie le dynamisme culturel observé en Grande-Bretagne. Londres apparaît aujourd’hui comme un pôle important de l’art moderne et contemporain russe dans le monde occidental. Des départements universitaires sont consacrés à l’histoire de l’art russe, en particulier The Cambridge Courtauld Russian Art Centre (CCRAC). Plusieurs institutions, comme la Gallery for Russian Arts and Design (GRAD), la Pushkin House et la Calvert 22 Foundation sont des centres d’expositions et de débats exclusivement liés aux problématiques artistiques russes. En outre, Londres accueille deux fois par an la « semaine russe » durant laquelle se déroulent des événements culturels (films, pièces de théâtre, expositions) autour des enchères d’art russe dans les maisons de ventes Sotheby’s, Christie’s, Bonham’s, etc.

Ainsi, il était naturel que la programmation artistique londonienne de 2017 se tourne vers le centenaire de la révolution russe. Il y eut, aux côtés de Revolution: Russian Art 1917-1932 de la Royal Academy et de Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths à la British Library (dont il sera question plus loin), quelques manifestations importantes. Ainsi Imagine Moscow. Architecture, Propaganda, Revolution au Design Museum donnait à voir la capitale idéale, rêvée par les bolchéviks, mais jamais réalisée. Pour servir le propos, la scénographie du studio Kuehn Malvezzi avait établi un déroulement compliqué en spirale et plongé les salles dans la pénombre. Le spectateur restait de ce fait dans un flou concordant avec ces idéaux non réalisés.

Cette manifestation du Design Museum se trouvait en résonnance avec des propositions monographiques parfois plus confidentielles comme Dmitri Prigov. Theatre of Revolutionary Action[4] à la Calvert 22 Foundation ou encore Ilya And Emilia Kabakov. Not Everyone Will Be Taken Into The Future à la Tate Modern. Chacune de ces deux expositions conférait une réflexion méditative sur l’idée et le fait révolutionnaire, tout en invitant aussi à approfondir le lien entre l’art et l’histoire. La seconde exposition russe de la Tate en 2017, Red Star Over Russia, a Revolution in Visual Culture 1905-1955, exposait la collection de David King (1943-2016), récemment donnée à la Tate et déjà en partie connue grâce à plusieurs publications[5]. Pourtant, le propos de la manifestation contournait la question de 1917 jouant partout sur l’ambiguïté du titre. Par ces exemples, on comprend que le spectateur londonien avait beaucoup de propositions sur l’art russe en cette année anniversaire. Toutefois, à l’exception du Design museum, ces expositions ne présentaient pas de lien direct avec le centenaire. Elles contournaient plutôt la question de la révolution au prisme de l’expérience individuelle et en traitant l’histoire de la Russie sur un temps plus long, convenant mal à l’étude et l’analyse des dynamiques complexes révolutionnaires qui se jouent, elles, justement, sur un temps court. En outre, elles n’avaient pas vocation à réfléchir à l’événement historique et encore moins à son impact artistique.

La British Library et la BDIC : deux exemples d’expositions historiques 

L’exposition historique de la British Library, Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths quant à elle, n’a pas contourné le sujet. À travers des documents historiques (lettres, cartes, vidéos, etc.) et artistiques (films, affiches, peintures, etc.), l’exposition contextualisait le moment révolutionnaire en mettant en exergue ses liens avec les acteurs et les événements britanniques contemporains de l’époque. Était notamment présentée la première édition du Manifeste du parti communiste incitant le visiteur à faire le tour des lieux londoniens où vécurent (et moururent) les auteurs du manifeste. Plongé dans une semi-pénombre et conduit au rythme d’un parcours accidenté, celui-ci pouvait conclure peut-être rapidement à un événement inéluctable. Cependant, les matériaux exposés n’insistaient pas sur le déterminisme historique de la révolution, mais invitaient plutôt à considérer l’événement au prisme des circulations d’idées marxistes et antimarxistes russes et britanniques. Exposition d’histoire, les supports visuels étaient analysés selon leurs objectifs didactiques et non selon leurs qualités esthétiques.

Par ses qualités scientifiques et pédagogiques, la démarche de Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths se rapprochait de l’exposition française Et 1917 devient Révolution… Organisée par la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC, aujourd’hui renommée La Contemporaine), l’exposition présentait là aussi des liens pertinents avec l’histoire du pays « hôte ». Dans l’intention même, le titre programmatique Et 1917 devient Révolution… rappelle l’exposition de la British Library. En présentant de nombreux documents issus de son fonds, la bibliothèque rappelait l’étendue de sa collection russe.

Dans les deux expositions, la mise en scène montrait des allers retours, plus qu’elle n’imposait une lecture des causes et conséquences de 1917. Néanmoins, adoptant un point de vue plus historique qu’esthétique, les deux expositions évitaient de questionner la valeur artistique des artefacts. En revanche, les manifestations de la Royal Academy et de l’Art Institute de Chicago, de par leur nature, n’ont pu se soustraire à cet examen.

Deux expositions d’art qui s’opposent

Ainsi, Revolution: Russian Art 1917-1932 (Royal Academy, Londres) et Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test (Art Institute, Chicago), parce qu’elles sont le produit d’historiens d’art, se distinguent des expositions dont il a été question précédemment. On doit le commissariat de Londres à Ann Dumas de la Royal et à deux historiens de l’art travaillant sur la Russie : Natalia Murray et John Milner[6]. Quant à celui de Chicago, il fut assuré par Matthew Witkovsky de l’Art Institute. Cela leur confère un intérêt particulier car leur objet est artistique et leur volonté est d’inscrire ce dernier dans un contexte chronologique relativement large. Il s’agit d’au moins une décennie pour Revoliutsiia! Demonstratsiia! et un peu plus pour celle de la Royal Academy.

Cet examen artistique apparaît clairement plus subjectif que les propositions purement historiques. C’est parce que cela a engendré des propositions opposées qu’il apparaît particulièrement pertinent d’en examiner les enjeux. Si les deux propositions avaient clairement trouvé leur raison d’être dans le centenaire et plaçaient au centre de leur problématique et de leur titre la révolution, la Royal a traité du sujet en vase clos, ainsi que le « Russian Art » présent dans le titre l’indique, alors que l’Art Institute de Chicago a cherché à en questionner l’internationalité et l’universalité.

Pourtant, cette relation entre art et révolution est importante parce que 1917 est au centre de bouleversements artistiques globaux dans lesquels les Russes ont joué un rôle actif : d’une part, en absorbant les courants avant-gardistes occidentaux accessibles au public principalement moscovite, notamment à travers les collections Chtchoukine et Morozov ; d’autre part, en inspirant à leur tour, à travers les constructivistes et autres suprématistes, les artistes du XXe siècle. Il était donc légitime d’attendre avec impatience les choix curatoriaux faits pour Revolution: Russian Art 1917-1932 et ceux faits pour Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test.

Si les deux manifestations semblaient aborder le même sujet, elles ne pouvaient être plus différentes dans la manière de le traiter. Les titres de ces deux présentations parlent d’eux-mêmes. Ambiguë, Revolution: Russian Art 1917-1932, par sa ponctuation même, ne donnait aucune clef sur la relation entre art et révolution. Dans Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, en revanche, apparaissait la révolution et son impact sur l’art. Les points d’exclamation du titre de Chicago apportaient une sensation de mouvement. En outre, ce fut la seule des manifestations consacrées à 1917 à reprendre des mots russes en son titre. La Royal qualifiait cet art de russe, en faisant pourtant, nous le verrons plus loin, le procès de la production soviétique. Chicago invitait à revenir sur la formation de l’art soviétique au prisme de ses expérimentations formelles et conceptuelles.

L’ambition de l’exposition britannique Revolution: Russian Art 1917-1932 était de présenter la révolution par thématiques dont le découpage suivait les grands points du Premier Plan quinquennal. À cela s’ajoutaient trois salles monographiques dédiées à Vladimir Tatline, avec sa machine pour voler, à Kazimir Malevitch et à Kuzma Petrov-Vodkine[7]. Le parcours commençait par des portraits de Lénine, des académiques d’Isaak Brodsky[8] évoquant Lénine à Smolny (1930), à Lénine sur son lit de mort par Petrov-Vodkine (1924) [Fig. 1] pour rappeler que le culte de la personnalité commence tôt. Le leader était aussi évoqué par les images filmées (Eisenstein notamment) et plus inédit, par l’artisanat et les arts industriels.

Fig. 1 : Kuzma Petrov-Vodkine , Auprès du cercueil de Lénine, huile sur toile, 71 x 88,5 cm, 1924. Galerie nationale Tretiakov, Moscou

Staline quant à lui apparaissait notamment dans la peinture : le portrait oscillant entre le kitsch et l’académisme du même Isaak Brodsky en 1927 et celui, plus libre, à la façon d’un art naïf, de Georgy Rublev[9] autour de 1930. Ce dernier par exemple ne pouvait que surprendre. Sur la peinture, on voit un Staline joyeux, enfantin, assis une jambe repliée sous la seconde, sur un fauteuil d’osier et en train de lire la Pravda, à ses pieds un chien. La toile est composée par un fond aux tonalités rouge brique duquel se distingue à peine le chien si ce n’est par son collier, et bien sûr la tache blanche composée par Staline et sa Pravda. Cette prépondérance du rouge pourrait presque apparaître comme une référence au monochrome rouge de Rodchenko ou à certains travaux de Malevitch. La légèreté de la structure du fauteuil et la spontanéité de Staline sont absolument incongrues. Le tableau est placé aux côtés d’ennuyeux portraits bien plus littéraux de Staline sans qu’une distinction ne soit faite.

Cette manière de réunir sur un même plan des œuvres tout à fait dissemblables parce qu’elles illustrent un même thème est récurrent dans l’exposition et n’est donc pas du tout anecdotique. Ainsi, puisque le parcours est principalement thématique, l’illustration du monde ouvrier y est évoqué à travers les photographies d’Arkady Shaikhet, de Semyon Fridlyand et de Boris Ignatovitch, ainsi qu’avec plusieurs huiles dont celles de Pavel Filonov (L’Usine Poutilov, 1931-32) [Fig. 2]. Or était aussi accrochée une œuvre beaucoup moins littérale, celle d’Ekaterina Zernova[10] (L’usine de tomates, 1929). Dans cette dernière, des hommes translucides comme des fantômes, semblent vidés de leur substance par leur labeur. La tension de leurs corps témoigne de la difficulté du travail. Ces hommes vert et bleu autour de la cuve rouge se distinguent de la scène en haut à droite de la toile figurant des femmes au travail et distinctes des hommes par des tons exclusivement jaune-orange. On peut regretter que dans la lecture proposée au spectateur, cette nuance, distinguant la toile de Zernova et ses expérimentations formelles, n’ait pas relevée.

Fig. 2 : Pavel Filonov, Ateliers de tracteurs à l’Usine Poutilov, huile sur toile monté sur carton, 73 x 99 cm, 1931-1932. Musée national russe, Saint-Pétersbourg

Ainsi les toiles figurant Staline, comme les trois dernières œuvres dont il a été question, étaient utilisées comme illustratives et cela, à notre sens, révèle un refus catégorique de juger des qualités picturales de ces œuvres car l’on juge exclusivement de leur lien avec le contexte de production. Ces oublis et approximations sont révélateurs car ils montrent qu’une perception de la production artistique russe, indépendante de ce que les œuvres peuvent dire, a présidé à la conception de l’exposition. Les matériaux ne semblent pas avoir été regardés pour eux-mêmes, sans préjugés idéologiques.

Le commissaire de Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, Matthew Witkovsky, a voulu explicitement (comme il l’exprime dans Artforum[11]) se démarquer des propositions précédentes, en particulier de celle de la Royal Academy. Pour son exposition présentée à Chicago[12], il a traité de 1917 comme un processus et sans imposer une lecture rétrospective volontairement unilatérale.

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test analysait ainsi comment le pouvoir soviétique cherchait et trouvait de nouvelles réponses à d’anciennes questions : maison, travail, art, etc. L’idée centrale était de traduire comment une nouvelle société avait été modelée et selon quelles modalités cette dernière avait été mise en images. Plus encore que les œuvres et les objets exposés dans les dix sections de l’exposition, le travail curatorial donnait lieu à une réflexion passionnante à la croisée de plusieurs chemins. L’idée à l’origine de l’exposition était bien de montrer comment chaque objet et chaque type d’activité investissaient, et démontraient, les changements sociétaux en devenir selon les principes de la révolution. On y insistait donc sur l’idée de processus, tant dans ses aspects expérimentaux que discursifs. La production était abordée comme une mise en forme du communisme. Non seulement l’exposition s’attaquait de front à la révolution, mais elle cherchait en outre à mettre en œuvre un laboratoire d’idées tout à fait convaincant du fait de son adéquation avec le sujet traité.

Pour servir leur propos, le parcours distinguait profondément les deux expositions. Dès l’inauguration, Revolution: Russian Art 1917-1932 a fait l’objet de commentaires mitigés : un accrochage désordonné (Philippe Dagen[13]) et une qualité artistique médiocre (Adrian Searle[14]). En effet, passées les premières salles, la cohérence se perdait rapidement. Une salle entière était consacrée à la Russie éternelle à travers l’orthodoxie, sans qu’il soit relevé l’articulation de cette dernière avec le plan quinquennal qui occupait les premiers espaces. Après cette évocation, le visiteur accédait à des salles d’histoire, consacrées au Communisme de guerre et à la Nouvelle politique économique (NEP). Ces présentations, tout à fait pédagogiques, présentaient néanmoins un intérêt esthétique largement moindre.

Si la Royal Academy était relativement dominée par la peinture, l’exposition de Chicago privilégiait la multiplicité des supports, en présentant un grand nombre de pièces diverses (dessins, photographies, sculptures). Elle faisait aussi la part belle aux couvertures de revues, présentant en particulier les très inventifs numéros de Krasnaia Niva et de ceux de la revue plurilingue L’URSS en construction, rappelant ainsi l’effervescence des publications. Et cet enthousiasme était, dans l’exposition, visible sur tous les supports. Les objets exposés étaient sélectionnés pour leur valeur créative.

À l’accrochage sans nuance de la Royal Academy, menant pièce après pièce à la boite noire finale où figuraient les victimes du Goulag, s’opposait la dynamique circulatoire de Chicago. Les espaces de Chicago étaient séquencés par des murs installés spécialement pour l’exposition qui permettaient de séparer les espaces. Dans la pièce centrale à laquelle on accédait après un couloir introductif dédoublé de salles plutôt historiques, les cloisons n’atteignaient pas l’entière hauteur de la salle et permettaient ainsi de garder le sens de l’unité. Tous les projets de la société soviétique étaient traités séparément, tout en laissant au visiteur la possibilité d’en garder une vision d’ensemble. Cette mise en scène dynamique permettait de créer une cartographie de l’expérience soviétique. C’était tout l’inverse à la Royal Academy, qui écrasait de ses hauts murs et d’une lumière tamisée tous les objets exposés. Quant à l’exposition de Chicago, le parcours des salles y était rythmé par un mélange des supports exposés (photographies, revues, sculpture, arts industriels, etc.), alors que la Royal Academy, elle, proposait un accrochage largement plus rigide, avec peu de vitrines. Les tableaux étaient accrochés les uns à la suite des autres, donnant peu de chance au visiteur de saisir la force de la révolution dans les bouleversements artistiques.

Les formulations de ces deux expositions sont ainsi très différentes. Elles ne sont pas seulement divergentes, mais révèlent de visions profondément antagonistes de la révolution de 1917 qui sont connectées avec l’historiographie de l’URSS et son historique clivage. Il faut ici rappeler un aspect important de l’analyse de l’URSS. En histoire, deux approches ont existé : totalitarienne et révisionniste. Si celles-ci sont désormais relativement dépassées par les chercheurs, sans doute pour des approches plus délimitées aux disciplines, elles restent des lieux communs relativement tenaces. Schématiquement, la première approche postule des décisions venues exclusivement du sommet du pouvoir, alors que la seconde met en avant les luttes et les marges de discussions dans la société soviétique[15]. L’histoire de l’art a peu conversé et soutenu l’une ou l’autre vision. Néanmoins, certains ouvrages ont repris relativement littéralement ces approches. Igor Golomstock par exemple pour l’approche totalitarienne postulait pour un art exclusivement et entièrement soumis à l’État[16]. Le révisionnisme à quant à lui fait peu d’émules. Néanmoins, à la fin des années 1980, des ouvrages comme ceux du philosophe Boris Groys[17] invitent à repenser la rupture entre avant-gardes et réalisme socialiste. Ces conceptions ont laissé leurs traces dans les deux expositions.

Ainsi, à La Royal Academy, en choisissant des limites chronologiques « classiques » soit de 1917 à 1932, on suggérait que les expérimentations prenaient brusquement fin en 1932. En effet, 1932 marque le Décret sur la réorganisation des groupes littéraires et artistiques que l’on a longtemps analysé comme l’arrêt brutal de l’activité artistique « libre ». Cet aspect est contestable, en particulier lorsque l’on met en avant le fait que ce décret était voulu par de nombreux artistes et que les tensions au sein du monde de l’art ont persisté tout au long des années 1930. Si l’exposition n’aborde pas cette décennie, elle montre néanmoins, par ce choix chronologique et ce qui l’y mène, la façon dont elle comprend les années 1920. Cette décennie illustrerait donc, selon l’exposition de la Royal, le déroulement d’un long processus de la fin des avant-gardes, à entendre ici comme la fin d’un art libre. Cette lecture rétrospective présidée par un jugement exclusivement négatif est, en outre, renforcée par la dernière salle de l’exposition. Dans celle-ci était montré un diaporama des victimes du Goulag (tous citoyens confondus, et non seulement le milieu artistique dont il était question jusqu’alors dans l’exposition). Par la forte résonance de ces événements, mais aussi en réaffirmant la rupture de 1932, l’exposition adhère à l’approche historiographique qui veut que l’art soviétique ait été un art servilement soumis au pouvoir et aux événements historiques et politiques. Cela se fait au détriment des opinions divergentes, sans restituer donc les débats et dynamiques propres à la société soviétique des années 1920 et 1930.

À l’inverse, Chicago réussissait parfaitement son pari en donnant à voir les formes d’une créativité intense, en montrant aussi la radicalité contre l’ancien establishment artistique. Le projet utopique porté par la révolution, la volonté de transformation du quotidien, en particulier avec le rôle très actif des constructivistes dans la production industrielle textile, était visible dans les deux expositions, mais mis en valeur à Chicago, tandis qu’à Londres on mettait surtout en avant le poids iconographique de ces productions (avec l’exemple des censures posthumes qu’ont pu connaître certains portraits de dirigeants). Un autre aspect fondamental de la richesse de la révolution en art, l’aspect prospectif des avant-gardes, l’image que l’URSS veut donner à l’étranger, a été mis en valeur à Chicago d’une très belle manière avec une grande vitrine consacrée à la revue L’URRS en construction[18] alors que l’on retenait surtout les œuvres autour de la Russie éternelle à Londres.

Les exemples témoignant de la difficulté qu’il y a à parler de cet art de manière désidéologisée sont légion. Jonathan Jones pour The Guardian, avant même que l’exposition de la Royal ne fût inaugurée, s’écriait que le politiquement correct ne pouvait être rompu au point d’exposer l’art d’un pays tel que l’Union soviétique, c’est-à-dire un art condamné et plus encore condamnable car créé par un État totalitaire. De manière assez ironique, son papier, au titre sans équivoque We cannot celebrate revolutionary Russian art – it is brutal propaganda[19] ne faisait que verbaliser, en termes journalistiques, les mêmes idées que celles de l’exposition critiquée : un rapprochement empressé avec le nazisme afin de ne pas réfléchir davantage. Un refus de regarder qui apparaît finalement très simplificateur. L’exposition de la Royal Academy aura choqué aussi car, par manque d’appareil critique, tant textuel que suggéré par l’accrochage, elle a montré quelques chefs-d’œuvre de la période post-avant-gardes – évoqués précédemment – sans pour autant inviter à une relecture.

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test a semblé, on l’aura compris, la proposition la plus intéressante car elle s’attaque à un sujet largement polémique, sans imposer au spectateur une lecture rétrospective, guidée par le fait qu’on ne pourrait pas parler du moment révolutionnaire sans parler des conséquences que le nouveau régime qui le porte fera vivre au pays plus tard. Par des limites chronologiques plus courtes, elle met l’accent sur l’émulation artistique de la révolution plutôt que sur les parts d’ombre. La présentation a paru plus stimulante intellectuellement car elle propose une visite dynamique, qui pousse à réfléchir alors que Revolution: Russian Art 1917-1932 propose une opinion toute faite qui ne reflète pas les travaux historiographiques récents[20]. Par sa volonté de juger de cet art plutôt que de l’exposer, elle paraît défendre une position contestable. Par une organisation brouillonne et des approximations dont on se permet de penser qu’elles ont été volontaires, l’exposition de la Royal Academy fait taire les voix dissonantes pour tirer son bilan d’une révolution qui aurait signé la mort de la création artistique. À Chicago, bien au contraire, c’est le foisonnement des propositions des artistes, leurs articulations aux différents éléments du monde de l’art soviétique, l’importance conférée par les soviétiques à un modèle culturel à exporter qui permettait au spectateur d’appréhender le basculement de la révolution dans sa complexité.

 

Notes

[1] Voir Dorman V., « Nicolas Werth “Moscou ne sait pas quoi faire des révolutions de 1917” », Libération, 21 février 2017, en ligne : https://www.liberation.fr/planete/2017/02/21/nicolas-werth-moscou-ne-sait-pas-quoi-faire-des-revolutions-de-1917_1550104 (consulté en mai 2019).

[2] L’exposition, préparée dans l’urgence, n’a pas donné lieu à la publication d’un catalogue, mais le lecteur russophone trouvera de nombreuses informations dans le périodique du musée : http://hermitage-magazine.ru/

[3] On trouvera à la fin de cet article la liste des expositions analysées.

[4] L’exposition faisait partie du programme annuel consacré au centenaire par la Calvert 22 Foundation « The Futur Remains: Revisiting Revolution » composé de conférences, colloques, expositions, etc.

[5] Citons les éditions françaises suivantes : King D., Le commissaire disparaît : la falsification des photographies et des œuvres d’art dans la Russie de Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2005 et King D., Sous le signe de l’étoile rouge : une histoire visuelle de l’Union soviétique de février 1917 à la mort de Staline : affiches, photographies et œuvres graphiques de la collection David King, Paris, Gallimard, 2009.

[6] Ces deux historiens de l’art sont liés au Courtauld Institute of Art. Leurs approches sont principalement biographiques et ils travaillent particulièrement sur la décennie des années 1920. John Milner s’intéresse au constructivisme, on renvoie notamment à son ouvrage : Milner J., Vladimir Tatlin and the Russian Avant-Garde, New Haven, Yale University Press, 1983. Natalia Murray est l’auteure d’une biographie de l’historien de l’art Nicolaï Punin : Murray N., The Unsung Hero of the Russian Avant-Garde. The Life and Times of Nikolay Punin, Leyde ; Boston, Brill Academic Publishers, 2012 dans laquelle on peut déceler une grille interprétative téléologique qui se retrouve dans l’exposition.

[7] Moins connu en Occident que Tatline et Malevitch, Kuzma Petrov-Vodkine (1878-1939) a étudié à Munich et Paris avant d’être actif à Léningrad où son influence stylistique, pleine de références iconographiques et formelles aux fresques de la Renaissance italienne, est forte sur un grand nombre d’artistes.

[8] Isaak Brodsky (1883-1939) défend une manière académique et réalise de nombreux portraits notamment de chefs. Il joue un rôle actif dans l’institutionnalisation du monde artistique dans les années 1930.

[9] Georgy Rublev (1902-1975) a étudié aux VKhuTeMas et est actif particulièrement dans la peinture monumentale dans les années 1920. Aujourd’hui, ses peintures de chevalet, représentant des thématiques classiques de la peinture soviétique (alphabétisation, réunion ouvrières etc.), mais peintes dans une manière naïve assez unique, sont très bien exposées à la Galerie Tretiakov entre autres.

[10] Ekaterina Zernova (1900-1995) a commencé à exposer très jeune, dans les années 1920 et participe à toutes les grandes expositions des années 1930. Elle est également active pédagogue et a publié ses mémoires.

[11] Witkovsky M., « Seeing red: exhibiting the Russian revolution », Artforum, vol. 56, n° 2, 2017, p. 214-220.

[12] Un préambule à l’exposition était présenté à Venise dans le lieu d’exposition du co-organisateur de l’événement, la VAC Foundation, et comportait un volet avec des œuvres d’artistes contemporains.

[13] Dagen P., « À Londres, l’art soviétique avant la glaciation stalinienne », Le Monde, 24 février 2017.

[14] Searle A., « Revolution: Russian Art review – from utopia to the gulag, via teacups », The Guardian, 7 février 2017, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/2017/feb/07/revolution-russian-art-review-from-utopia-to-the-gulag-via-teacups (consulté en juillet 2019).

[15] Voir Depretto J.-P., « Comment aborder le stalinisme ? Quelques réflexions de méthode », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 65-66, 2002, p. 48-54.

[16] Voir Milbach J., « État des lieux sur la nouvelle historiographie de l’art soviétique », Marges, n° 26, 2018, p. 24‑34.

[17] Voir Groys B., Staline, œuvre d’art totale, Édith Lalliard (trad.), Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1990.

[18] Revue richement illustrée des travaux notamment d’El Lissitzky et d’Alexandre Rodchenko, L’URSS en construction paraît en plusieurs langues pour montrer à l’étranger les succès de l’industrie soviétique.

[19] Jones J., « We cannot celebrate revolutionnary Russia art – it is brutal propaganda », The Guardian, 1er février 2017, en ligne : https://www.theguardian.com/artanddesign/jonathanjonesblog/2017/feb/01/revolutionary-russian-art-brutal-propaganda-royal-academy (consulté en novembre 2018).

[20] En particulier ceux en France de Cécile Pichon-Bonin. On renvoie notamment à l’introduction de son ouvrage, adaptation de sa thèse de doctorat : Pichon-Bonin C., Peinture et politique en URSS. L’itinéraire des membres de la Société des artistes de chevalet (1917-1941), Dijon, Les Presses du Réel, 2013, p. 9-20.

 

Liste des expositions analysées dans le texte

RUSSIE

Une Certaine année 1917 [Nekto 1917], [28 septembre 2017 – 14 janvier 2018, Galerie Tretiakov (Moscou), catalogue]

Le Palais d’hiver et l’Ermitage en 1917. L’histoire s’est faite ici [Zimnij dvorec i Ermitaž v 1917 godu. Istorija sozdavalas’ zdes’], [26 octobre 2017 – 4 février 2018, Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg), pas de catalogue]

ÉTATS-UNIS

Revoliutsiia! Demonstratsiia! Soviet Art Put to the Test, [13 mai – 25 août 2017, V-A-C Foundation (Venise) et 29 octobre 2017 – 14 janvier 2018, Art Institute (Chicago), catalogue]

LONDRES

Revolution: Russian Art 1917-1932, [11 février – 17 avril 2017, Royal Academy (Londres), catalogue]

Imagine Moscow. Architecture, Propaganda, Revolution, [15 mars – 4 juin 2017, The Design Museum (Londres), catalogue]

Russian Revolution: Hope, Tragedy, Myths, [28 avril – 29 août 2017, British Library (Londres), catalogue]

Dmitri Prigov. Theatre of Revolutionnary Action [13 octobre – 17 décembre 2017, Calvert 22 Foundation, brochure]

Ilya and Emilia Kabakov: Not Everyone Will Be Taken Into The Future, [18 octobre 2017 – 28 Janvier 2018, Tate Modern (Londres), catalogue]

Red Star Over Russia, a Revolution in Visual Culture 1905-1955, [8 novembre 2017 – 18 février 2018, Tate Modern (Londres), guide]

PARIS

Et 1917 devient Révolution… [18 octobre 2017 – 18 février 2018, Bibliothèque de documentation contemporaine aux Invalides (Paris), catalogue]

 

Pour citer cet article : Juliette Milbach, "Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917", exPosition, 3 septembre 2019, https://www.revue-exposition.com/index.php/articles5/milbach-exposer-revolution-russe-1917-2017/%20. Consulté le 22 novembre 2024.

Une réflexion sur « Exposer la révolution russe : simplification(s) et réussite(s) d’une mise en scène artistique de 1917 »

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